Atelier

Le Salut de De Gaulleou l'écriture combattante

Par Sébastien Baudoin

Ce texte est issu d'une conférence de formation à destination des professeurs de Terminale Littéraire prononcée le 9 décembre 2010 dans l'académie de Créteil. Nous le donnons tel quel et nous renvoyons, pour une analyse plus complète et plus profonde de l'œuvre, à notre ouvrage intitulé Mémoires de guerre – Le Salut: 1944-1946 (Paris, Bréal, Connaissance d'une œuvre, 2010). Le texte de référence est celui des éditions Pocket.

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Plan

Introduction: «le soldat écrivain»

1. Aux origines de l'écriture: le soldat.

2. «Je n'ai pas la plume facile»: De Gaulle écrivain, «une certaine idée» du style.

3. La conception et la réception des Mémoires de guerre.

I. Le Salut et le genre des Mémoires: l'ombre de César.

1. De Gaulle et ses Mémoires: «une œuvre» (opposition à Churchill). «il s'agit de dire ce que j'ai fait, comment, pourquoi.».

2. De Gaulle et ses modèles: Chateaubriand comme Muse.

3. De Gaulle parle à De Gaulle: César et le «personnage symbolique».

II. L'Histoire dans Le Salut: la polarisation des événements

1. Du régime du fait accomplià l'Histoire prophétisée.

2. Le récit de l'action et de la stratégie guerrière: la part de l'épique (Histoire revécue et Histoire à la loupe).

III. Les débats d'idéesdans Le Salut: art du dialogue et postures idéologiques.

1. Le style du récit de débat: organisation dialectique et mouvements délibératifs.

2. La mise en scène du dialogue.

3. Dialogues et portraits: jeu des points de vue et postures idéologiques.

Conclusion: l'écriture combattante.

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Introduction: «le soldat écrivain»

De Gaulle écrivain reste mystérieux pour les littéraires: on connaît l'homme politique qui a marqué l'Histoire, le général d'armée engagé dans les combats; on connaît les grands épisodes de la geste Gaullienne (l'appel du 18 juin, l'élection du Président de la République au suffrage universel, la «chienlit» pendant mai 68). Mais de De Gaulle écrivain, il faut le reconnaître, le littéraire ne sait pas grand-chose[i]. Adrien le Bihan parle même d'«étrange phénomène incompris»[ii]. Pourtant, les Mémoires de De Gaulle ont été publiés en Pléiade et ont donné lieu à de nombreux commentaires qui ont, à part l'article retentissant de Barthes, quelque peu sombré dans l'oubli.

C'est que De Gaulle écrivain pose problème: il suscite la polémique. Pierre Nora pose ainsi les données de ce problème: «Il existe un dilemme dès que l'on aborde la vie et l'œuvre de Charles de Gaulle. Ou vous accordez d'emblée de jeu au personnage l'exceptionnalité absolue qu'il revendique, et l'essentiel est abandonné, ou vous la refusez, et vous manquez l'essentiel.». Plus largement, les questions que l'on se pose sont les suivantes: est-il légitime comme écrivain? Ne l'a-t-on pas publié parce qu'il était un grand homme politique en son temps? Que vaut le style du Général? Autant de questions qui soulèvent toujours des débats[iii]. Le «cas» de Gaulle, si je peux le formuler ainsi, est celui d'un triple parasitageissu de la superposition de trois identités, celle du «soldat», de l'homme politique et de l'écrivain. Bon nombre de Présidents ou d'hommes politiques se sont lancés ou se lancent dans la rédaction de leurs Mémoires, très récemment encore: mais sont-ils des œuvres littéraires, dignes d'être étudiées en Terminale Littéraire? Il faudrait, il me semble, déplacer le problème: ce qui occulte De Gaulle écrivain, ce qui le rejette dans l'oubli et suscite son discrédit potentiel, c'est l'ombre de l'homme du 18 juin, du Président qui masque le travail de l'écrivain. Or, Charles de Gaulle, avant d'être l'homme public que tout le monde connaît, a été écrivain, depuis ses débuts de soldats, ce qui motive la belle formule d'Alain Larcan: «Le soldat écrivain». En De Gaulle - et c'est cela aussi qui brouille quelque peu les repères catégoriques que le littéraire peut avoir à l'esprit – le soldat ne se dépare jamais de l'écrivain car il est les deux à la fois.

Dans le cadre de cette introduction, j'exposerai donc successivement les origines de l'écrivain de Gaulle, les particularités de son style puis la conception et la réception des Mémoires de guerre. Conformément au plan que je vous ai distribué, je m'attarderai ensuite sur trois aspects essentiels pour l'enseignement en Terminale Littéraire en m'appuyant sur des exemples concrets de passages du Salut: le rapport au genre des Mémoires, la place de l'Histoire et enfin l'organisation des débats d'idées au sein de ce dernier volume des Mémoires de guerre.

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1. Aux origines de l'écriture: le soldat.

Selon Marius-François Guyard, «Très tôt, Charles de Gaulle a eu deux vocations: les armes et l'écriture. Deux vocations indissociables, au service de ‘notre dame la France'.»[iv]. Le verbe et l'action sont toujours liés chez lui, ainsi que le précise Adrien le Bihan: «Chez de Gaulle, l'action et le verbe s'engendrent simultanément. Il ne saurait concevoir l'un sans l'autre. De Gaulle soldat et de Gaulle écrivain sont nés ensemble.»[v]. On l'oublie trop souvent, les exemples de soldats-écrivains sont légion – sans mauvais jeu de mots – dans la littérature française: Blaise de Montluc, Choderlos de Laclos, Sénac de Meilhan, Chateaubriand, Stendhal, la lignée est prestigieuse. Je vous l'accorde, de Gaulle n'est pas Stendhal, pas plus qu'il n'est Chateaubriand. Son style lui est propre, il n'atteint sans doute pas au «génie» des plus grandes plumes de la littérature française mais il témoigne cependant d'une réelle qualité littéraire dont j'entends bien vous montrer les principaux aspects.

Comme le rappelle Francis Quesnoy[vi], l'affirmation littéraire de De Gaulle naît nécessairement du conflit: de même, il ne prendra la plume que pour raconter, dans ses Mémoires de guerre, ou plutôt pour revivre sa révolte, la reconquête puis le redressement de la France sous son impulsion face à l'envahisseur allemand de 1940 jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Pour un soldat écrivain, on ne peut prendre la plume que comme une épée de la même manière qu'à la fin des Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand troque sa plume contre le crucifix et descend dans sa tombe d'où il parlera éternellement de manière prophétique. Ce modèle de l'écrivain-prophète sera d'ailleurs repris par De Gaulle, nous y reviendrons concernant l'écriture de l'Histoire. A l'origine de la vocation d'écrivain, le Verbe naît de la polémique: selon Adrien Le Bihan[vii], «le soldat est apparu, s'est mis en marche, et l'écriture l'a suivi comme son ombre». Ce serait à la suite d'une différend avec Pétain – déjà! – en 1928, que De Gaulle, qui était alors la plume du Maréchal, se rebelle devant les exigences de correction de ce dernier concernant son style. En 1938, De Gaulle prétend alors publier le manuscrit – intitulé «Le Soldat» - qui a suscité cette brusque rébellion d'écrivain et ce «sous sa propre signature»: il en avertit Pétain non sans lui spécifier «avoir scrupuleusement retiré de son texte tout ce qui n'était pas strictement de lui». Comme dans toute naissance, la rupture est de mise: celle de De Gaulle prendra la forme d'une véritable révolte de la plume. Brimé dans son style, gêné aux détours de ses phrases, il rompt avec éclat et part seul la plume à la main. Déjà, l'attitude volontaire et la forte personnalité du Général se font sentir sur le terrain littéraire, anticipant ce passage de la fin du Salut où il décide de quitter le pouvoir et de se retirer à la Boisserie (Le Salut, «Le Départ», p. 338-345).

La gestation de l'écrivain passe tout d'abord par la composition d'un ensemble d'ouvrages de réflexion et de stratégies militaires qui ne sont pas de la littérature et De Gaulle en a bien conscience: Alain Larcan rappelle que «De Gaulle fit très tôt la distinction entre ces travaux d'état-major et l'activité de l'écrivain»[viii]. Ses premiers écrits, comme Le Fil de l'Epée (1932) ou Vers l'Armée de Métier (1934), sont encore trop marqués par l'empreinte du devoir militaire. C'est en 1938, avec la publication de La France et son armée (1938), que de Gaulle se serait véritablement affirmé comme écrivain, «en possession d'un instrument littéraire» selon l'expression de Marius-François Guyard[ix]. C'est encore du conflit que naît l'écrivain, dans deux lettres envoyées à Pétain, avec des phrases du type«Du point de vue des idées et du style, j'étais alors – en 1927 – ignoré, je commence de ne plus l'être» ou dans une autre lettre: «Monsieur le Maréchal, vous avez des ordres à me donner en matière militaire, pas sur le plan littéraire». L'affirmation de l'écrivain a le mérite de la clarté. Les premiers écrits militaires et stratégiques permettent à de Gaulle d'exercer sa plume, de parvenir peu à peu à plus de maîtrise dans le style avant d'aborder son grand œuvre, les Mémoires de guerre, puis les Mémoires d'espoir. Penchons-nous donc sur les principales caractéristiques du style de De Gaulle, que nous explorerons plus précisément par la suite avec des exemples précis exploitables en classe de Terminale Littéraire.

2. «Je n'ai pas la plume facile»: du style de De Gaulle écrivain

Si l'on en croit Alain Larcan, De Gaulle est un écrivain infatigable: au-delà de ce que le critique appelle «l'imprégnation littéraire» du général écrivain, sur laquelle nous reviendrons rapidement, la préoccupation littéraire est constante chez lui, de même que l'ambition de devenir un véritable écrivain. Si «de Gaulle se reconnut très vite lui-même, et avec fierté, comme un écrivain», il n'y parvient pas sans mal. Si l'on suit le témoignage de ce même Alain Larcan, «il ne pouvait écrire longtemps et le faisait dans la douleur»: en atteste une lettre à Claude Mauriac. Ainsi, «il rédigeait son texte une première fois, de sa grande écriture couchée, le reprenait, l'ajustait. Il lui fallait du temps pour que celui-ci exprimât avec limpidité, à la pointe extrême de la concision, le fond de sa pensée, telle qu'elle s'était précisée et enrichie tout au long de son travail d'élaboration. Il corrigeait ses écrits jusqu'à ce qu'il fussent devenus presque indéchiffrables pour ses secrétaires!»[x]. Il le confesse lui-même dans Le Salut (p. 155): «Si ma mémoire me sert bien, je n'ai pas la plume facile». De Gaulle est un écrivain qui produit dans la souffrance, un anti-Chateaubriand. Cet aspect laborieux de l'écriture – autre combat, cette fois la plume à la main, contre soi-même, sur le champ de bataille de l'œuvre à écrire – explique parfois les aspects rugueux ou systématiques du style de l'auteur des Mémoires de guerre. Mais quels sont les éléments principaux qui caractérisent ce style?

Vous le savez sans doute, une thèse a été soutenue naguère sur le style de De Gaulle par l'abbé Francis Quesnoy, thèse qu'il résume dans un article intitulé «Le Style du général de Gaulle»[xi]. Il indique ainsi les principaux traits de l'écriture gaullienne. La culture classique et l'école de rhétorique du polytechnicien marquent profondément le style de De Gaulle, qui est concis et qui vise le plus souvent à rendre compte sèchement et efficacement de l'état des lieux d'une situation, notamment lorsqu'il s'aventure sur son terrain privilégié, celui du récit stratégique des batailles entreprises. Son style peut se faire parfois plus lyrique, empruntant de longues périodes, le plus souvent agrémentées par de nombreuses figures poétiques, parfois un peu rebattues ou maladroites, d'inspiration romantique. Ces passages lyriques se trouvent au début et à la fin des chapitres, mais aussi au début et à la fin des Mémoires de guerre (il suffit de rapprocher l'incipit et le desinit des Mémoires de guerre pour s'en rendre compte). De Gaulle accorde ainsi un grand soin au début et à la fin de ses chapitres.

Hormis ces traits généraux, le style de De Gaulle est caractérisé par le conditionnement classique de sa culture: ainsi, il adopte très fréquemment le rythme ternaire, parfois binaire, donnant à sa prose un aspect cadencé presque systématique, au point que la critique a pu noter que ce rythme devenait presque automatique sous la plume du général. De Gaulle adopte la conception du style selon Buffon («le style, c'est l'homme»): il est catégorique, systématique, ordonné, sans fioritures, ainsi en sera-t-il de son style. Il évoque d'ailleurs Buffon au début d'un chapitre au titre évocateur – «L'Ordre» -déclarant: «s'il n'est de style, suivant Buffon, que par l'ordre et le mouvement, c'est aussi vrai de la politique.». L'ordre et le mouvement, le classique et le romantique: ces deux tendances animent en profondeur le style de De Gaulle mémorialiste.

