Atelier

Le présent article est issu d'une communication au colloque Compétences, reconnaissance et pratiques génériques (29-30 avril 2005), organisé par le CRAL (CNRS/EHESS) & le GRIACD (UNIL-IRIS 4), actes parus en 2007 dans Le Savoir des genres., livraison de la revue La Licorne, 79, Presses Universitaires de Rennes, sous la dir. de R. Baroni & M. Macé, p. 201-210.
«Écoutez un peu ceci, ma bonne. Connaissez-vous M. de Béthune, le berger extravagant de Fontainebleau, autrement Cassepot? Savez-vous comme il est fait? Grand, maigre, un air de fou, sec, pâle, enfin comme un vrai stratagème. Tel que le voilà, il logeait à l'hôtel de Lyonne avec le duc, la duchesse d'Estrées, Mme de Vaubrun et Mlle de Vaubrun. Cette dernière alla, il y a deux mois, à Sainte-Marie du faubourg Saint-Germain; on crut que le bonheur de sa sœur la ferait religieuse et qu'elle aurait tout le bien. Savez-vous ce que faisait ce Cassepot à l'hôtel de Lyonne? L'amour, ma bonne, l'amour avec Mlle de Vaubrun. Tel que je vous le figure, elle l'aimait. Benserade dirait là-dessus, comme de Mme de Ventadour qui aimait son mari: “Tant mieux, si elle aime celui-là, elle en aimera bien un autre.” Cette petite fille de dix sept ans a donc aimé ce don Quichotte, et hier il alla, avec cinq ou six gardes de M. de Gêvres, enfoncer la grille du couvent avec une bûche et des coups redoublés. Il entra avec un homme à lui dans ce couvent, trouve Mlle de Vaubrun qui l'attendait, la prend, l'emporte, la met dans un carrosse, la mène chez M. de Gêvres, fait un mariage sur la croix de l'épée, couche avec elle, et le matin, dès la pointe du jour, ils sont disparus tous deux, et on ne les a pas encore trouvés. En vérité, c'est là qu'on peut dire encore:

Agnès et le corps mort s'en sont allés ensemble.

Le duc d'Estrées crie qu'il a violé les droits de l'hospitalité. Mme de Vaubrun veut lui faire couper la tête. M. de Gêvres dit qu'il ne savait pas que ce fût Mlle de Vaubrun. Tous les Béthune font quelque semblant de vouloir empêcher que l'on ne fasse le procès à leur sang. Je ne sais point encore ce qu'on en dit à Versailles. Voilà, ma chère bonne, l'évangile du jour. Vous connaissez cela, on ne parlait d'autre chose. Que dites-vous de l'amour? Je le méprise quand il s'amuse à de si vilaines gens.»[i]

Cette lettre de Mme de Sévigné à sa fille Mme de Grignan, datée du mois de mars 1689, sommes-nous sûrs de l'avoir bien lue et de pouvoir la lire tout à fait? Qu'avons-nous lu exactement comme destinataires seconds, par hypothèse imprévus tout autant qu'indiscrets, qui ne pouvons nous substituer à Mme de Grignan, première destinataire de la lettreet apparemment seule légitime?

Lue avec trois cent six ans de retard sur son contexte de rédaction, la lettre offre à qui veut réfléchir sur les modalités de réception et l'historicité des textes, un solide condensé de problèmes théoriques. Tentons d'abord de les hiérarchiser, en réservant pour l'instant la question de la littérarité du texte épistolaire qui est pourtant l'une des conditions de notre lecture: si la correspondance de la marquise n'avait pas très tôt intégré le canon des œuvres littéraires, la lettre ne serait tout simplement jamais venue jusqu'à nous.

