Atelier



Lecture contrauctoriale: "Lire contre l'auteur. Le jeu des romanciers romantiques avec la lecture biographique", par Caroline Raulet-Marcel.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



Lire contre l'auteur. Le jeu des romanciers romantiques avec la lecture biographique
(résumé)

Je voudrais proposer une réflexion sur une pratique de lecture auctoriale ou contrauctoriale qui ne peut faire l'économie d'une figure de l'auteur, la lecture biographique, à une période où elle se développe pendant la Restauration.

Présupposé de ces lectures: forte proximité entre la vie et l'œuvre. D'où 2 types de lectures:

- Seule la connaissance de la vie peut permettre de comprendre l'œuvre. Sainte-Beuve écrit en 1829:

Si vous comprenez le poëte à ce moment critique [lorsqu'il a «enfanté son premier chef-d'œuvre»], si vous dénouez ce nœud auquel tout en lui se liera désormais, si vous trouvez pour ainsi dire, la clef de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui rattache sa seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle, à son existence première, obscure, refoulée, solitaire, et dont plus d'une fois il voudrait dévorer la mémoire, alors on peut dire de vous que vous possédez à fond et que vous savez votre poëte; vous avez franchi avec lui les régions ténébreuses, comme Dante avec Virgile; vous êtes digne de l'accompagner sans fatigue et comme de plain-pied à travers ses autres merveilles.
(Charles-Augustin Sainte-Beuve, «Histoire de la vie et des ouvrages de Pierre Corneille de Jules Taschereau», Le Globe, 12 août et 12 septembre 1829)

- Approche critiquée comme «illusion biographique» dans le procès fait à «l'Auteur». On en trouve malgré tout encore trace dans le champ critique. Béatrice Didier Sur Indiana: reconnaît la grand-mère de Georges Sand dans le personnage de la mère de Raymon par exemple.

- Lire l'œuvre pour y trouver trace de son auteur, de sa vie: œuvre comme confidence. Naissance avec Rousseau? Même quand le caractère fictionnel est avéré, lecture avec empathie, subjectivation des pratiques de lecture = nouvelle forme d'échange entre l'écrivain et son lecteur: Rousseau est un des premiers auteurs à dire se livrer totalement, se mettant à nu dans ses écrits. De très nombreux lecteurs contemporains de R. se reconnaissent dans le portrait d'Homme sensible, mais s'intéressent aussi à «l'ami Jean-Jacques». Enormément d'identifications entre Saint Preux et Rousseau. Cf. Diderot sur Richardson:

Qui est-ce qui a lu les ouvrages de Richardson sans désirer de connaître cet homme, de l'avoir pour frère ou pour ami? […] Richardson n'est plus. Quelle perte pour les lettres et pour l'humanité! Cette perte m'a touché comme s'il eût été mon frère. Je le portais en mon cœur sans l'avoir vu, sans le connaître que par ses ouvrages.
(Denis Diderot, Éloge de Richardson, 1762)

Début 19ème siècle extension de cette communication littéraire: poésie lyrique, mémoires historiques, romans intimes alimentent cette pratique de l'écriture et encouragent le lecteur à chercher l'auteur dans son œuvre. Cette forme de lecture qu'on qualifie de romantique (livre de Judith Lyon-Caen, Lectures et usages du roman en France de 1830 à l'avènement du Second Empire) perdure aujourd'hui dans la lecture ordinaire, encouragé par les pratiques des médias etc. Encouragé aussi par des romans contemporains: Katherine Pancol écrit des romans sentimentaux, professeur de lettres classiques à l'origine nous disent les notices biographiques en tête de son œuvre , et son héroïne est une chercheuse en histoire médiévale qui s'essaie à l'écriture romanesque et cherche dans sa propre vie matière à écriture.

On peut aussi songer dans un autre genre à Julien Gracq en lisant en écrivant: parle des «traces toutes chaudes de l'auteur». Pierre Michon «je n'oublie jamais Balzac quand je lis» dans Trois auteurs.