Si l'on suit les remarques de l'abbé Quesnoy, on peut lister un certain nombre des empreintes stylistiques de De Gaulle écrivain: les adverbes employés comme un «tour d'esprit» («un jour», «tôt ou tard», «peut-être»: voir le passage essentiel du récit de la mort d'Hitler p. 208-210); les prépositions «sous», «à travers» qui témoignent de la manière dont «De Gaulle, toujours, cherche, dans le présent, les signes de l'avenir; dans les paroles, il discerne jusqu'aux arrière-pensées»; les interjections comme «Hélas!» qui reviennent fréquemment, théâtralisant la déploration pour la faire partager au lecteur par un effet de commisération (voir entre autres p.44, après le tableau de la France dévastée: «Hélas! dans notre misère, tous les moyens nous étaient bons pour redresser notre force […]»). La phrase gaullienne, quant à elle, témoigne du souci de De Gaulle de rassembler les circonstances en une synthèse: la place des propositions est importante, les circonstancielles, antéposées, étant souvent mises en valeur par rapport aux principales. La phrase gaullienne épouserait sa pensée dialectique, s'articulant autour de formules de liaison du type «sans doute… mais…», «Certes… Mais…», «Il est vrai que… Mais…». Les hypothèses contraires sont le sujet d'une évaluation constante sur le mode délibératif, souvent au moyen de «sans doute». L'usage des pronoms et les effets de polyptote sont signalés par Francis Quesnoy qui insiste surtout sur l'emploi des temps, marque de littérarité du style gaullien dans l'utilisation fréquente du subjonctif imparfait ou plus-que-parfait. C'est le cas notamment lorsque De Gaulle narrateur se livre à des prospectives ou à la formulation d'hypothèses concernant l'avenir envisagé depuis le passé de l'événement narré (les espoirs irréalisables du Vatican sont ainsi frappés d'inanité: «Le Vatican, en effet, eût souhaité que Mgr Valerio Valeri fût accrédité auprès du général de Gaulle après l'avoir été auprès du maréchal Pétain. C'était, à nos yeux, impossible.», p. 59 [nous soulignons]). De Gaulle écrivain est habile dans le maniement des temps et des modes qu'il emploie avec un souci de la variation.

Sur le plan purement rhétorique, les images repérées par Francis Quesnoy sont rassemblées autour des motifs de la mer, des orages, du théâtre, du jeu et de la guerre. Je rajouterai à cette répartition thématique qu'en réalité, dans Le Salut (voir mon Connaissance d'une œuvre), les images convoquées par De Gaulle rejoignent une pensée cosmique (qui se retrouve à la fin du Salut dans le cycle des saisons, p. 344-345) et qui engagent les quatre éléments à des degrés inégaux: l'air avec le vent, très présent (celui du progrès, de la victoire, de la réussite etc.), l'eau (le motif de l'inondation, du torrent), la terre (avec l'attachement aux racines patriotiques) et le feu, moins présent. D'une imagination «romantique», De Gaulle écrivain recourt à de nombreuses images théâtrales (voir dans Le

Salut la scène de la guerre, le théâtre des conflits, les portes des ambassades qui s'entrebâillent, l'attitude de Staline lors de la visite à Moscou et la comédie des toasts…). Cette inspiration théâtrale lui vient directement de son innutrition classique (le décor, les coulisses, la tragédie, les figurants, les premiers rôles… reviennent sans cesse pour décrire les jeux diplomatiques et les rapports géostratégiques). L'image du jeu est souvent utilisée afin de décrire les attaques et ripostes guerrières, notamment dans l'épisode de la guerre en Indochine et de la menace japonaise dans Le Salut. Les métaphores utilisées rejoignent souvent l'amplification épique pour exacerber les dangers: Staline devient un ogre, la Russie un monstre affamé dans les propos retranscrits de Churchill à De Gaulle, Hitler est décrit comme une figure tragique de Prométhée anéanti et la IIIe République fait reparaître son «fantôme mélancolique» à l'occasion de l'allégeance d'Albert Lebrun à l'action de De Gaulle (p. 31). Pour Francis Quesnoy, les images ne déréalisent pas les actions décrites, bien au contraire: elles contribueraient à «matérialis[er] l'abstraction». Ainsi, De Gaulle recourt à de nombreuses métonymies qui individualisent les images en les parcellisant: Francis Quesnoy évoque un exemple tiré du Salut, Léon Blum emprisonné que De Gaulle imagine examinant ses scrupules «à la lueur de cette clarté que la lucarne d'un cachot dispense à une âme élevée» (309). De manière plus conventionnelle et attendue, De Gaulle recourt aux procédés de l'antithèse ou de l'asyndète, vestige de l'orateur pour qui l'emploi de l'anaphore et de la question rhétorique est presque naturel: l'interpellation indirecte du lecteur vaut parfois pour une indignation tantôt signifiée de manière interrogative, tantôt de manière exclamative. Cette mise en relief du propos, ce style oratoire (De Gaulle était, vous le savez, un grand orateur), élève le propos, lui donne consistance et force (un exemple parmi tant d'autres, par le renfort de l'usage des guillemets: pour l'emprunt de la Libération, où il évoque sa phrase radiophoniquesous forme d'injonction au peuple français: «C'est un triomphe que je demande!», p. 49).

De Gaulle, en bon mémorialiste, recours également à la ressource illustrative de la prosopopée et surtout du portrait, qui permet d'apporter de la variété au sein de la narration: les dialogues, tels qu'ils sont recréés, mêlant paroles rapportées, paroles narrativisées, bilans, commentaires ou synthèses, propos publics et privés, de l'ordre de la confidence, souvent insérés sous la forme de bribes éparses venant s'incruster en animant le fil monocorde de la narration, tous ces effets tendent à donner de la vigueur au propos et à faire du texte du Salut un texte vivant et polyphonique. L'usage des rythmes va de pair avec ce souci de variété: les longues périodes académiques, qui ont été dénoncées en leur temps comme des marques de grandiloquence désuète et des morceaux de bravoure narcissiques, côtoient aussi des «modules rythmiques» de taille plus réduite qui scandent la narration au gré de petites séquences en deux, trois et plus rarement quatre temps. Selon M. Deloffre, le rythme ternaire serait un marqueur du lyrisme, le rythme binaire celui de la distinction et de l'opposition. Le rythme de la narration gaullienne serait donc un moyen d'opposer raison lucide et efficace (rythme binaire) et emportement lyrique de la passion (rythme ternaire). Or, ça n'est pas aussi simple que cela: le rythme est surtout là, il nous semble, pour scander, ordonner, classifier car la prose de De Gaulle vise avant tout à mimer, par la rigueur de la phrase et du style, celle du dirigeant militaire et politique qui redresse la France avec un souci permanent de sa grandeur à restaurer, ce qu'il nomme au tout début du premier tome des Mémoires de guerre (L'Appel) «une certaine idée de la France». On retrouve aussi, comme son corollaire littéraire dans les Mémoires de guerre, une «certaine idée du style», qui témoigne d'une étroite filiation entre les convictions du soldat et de l'homme politique, la culture du Lettré et sa manière d'écrire.

A ces éléments de style repérés par Francis Quesnoy, j'ajoute en mon nom propre l'emploi récurrent de formules figées au sein du Salut – au-delà des maximes et autres sentences du moraliste que j'ai répertoriées dans mon petit ouvrage – formules insistant sur le constat de la situation et sur l'évidence, pour De Gaulle, qui voit clair dans le jeu complexe des relations nationales et internationales: «il est clair que», « désormais, tout était clair»

[p. 88], «il était évident», «de toute évidence». A cela s'ajoute une volonté démonstrative forte, qui s'exprime par la récurrence des démonstratifs à valeur de déictique, qui résument la situation de manière spectaculaire («Voilà»: «voilà, en dépit des ombres, le spectacle que nous offrions aux autres»

[p. 58], «voilà bien, n'est-il pas vrai, ce que sont nos grands intérêts dans l'univers qui s'annonce?»

[p. 68]; «Voici»: «voici qu'arrivaient les imposantes colonnes de maquisards du Centre et de l'Aquitaine» [p. 39], «Voici, en effet, le terme de l'oppression de la France» (fin du chapitre «La Libération», [p. 54]), le chapitre «Départ» commence par la formule lapidaire «Voici novembre» [p. 325]). Le lecteur, impliqué dans l'action de ressaisie du réel historique, est partie prenante de la narration gaullienne, plongé au sein des actions comme s'il y assistait en personne, en qualité de témoin (nous y reviendrons). Parmi ces effets de réel, l'usage de l'énumération et de la liste permet souvent à De Gaulle de donner toute la mesure et l'ampleur d'une situation (il passe ainsi en revue l'état désastreux de la France au premier chapitre du Salut); cette esthétique énumérative prend un tour épique lorsqu'il s'agit de dénombrer les bataillons et les troupes qui constituent les forces en présence sur le front. Dans le domaine politique, la liste des ministres et des ambassadeurs nouvellement nommés a pour but de parfaire le portrait en creux du chef d'Etat qui maîtrise l'ensemble des données qui s'offrent à lui, tant sur le plan militaire, économique que politique.

Avant d'aborder les trois parties de mon intervention, il convient tout d'abord rapidement d'évoquer les conditions de la conception des Mémoires de guerre et du Salut plus particulièrement ainsi que sa réception.

3. La conception et la réception des Mémoires de guerre: concert de louanges et notes dissonantes

Les Mémoires de guerre ont été composés pendant ce que l'on nomme traditionnellement la «traversée du désert» du général de Gaulle, cette période qui s'étend de son départ du pouvoir en 1946 à son retour en 1958. Douze ans dont on ne sait pas grand-chose dans la matière même des Mémoires, tant l'écrivain est avare de confidences. C'est ce que rappelle notamment Alain le Bihan: «L'auteur écarte si bien de son texte toute allusion à l'époque où il écrit qu'il faut faire un effort pour l'imaginer en train de composer son livre, à Colombey, sous la IVe République de Vincent Auriol et René Coty, pendant que se déroulent la guerre d'Indochine, puis la guerre d'Algérie, et les premiers grands débats sur l'organisation de l'Europe.». Si De Gaulle a hésité sur les titres à donner aux tomes de ses Mémoires de guerre, il évoque leurs conditions d'écriture dans ses Mémoires d'Espoir (tome I, p. 19-20): «Depuis 1952 jusqu'en 1958, j'allais employer six années à écrire mes Mémoires de guerre sans intervenir dans les affaires publiques». Si l'on suit la chronologie proposée par Alain Larcan[xii], «la rédaction des trois volumes des Mémoires de guerre, entreprise en février 1946, appartient à [la période de la traversée du désert]. Le premier tome parut en 1954, le second en 1956 et le troisième en 1959. Il n'est pas impossible, rajoute Alain Larcan, que le temps qu'elle exigeait ait été un des facteurs qui ait conduit le Général à se désengager du RPF. Il s'y plongea avec ardeur et ténacité, vérifiant scrupuleusement les faits qu'il rapportait, écrivant lentement (de 10h à 13h, deux à trois pages par jour en moyenne), travaillant son style.». Pour De Gaulle, l'écriture ne devient pas seulement une ascèse, mais une discipline au sens militaire, et même un combat. Adrien le Bihan précise d'ailleurs que « De Gaulle saittrès tôt, d'instinct semble-t-il, que son écriture, si elle doit prendre corps, sera une illustration et une réplique du combat. […] L'imagination de De Gaulle exigeait, pour aller de l'avant, d'être gênée aux entournures, d'enfiler l'uniforme. Elle réclamait de la discipline, des affrontements tangibles, des cartes d'Etat-major, des manœuvres observées à la jumelle, des pièces d'artillerie, des chaussures de fantassin.».

Chose essentielle: lorsqu'il rédige puis fait paraître Le Salut, De Gaulle a réintégré le pouvoir et a donné naissance à la Cinquième République. Le regard qu'il jette sur le passé en est fatalement changé, orientant les faits vers le pressentiment presque prophétique d'un retour attendu aux responsabilités politiques. C'est sans doute un des sens que l'on peut donner à la clôture de ce troisième tome, fondée sur l'idée que l'existence humaine et la destinée sont conduites par le cycle de la nature, fondée sur l'éternel retour («tout recommence toujours», p. 344). L'évocation du «génie du renouveau», l'inclusion de sa propre personne comme isomorphe du monde et de la France dans un parallélisme suggestif («Vieille Terre», «Vieille France», «Vieil homme», p. 345) fait sens au regard de sa position retrouvée aux rênes du pouvoir. Aussi peut-il évoquer sans peine sa situation de voyant inspiré et persévérant, «jamais las de guetter dans l'ombre la lueur de l'espérance!» (p. 345). La reconstruction du passé peut sembler quelque peu orientée et il ne faut jamais perdre de vue, quand on lit Le Salut, qu'il a été rédigé et publié à un moment où De Gaulle était en situation favorable: ce tome des Mémoires de guerre vient en quelque sorte couronner son triomphe et l'expliquer a posteriori, peut-être un peu facilement et au prix d'une possible distorsion de l'état d'esprit qu'il avait à l'époque de son départ du pouvoir. Ainsi, «De Gaulle a dressé ses Mémoires comme des stèles»[xiii], selon la belle formule d'Adrien le Bihan (reprise par Philippe Le Guillou dans ses Stèles à De Gaulle): il y commémore le passé, la France et sa propre action.