La lettre trouée

Lisant un texte ancien et aussi résolument factuel qu'une lettre de Mme de Sévigné, nous faisons à plusieurs niveaux l'épreuve d'un déficit de lisibilité. Si l'on pose que la lettre «familière» n'est pas, au XVIIe siècle comme sans doute encore aujourd'hui, un genre bien codifié, sa lecture ne semble pas appeler de compétence générique spécifique (il en irait autrement pour ces deux autres formes épistolaires que sont l'épître dédicatoire et le placet). Pour qui lit à trois siècles de distance, les troubles de lisibilité sont d'abord d'un autre ordre, et peuvent tenir par exemple à un simple déficit de compétence linguistique: un lecteur qui ignorerait tout de la langue classique (il en est…) pourrait ainsi commettre un impair sinon une indélicatesse en entendant au sens moderne le syntagme «faire l'amour» — en soupçonnant donc M. de Béthune d'avoir «fait l'amour» à Mlle de Vaubrun sous le toit familial, avant que le mariage ait été prononcé « sur la croix de l'épée», soit (autre difficulté) par simple consentement mutuel juré sur la croix formée par la poignée de l'épée. Un lecteur peu rôdé à la langue et à la culture classiques perdrait sans doute encore le sel de la périphrase finale qui fait de l'anecdote «l'évangile du jour», soit le «texte» que l'on commente et sur lequel on moralise: périphrase quelque peu iconoclaste, qui institue l'anecdote mondaine en substitut du texte évangélique, et la lettre en ironique équivalent d'un sermon.

La lettre convoque aussi tout un savoir historique qui doit figurer dans l'encyclopédie du lecteur: l'expression «le bonheur de sa sœur la ferait religieuse», et l'humour de la marquise sur ce point, ne s'entendent que si l'on se souvient du sort dévolu sous l'Ancien Régime aux cadettes que la nécessité de doter une sœur aînée contraignaient à épouser l'état conventuel; on se méprendrait également en lisant comme une hyperbole que «Mme de Vaubrun veut faire couper la tête» au suborneur: un rapt, même avec le consentement de la principale intéressée, était bel et bien passible au XVIIe siècle de la peine de mort, et l'interrogation finale quant à l'opinion de «Versailles» sur l'affaire pourrait viser moins la rumeur courtisane que le décisif arbitrage du roi, qui contraignit en effet Mlle de Vaubrun à un austère couvent et M. de Béthune à un exil où il devait trouver la mort l'année suivante…

À ce savoir proprement historique, on ajoutera les exigences propres à un texte factuel: on doit supposer que les noms de M. de Gêvres ou du duc d'Estrées, sinon celui de M. de Béthune ou de l'hôtel particulier où commence l'épisode, étaient pour Mme de Grignan pleinement référentiels et évoquaient pour elle des visages et des lieux bien réels, quand ces mêmes noms propres ne sont plus pour nous que des morphèmes d'abord sémantiquement vides, dont on peut seulement attendre que les énoncés de la marquise viennent partiellement les remplir.

Au titre de nos difficultés de lecture, on doit compter pour finir avec quelques traits idiosyncrasiques dont la connaissance est tout aussi nécessaire à l'intelligence du texte: ainsi du terme de «stratagème» que Mme de Sévigné emploie toujours au sens de «fantôme», pour des raisons que les dictionnaires du temps ne permettent pas d'éclaircir (on y reviendra); ou de l'adverbe «encore», qui achemine la citation «Agnès et le corps mort s'en sont allés ensemble», lequel adverbe n'a de sens que pour qui sait, à l'instar de Mme de Grignan, que l'alexandrin issu de L'École des femmes compte parmi les «mots» habituels de la marquise[ii].

L'essentiel de nos troubles de lisibilité ne tiennent pourtant pas à ces problèmes d'encyclopédie qu'on osera dire «classiques» s'agissant d'un texte vieux de trois siècles et d'un récit factuel:la citation de Molière n'est que la plus explicite des références intertextuelles qui criblent la missive, et qui sont autant de «trous» par où le sens risque fort de nous échapper. Constamment allusif, le texte épistolaire requiert de nous une complexe compétence intertextuelle — et c'est sur elle qu'on voudrait ici réfléchir en postulant que les différentes allusions s'organisent en réseau: les allusions intertextuelles, aussi hétérogènes soient-elles, ne se superposent pas aux énoncés à la façon des points d'une broderie, mais viennent constituer un unique tamis