Dans cette deuxième forme, moyen de renouer contact avec un auteur favori.

Ce qui m'intéresse c'est ce type de lecture envisagée du côté de l'écriture.

Sous la Restauration, à une époque où figure de l'auteur comme «personne» gagne en importance dans les protocoles de publication et de réception du livre, Roman romantique: lieu d'une ironie qui vient mettre à mal cette tentation de lire «tout contre l'auteur». 1823 le jeune Hugo dans préface d'Hans Islande se moque de ces lectrices qui l'ont confondu avec Hans d'Islande.

[...] il témoigne également toute sa gratitude à celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on ont bien voulu se faire d'après son livre un certain idéal de l'auteur de Han d'Islande ; il est infiniment flatté qu'elles veuillent bien lui accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards ; il est confus qu'elles daignent lui faire l'honneur de croire qu'il ne coupe jamais ses ongles ; mais il les supplie à genoux d'être bien convaincues qu'il ne pousse pas encore la férocité jusqu'à dévorer de petits enfants vivants [...]

L'auteur invite à une lecture contrauctoriale par rapport aux pratiques de l'époque.

Mais souvent le jeu est plus ambigu: ces romanciers ne vont pas contester la lecture biographique, mais vont jouer avec elle, alimentant plus que ne l'annulant la curiosité du lecteur.


Mouvement de l'exposé:

1) Revenir sur le sacre de l'écrivain. Caractéristiques formelles qui encourageraient ce type de lecture

2) Remise en cause par les poétiques

3) Mais pas totalement contre

- contre l'auteur comme refus de céder à illusion biographique

- «tout contre» dans une forme d'empathie «quand même».

Figure avec laquelle il faut trouver une distance juste mais dont on ne dénie pas le caractère fascinant. Parler d'un effet auteur. Pas tant du côté de l'autorité que de l'épaisseur biographique.


I) Le sacre de l'écrivain?


Les analyses de Bénichou sont connues.

Mais versant plus anecdotique: l'écrivain va provoquer la fascination de ses contemporains.

Anecdote surtout intéresse.

Vogue de la biographie d'écrivain, courant large dans lequel s'inscrit Sainte Beuve. (Byron objet privilégié de ce type de lecture).

Destin de l'écrivain peut même être un argument pour inciter les lecteurs à lire: Cf Nodier à propos de Tobin, dont il a traduit La Lune de miel :

On ne sera peut-être pas fâché de trouver ici, sur l'auteur de cet ouvrage, quelques renseignements qui me paraissent propres à disposer favorablement l'attention du lecteur. John Tobin est un de ces talents précoces, mais malheureux, que la nature s'est cruellement jouée à nous montrer plusieurs fois depuis un demi-siècle, essayant toutes les voies de la célébrité sans y parvenir de leur vivant, et moissonnées par une mort tragique, à la veille de leur succès
(«Notice sur La Lune de miel», in Chefs-d'œuvre des théâtres étrangers, cinquième livraison, Paris, Ladvocat, 1822)

Autre exemple avec Walter Scott: de plus en plus en tête de ces romans des notices biographiques, on peut acheter son buste en plâtre.

Cf Gosselin dans catalogue de 1829:

« Le beau talent de sir Walter Scott est devenu si populaire en France, comme dans toutes l'Europe, qu'il serait difficile qu'une partie de l'intérêt excité par les Puritains d'Écosse, Ivanhoë, Quentin Durward, la Dame du Lac, etc. ne se reportât pas sur l'auteur de tant de brillantes créations. Avec quel charme est écouté le voyageur qui, de retour d'Écosse, a pu visiter les lieux célébrés par sir Walter Scott, et surtout voir le magicien lui-même, qui a ressuscité tant de personnages historiques, inventé tant de caractères naturels, et ajouté par ses descriptions un charme de plus aux sites déjà si pittoresques de sa patrie! On aime à faire répéter les traits heureux de sa conversation, et à recueillir de nouveaux détails sur ses manières, sa physionomie et toute sa personne. »