Le terme de l'action conquérante de De Gaulle, ce sont ses Mémoires de guerre, de même que les Mémoires d'espoir clôturent l'action politique. Soucieux de la forme et de la composition de son œuvre, De Gaulle, hanté par le rythme à trois temps, éminemment dialectique, compose trois volumes de Mémoires de guerre, tous trois originellement réunis par trois couleurs qui reprennent celles, dans l'ordre, du drapeau français (Bleu pour L'Appel, blanc pour L'Unité, rouge pour Le Salut). L'ordre est aussi inscrit dans la chronologie (1940-1942 pour L'Appel, 1942-1944 pour L'Unité, 1944-1946 pour Le Salut). Un triple souci anime De Gaulle: «suivre la chronologie des événements», «la mettre en concordance avec une logique thématique» et «équilibrer les parties»[xiv]. La structure de chaque volume est très élaborée, adoptant, pour Le Salut, une composition pyramidale évoquée par les titres (je vous renvoie pour plus de détails à mon petit ouvrage sur Le Salut). Les titres de chacune des parties sont ainsi inscrits dans le corps du texte au début et à la fin de presque chacune d'entre elles. Le titre même du volume est plurivoque: Le Salut est à prendre au sens religieux pour un De Gaulle très croyant, guide prophétique de la nation française (le salut au sens de l'état qui consiste à être sauvé du péché et de la damnation, issus du crime perpétré par Pétain en 1940, celui de la collaboration); «salut» est à prendre aussi au sens commun du terme, signe à la fois d'accueil et de départ (avec le double sens de salut d'accueil de De Gaulle au lecteur comme au peuple, étant de retour aussi au pouvoir ; salut au sens d'au revoir, puisque le récit se termine sur son départ volontaire du pouvoir); enfin «salut» peut prendre un sens militaire, comme signe de respect hiérarchique, de confirmation de l'ordre, soumission de De Gaulle à la France, qui lui est supérieure et à qui il s'est identifiée le temps de la sauver du péril qui la menaçait. Le dernier mot est peut-être celui de De Gaulle lui-même qui confie à Alice Garrigoux, sa collaboratrice qui l'interroge sur le titre du dernier volume de ses Mémoires de guerre: «Le Salut, répondit-il, si toutefois, d'ici-là la France n'a pas fait la culbute… Mais le salut, après tout, c'est toujours relatif.»[xv]. Les Mémoires de guerre, de l'aveu même de De Gaulle, sont en effet moins à considérer comme un ouvrage d'histoire que comme un «message adressé aux Français»: de Gaulle ira même jusqu'à déclarer «ce n'est pas un ouvrage d'histoire mais le témoignage d'un homme, donc faillible et incomplet». Les documents en annexes fournissent les justifications, les preuves de la véracité des témoignages rapportés dans le corps des Mémoires. Ainsi, lorsqu'on lui propose de traduire ses Mémoires de guerre, De Gaulle s'indigne:«Mais c'est français, c'est écrit pour les Français.».

Cette œuvre tripartite, à la composition si ancrée dans l'ordre dialectique et rhétorique, n'a pas manqué de provoquer un grand nombre de réactions lors de sa sortie. Selon Alain Larcan, «le succès est immédiat; l'ouvrage sera très lu et le cortège de louanges est unanime», «saluant l'homme d'Etat mais aussi l'écrivain: Georges Duhamel, François Mauriac, Emile Henriot, Roger Nimier, Claude Roy, Pierre de Boisdeffre. Les critiques, peu nombreuses et bien argumentées, viendront plus tard, notamment celles de Jean-François Revel et Jacques Laurent.»[xvi]. Jean-François Revel, dans Le Style du Général[xvii], critique fortement la propension de De Gaulle à l'emphase et à la mise en valeur de lui-même, parlant de «gaullocentrisme» (p. 120), de «métaphores hybrides» (p. 160), de «chutes de langage» (p. 175). Bref, «il se regarde être vu» (p. 183). Il invente un dialogue entre deux personnages fictifs, Nemesius et Eumathequi pourfendent tour à tour les travers de De Gaulle écrivain. Roland Barthes, dans son fameux article intitulé «De Gaulle, les Français et la littérature»[xviii], fustige quant à lui les critiques qui ont trop bien obéi au général en acceptant comme postulat de départ que de Gaulle est un écrivain, avec une complaisance trop marquée envers le «Général-Ecrivain » qui paralyse tout jugement critique. La polémique fait de nouveau rage lors de la publication des Mémoires de De Gaulle en Pléiade en 2000, comme s'en fait l'écho l'article de Marius-François Guyard («Charles de Gaulle, un écrivain français dans la collection «La Pléiade», Espoir n° 131, 2002). Sa mise au programme de Terminale L défraie de nouveau la chronique, suscitant entre autres un article d'Antoine Compagnon dans le quotidien La Croix en faveur de la littérarité de l'œuvre de De Gaulle[xix], de nouveau mise en doute. Nous n'entrerons pas dans ce débat mais nous nous attacherons avant tout à étudier l'œuvre tout d'abord et rapidement, dans son rapport au genre des Mémoires puis, plus longuement, en fonction des orientations du programme de TL, l'écriture de l'Histoire et «littérature et débats d'idées» en nous appuyant sur des passages précis du Salut.

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I. Le Salut et le genre des Mémoires: l'ombre déformée du passé.

La critique, surtout celle de 1954 mais aussi celle qui a suivi, a voulu voir dans les Mémoires de De Gaulle les résurgences de l'écriture prestigieuse des grands mémorialistes qui l'ont précédé. On a comparé son style et son entreprise à celles de César, Blaise de Montluc, le cardinal de Retz, Saint-Simon, Napoléon ou Chateaubriand: n'en jetez plus, la cour est pleine! En réalité, là est peut-être l'origine du discrédit que subit parfois De Gaulle écrivain: en voulant trop le comparer à des écrivains de génie ou à des doubles lointains d'hommes politiques écrivains, on a projeté sur De Gaulle une ombre déformante qui l'a irrémédiablement fait sentir comme inférieur. Or, une part de la critique, plus éclairée, a su montrer que De Gaulle avait son style propre, que l'influence des grands modèles a en effet sa part à tenir dans la manière du général écrivain, mais qu'il a aussi développé sa propre esthétique, qui ne peut se comparer à celle des autres. Ainsi, nous distinguerons successivement le rapport de De Gaulle à son entreprise mémorielle, puis celui qui s'établit avec Chateaubriand et enfin avec César avec l'utilisation très controversée de cette fameuse troisième personne, ce «De Gaulle» qui le fait si faussement rapprocher de l'écriture de l'empereur romain.

1. De Gaulle et ses Mémoires: «une œuvre» (opposition à Churchill). «Il s'agit de dire ce que j'ai fait, comment, pourquoi.».

De Gaulle aurait pu dire comme Rousseau, «je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur»[xx]. On sait combien Rousseau s'est fourvoyé en tenant de tels propos, on sait aussi que De Gaulle est avare de confidences personnellesdans ses Mémoires et dans Le Salut, faisant corps avec la France et s'oubliant derrière son ombre gigantesque. Il n'envisageait pas non plus de faire partie des «imitateurs», de copier des modèles déjà établis, pas plus qu'il ne cherchait à reproduire les Mémoires de son meilleur ennemi, Churchill. C'est d'ailleurs par opposition à ces Mémoires d'Outre-Manche qu'il entend faire comprendre l'ambition littéraire qui guide sa propre démarche mémorialiste. Il confie ainsi à Louis Terrenoire dans une lettre du 26 décembre 1953: «Ces mémoires me donnent énormément de mal pour les écrire et pour en vérifier tous les éléments historiques, au détail près. Comprenez-vous, je veux en faire une œuvre. Ce n'est pas ce qu'a fait Churchill qui a mis bout à bout beaucoup de choses.». Au bout à bout incohérent, De Gaulle entend bien substituer l'œuvre, à savoir ce tout cohérent constitué par une pensée structurante, qui recolle un à un, patiemment, dans le dur labeur du souvenir et de la recherche documentaire, les fragments épars du passé. Comme le rappelle Adrien le Bihan, «de son livre comme de lui-même, de Gaulle exige le maximum de concentration, en vue de la plus grande efficacité. Il veut un livre ramassé où tous les éléments se conjuguent, où les moindres détails ‘fassent partie d'un tout concerté'.»[xxi]. Ainsi, cette exigence de «l'ordre» et de la «convenance» le fait s'éloigner de tous les modèles desquels on a voulu trop abusivement le rapprocher.

2. De Gaulle et ses modèles: Chateaubriand comme Muse.

Si, pour Alain Larcan, en lisant les Mémoires de De Gaulle, «les noms de César et de Napoléon viennent immédiatement à l'esprit», il note qu'un premier examen de l'œuvre apporte un démenti. Nous nous attarderons sur César par la suite. Alain Larcan précise que De Gaulle reste un cas «singulier» par rapport à ses devanciers: Napoléon «ne dicte son Mémorial qu'après avoir abdiqué, lors de son exil à Sainte-Hélène»[xxii], il ne peut donc pas être comparé à De Gaulle. Au contraire de Montluc ou du cardinal de Retz, si l'on suit les analyses d'Adrien le Bihan, il ne s'agirait pas d'un «témoignage» ni d'une «histoire de la guerre» mais «celle de la France en guerre»: De Gaulle «se tient au plus près des faits» et ses maximes «sur l'art de commander et d'agir», qui le feraient paraître proche d'un Saint-Simon ou d'un Retz, sont «peu séparables des faits qui les ont inspirées». La rigueur du propos exclut toute «digression», ce qui n'est pas le cas chez le cardinal de Retz, bien au contraire: «à aucun endroit, le fil du discours n'emporte de Gaulle comme il emporte le cardinal frondeur» conclut Adrien le Bihan, «au désordre de la sincérité, de Gaulle préfère l'ordre et la convenance»[xxiii]. Son modèle est celui de l'armée française, fondée sur «l'unité» et la «hiérarchie». Sur le plan littéraire, le grand modèle avoué, c'est Chateaubriand, la Muse plutôt que le modèle: De Gaulle ne cherche pas tant à l'imiter – il en est, stylistiquement, incapable – que de s'en inspirer comme pour se donner de l'allant avant de livrer bataille sur le papier. Ainsi, il relit les Mémoires d'outre-tombe avant de rédiger ses propres Mémoires de guerre, comme on tente de conjurer le sort ou de se donner de l'inspiration à l'ombre d'un grand génie.

C'est que de Gaulle partage avec Chateaubriand sa condition de néoclassique, classique égaré chez les romantiques, autant rigoriste que lyrique, raisonné qu'emporté par ses passions. Mais le parallèle s'arrête là. Malraux lui-même livre en une phrase lapidaire la cruelle sentence: «les Mémoires de guerre n'ont rien à voir avec les Mémoires d'outre-tombe». C'est que le style de De Gaulle transpire l'effort et «l'effort se remarque», là où Chateaubriand s'exprime avec naturel et fluidité. Selon Adrien le Bihan, «s'il a quelque parenté avec Chateaubriand, c'est moins par le style que par le ton qu'il adopte pour parler de la grandeur et des chimères, du génie de la France et des Partis, de l'honneur et des combinaisons, de l'esprit de nos institutions et des libertés publiques, de l'indépendance nationale, du rang de la France, car tout ce vocabulaire leur est commun.»[xxiv]. Bref, le commun, c'est le politique: «il admirait en Chateaubriand l'écrivain», celui qu'il ne pourrait jamais être, «mais tout autant, sinon plus, le politique»[xxv]. Il est donc «le lecteur de Chateaubriand, mais pas son émule» car il «était incapable de telles phrases»[xxvi]. Il admire en Chateaubriand l'écrivain qui s'est fait prophète, il se fait lui-même prophète a posteriori, orientant l'histoire vers un futur reconstruit mais Chateaubriand reste une source d'inspiration inégalable. L'autre grand modèle, non avoué par de Gaulle mais que la critique a eu aussitôt sur le bout de la plume, c'est César.

3. De Gaulle parle à De Gaulle: César et le «personnage symbolique».

Alain Larcan parle en effet «d'usage césarien du narrateur citant de Gaulle», ayant recours «à la troisième personne quand il s'agit de présenter des démarches, des propositions, des écrits que l'auteur juge importants au regard de l'histoire»[xxvii]. C'est sans doute l'aspect le plus déroutant pour le lecteur que De Gaulle qui parle de De Gaulle dans ses Mémoires: on y voit aisément l'expression d'un orgueil démesuré. Or, c'est bien plus compliqué qu'il n'y paraît: le rapprochement avec César ne tient dès lors plus du tout. En effet, César écrit ses Commentaires «en vue de conquérir le pouvoir»; De Gaulle en traversée du désert vient de quitter ce même pouvoir et n'envisage pas officiellement de le retrouver; d'ailleurs, il l'a déjà retrouvé lorsqu'il publie le dernier tome, qui nous intéresse au premier chef, Le Salut. Les conditions ne sont donc pas comparables, ni les intentions. Reste cette fameuse troisième personne, signe d'un orgueil apparent. Elle a fait couler beaucoup d'encre, dont celle de Malraux dans les Antimémoires, qui présente ce De Gaulle personnage comme un «personnage symbolique». Ce «personnage légendaire» est mis en scène dans les Mémoires et se distingue clairement, aux yeux de De Gaulle écrivain, de son individu propre. Ce sentiment d'estrangement, entre De Gaulle acteur de l'histoire et De Gaulle intime, écrivain, il en aurait eu la révélation la première fois à Douala, en 1940: «la Foule criait ‘De Gaulle, de Gaulle, de Gaulle! Je fus saisi. Je compris alors que de Gaulle était devenu une légende vivante, que ces gens s'étaient formé une certaine image de lui. […] Il y avait une personne nommée de Gaulle qui existait dans l'esprit d'autres personnes et était vraiment une personnalité séparée de moi. A partir de ce jour, j'ai dû compter avec cet homme, ce général de Gaulle… Je suis devenu son prisonnier.»[xxviii]. Un style altier, grandiloquent, un auteur qui parle de lui-même à la troisième personne: tout est réuni pour susciter les haines et les hostilités du public comme pour favoriser l'identification fallacieuse et un peu trop facile à César.