générique dans lequel la marquise fait passer le matériau anecdotique, et dont elle pose la reconnaissance en pariant tacitement sur les compétences génériques de sa lectrice — ou de ses lecteurs, si l'on admet, comme il est assez probable, que ses lettres ont connu d'emblée une circulation orale. Double hypothèse donc, sur la convergence des allusions intertextuelles et sur leur fonction proprement mimétique, qu'on inscrira au passage dans les marges d'une citation issue d'un ouvrage lui-même classique sur la citation, La Seconde main d'Antoine Compagnon:

«La citation est un opérateur trivial d'intertextualité. Elle fait appel à la compétence du lecteur, elle amorce la machine de la lecture qui doit fournir un travail dès lors que, dans une citation, sont mis en présence deux textes dont le rapport n'est pas d'équivalence ni de redondance. Mais ce travail dépend d'un phénomène immanent au texte : la citation le creuse singulièrement, elle l'ouvre, elle l'écarte. Il y a quête de sens, que mène la lecture, parce qu'il y a écart, départ de sens : un trou, une différence de potentiel, un court-circuit. Le phénomène est la différence, le sens est sa résolution.

Mais tout ce jeu (le départ et l'arrêt, la fuite et le colmatage), ce va-et-vient, n'a que peu à faire du sens (propre) de la citation : une citation dépourvue de sens, ou plutôt de signification, aurait à peu près le même effet d'entraînement ou de mobilisation. Dans ce départ de sens produit dans le texte par la citation, ce n'est pas le sens de la citation qui agit et réagit, mais la citation telle qu'en elle-même, le phénomène. Il existe une puissance de la citation indépendante du sens, parce qu'elle ouvre un potentiel, un potentiel sémantique certes, ou langagier, mais elle est une manœuvre du langage par le langage, elle joint le geste à la parole, et comme geste, elle excède toujours le sens.[iii]

Posons qu'il en va des simples allusions intertextuelles comme des deux citations authentiques (Benserade, Molière) que recèle notre lettre:elles organisent bien un «départ» du sens, mais on postulera que les compétences qu'elles requièrent de nous sont des compétences seulement génériques. L'effet «d'entraînement» que décrit ici A. Compagnon est peut-être en effet relativement indépendant de la signification de l'allusion ou de la citation, et si l'on ose dire de la lettre de l'énoncé intertextuel; il n'est en revanche nullement autonome en regard du contexte générique originel de l'énoncé; en d'autres termes: l'allusion ne vise pas tant à mettre le texte épistolaire en relation avec d'autres textes qu'à ouvrir le récit anecdotique à des modèles génériques d'abord hétérogènes que la lettre démembre librement pour trouver en eux les ressources d'une unique mise en récit.

Au pied de la lettre

Reprenons maintenant notre lettre, et avançons ligne à ligne, pour prendre la marquise au mot et les allusions au pied de la lettre.

La première institue Henri de Béthune, comte de Selles, en berger extravagant: allusion transparente à l'équivalent français du Don Quichotte et l'un des tout premiers anti-romans de notre littérature, publié en 1627 par Charles Sorel, l'auteur du Francion, et remis à la mode burlesque en 1653 dans une adaptation scénique de Thomas Corneille. Il semble d'abord que M. de Béthune doive à sa longue résidence à Fontainebleau d'être assimilé par Mme de Sévigné à quelque berger échappé d'une pastorale; mais le personnage n'a rien d'un Céladon, par quoi il sera en plus d'une façon extravagant dans le comportement amoureux qui reste à dire: né en 1632, il est âgé d'une cinquante d'années à l'époque et veuf de la fille du comte de Desmarets qu'il avait épousée sans dot (1663), en s'obligeant ainsi à vivre à la campagne. Le sobriquet de Cassepot, si l'on en croit une note d'un manuscrit de Tallemant des Réaux, lui venait d'une roche de la forêt de Fontainebleau ainsi nommée. Le seul rappel du surnom achève de faire de cet aristocrate, lié à la famille de Sully comme au duc d'Estrées, une manière de héros de roman — et de roman «bourgeois».

