Atelier

La poétique du récit à l'épreuve des fictions d'Ancien Régime

De l'influence du climat sur les méthodes d'analyse : si l'on en croit l'Avant-Propos au Nouveau Discours du récit, la démarche retenue par G.Genette dans l'ouvrage fondateur de la narratologie (Figures III, 1972) fut directement tributaire des rigueurs de l'hiver 1969 à New Harbour, Rhode Hampshire : retenu chez lui par les congères, le poéticien dut " faire avec " le seul texte dont il disposait à domicile, " les trois volumes Pléiade de la Recherche du temps perdu ", rivalisant ainsi " avec la manière, elle souveraine, dont Erich Auerbach, privé (ailleurs) de bibliothèque, écrivit un jour Mimèsis. " L'anecdote ne vaut que par ce qu'elle manifeste non sans humour : la " dualité d'objet d'une démarche qui refusait de choisir entre le théorique² (le récit en général) et le critique² (le récit proustien dans la Recherche) ", refus sur lequel G. Genette s'est plusieurs fois expliqué et qu'il rapporte au paradoxe de la poétique elle-même. (En témoignent ces lignes de l'Avant-Propos de Figures III : " Ce que je me propose ici est essentiellement une méthode d'analyse : il me faut bien reconnaître qu'en cherchant le spécifique je trouve de l'universel, et qu'en voulant mettre la théorie au service de la critique, je mets malgré moi la critique au service de la théorie. Ce paradoxe est celui de toute poétique, sans doute aussi de toute activité de connaissance, toujours écartelée entre ces deux lieux communs incontournables, qu'il n'est d'objets que singuliers, et de science que du général "). On peut certes poser, avec G. Genette, la transcendance des catégories descriptives à l'égard des objets singuliers que sont les textes. Il reste que, pour s'être élaborée dans la mouvance de Figures III et sur un corpus formé pour l¹essentiel de textes modernes (à la notable exception de Diderot), la narratologie a sans doute été amenée à négliger certains procédés et, par hypothèse, quelques-uns des ressorts spécifiques des fictions narratives des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

A-t-on suffisamment souligné, par exemple, qu'en faisant de la détermination rétrograde des moyens par les fins " (R. Barthes) et du principe de " causalité régressive " (G. Genette) la loi de toute fiction, la narratologie se trouve avoir exclu de son champ d¹analyse une bonne partie de la production narrative de l'Ancien Régime ? Bien des romanciers de l¹âge baroque au siècle des Lumières, comme après eux les "feuilletonistes ", écrivent dans l¹ignorance de la fin d¹une fiction qu¹ils livrent au public par " parties séparées ". Le mode de parution " périodique " de ces ¦uvres " ouvertes " avant la lettre interdit en pratique au romancier tout repentir : c¹est à chaque instant que la continuation du roman doit assumer le " passé " narratif sans pouvoir procéder à des réaménagements locaux, en espérant résoudre dans une fuite en avant les tensions, apories ou dilemmes antérieurement mis en place. Nul doute que ce mode de production engage des " figures " spécifiques dont la narratologie ne s'est guère occupé jusqu'ici ‹ et inversement : nombre de ses catégories les mieux reçues (songeons à la prolepse par exemple) s¹avèrent d¹utilisation très problématique dans le cas des romans à publication " périodique ". Est-on fondé à traiter dans les termes qui sont ceux de Figures III la régie du récit dans les romans épistolaires ou les romans-mémoires ? La Nouvelle Héloïse compte-t-elle autant de " narrateurs " que de correspondants, et que fera-t-on des notes de bas de page ? Est-on bien sûr que les rédacteurs fictifs des romans-mémoires sont exactement des " narrateurs ", et ne doit-on pas leur reconnaître quelques traits spécifiques qui importent au statut même de la narration ? Comment traiter encore des effets d¹enchâssements et de délégation de paroles dans un roman comme les Iluustres françaises par exemple, qui ne sont pas sans conséquences sur l¹ordre et le temps du récit ? Que peut dire enfin la poétique du récit, dans les descriptions de phénomènes textuels qu¹elle produit, du lien régulièrement noué dans les fictions d¹Ancien Régime, entre morale et fiction ? Des trajets allégoriques supposés par un genre comme le conte, qui conditionnent à l¹évidence la régie du récit, ou de la dynamique de l¹exemplarité dans les fictions qu¹on peut qualifier de " méthodiques " ?

Mettre la poétique du récit ou tout au moins ses catégories descriptives à l'épreuve des fictions narratives d'Ancien Régime, de l¹âge baroque (mais pourquoi pas de Rabelais ?) à l¹époque révolutionnaire, sans préjuger de leurs genres (romans, contes, recueil de nouvelles, histoires tragiques, etc.) et en sortant à l¹occasion des frontières de notre littérature nationale pour interroger d¹autres traditions contemporaines (conteurs italiens, nouvelles espagnoles, etc.), ce serait donc l'occasion d'offrir à la discipline de nouveaux terrains d¹enquêtes, en même temps que la possibilité de réviser ses catégories.

On pourrait s'essayer à cette confrontation selon différents biais : ‹ En retenant, à l'exemple de G. Genette, un seul roman de la période pour reconduire sur ce corpus étroit les gestes d'analyse enseignés par Figures III, notamment pour ce qui touche à l'ordre et à la durée du récit (qu'en est-il de l'amplitude des prolepses et analepses dans Gil Blas de Santillane ou Les Égarements du c¦ur et de l¹esprit ?) ou aux phénomènes de focalisation (comment traiter des altérations de point de vue dans La Religieuse ?). ‹ On pourrait aussi bien se donner pour objet une unique " figure " (soient par exemple, et presque au hasard : l'ellipse ou la paralipse) pour tenter d'évaluer sa fréquence et ses spécificités sur un corpus plus large. ‹ On ne s¹interdirait pas non plus l¹analyse détaillée de telle ou telle page où intervient un phénomène narratif singulier, un jeu avec le statut de la fiction (moments contrefictionnels, métalepses, style indirect libre, etc.), un procédé atypique dont les catégories usuelles peineraient à rendre compte.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Février 2005 à 23h00.