Marius-François Guyard[xxix] donne d'autres arguments pertinents en faveur de ce choix risqué de la troisième personne, arguments qui l'éloignent encore davantage de César et de toute prétention orgueilleuse. César se désigne constamment à la troisième personne alors que ce n'est pas le cas de De Gaulle, qui dit souvent «je» dans le corps des Mémoires: les mentions «De Gaulle», «général de Gaulle» et autres variantes sont fréquentes dans le dernier tome des Mémoires de guerre (j'en ai analysé les implications dans mon petit ouvrage sur Le Salut). L'emploi de la troisième personne par De Gaulle se justifierait tout d'abord par un souci de variété: «tout mémorialiste est menacé d'une prolifération de ‘je'»; il s'imposerait ensuite pour distinguer le narrateur, prenant la parole à la première personne, et le personnage, désigné à la troisième; enfin, il y a l'argument de la prison, de la «tutelle intérieure»: De Gaulle a désormais un rôle à jouer, il se dit «obligé de s'égaler à l'image que les autres se faisaient de lui, puisque certains mettaient leur espérance en lui» (c'est la conclusion de l'expérience d'estrangement de Douala).

De Gaulle mémorialiste, tout en s'inspirant de certains modèles, par sa culture, sa mémoire et son imprégnation littéraire forte, surtout concernant Chateaubriand, n'est donc pas si aisément identifiable à un modèle préconçu. Singulier, il demeure, vestige néoclassique par sa langue latinisante et ses cadences rhétoriques, «un de nos grands écrivains de langue latine» pour Claude Roy, mais aussi et surtout un mémorialiste atypique. Ce caractère singulier s'exprime plus particulièrement dans deux aspects fondamentaux, l'écriture de l'histoire et la mise en scène des débats d'idées.

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II. L'Histoire dans Le Salut: la polarisation des événements

La conception de l'Histoire selon de Gaulle est assez singulière. Jean-Louis Jeannelle, dans son ouvrage fondateur sur l'écriture des Mémoires au XXe siècle[xxx], nous éclaire sur ce point: à l'origine de la «tonalité épique», chez de Gaulle, serait «l'importance accordée à la prise de risque, au désir de forcer le destin et de saisir le moment opportun.». Selon De Gaulle, «l'Histoire n'est pas un continuum composé de moments homogènes; elle est un flux de moments pleins, discontinus, saturés d'«à présent», dont l'homme d'action doit savoir profiter.» On se souvient de la manière dont il place au début du Fil de l'Epée cette citation emblématique du Faust de Goethe: «Au commencement était le Verbe? Non! Au commencement était l'action.». L'Histoire, pour de Gaulle, est une histoire «kaïrologique», c'est-à-dire «faite d'initiatives et de hasards: c'est en saisissant le bon moment que le héros fait de sa vie un destin. Seul compte l'instant propice, le moment décisif qui permettra à un petit groupe de Français de devenir les représentants légitimes de la nation aux yeux de l'opinion publique. Tel un chasseur, de Gaulle guette sans cesse l'occasion, l'instant fugitif où il lui sera possible de renverser la dynamique des événements à son profit.». L'instant, il l'a trouvé lors des accords entre Pétain et Hitler en 1940, moment que De Gaulle a choisi pour entrer en résistance: ayant pris son destin en mains, il a formé le gouvernement d'Alger et est parti, avec les Alliés, à la reconquête de la France. Le Salut illustre cette reconquête sur le plan de l'Histoire en présentant les événements selon le régime de l'opportunité à saisir et du fait accompli, permettant de placer de Gaulle en position de prophète. La ressaisie du passé favorise alors les développements épiques et les effets d'accélération temporelle.

1. Du régime du fait accomplià l'histoire prophétisée.

Examinons des exemples précis tirés du Salut et exploitables en classe. La vision d'une histoire opportuniste s'illustre notamment dans la tactique de De Gaulle face à l'hégémonie américaine dans «l'affaire des Alpes» (p. 219-221) créant un fait accompli et par l'audace des troupes de De Gaulle lors de la traversée du Rhin (187-188). La vision prophétique s'établit progressivement à partir de cette stratégie du fait accompli, permettant toute les prospectives comme depuis la tribune de la nouvelle assemblée (54-55).

A. L'affaire des Alpes(p. 219-221) : bousculer l'Histoire en créant des faits accomplis.

Je ne pris pas au tragique la communication de Truman. Cependant, il me parut bon de mettre de l'huile aux rouages des relations franco-américaines à l'instant où les Anglais faisaient savoir officiellement qu'ils étaient prêts à attaquer les troupes françaises en Syrie. Je répondis au Président«qu'il n'avait évidemment, jamais été dans les intentions ni dans les ordres du gouvernement français, ni dans ceux du général Doyen, de s'opposer par la force à la présence des forces américaines dans la zone alpine, qu'il y avait dans cette zones des troupes américaines en même temps que des troupes françaises et que les unes et les autres vivaient ensemble, là comme partout, en bonne camaraderie». Ce qui était en question, ce n'était pas la coexistence des Français et de leurs alliés, mais bien «l'éviction des Français par les Alliés, hors d'un terrain conquis par nos soldats contre l'ennemi allemand et l'ennemi fasciste italien et où, au surplus, plusieurs villages avaient une population d'origine française». Je signalais à Harry Truman que «notre expulsion forcée de cette région, coïncidant avec celle que les Anglais étaient en train de pratiquer à notre égard en Syrie, aurait les plus graves conséquences quant aux sentiments du peuple français». J'écrivais enfin que, pour donner à lui-même,Truman, «satisfaction dans la mesure où cela nous était possible, j'envoyais Juin auprès d'Alexander, afin qu'ils recherchent ensemble une solution».

En fin de compte, la solution consista en ceci que nous restâmes en possession de ce que nous voulions avoir. Sans doute, un projet d'accord établi entre l'état-major d'Alexander et le général Carpentier, représentant de Juin, prévoyait-il que nos troupes se retireraient progressivement jusqu'à la frontière de 1939. Mais, sauf pour le Val d'Aoste que nous n'entendions pas garder, je refusai mon agrément à une telle disposition, acceptant seulement que de menus détachements alliés aient accès aux communes contestées sans s'y mêler en rien des affaires. Par contre, j'exigeai que les forces italiennes fussent maintenues au large. D'ailleurs, pendant qu'on discutait, nous créions des faits accomplis. Les cantons de Tende et de La Brigue élisaient des municipalités qui proclamaient leur rattachement à la France. Dans les enclaves anciennement italiennes des cols du Petit-Saint-Bernard, de l'Iseran, du mont Cenis, du mont Genèvre, nous attribuions prés et bois aux villages français les plus voisins. Les Valdôtains, soutenus par les officiers de liaison, que nous leur avions envoyés et une milice qu'ils avaient formée, instituaient leur propre autonomie par le truchement de leur «Comité de libération». Il n'était qu'à Vintimille que nous laissions aller les choses, parce que les sentiments y paraissaient mélangés. Au demeurant, les quelques soldats américains et britanniques présents sur le terrain en litige, s'en retirèrent aussitôt après la défaite électorale de M. Churchill, fin juillet. Quand, le 25 septembre, M. Alcide de Gasperi, devenu ministre des Affaire étrangères dans le gouvernement de Rome après la mort du comte Sforza, me fit visite à Paris, il me pria de lui préciser quelles conditions seraient les nôtres lors du prochain traité de paix. Je pus lui dire, comme je l'avais fait à l'ambassadeur Saragat, que nous ne voulions nous voir reconnaître en droit que ce qui était réalisé en fait. Gasperi convint, avec quelques soupirs, que le traité pourrait comporter de telles closes et que l'Italie y souscrirait sans rancœur. C'est ce qui eut lieu, en effet[xxxi].

Tout le premier paragraphe met en place le discours de conciliation de De Gaulle qui se présente comme une stratégie du statut quo, visant à rééquilibrer les force en présence, menacées d'être déstabilisées au détriment des forces Françaises. Comme souvent, De Gaulle appuie son récit historique sur l'insertion de passages au discours direct mêlés au discours indirect («je répondis que», «j'écrivais que»…): l'effet d'authenticité est renforcé par les propos rapportés et l'écriture de la stratégie guerrière se développe au gré de l'accumulation des arguments avancés à Truman, sans que l'on ait connaissance de la réponse de Truman lui-même: seule la voix de De Gaulle déroule les arguments dans l'ordre d'une logique imparable. La politique du fait accompli naît déjà d'une ruse première, celle qui consiste, par l'habileté du discours, à convaincre Truman des intérêts français à rester dans les Alpes et donc à faire durer les débats pour créer ce que De Gaulle nomme des faits accomplis: ainsi, «mettre de l'huile aux rouages des relations franco-américaines» revient à faire s'éterniser les débats pour entériner la position française et lui donner ainsi une légitimité par sa simple présence durable.

Ce passage atteste la manière de procéder de De Gaulle: refuser opiniâtrement tout changement, faire s'éterniser les débats, ne pas céder et remporter une victoire en laissant tout de même la place à la négociation pour ne pas paraître trop obtus. Cette fermeté diplomate lui permet de peser sur les événements et de faire peu à peu respecter la France sur le plan international. Le récit de cet épisode met en scène progressivement la manière dont cette politique du blocus des négociations finit par réussir («c'est ce qui eut lieu, en effet»). La vision de l'Histoire par De Gaulle s'y trouve totalement justifiée: par la volonté et l'opportunisme, on peut peser sur l'histoire. «En possession» de ce qu'il «veut avoir», De Gaulle lance une guerre de positions qui s'appuie sur le primat des situations, des actions, sur les paroles: ainsi, il peut déclarer «nous ne voulions nous voir reconnaître en droit que ce qui était réalisé en fait.». Pour un pragmatique comme De Gaulle, seule l'action est légitime car la sauvegarde de l'intérêt des nations, de leur souveraineté, est à ses yeux essentielle: pour De Gaulle, le jeu de la politique se fonde sur des oppositions de pouvoir entre les nations, qui ne voient chacune que leur intérêt propre. Or, «les hommes passent» et «les nations restent», comme le rappelle Marius-François Guyard analysant la pensée historique de De Gaulle. La logique historique ne peut se fonder que sur l'opportunité de l'instant: soit l'occupation du territoire vaut pour une légitimation de droit, soit il convient parfois de transgresser les ordres donnés par les Alliés pour faire respecter les droits de la France, menacés de ne pas l'être. C'est le cas dans le second extrait que je vous propose, qui correspond à la traversée du Rhin par les troupes menées par De Gaulle.

B. La traversée du Rhin(187-188) : la logique historique de l'opportunité de l'instant.

Il ne restait à faire, en somme, que l'essentiel, c'est-à-dire à passer le Rhin.

J'étais impatient que ce fût accompli. Car Anglais et Américains s'élançaient déjà sur la rive droite. C'était une opération grandiose. Depuis le 21 mars, l'aviation alliée écrasait les communications, les parcs, les terrains de l'ennemi dans toute l'Allemagne occidentale. Elle le faisait d'autant plus sûrement que les chasseurs, disposant maintenant de nombreuses bases avancées dans le nord et l'est de la France, étaient en mesure d'accompagner constamment les bombardiers. Les sorties avaient donc lieu de jour sans rencontrer dans le ciel aucune opposition d'ensemble. Le 23, sous une colossale protection aérienne, Montgomery franchissait le Rhin en aval de Wesel. Au cours des journées suivantes, Bradley se portait en avant par les ponts de Remagen et d'autres construits plus au sud. Le 26 mars, la VIIe Armée américaine prenait pied aux abords de Mannheim.