La description physique du personnage vient prolonger le jeu avec ce premier modèle générique: «grand, maigre, un air de fou, sec, pâle», il a tous les traits de l'authentique Don Quichotte tel que représenté déjà dans l'iconographie de l'époque, et notre Cassepot pourra plus loin être désigné sans risque par antonomase comme «ce don Quichotte». Le mot de stratagème est à entendre, on l'a dit, au mépris de son sens propre, comme équivalent idiosyncrasique de fantôme en emploi figuré; fantôme, rappelle Furetière, «se dit figurément d'une personne maigre et décharnée», pour signifier «que ce n'est plus qu'un fantôme, comme si elle n'avait plus de corps.» Mais le terme de stratagème n'est peut-être pas élu par simple allusion à une précédente lettre[iv]et pour un emploi seulement figuré: d'une part, il fait signe par provision vers ce qui sera bientôt dévoilé comme la stratégie amoureuse du personnage, lequel recourt bien à la ruse pour tromper l'autorité parentale ennemie — Furetière donne curieusement ce seul exemple pour l'extension du terme militaire au domaine amoureux: «il n'a pu obtenir cette fille qu'avec de grands stratagèmes, en intéressant les parents», ce que notre infortuné Béthune se saurait se permettre— et à un stratagème plus brutal ensuite pour «enfoncer la grille du couvent»: le coup du bélier après la tactique du cheval de Troie… Le mot résonne d'autre part comme une allusion anticipée à L'École des femmes, où le même Alain plus loin allégué pour un autre fantôme, se piquant de beau langage, estropie stratagème en «strodagème» dans l'une des premières scènes de la pièce (I, 2).

Le portrait suffit donc à affilier durablement le personnage à un modèle anti-héroïque, et la diction de la marquise à quelque épisode de fiction: la complaisance avec laquelle l'épistolière rapporte ensuite par deux fois le personnage historique au portrait d'abord brossé («Tel que le voilà», «Tel que je vous le figure») révèle que la double allusion au Berger extravagant et à Don Quichotte ne doit pas rester lettre morte: elle est bien destinée à douer par avance la narration d'un modèle générique.

La mise en récit suppose ensuite que ce modèle a bien été reconnu par la destinataire de la lettre. Son fonctionnement restera implicite mais non pas silencieux. À l'hôtel de Lyonne, M. de Béthune fait figure de parent pauvre ou du cousin de province — de fait, François-Annibal d'Estrées est l'un de ses proches parents[v]— désargenté, vieillissant et peu familier des usages du beau monde. L'énumération des noms propres est à lire comme la rubrique comportant le nom des «acteurs» et la distribution des rôles en tête d'une comédie: le duc et la duchesse sont mariés de fraîche date[vi], et ils accueillent en leur hôtel tout à la fois le cousin de Fontainebleau, la belle-mère de la nouvelle duchesse et sa toute jeune sœur, Marguerite-Thérèse de Vaubrun, âgée alors d'à peine quinze ans — et non dix-sept, comme le veut Mme de Sévigné, qui veille peut-être à la vraisemblance de l'anecdote.

Comment comprendre que l'épistolière diffère alors le vrai début de son récit en ménageant une analepse? En signifiant le départ de la jeune fille pour le très chic couvent du faubourg Saint-Germain, l'anachronie est l'occasion de marquer l'absence de vocation de la jeune fille, et d'introduire ce faisant la question de l'autorité parentale: les récentes noces de sa sœur aînée privent la cadette de tout avenir. La résolution encore à venir se trouve ainsi d'avance légitimée — et elle pourra être très vite énoncée comme une initiative proprement désespérée. Aussi la suite immédiate de la lettre vient-elle mettre en œuvre un faux paradoxe: si une «petite fille» peut aimer un veuf fantomatique, ce n'est pas que le cœur a ses raisons que la raison ignore; c'est d'abord que Mlle de Vaubrun voit en M. de Béthune le dernier recours contre l'enfermement définitif dont elle est menacée.

La citation de Benserade exhibe ce jeu sur le paradoxe: la formule prêtée au poète et académicien proche de Mme de Sévigné[vii], n'est sans doute pas bien authentique; elle sonne ici encore comme un rappel d'une lointaine lettre[viii], et d'une raillerie devenue usuelle sur les mariages mal assortis. Elle jette surtout comme un soupçon sur la sincérité de la jeune fille dans l'affaire, et donc un ridicule sur son amant qui pourrait bien être la dupe de la comédie.

La vie comme un roman

Les matériaux génériques introduits par ces différents biais intertextuels peuvent alors être rassemblés en faisceau («Cette petite fille de dix-sept ans a donc aimé ce don Quichotte») pour autoriser le traitement héroïco-comique de l'anecdote qui trouve là son vrai début («Hier, il alla…»). Il suffit de peu de choses désormais pour marquer la dimension parodique d'un récitqui nous donne à voir le comportement de M. de Béthune comme celui d'un héros de roman auquel les faits semblent n'offrir aucune résistance mais qui se meut à l'évidence dans un autre univers que le monde réel. Ainsi des «cinq ou six hommes» dont on s'assure comme il est d'usage dans les entreprises romanesques, ou de cette «bûche» mise à profit pour «enfoncer la grille du couvent», et qui semble tout droit sortie d'un bocage pastoral ou de la forêt de Fontainebleau: le berger nous fait donc le coup du bélier, et voilà Cassepot devenu casse-grille. La longue phrase enchaîne au présent les faits et gestes du héros, auxquels elle confère la déconcertante aisance qui est celle des aventures de roman, jusqu'au lever du soleil qui marque le terme provisoire de l'épisode (le présent de narration y rejoint le présent de l'écriture). Rien ne manque ici au romanesque de l'entreprise: la brutalité de l'irruption, le consentement de la novice, la course du carrosse dans les rues parisiennes, la tacite complicité d'un haut personnage (M. de Gêvres est depuis deux ans gouverneur de Paris), le serment amoureux, la nuit de noces clandestine où les deux intéressés fraudent les droits de l'Église, la fuite enfin au petit matin… On tient là une petite scène de roman — et dans notre mémoire de lecteur ouverte aux plagiats par anticipation, comme un possible épisode interpolé de Manon Lescaut.

La citation du cinquième acte de L'École des femmesvaut-elle alors seulement comme «pointe» et rappel d'une précédente lettre? Sans doute actualise-t-elle à la fois le jeu synonymique qui a fait plus haut préférer le mot de stratagème à fantôme, et un fragment du modèle générique de la comédie précédemment mobilisé; tel est le sens, doublement ironique, à reconnaître au syntagme «en vérité»: la citation ne s'impose nullement en vertu de son adéquation au référent mais en ce qu'elle permet à la marquise de refermer l'éventail intertextuel sur son propre texte, où quelque chose s'est rejoué de la comédie de Molière au prix d'une contamination par le scénario majoritaire emprunté à l'anti-roman: M. de Béthune se trouve être en même temps Arnolphe et Horace — par quoi il est doublement ridicule ou extravagant: comme vieux barbon, l'héroïsme lui sied mal; comme amoureux, il n'est pas bien sûr de la sincérité de la belle… Concurrence de deux modèles génériques donc, tous deux issus de genres également fictifs, qui entrent à part égale dans la diction de l'événement.