J'avais hâte que les nôtres fussent, eux aussi, de l'autre côté, non seulement par esprit d'émulation nationale, mais aussi parce que je tenais, pour des raisons supérieures, à ce que de Lattre eût le temps de pousser jusqu'à Stuttgart, avant que Patch, son voisin, y fût lui-même parvenu. Un télégramme personnel que j'adressai, le 29, au commandant de la Ire Armée le pressait de faire diligence: «Mon cher Général, écrivais-je, il faut que vous passiez le Rhin, même si les Américains ne s'y prêtent pas et dussiez-vous le passer sur des barques. Il y a là une question du plus haut intérêt national. Karlsruhe et Stuttgart vous attendent, si même ils ne vous désirent pas…»

De Lattre me répondit, sur le champ, que j'allais être satisfait. En effet, le 30 mars au soir, des éléments du 2e Corps commençaient la traversée: 3e Division nord-africaine à Spire, où elle venait tout juste d'arriver; 2e Division marocaine à Germersheim, où elle n'était que depuis la veille. A Leimersheim, le 1er avril – jour de Pâques – la 9e Division coloniale entreprenait à son tour le passage. Pourtant, l'appui aérien fourni à nos unités se réduisait à peu de choses. En outre, elles ne disposaient que d'un nombre très réduit d'engins spéciaux de franchissement. Mais, à force d'ingéniosité, quelques bateaux suffirent à transporter les avant-gardes. Quant aux ponts, le général Dromard, commandant le génie de l'armée, les avait, de longtemps, préparés. Prévoyant qu'il aurait un jour à les établir et qu'il ne pourrait alors compter que sur lui-même, il avait d'avance collecté sur notre territoire le matériel nécessaire. A Spire, dès le 2 avril, était en service un pont français de 10 tonnes. A Germersheim, peu après, s'en ouvrait un de 50. Le 4, 130000 Français avec 20000 véhicules se trouvaient déjà sur la rive droite. Le même jour, Karlsruhe était pris. Le 7 avril, entouré par Diethelm, de Lattre, Juin et Dromard, j'eus la fierté de traverser le Rhin. Après quoi, je rendis visite à la capitale badoise, effroyablement ravagée.

Cet épisode a des résonances particulières puisqu'il place De Gaulle dans la situation d'un nouveau César qui franchit le Rubicon. Or, dans le droit romain, franchir un fleuve est interdit pour un général d'armée, le fleuve formant une limite entre deux territoires distincts. Ici, la situation frontalière se retrouve avec le Rhin en guise de Rubicon (il figure l'interdit à ne pas transgresser). Dès le début du passage, De Gaulle s'affirme comme celui qui va outrepasser les codes tacites de préséance militaire qui voudraient que l'armée française s'efface devant les Américains et les Anglais ayant déjà franchi le fleuve pour entrer en Allemagne. De Gaulle fait de cet événement l'occasion de saisir l'Histoire au bond en lançant une compétition entre les Alliés qui mette en valeur la France et lui redonne son rang prestigieux, perdu à ses yeux depuis la compromission de Pétain en 1940, collaborant avec l'Ennemi. Dès lors, cet épisode important du franchissement est décrit comme une reconquête symbolique, par la France, représentée par De Gaulle et son armée, de son prestige international perdu. Le récit est ainsi constamment rythmé par des rappels impérieux des enjeux fondamentaux qui sous-tendent ce franchissement apparemment banal,le plus souvent au moyen de formules vagues et générales. De Gaulle invoque des «raisons supérieures» puis, dans le télégramme à de Lattre, «une question du plus haut intérêt national». Il s'agit bien de redonner de la grandeur à la France, dans une œuvre de réparation symbolique, qui consiste à ne pas se laisser distancer et à atteindre Stuttgart avant les autres alliés, anglais et américains: ainsi, De Gaulle peut logiquement déclarer «j'eus la fierté de traverser le Rhin». Le récit est mené tambour battant, au gré des dates qui défilent du 21 mars au 7 avril, suivant pas à pas la progression des troupes: l'écriture de l'Histoire en est d'autant plus accélérée, comme tendue vers le but à atteindre, le franchissement du Rhin comme point culminant de l'attente. A cela s'ajoutent les mentions de l'impatience de De Gaulle («J'étais impatient que ce fût accompli», «J'avais hâte que les nôtres fussent, eux aussi, de l'autre côté», «il faut que vous passiez le Rhin», «Karlsruhe et Stuttgart vous attendent»…). Recréant un sentiment d'urgence par la réitération verbale, le défilé des dates et le déroulé rapide des événements, De Gaulle écrivain met en scène la guerre comme un spectacle haletant tendu vers la restauration de la grandeur française au prix d'une saisie immédiate de l'opportunité de l'instant.

Ainsi, le jeu avec la temporalité trahit un certain rapport à l'histoire: l'accélération des actions retracées mime l'impatience du stratège âpre à saisir cette fameuse opportunité de l'instant. Le décalage temporel est aussi un moyen de légitimer une action et de prendre place au sein de l'Histoire en se présentant comme un visionnaire: le rappel fréquent du «désastre de 1940» fonde la «mission» dont se sent investi De Gaulle et sa volonté de la faire émerger des limbes de l'Histoire pour lui redonner son «Rang». Cette fameuse «idéede la France» qu'invoque De Gaulle au tout début des Mémoires de guerre est bien celle d'un Etat souverain, d'une grande puissance qui doit rayonner dans le monde comme elle le faisait avant 1940. Pour rentrer de nouveau dans le «concert des nations», il faut, selon De Gaulle, qu'elle ne cède sur rien, qu'elle tire profit des moindres circonstances favorables, ténacité et opportunisme étant les deux seuls moyens d'infléchir l'Histoire. C'est ainsi que, pour redonner des bases solides à la France, De Gaulle ne doit jamais déroger à ses principes et se faire le guide des Français en chemin vers la grandeur retrouvée. A la fin du premier chapitre du Salut («La Libération»), il prend ainsi la mesure de ce qui lui reste à accomplir par un décalage temporel sous forme de bilan orienté où l'avenir est en perspective, comme prophétisé.

C. L'Histoire prophétiséedepuis la tribune (54-55) : décalage temporel et reconstruction de la perspective.

Du haut de la tribune de l'Assemblée nationale, De Gaulle ressaisit la situation de la France après les premiers changements qu'il a apportés: le bilan orienté du passé et les constats présents permettent de donner l'assise nécessaire au développement d'un ton prophétique considérant l'avenir. L'orchestration de la temporalité dans le récit mémorialiste permet ainsi de faire paraître l'Histoire de la France en reconstruction sous la tutelle de la volonté du guide De Gaulle, qui la ressaisit dans le passé, en mesure les effets présents et considère ses prolongements futurs, selon la logique ternaire qui préside autant à sa pensée qu'à son style. Il dimensionne ainsi l'Histoire au rythme en trois temps de sa pensée.

De la tribune où je suis monté pour adresser à l'assemblée le salut du gouvernement, je vois l'hémicycle rempli de compagnons délégués par tous les mouvements de la résistance nationale et appartenant à toutes les tendances de l'opinion. D'un bout à l'autre des travées, tous me font l'honneur d'applaudir. Les assistants sont, comme moi-même, pénétrés du sentiment que leur réunion consacre une grande réussite française succédant à un malheur démesuré. Voici, en effet, le terme de l'oppression de la France, mais aussi le dénouement de la dramatique secousse que fut sa libération. Des faits sont accomplis qui rouvrent au vaisseau la mer libre, après lui avoir évité d'être coulé au départ.

Depuis que Paris est repris, dix semaines se sont écoulées. Que de choses auront dépendu de ce qui put être fait dans un court espace de temps! Entre le peuple et son guide le contact s'est établi. Par là se trouve tranchée toute espèce de contestation, quant à l'autorité nationale. L'Etat exerce ses pouvoirs. Le gouvernement est à l'œuvre. L'armée, réunifiée, accrue, plus ardente que jamais, combat aux portes de l'Alsace, dans les Alpes, sur la côte atlantique, coude à coude avec nos alliés. L'administration fonctionne. La justice fait son office. L'ordre public s'établit. De vastes réformes sont en cours, écartant la menace du bouleversement qui pesait sur la nation. La banqueroute est conjurée; le trésor passablement rempli; la monnaie sauvée pour un temps. Surtout, la France reprend conscience d'elle-même et regarde vers l'avenir.

L'avenir? Il va se préparer à travers les épreuves qui nous séparent de la victoire et, plus tard, du renouveau. Tant que dure la guerre, j'en réponds. Mais, ensuite, l'essentiel dépendra de ceux-là mêmes qui sont, aujourd'hui, assemblés autour de moi dans cette salle du Luxembourg. Car, demain, le peuple fera d'eux ses mandataires élus et légaux. Qu'ils restent unis pour le redressement, comme ils le sont encore pour le combat, tous les espoirs seront permis. Qu'ils me quittent et se divisent pour s'arracher les uns aux autres les apparences du pouvoir, le déclin reprendra son cours.

Mais nous ne sommes qu'au présent. La France en guerre se retrouve chez elle. Il s'agit, maintenant, qu'elle reparaisse au-dehors.

Lorsqu'il s'agit de faire le bilan d'une situation, De Gaulle écrivain emploie une succession de phrases brèves qui sonnent comme autant de brefs rappels qui s'ajoutent les uns aux autres sur le mode cumulatif, attestant du triomphe d'une politique de restauration efficace de l'Etat, recouvrant peu à peu sa souveraineté perdue. La vision prend de la hauteur avec grandiloquence en fin de second paragraphe, avec la personnification de la France, habile transition pour passer le relais à la vision prophétique de l'avenir, solidement assise sur des fondements désormais solides et pérennes: «la France reprend conscience d'elle-même et regarde vers l'avenir.». Mais comme la France, c'est de Gaulle, la vision qu'elle adopte est aussitôt explicitée par De Gaulle lui-même à grand renfort de questions rhétoriques mettant en balance l'incertitude du devenir du pays en position forte d'accroche du troisième paragraphe («L'avenir?»). Le récit mémorialiste est ici très structuré, la vision de l'Histoire incluse dans une logique rhétorique implacable: le constat, le bilan, l'avenir prophétisé. Peu à peu, la grandeur de la vision s'établit d'abord dans la lucidité, puis dans la capacité à synthétiser les faits, enfin dans la pénétration d'esprit qui permet d'augurer de l'avenir de la France. On voit bien comment De Gaulle construit sa posture de prophète selon une logique très rigoureuse, filtrant la temporalité et son point de vue sur l'Histoire au moyen d'une pensée ferme et structurée.

De Gaulle utilise également la force d'actualisation des démonstratifs («voici») et des indices de localisation qui le replacent, lui et le lecteur, de manière fictive, au cœur des débats et des décisions de l'époque («autour de moi dans cette salle du Luxembourg», «aujourd'hui» / «demain»). Cette manière de replacer le lecteur et de se replacer lui-même dans la situation passée avec la force d'actualisation du présent permet à De Gaulle écrivain de se projeter d'autant plus efficacement dans l'avenir et de communiquer au lecteur la force de sa vision d'autant plus facilement qu'il devient lui-même le témoin privilégié de ses actions. Habilement, De Gaulle se place au-dessus de la mêlée et ne présente que sa seule vision pour la France en se désengageant de toute responsabilité: il préfigure déjà les divisions partisanes qui l'obligeront à quitter le pouvoir à la fin du Salut, dans le chapitre «Le Départ». En laissant aux députés de l'Assemblée la responsabilité de la victoire ou de l'échec de la France, il se place en position de mandataire et non de décideur: il a fait son œuvre, au peuple français de juger. Les deux éventualités qui terminent le troisième paragraphe n'ont d'autre rôle que de le placer en position de visionnaire qui perçoit déjà les conséquences d'une union ou d'une désunion à venir («Qu'ils restent unis pour le redressement, comme ils le sont encore pour le combat, tous les espoirs seront permis. Qu'ils me quittent et se divisent pour s'arracher les uns aux autres les apparences du pouvoir, le déclin reprendra son cours.»). De Gaulle joue même avec ce décalage de temporalité en faisant un brusque retour final de ses prospectives futures à la réalité présente: «mais nous ne sommes qu'au présent.». Le discours de la méthode reprend son cours pragmatique: «La France en guerre se retrouve chez elle. Il s'agit maintenant, qu'elle reparaisse au-dehors.». Cette manière de bouleverser temporairement le déroulement chronologique est très fréquent dans Le Salut et les Mémoires de guerre: elle permet à De Gaulle d'affirmer sa vision qu'il fonde comme lucide et prophétique, au-dessus de l'aveuglement des acteurs qui l'entoure. C'est la vision reconstruite de l'homme revenu au pouvoir et qui sait que sa perspective a été la bonne.

Ce passage éclaire donc bien la manière dont De Gaulle conçoit et reconstruit l'Histoire dans Le Salut: l'Histoire doit s'écrire par la volonté des hommes de changer les situations. Le bilan de son action est ainsi un état des lieux des «faits» qui «sont accomplis», premier stade d'une logique de reconstruction de la France dans l'Histoire: un passé transformé par l'action et la volonté d'un «guide», un présent solide, un futur qui dépend de la capacité des députés de l'Assemblée de saisir la bonne opportunité pour poursuivre la restauration de la France dans sa grandeur. L'Histoire est bel et bien une question de volonté, elle se construit au fil des événements, au gré des circonstances à saisir, elle s'appréhende comme une succession de moments stratégiques qu'il s'agit de saisir avec lucidité et d'exploiter avec efficacité.

Dernière caractéristique de l'écriture de l'Histoire par De Gaulle mémorialiste: la dimension épique, qui n'est pas sans lien avec la vision prophétique. L'épique est en effet une question de vision: la lucidité et l'opportunisme changent l'Histoire mais celle-ci est aussi retranscrite à la loupe par la vertu grandissante et grossissante de l'amplification et de l'énumération descriptive.

2. Le récit de l'action et de la stratégie guerrière: la part de l'épique.

L'esthétique du tableau de guerre: grandeur historique du fait particulier.

La description de l'anéantissement de l'Allemagne par les troupes alliées donne ainsi l'occasion de dresser un tableau apocalyptique qui donne une vision contrastée de l'Histoire, entre libération et chaos (chapitre «La Victoire», p. 206).