La citation de Molière se trouve avoir une autre fonction dans l'économie du récit: le vers prononcé dans la comédie par le naïf Alain qui, ayant laissé Horace pour mort se croit victime d'une illusion lorsqu'il constate sa disparition (V, 5), est un faux coup de théâtre qui n'achemine pas le vrai dénouement, lequel viendra d'un tout autre lieu, comme on sait, par un deus ex machina dont le caractère artificiel a pu être reproché à Molière. Citant ce moment comique, la marquise dénonce à sa façon le succès de l'entreprise héroïque comme provisoire, et peut donner ensuite la clausule de son récit comme une stase de l'action; l'affaire doit prendre son dénouement ailleurs: à Versailles, auprès de l'autorité royale qui dénouera le conflit privé. C'est là pour la marquise une façon d'arrêter son récit au bord d'un cinquième acte, sur une unique scène toute orale qui réunit l'essentiel du personnel dramatique moins les deux principaux intéressés — une façon aussi de promettre tacitement une nouvelle lettre dont le matériau est déjà

prêt: les deux amoureux seront-ils arrêtés dans leur fuite? Les Béthune auront-ils assez d'influence pour sauver l'un des leurs d'un légitime châtiment? M. de Gêvres est-il aussi innocent qu'il veut bien le dire et, comme gouverneur de Paris, n'était-il pas le mieux à même de favoriser l'enlèvement et la fuite des deux amants?

L'allusion suivante qui convoque ironiquement le modèle du sermon achemine pour sa part l'interrogation finale, et une forme de méditation morale qui n'est pas sans lien avec le modèle anti-romanesque: le mépris affiché, sous le sceau d'une ironie difficile à évaluer, est celui des effets d'un amour tout bourgeois, en dépit du rang des principaux protagonistes. On tient là peut-être le principe qui a régi la diction de l'épisode et le choix des modèles intertextuels: le préjugé précieux qui pose que l'amour le plus pur et le seul véritable est réservé aux âmes d'élite— opinion constante chez une précieuse jamais repentie, qui fut aussi l'héroïne «à clé» d'un roman de Mlle de Scudéry: l'amour, écrit-elle ailleurs, «est quelquefois bien inutile de s'amuser à de si sottes gens; je voudrais qu'il ne fût que pour les gens choisis, aussi bien que tous ses effets, qui me paraissent trop communs et trop répandus»[ix]. La passion de M. de Béthune est sans grandeur comme sans réciprocité, et le personnage lui-même n'est pas à la hauteur des héros auxquels on veut ici qu'il ait emprunté son comportement: ce faux héros a eu le tort de confondre les rues de Paris, fût-ce celle des beaux quartiers, avec les contrées du royaume de Tendre. Dans l'attente du jugement royal, le traitement narratif auquel la marquise le soumet lui est pour l'heure une suffisante punition: modèle dramatique comique et modèle héroïco-comique narratif convergent dans la dénonciation d'un même ridicule qui est aussi une infraction aux lois du monde amoureux idéal. Où l'on voit que l'anti-roman qui instruit le procès du romanesque que nous disons baroque peut paradoxalement servir, en 1689 encore, la défense anachronique des idéaux précieux…

Fiction et diction: l'esprit de la lettre

Que les modèles intertextuels mobilisés pour informer l'anecdote mondaine soient tous deux issus de la littérature de fiction n'est évidemment pas sans incidence sur la littérarité par diction reconnue aux lettres de Mme de Sévigné.

Il est sans doute vain de prolonger le débat, qui a beaucoup occupé les spécialistes du Grand Siècle, sur la conscience que Mme de Sévigné pouvait avoir du caractère «littéraire» de ses lettres: lui prêter des ambitions esthétiques bien affirmées est tout aussi hasardeux que de considérer sa correspondance comme un chef d'œuvre spontané dicté par le seul amour maternel. Si l'on choisit de s'interroger plutôt sur les modalités susceptibles d'expliquer la valeur littéraire très tôt accordée à ses lettres, on peut inférer de l'exemple précédent quele jeu des modèles génériques mobilisés par l'épistolière est le meilleur garant de la «littérarité conditionnelle» de ses lettres.