Comme les vagues pressées déferlent sur le navire en train de sombrer, ainsi les forces alliées submergent l'Allemagne en perdition. Leur avance se précipite au milieu de fractions ennemies qui tournoient dans la confusion. Des îlots de résistance luttent toujours avec courage. Dans certaines zones, coupées de tout, s'entassent pêle-mêle des troupes amorphes à force d'épuisement. En maints endroits des unités, grandes ou petites, se rendent de leur propre chef. Si l'arrivée des Occidentaux est considérée par les populations comme une sorte de délivrance, au contraire, à l'approche des Russes, s'enfuient des foules éperdues. Partout, les vainqueurs recueillent des groupes de prisonniers alliés qui se sont libérés eux-mêmes. Ici ou là, stupéfaits d'horreur et d'indignation, ils découvrent les survivants et les charniers des camps de déportation. Dans le sang et dans les ruines, avec un profond fatalisme, le peuple allemand subit son destin.</u>

De Gaulle rend compte d'un moment décisif de l'histoire en décrivant un tableau saisissant en mouvement, avec les ressources de l'hypotypose, le chaos d'une libération du peuple allemand semblable à l'ouverture d'une boîte de Pandore. La progression de la description s'orchestre selon une expansion de la vision qui s'effrite peu à peu devant le spectacle de l'horreur et de la panique: en témoigne l'emploi des circonstants de lieu au fil du tableau («Dans certaines zones» puis «en maints endroits», «partout» et enfin «ici ou là» et «dans le sang et les ruines»). Les verbes d'action saisissent un instant historique en ce qu'ils associent les contraires, les gestes de recueillement et de sauvetage («se rendent», «recueillent») et de précipitation affolée ou inéluctable, retraçant la tragédie des hommes à la fois victimes du destin et sauvés par les troupes alliées («déferlent», «se précipite», «s'entassent», «s'enfuient»). La désignation des forces en présence insiste sur les rapports conflictuels et le choc des civilisations qui se produit en cet instant exceptionnel («les forces alliées» face aux «fractions ennemies», les «Occidentaux» face aux «Russes»). Le vocabulaire militaire («forces», «fractions», «troupes») est mis au service d'une autre action, non plus la conquête et la victoire contre l'ennemi, mais le triomphe de l'humanité derrière la barbarie («vainqueurs», «îlots de résistance», «prisonniers» et «survivants» délivrés, individus qui se libèrent d'eux-mêmes). Au milieu de ce choc des vainqueurs et des vaincus qui se rendent, De Gaulle orchestrant son récit d'un moment historique avec une recherche particulière des effets pathétiques et tragiques se plaît à décrire les individus hagards encore ébahis par le changement soudain qui se présente à eux. Ce «peuple allemand», saisi au début du tableau sous les traits personnifiés de «l'Allemagne» est représenté au sein d'un chaos rendu sensible par l'emploi de termes et de formules précisesconstituant deux champs lexicaux, celui de la ruine et de l'effondrement («en perdition», «en train de sombrer», «pêle-mêle») et celui de la stupéfaction et du fatalisme («amorphes à force d'épuisement», «éperdues», «stupéfaits à force d'horreur et d'indignation», «avec un profond fatalisme»). La formule finale - «le peuple allemand subit son destin» - clôt le tableau avec grandeur, une grandeur de tableau épique où le regard s'élève des contingences pour ressaisir au sein de l'Histoire un moment décrit jusque-là en détails sur le mode de l'événement particulier. On en revient encore à la conception de l'Histoire selon De Gaulle comme collection de faits particuliers qui fondent le destin d'une nation et l'avènement d'un peuple.

De Gaulle recourt à l'esthétique du tableau mais aussi à la logique de l'énumération, qui entend restituer un effet de grandeur et de démesure épique.

L'énumération descriptive et les effets de grandissement épique: l'Histoire à la loupe.

Depuis les épopées antiques, l'énumération des troupes est un passage obligé de tout récit épique: De Gaulle l'utilise à la fois pour prendre la mesure des réalités mais aussi pour glorifier la grandeur de son action, confirmant que les forces qu'il mène sur le front sont déployées au mieux sur le territoire afin d'atteindre la maximum d'efficacité en fonction des ressources militaires disponibles. Le tableau des forces armées et de leur répartition lors de la «bataille d'Alsace» (p. 162) est l'occasion pour l'écrivain de guerre qu'est De Gaulle de se livrer à un exercice d'explication de stratégie guerrière mais aussi de dresser, selon la logique qui préside à sa reconstruction de l'Histoire, un état des lieux permettant au lecteur de comprendre la suite des opérations une fois les situations respectives clairement établies.

A la bataille d'Alsace prendrait part, également la 2e Division blindée. Suivant mes intentions, celle-ci était initialement rattachée à la VIIe Armée américaine avec la mission générale de libérer Strasbourg. D'autre part, la 27e Division alpine et deux brigades de montagne demeuraient pour <u >couvrir la vallée du Rhône ou passaient les communications des Armées de Lattre et Patch. , je confiai, le 14 octobre, au général de Larminat le commandement des «Forces de l'Ouest» et le fis rattacher, pour les ravitaillements en munitions et en essence, au Groupe d'armées du général Devers. Larminat avait devant lui 90000 Allemands solidement retranchés. Des maquisards se trouvant sur place, étayés de plusieurs régiments nord-africains et coloniaux et de batteries d'origines diverses, il devait faire trois divisions: 19e, 23e, 25e. Dès qu'on pourrait, en outre, prélever <u >sur le front du Rhin les renforts indispensables, les forces de l'Ouest passeraient à l'attaque pour liquider les poches allemandes. Enfin, 2 divisions en voie de formation: 10e et 1re, resteraient provisoirement à la disposition du gouvernement, l'une , l'autre <u >aux environs de Bourges. Elles seraient, à leur tour, engagées dès que possible. Dans la dernière phase de la guerre, il y aurait finalement en ligne plus de 15 divisions françaises. C'était vraiment tout le possible, compte-tenu des misères du présent. Pour la France, hélas! c'était peu, relativement au passé.«Allah! qui me rendra ma formidable armée?».

De Gaulle évoque jusqu'aux «maquisards» embusqués, égrène les divisions armées, les noms de brigade,de forces militaires, de régiments, les labellise, les positionne, étiquette leurs missions respectives dans un exercice de brio énumératif qui se rapproche de la tradition épique: point de soldats individualisés mais davantage un panorama des forces françaises, cartographiées, qui permet, en même temps que la revue littéraire des effectifs militaires, de borner les limites du territoire sous contrôle de la France et des Alliés comme de délimiter les points de conflits, les frontières où les combats seront décisifs («dans les Alpes, pour couvrir la vallée du Rhône», «sur la côte de l'Atlantique», «sur le front du Rhin», «près de Paris» ou «aux environs de Bourges»). Le triangle des opérations militaires est ainsi dessiné (côte atlantique, front alsacien, Alpes franco-italiennes) au centre duquel se situent les troupes de Paris et Bourges, en renfort. Comme souvent, le récit mémorialiste est très structuré, le passage en revue se termine par un bilan chiffré qui fait la synthèse de ce panorama en saisissant l'ensemble des forces en présence côté français («15 divisions françaises») et laisse poindre un lyrisme déploratif nourri d'intertextualité (le vers final extrait des Orientales de Victor Hugo). L'art de la guerre s'apparente à la vision de l'Histoire: il s'accommode aux situations, si critiques soient-elles, et tire le meilleur possible des circonstances, ce que De Gaulle appelle «une de ces occasions de l'Histoire où un peuple voit s'offrir à lui un destin d'autant plus grand que ses épreuves ont été pires» («Le Rang», p. 73).

Un trait majeur du style de De Gaulle est la généralisation de l'énumération-état des lieux à d'autres domaines que celui des conflits armés. Cet effet de liste, qui donne un panorama étendu d'une situation, est en effet employé pour d'autres contextes : qu'il s'agisse de livrer la composition précise de son gouvernement provisoire (p.149-153) ou de donner un aperçu des désastres occasionnés par la guerre dans une France meurtrie au tout début du Salut, de livrer les chiffres du redressement français en citant des passages de son discours de Béthune (p. 303-304) ou encore de passer en revue les Français, leur moral et l'état du pays en faisant un tour de France des régions et des villes principales, la technique du passage en revue qu'adopte De Gaulle relève d'une volonté d'étendre le regard pour appréhender une réalité immense et complexe selon la logique militaire du passage en revue des troupes. Il fait ainsi œuvre de témoignage au regard du lecteur, mieux à même de se rendre compte des réalités dans leur ensemble. Jusque dans le regard qu'il porte sur la France et sa méthode d'exploration du territoire, De Gaulle reste un général d'armée, qui s'est investi d'une mission tirant sa légitimité dans le «désastre» de 1940. De même que les lieux du conflit historique sont représentés de manière spectaculaire, les débats d'idées sont animés par le mémorialiste qui entend les restituer dans toute leur vivacité, au moyen de procédés qu'il nous reste à présent à examiner.

***

III. Les débats d'idéesdans Le Salut: art du dialogue et postures idéologiques.

On ne peut aborder les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle sans aprioris, mais surtout sans avoir à l'esprit que les débats d'idées y seront conditionnés par une certaine idéologie, certaines idées à mesurer en fonction d'un contexte précis. Le Salut retrace l'action d'une reconquête de la France par un homme entré en résistance depuis 1940, reconquête qui se fonde tout d'abord sur le plan mystique puis politique. De Gaulle le déclare d'ailleurs sans ambages: la «mystique du renouveau» évoquée à la fin du chapitre «La Libération» (p. 53) cède la place à la politique réaffirmée au chapitre «L'Ordre» («Il y faut une politique», p. 115). Dès le début du Salut, De Gaulle déclare: «la mystique avait inspiré les élans de la France Libre. Elle s'était, par force, estompée dans les projets du Comité d'Alger. A présent, c'est la politique qui dominait les actes du gouvernement.» Or, cette politique s'adapte exactement à l'attitude adoptée vis-à-vis de l'Histoire: «Gouverner à coups d'initiatives, de risques, d'inconvénients. Voilà ce que je veux faire.», déclare le mémorialiste,p. 115. Le gouvernement de la France passe par une logique d'opposition intérieure et extérieure: les Communistes et les Partis politiques sont les pendants, au sein du pays, de l'impérialisme Américain, Russe et Anglais sur le plan international. Les débats d'idées, au sein du Salut, s'établissent sans cesse entre De Gaulle et ces opposants à divers degrés, avec qui il se livre à des joutes argumentatives. Dans la logique de grandeur et de restauration de l'honneur de la France qui est celle qui guide l'action de De Gaulle, les Communistes sont sentis comme ses opposants naturels, ayant une grande influence au sein des réseaux résistants et étant surtout très liés à Moscou et à son impérialisme; les Partis sont rejetés pour avoir conduit, par leurs dissensions, à la situation tragique de 1940. Sur le plan international, De Gaulle se méfie de Churchill et de ses tentatives pour s'imposer aux détriments de la France, de même que de la volonté de domination américaine ou Russe.

Le texte du Salut met ainsi en scène des débats d'idées de plusieurs sortes: le débat peut être intériorisé, mettant en scène la délibération et les doutes de De Gaulle; il peut s'organiser au moyen d'une scène dialoguée, jouant sur le contrepoint entre le commentaire narratif et la sélection des propos retranscrits au discours direct; enfin, le débat peut s'adjoindre à l'art du portrait pour donner plus d'impact encore aux propos tenus, concordant avec les attitudes. Nous étudierons successivement trois passages importants du Salut: le début du chapitre «Le Rang» (p. 57) où De Gaulle met en scène ses propres doutes; l'entretien avec Churchill au même chapitre (p. 67-70) et enfin la visite à Staline et le débat qui s'ensuit sous la forme d'une joute oratoire (74-100).

1. Le style du récit de débat: organisation dialectique et mouvements délibératifs.

Le débat dans Le Salut est tout d'abord mis en scène comme un débat intérieur: souvent, De Gaulle confie au lecteur ses propres doutes en les exposant pour mieux les resituer dans leur contexte. Il ne s'agit pas tant de dévoiler les coulisses du pouvoir que de démontrer par l'épreuve des doutes que la logique suivie par la suite était la plus pertinente. Il en est ainsi en ouverture du chapitre «Le Rang» (p. 57):

Vers la France libérée tous les Etats portaient leurs regards. Cette nation, que depuis tant de siècles on voyait à la première place, qui hier s'était effondrée dans un désastre invraisemblable, mais pour qui certains de ses fils n'avaient pas cessé de combattre, qui aujourd'hui se déclarait souveraine et belligérante, dans quel état reparaissait-elle, quelle route allait-elle prendre, à quel rang la reverrait-on?

Sans doute croyait-on que le général de Gaulle, maintenant installé à Paris, s'y maintiendrait pour un temps à la tête de quelque exécutif. Mais sur qui et sur quoi, au juste, s'exercerait son autorité? Ce chef, que n'avaient investi nul souverain, nul parlement, nul plébiscite, et qui ne disposait en propre d'aucune organisation politique, serait-il longtemps suivi par le peuple le plus mobile et indocile de la terre? Sur un territoire ravagé, au milieu d'une population recrue de privations, en face d'une opinion profondément divisée, n'allait-il pas se heurter à des difficultés telles qu'il se trouverait impuissant? Enfin, qui pouvait dire si les communistes, grandis dans la résistance et n'ayant devant eux que des lambeaux de partis et des débris de police, de justice, d'administration, ne s'empareraient pas du pouvoir? Avant de prendre, à l'égard du Gouvernement provisoire, une attitude déterminée, les chancelleries voulaient voir comment tournerait la France.