À l'évidence, la marquise a ici parié sur les compétences proprement littéraires de sa ou de ses destinataire(s), sur un savoir non pas tant intertextuel que générique: l'allusion intertextuelle, dans la pratique de Mme de Sévigné, signale que l'épistolière va prendre ailleurs, dans des textes de fiction, la matrice susceptible d'informer l'évènement, et qu'elle attend de cet emprunt un double gain: une «couleur» parodique conférée à la diction qui doit produire à réception un effet esthétique spécifique— lequel peut bien être ultérieurement salué comme «littéraire». Le jeu des modèles demande dans tous les cas à être reconnu à réception, faute de quoi se perdrait ce qu'on peut bien nommer l'esprit de la lettre.

L'hypothèse viserait à reprendre à nouveaux frais la question des marqueurs de «littérarité» pour mieux sonder la frontière établie par G. Genette entre littérarités constitutive et conditionnelle comme celle qui partage récits fictionnels et récits factuels: un récit factuel intègre d'autant plus aisément le régime de la littérarité conditionnelle qu'il suppose de son lecteur la reconnaissance de modèles génériques librement empruntés aux textes constitutivement littéraires que sont les fictions narratives ou dramatiques. On pourrait donc entendre en ces termes l'expression de «littérarité conditionnelle»: un récit factuel est d'autant mieux susceptible d'être valorisé comme un objet esthétique qu'il conditionne son lecteur à actualiser des modèles génériques déjà marqués comme littéraires.

L'analyse mériterait d'être étendue à un plus large corpus de lettres, mais aussi bien à d'autres produits des genres factuels de la littérature classique, et par exemple aux Mémoires de deux proches de la marquise de Sévigné comme de Mme de La Fayette: les Mémoires de La Rochefoucauld, et mieux encore ceux de Retz, dont la destinataire, toute féminine et apparemment unique, nous demeure inconnue mais qui pourrait bien être Mme de Sévigné elle-même.


Page Fiction/diction. Page Epistolaire



[i] Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 25 mars 1689 (éd. R. Duchêne de la Correspondance de Mme de Sévigné, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. III, 1978, p. 557-558).

[ii] Voir notamment la lettre du 23 mars de la même année 1689, à Mme de Grignan toujours (éd. cit., t. III, p. 552).

[iii] A. Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Le Seuil, coll. «Poétique», 1979, p. 44-45.

[iv] La synonymie inverse (fantôme pour stratagème) est d'abord donnée comme un private joke, dont les attendus nous échappent; voir les lettres des 5 juillet, 24 juillet et 6 septembre 1675 à Mme de Grignan (éd. cit., t. II, pp. 4, 21, 93): «vous comprenez fort bien le fantôme, on le dit maintenant pour dire un stratagème

[v] Le duc est le fils du maréchal d'Estrées et de Marie de Béthune, sœur d'Hippolyte de Béthune: le duc et le comte sont donc cousins.

[vi] Veuf en 1684 de Madeleine de Lyonne, le duc venait d'épouser l'année précédente Madeline-Diane de Bautru, fille du marquis Nicolas de Vaubrun.

[vii] Il est surtout pour la marquise l'auteur des Ballets dans lesquels sa fille avait dansé à la Cour.

[viii] 27 février 1671 (éd. cit., t. I, p. 171), à l'occasion du mariage du valétudinaire M. de Ventadour avec un jeune tendron, la «petite d'Houdancourt», où la formule est d'ailleurs prêtée non à Benserade mais à l'abbé La Victoire: «Mademoiselle, il n'y a pas d'apparence que vous refusiez à d'autre ce que vous accorderez à M. de Ventadour»; vient ensuite une citation de Benserade, moins spirituelle(la mémoire de l'épistolière ne semble devoir prêter qu'aux riches): «Je voudrais voir qu'une mère, une tante, une amie s'avisât de gronder une femme comme celle-là parce qu'elle haïrait son mari et qu'elle aurait un galant; ma foi elles auraient bonne grâce.»

[ix] Lettre du 28 juin 1671, à Mme de Grignan toujours, après le récit d'une anecdote d'amour bourgeois à l'issue d'ailleurs assez sombre.



Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 29 Octobre 2007 à 21h11.