Toute la stratégie délibérative de De Gaulle mémorialiste se fonde sur un état des lieux grevé d'incertitudes pour démontrer par la suite comment il va transformer ce champ de ruines en reconstruisant la France avec succès. La multiplication des questions sans réponses permet tout d'abord de faire le bilan de la situation actuelle du paysen dessinant sa trajectoire, «première place» avant 1940, puis «désastre invraisemblable» et regain actuel de souveraineté au prix d'une lutte âpre pour restaurer cette grandeur perdue: derrière la France «belligérante» et «certains de ses fils» qui «n'avaient pas cessé de combattre», se lit en filigrane le profil de De Gaulle. Ce même De Gaulle se substitue donc en premier lieu aux interrogations des Etats en les recréant au moyen de son propre imaginaire du traumatisme de 1940. Il légitime ainsi son action en laissant planer le doute et l'effet d'attente concernant la suite de son action par une triple interrogation: « dans quel état reparaissait-elle,quelle route allait-elle prendre, à quel rang la reverrait-on?». L'état, la route et le rang, tels sont les trois étapes majeures de la «mission» que s'est assignée De Gaulle, qui s'appuie sur la situation de la France pour jouer le rôle de guide et la mener à un niveau supérieur, celui d'avant la crise de 1940.

L'habileté de De Gaulle est de supposer que les autres Etats doutent de sa propre action, afin de mieux apporter un démenti dans la suite du volume du Salut. En effet, le second paragraphe se constitue d'un enchaînement d'interrogations qui sont imputées aux Etats extérieurs concernant la France, mais qui reproduisent en réalité les interrogations du lecteur ou de De Gaulle au moment précis où il aborde le problème du «rang» à redonner à son pays. Il pose ainsi à de multiples reprises, sous de multiples formes, la question de sa légitimité mise en doute (par l'indéfini et l'aspect précaire de sa situation - «un temps à la tête de quelque exécutif» - par la nature même de son «autorité» - «sur qui et sur quoi»? – enfin par la négation de toute légitimation démocratique sur un rythme ternaire – «investi» par «nul souverain, nul parlement, nul plébiscite» avec «aucune organisation politique»). La situation de De Gaulle est même représentée comme catastrophique puisqu'il doit diriger – comme le lui a rappelé d'ailleurs Staline – le «peuple le plus mobile et indocile de la terre». De Gaulle se plaît ainsi à accumuler les obstacles à toute réussite de son entreprise comme si le débat intérieur était un moyen de montrer que tout est réuni pour qu'il échoue: «territoire ravagé», «population recrue de privations», «opinion profondément divisée». Au lieu de peser le pour et le contre, il n'évoque que le «contre», finissant par évoquer l'opportunisme politique des «Communistes» pour mieux insister de nouveau sur l'état désastreux du pays filant le motif de la ruine («lambeaux de partis», «débris de police, de justice, d'administration»).

Le débat intérieur sous la plume de De Gaulle revient souvent à exposer ses propres doutes pour mieux révéler ses propres convictions: les idées d'autrui sur la France sont en réalité, dans ce passage, celles de De Gaulle lui-même mettant en doute de manière fictive ses propres capacités à remettre la France debout et sa propre légitimité. Le dédoublement de De Gaulle narrateur, qui sait qu'il a réussi dans sa «mission», et de De Gaulle personnage, assailli des doutes d'autrui qui deviennent peu à peu les siens, se joue ici dans l'espace de l'interrogation intérieure mais pour mieux être démenti par l'action à suivre. Ainsi, le débat avec autrui trouve dans l'actionune réponse éloquente aux doutes : la restitution des scènes dialogués avec ses contradicteurs devient alors un exercice dialectique plus saisissant encore, où le mémorialiste mêle fragments de discours direct et narration commentative pour mieux orienter l'interprétation à donner à sa confrontation verbale, comme c'est le cas lors de l'entretien avec Churchill dans le chapitre «Le Rang» (p. 67-70).

2. La mise en scène du dialogue

Cette confiance de Churchill ne suffisait pas, cependant, à lui faire adopter, à notre égard, la politique de franche solidarité qui aurait pu rétablir l'Europe et maintenir, en Orient, en Asie, en Afrique, le prestige de l'Occident. La visite qu'il nous rendait était peut-être l'ultime occasion de l'amener à la résipiscence[xxxii]. Je ne me fis pas faute de l'essayer au cours des entretiens que nous eûmes en tête-à-tête.

Je répétais à Churchill: «Vous le voyez, la France se reprend. Mais, quelle que soit ma foi en elle, je sais qu'elle ne retrouvera pas de sitôt sa puissance d'autrefois. Vous, Anglais, de votre côté, terminez cette guerre couverts de gloire. Cependant, dans quelle mesure – si injuste que cela soit – votre situation relative risque-t-elle d'être diminuée, étant donné vos pertes et vos dépenses, les forces centrifuges qui travaillent le Commonwealth et, surtout, l'ascension de l'Amérique et de la Russie, en attendant celle de la Chine! Voilà donc que, pour affronter un monde tout nouveau, nos deux anciens pays se trouvent affaiblis simultanément. S'ils demeurent, en outre, séparés, pour combien comptera chacun d'eux? Au contraire, que l'Angleterre et la France s'accordent et agissent ensemble dans les règlements de demain, elles pèseront assez lourd pour que rien ne se fasse qu'elles n'aient elles-mêmes accepté ou décidé. C'est cette commune volonté qui doit être à la base de l'alliance que vous nous proposez. Sinon, à quoi bon signer un document qui serait ambigu?

L'équilibre de l'Europe, ajoutai-je, la paix garantie sur le Rhin, l'indépendance des Etats de la Vistule, du Danube, des Balkans, le maintien à nos côtés, sous forme d'association, des peuples que nous avons ouverts à la civilisation dans toutes les parties du monde, une organisation qui soit autre que le champ des querelles de l'Amérique et de la Russie, enfin la primauté reconnue dans la politique à une certaine conception de l'homme en dépit de la mécanisation progressive de sociétés, voilà bien, n'est-il pas vrai, ce que sont nos grands intérêts dans l'univers qui s'annonce? Ces intérêts, mettons-nous d'accord pour les soutenir de concert. Si vous le voulez, j'y suis prêt. Nos deux pays nous suivront. L'Amérique et la Russie, entravées par leur rivalité, ne pourront pas passer outre. D'ailleurs, nous aurons l'appui de beaucoup d'Etats, et de l'opinion mondiale qui, d'instinct, redoutent les colosses. En fin de compte, l'Angleterre et la France façonneront ensemble la paix, comme deux fois, en trente ans, elles ont ensemble affronté la guerre.»

Winston Churchill me répondait: «Je n'envisage pas, soyez-en sûr! que la France et la Grande-Bretagne se séparent. Vous êtes le témoin et la preuve de ce que j'ai fait pour l'empêcher, quand c'était le plus difficile. Aujourd'hui même, je vous propose de conclure avec nous une alliance de principe. Mais, dans la politique aussi bien que dans la stratégie, mieux vaut persuader les plus forts que marcher à leur encontre. C'est à quoi je tâche de réussir. Les Américains ont d'immenses ressources. Ils ne les emploient pas toujours à bon escient. J'essaie de les éclairer, sans oublier, naturellement, d'être utile à mon pays. J'ai noué avec Roosevelt des relations personnelles étroites. Avec lui, je procède par suggestions afin de diriger les choses dans le sens voulu. Pour la Russie, c'est un gros animal qui a eu faim très longtemps. Il n'est pas possible aujourd'hui de l'empêcher de manger, d'autant plus qu'il est parvenu en plein milieu du troupeau des victimes. Mais il s'agit qu'il ne mange pas tout. Je tâche de modérer Staline qui, d'ailleurs, s'il a grand appétit, ne manque pas de sens pratique. Et puis, après le repas, il y a la digestion. Quand l'heure viendra de digérer, ce sera, pour les Russes assoupis, le moment des difficultés. Saint Nicolas pourra peut-être, alors, ressusciter les pauvres enfants que l'ogre aura mis au saloir. En attendant, je suis présent à toutes les affaires, ne consens à rien pour rien et touche quelques dividendes.»

«Quant à la France», répétait Churchill, «grâce à vous, elle reparaît. Ne vous impatientez pas! Déjà, les portes s'entrebâillent. Plus tard, elles vous seront ouvertes. On vous verra, tout naturellement, prendre un fauteuil à la table du conseil d'administration. Rien n'empêchera, alors, que nous opérions ensemble. Jusque-là, laissez-moi faire!»

Le premier ministre prit congé de moi, le 14 novembre, pour aller inspecter le secteur britannique du front. Eden était déjà rentré à Londres. De ce qu'ils nous avaient exposé, il ressortait que l'Angleterre était favorable à la réapparition politique de la France, qu'elle le serait chaque jour davantage pour des raisons d'équilibre, de tradition et de sécurité, qu'elle souhaitait une alliance de forme avec nous, mais

qu'elle ne consentirait pas à lier son jeu au nôtre, se croyant en mesure de jouer seule le sien entre Moscou et Washington, de limiter leurs exigences mais aussi d'en tirer profit. La paix que nous, Français, voulions aider à bâtir d'après ce qui nous semblait être la logique et la justice, les Anglais, eux, jugeaient expédient de la traiter suivant les recettes de l'empirisme et du compromis. Au demeurant, ils poursuivaient certains objectifs précis, là où l'assiette des Etats et les situations acquises, n'étant pas encore fixées, offraient à l'ambition britannique des possibilités de manœuvre et d'extension.

L'échange de conceptions qui s'établit entre Churchill et De Gaulle est encadré, par le mémorialiste, de commentaires qui orientent les débats et la stratégie de chacun. Celle de De Gaulle est clairement établie dès le début de cet extrait: faire s'approcher davantage Churchill de ses conceptions en le conduisant de sa «confiance» à une «franche solidarité» puis à la «résipiscence»: il attend de cet entretien que Churchill fasse amende honorable et reconnaisse les torts de l'Angleterre vis-à-vis de la France, déconsidérée par elle jusque-là. Toute son intervention vise à développer l'idée d'une alliance nécessaire entre l'Angleterre et la France pour s'opposer à l'impérialisme des grandes puissances (Amérique, Russie, Chine): «commune volonté» fondée sur une faiblesse commune, «nos grands intérêts», «les soutenir de concert», «l'Angleterre et la France façonneront ensemble la paix». A cet intérêt commun, Churchill oppose l'attentisme et l'intérêt national : pour lui, l'alliance ne peut être que «de principe» et la stratégie à adopter n'est pas de se liguer pour être plus fort contre les grandes puissances mais de louvoyer pour aller dans leur sens et gagner leur confiance en modérant leurs appétits de grandeur (voir la métaphore filée de l'ogre Russe et la règle formulée - «mieux vaut persuader les plus forts que de marcher à leur encontre» - ainsi que les verbes d'action employés: «j'essaie de les éclairer», «modérer Staline», «être utile à mon pays», faire des «suggestions», «diriger les choses dans le sens voulu»). En représentant Churchill comme un partisan de la ruse et de la manipulation, De Gaulle ressort grandi de cet entretien, lui qui recherche l'accord franc et ouvert plutôt que les faux-semblants. Le bilan qu'il tire de cet entretien fait ainsi ressortir l'attentisme coupable de Churchill; il est structuré à la manière d'une synthèse raisonnée: d'abord les aspects encourageants (le rapprochement des deux pays), puis les divergences, formulées au moyen d'une opposition («la logique et la justice» face aux «recettes de l'empirisme et du compromis»), faisant ressortir le calcul non dénué d'arrière-pensée de la part des Anglais, Churchill étant mû avant tout par «l'ambitionbritannique» et non par la logique de l'alliance entre Etats, privilégiant les «possibilités de manœuvre et d'extension».

Le débat d'idées met au jour, sous la plume du mémorialiste, la noirceur des intentions de Churchill face à la limpidité des intentions de De Gaulle: ce dernier se construit dans une opposition permanente à ses alliés avec qui il doit composer pour redonner à la France son rang, seul objectif qu'il poursuit. Ainsi, lui aussi a bel et bien des ambitions nationales, sous couvert d'une paix souhaitable, mais il parvient à démontrer par le discours rapporté et par l'analyse narrative finale, que seul Churchill poursuit des objectifs nationaux de manière quelque peu malhonnête. L'entrevue avec Staline permet d'explorer encore davantage le rapport que De Gaulle établit avec ses grands opposants par la mise en scène du dialogue et l'apport complémentaire du portrait.

3. Dialogue et portrait: jeu des points de vue et postures idéologiques.

Il est en effet singulier de remarquer que les grands portraits, dans Le Salut, sont surtout réservés aux ennemis de De Gaulle, ou tout au moins à ceux qu'il doit affronter, parfois même dans le camp des Alliés. Ses véritables alliés ne sont que peu caractérisés, seulement au moyen de quelques adjectifs qui synthétisent leurs principales qualités à ses yeux. Le long récit de la rencontre entre De Gaulle et Staline (p. 74-100) permet alors d'organiser le débat d'idées en valorisant De Gaulle par son art de la répartie et en dénonçant la ruse de Staline, dont le portrait morcelé, au fil des dialogues, révèle les aspects inquiétants de sa personnalité. Les débats entre Staline et De Gaulle sont ainsi souvent construits comme des échanges à fleurets mouchetés, dans lesquels De Gaulle a toujours le rôle de celui qui l'emporte par son sens de la répartie. Par trois fois, il en fait preuve. Ainsi, lorsque Staline évoque la situation française pour ironiser, De Gaulle se représente comme inflexible et répond sans ambages à son interlocuteur:

Par moments, il se montrait détendu, voire plaisant. «Ce doit être bien difficile, me dit-il, de gouverner un pays comme la France où tout le monde est si remuant! – Oui, répondis-je. Et, pour le faire, je ne puis prendre exemple sur vous, car vous êtes inimitable!» (81).

Lorsque De Gaulle assiste à une projection de films russes de propagande, il répond ainsi à Stalinequi commente les actions filmées à la gloire d'une histoire reconstruite en apologie du régime soviétique:

Staline riait, battait des mains: «Je crains, dit-il, que la fin de l'histoire ne plaise pas à M. de Gaulle.» Je ripostai, quelque peu agacé: «Votre victoire, en tout cas, me plaît. Et d'autant plus, qu'au début de la véritable guerre, ce n'est pas comme dans ce film que les choses se sont passées entre vous et les allemands.» (95-96).

Enfin, lors de la cérémonie des toasts, Staline évoque en plaisantant la Pologne, sujet de discorde entre De Gaulle et lui, ce à quoi De Gaulle répond avec un trait d'esprit qui ne cache pas son agacementdevant la comédie jouée par le dictateur russe:

«Nous avons, nous, une politique nouvelle. Que les Slaves soient, partout, indépendants et libres! C'est ainsi qu'ils seront nos amis. Vive la Pologne, forte, indépendante, démocratique! Vive l'amitié de la France, de la Pologne et de la Russie!» Il me regardait: «Qu'en pense M. de Gaulle?» En écoutant Staline, je mesurais l'abîme qui, pour le monde soviétique, sépare les paroles et les actes. Je ripostai: «Je suis d'accord avec ce que M. Staline a dit de la Pologne», et soulignai: «Oui, d'accord avec ce qu'il a dit.» (99).

L'échange de conceptions entre De Gaulle et Staline est aussi un moyen de tester son adversaireet la liberté de ton qu'il peut adopter: De Gaulle se présente toujours comme celui qui sait tenir tête au dictateur russe et affirmer son point de vue de manière ferme et catégorique. Staline, quant à lui, est représenté comme un «champion rusé», «possédé de la volonté de puissance» (78) et cette volonté de s'imposer et de manipuler autrui se retrouve dans ses échanges avec De Gaulle. Il tente tout pour imposer la reconnaissance du comité de Lublin, gouvernement polonais à la solde du Parti communiste, et, jusqu'au bout, l'échange avec De Gaulle reste tendu au point que De Gaulle menace de partir sans conclure aucun accord. La réaction finale de Staline est décrite comme une ruse ultime pour ne pas perdre la face: son insistance pour faire reconnaître Lublin est alors présentée comme un moyen de tester la résistance de son adversaire.

Staline se montra beau joueur. D'une voix douce, il me fit son compliment: «Vous avez tenu bon. A la bonne heure! J'aime avoir affaire à quelqu'un qui sache ce qu'il veut, même s'il n'entre pas dans mes vues.' Par contraste avec la scène virulente qu'il avait jouée quelques heures auparavant en portant des toasts à ses collaborateurs, il parlait de tout, à présent, d'une façon détachée, comme s'il considérait les autres, la guerre, l'Histoire, et se regardait lui-même, du haut d'une cime de sérénité. (98-99).

Alors que De Gaulle évoque «la question du Rhin» et «celle de l'Oder», il décrit l'attitude apparemment puérile de Staline, qui «garda le silence, tout en traçant des barres et des ronds» et qui finit par évoquer un autre sujet, celui du pacte Franco-russe (p. 80). La description de l'attitude de Staline montre combien il se désintéresse du débat et ne voit que son seul intérêt: la plume du mémorialiste saisit ainsi délibérément les instants où sa véritable personnalité semble se révéler. Il en est ainsi lorsqu'ils évoquent la Pologne, sujet sensible pour les Russes («prenant la parole à son tour, le maréchal Staline s'échauffa. A l'entendre, grondant, mordant, éloquent, on sentait que l'affaire polonaise était l'objet principal de sa passion et le centre de sa politique», 84). De Gaulle ne fait pas que décrire les attitudes, il les analyse et révèle sciemment au lecteur le fond de la personnalité de ses interlocuteurs: il cherche à dévoiler leur duplicité, ce qui a pour corollaire de le faire apparaître à la fois comme un être lucide et plus intègre par opposition. Staline a l'imprévisibilité des tyrans, aussi change-t-il souvent d'avis car il est avant tout dominé par ses passions: ses idées sont au service de son appétit de domination, comme le laisse entendre la description qu'en fait le mémorialiste («soudain, changeant de direction», p. 88; une réaction vive attendue laisse place à un sourire et un murmure, p. 85; alors que De Gaulle repart, il se retourne et voit l'ogre Staline dévorer le contenu d'une assiette: «me retournant sur le seuil, j'aperçus Staline assis, seul, à table. Il s'était remis à manger.», p. 99).

Lorsque le débat d'idée s'accompagne des commentaires orientés du mémorialiste et de portraits évocateurs, il tourne souvent à la dénonciation ostensible des travers de l'interlocuteur: nationalisme ambitieux et ruse de Churchill, passion dévorante et impérialiste qui régit l'attitude de Staline, sa ruse et son hypocrisie. Tout échange devient un moyen de placer De Gaulle face à des interlocuteurs dont il faut déjouer les mauvaises intentions: au centre d'un nœud de vipères, il devient le guide intègre qui poursuit un but unique, restaurer la France dans sa grandeur.

***

Conclusion: l'écriture combattante.

En fournissant en annexes de chacun des volumes de ses Mémoires de guerre des «documents» qui attestent de sa bonne foi et demeurent des preuves devant l'Histoire, De Gaulle mémorialiste entend renforcer la crédibilité de son propos. Mais la confrontation de ces documents au texte des Mémoires de guerre permet surtout de mesurer combien le style de De Gaulle et son art d'écrivain change le point de vue donné sur l'Histoire en orientant le récit selon une obsession permanente, celle de la mission qu'il s'est donnée, conformément à cette «certaine idée de la France» qu'il se fait: grande, exemplaire et humaniste, œuvrant en faveur de la paix et de l'accord entre les nations.

De Gaulle réécrit bel et bien l'Histoire pour se décrire comme un acteur majeur de son temps: héritier de l'écriture latine, rhétorique –son pendant classique – mais aussi de la prose parfois poétique et des élans du mémorialiste Chateaubriand – son pendant romantique -, il est un témoignage de la survivance de la longue tradition des Mémoires aristocratiques. Entre la plume et l'épée, De Gaulle ne choisit pas: il fait de ses Mémoires de guerre le terrain d'un combat qui se termine. La plume succède à l'épée, le soldat n'abdiquant pas pour autant devant l'écrivain: seule l'arme change. Il s'agit bien pour De Gaulle de recréer, avec toute la puissance évocatoire de la rhétorique et des procédés de mise en relief épiques, l'atmosphère tendue qui préside à la reconstruction de la France d'après-guerre. Témoin et acteur majeur de ses Mémoires et du Salut, qui représente l'apogée de son action jusqu'à son départ volontaire du pouvoir, De Gaulle personnage est mis en scène en lutte perpétuelle avec des ennemis intérieurs et extérieurs qui sont censés être dans le camp des vainqueurs. Mussolini et Hitler anéantis, il reste encore des épreuves à surmonter: l'écriture de l'épreuve passe par une prose combattante. L'Histoire devient le lieu d'une conquête pragmatique du moment et de l'occasion propices où triomphent la logique du fait accompli et l'audace comme valeur cardinale de l'action. De Gaulle n'entend jamais reculer et sa prose réaffirme en permanence la force de ses convictions: c'est le rôle des formules récurrentes qui jalonnent ce volume, réaffirmant la lucidité du guide de la France Libre, la prégnance de sa mission, les devoirs qu'il s'impose pour faire triompher son pays. Sur le plan des débats d'idées, la recréation de dialogues vifs et animés fait résonner sans cesse la voix de De Gaulle au sein du Salut, qui insiste sur son engagement indéfectible à la réussite de sa mission: ses adversaires sont souvent mis en déroute par sa logique, son art de la répartie ou sa ténacité. La confrontation verbale, comme militaire, est fondée sur un impossible renoncement à des valeurs qui, par contraste, dévoile la noirceur de ses opposants, d'autant plus s'ils sont ses prétendus alliés (Staline, Churchill).

De Gaulle personnage se construit ainsi au fil d'une écriture combattante, d'un style sobre et vif qui cherche en permanence à le présenter en lutte contre des menaces qui le placent au centre des enjeux comme la clé de toutes les résolutions possibles. Il convient de prendre la mesure et de ne pas éluder ce parti pris de l'écriture qui met en valeur De Gaulle comme alpha et oméga du sauvetage de la France, qui le place dans une opposition systématique aux Communistes, aux partis (à l'intérieur) et aux alliés trop ambitieux et mûs essentiellement par l'intérêt de leur nation (à l'extérieur). Reste un style qu'il convient d'aborder comme le fait De Gaulle lui-même, selon l'adage de Buffon que reprend volontiers à son compte: «Il n'est de style […] que par l'ordre et le mouvement». Il nous semble que c'est dans ce rapport entre le mouvement des idées et des ambitions et l'ordre de l'écriture que se situe bel et bien l'écriture combattante de De Gaulle dans Le Salut et les Mémoires de guerre.



[i] Alain Larcan rappelle ainsi, au début de son article intitulé «L'écrivain Charles de Gaulle et ses grands hommes»(dans L'écrivain et le grand homme, Travaux de Littérature n°XVIII, Paris, Droz, 2005, p. 365) : «le soldat, le politique sont bien connus; l'écrivain l'est moins, réduit dans l'esprit de beaucoup au mémorialiste.».

[ii] Adrien le Bihan, Le Général et son double, De Gaulle écrivain, Paris, Flammarion, 1996, p. 11.

[iii] Voir le livre de Jean-François Revel, Le Style de De Gaulle, l'article de Barthes, le récent article paru dans L'Express du 18 juin 2010 par Jean Montenot, «Quel écrivain fut de Gaulle?» ou l'article d'Antoine Compagnon dans La Croix du 7 juin 2010,«Peut-on étudier les Mémoires de De Gaulle comme une œuvre littéraire?».

[iv] Marius-François Guyard, «Un écrivain nommé Charles de Gaulle», in Charles de Gaulle, Mémoires, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2000, p. LXV.

[v] Adrien le Bihan, op. cit., p. 15.

[vi] Francis Quesnoy, «Le Style du général de Gaulle», Espoir n° 65, 1988.

[vii] Adrien le Bihan, De Gaulle écrivain, Paris, Fayard/Pluriel, 2010, «Les carnets d'un fantassin», p. 15.

[viii]

Art. cit., p.370.

[ix]

Art. cit. .

[x]

Art. cit., p. 368-369.

[xi]

Art. cit.

[xii]

Art. cit., p. 380-381.

[xiii] Adrien le Bihan, De Gaulle écrivain, Paris, Fayard, «Pluriel», 2010.

[xiv] Alain Larcan, art. cit., p. 383.

[xv] In Alain Larcan, art. cit., p. 383.

[xvi] Alain Larcan, De Gaulle, Le soldat écrivain, Paris, Textuel, 2005, p. 139.

[xvii] Jean-François Revel, Le Style du Général, Paris, Julliard, 1959, réédition Complexe, 1988.

[xviii] Paru le 12 novembre 1959 dans France-Observateur.

[xix] Antoine Compagnon, «Peut-on étudier les Mémoires de De Gaulle comme une œuvre de littérature», in La Croix, lundi 7 juin 2010.

[xx] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre I, in Confessions – autres textes autobiographiques, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1959, p. 5.

[xxi] Le Bihan, op. cit., Flammarion, 1996, p. 152.

[xxii] A. Larcan, op. cit., p. 186.

[xxiii] Le Bihan, op. cit., Flammarion, 1996, p. 148.

[xxiv]

Op. cit., p. 144.

[xxv]

Ibid., p. 145.

[xxvi]

Ibid., p. 146.

[xxvii] Alain Larcan, op. cit., p. 385.

[xxviii] Cité par Alain Larcan, art. cit., p. 385.

[xxix]

Art. cit..

[xxx] Jean-Louis Jeannelle, Ecrire ses Mémoires au XXe siècle, Déclin et renouveau, Paris, Gallimard, «Bibliothèque des Idée», Paris, NRF, Gallimard, 2008, p. 190.

[xxxi] Dans chacun des extraits analysés, nous soulignons les éléments à commenter.

[xxxii]

Résipiscence: reconnaissance d'une faute avec amendement.



Sébastien Baudoin

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Mars 2011 à 8h55.