Formes d'écritures au 19ème siècle encouragent ce type de lectures: donner de l'épaisseur à l'instance énonciative:

- Préface comme lieu d'expression de la subjectivité du locuteur. Mérimée Chronique de Charles IX. :

«Pour moi, je suis fermement convaincu que le massacre n'a pas été prémédité, et je ne puis concevoir que l'opinion contraire ait été adoptée par des auteurs qui s'accordent en même temps pour présenter Catherine comme une femme très méchante, il est vrai, mais comme une des têtes les plus profondément politiques de son siècle.»</p>

(/ Nodier première préface de : Trilby évoque son attachement pour l'Ecosse «un pays que j'aime».: «Le sujet de cette nouvelle est tiré d'une préface ou d'une note des romans de sir Walter Scott, je ne sais pas lequel. Comme toutes les traditions populaires, celle-ci a fait le tour du monde et se trouve partout. C'est le Diable amoureux de toutes les mythologies. Cependant le plaisir de parler d'un pays que j'aime et de peindre des sentiments que je n'ai pas oubliés, le charme d'une superstition […], je ne sais quel mélange de mélancolie douce et de gaieté naïve que présente la fable originale […]: tout cela m'a séduit au point de ne me laisser ni le temps, ni la faculté de réfléchir sur le fond trop vulgaire d'une espèce de composition dans laquelle il est naturel de chercher avant tout l'attrait de la nouveauté.»

- Si on laisse de côté les préfaces, dans les textes romanesques eux-mêmes: discours d'un narrateur très présent et qui commente l'organisation du récit, fait référence au présent de l'écriture, etc., autant d'éléments qui peuvent inciter le lecteur à le voir comme un relais vers l'auteur. Narrateur doté d'une sensibilité telle que cela conforte le phénomène cf. citation 10: Dans Trilby, fragments descriptifs qui sont au présent, comme si regard immédiat sur le paysage.

«Dougal […] calculait ce que devait lui rapporter la pêche mieux entendue de ces poissons bleus […]; et comme s'il avait pensé que le seul projet d'une pieuse visite au sépulcre du saint abbé pouvait avoir ramené ce peuple vagabond dans les eaux basses du golfe, il les sondait inutilement du regard en parcourant le petit détour de l'extrémité du lac Long, vers les délicieux rivages de Tarbet, campagnes enchantées dont le voyageur même qui les a traversées, le cœur vide de ces illusions de l'amour qui embellissent tous les pays, n'a jamais perdu le souvenir. C'était un peu moins d'un an après le rigoureux bannissement du follet. […] On aurait cru qu'il y avait des bouquets de grenades dans les bouleaux, et que les grappes mûres pendaient à la pâle verdure des frênes, surprises de briller entre les fines découpures de leur feuillage léger. Il y a dans ces jours de décadence de l'automne quelque chose d'inexplicable qui ajoute à la solennité de tous les sentiments. Chaque pas que fait le temps imprime alors sur les champs qui se dépouillent, ou au front des arbres qui jaunissent, un nouveau signe de caducité plus grave et plus imposant. On entend sortir du fond des bois une sorte de rumeur menaçante qui se compose du cri des branches sèches, du frôlement des feuilles qui tombent, de la plainte confuse des bêtes de proie que la prévoyance d'un hiver rigoureux alarme sur leurs petits, de rumeurs, de soupirs, de gémissements, quelquefois semblables à des voix humaines, qui étonnent l'oreille et saisissent le cœur. Le voyageur n'échappe pas même à l'abri des temples aux sensations qui le poursuivent. Les voûtes des vieilles églises rendent les mêmes bruits que les profondeurs des vieilles forêts, quand le pied du passant solitaire interroge les échos sonores de la nef, et que l'air extérieur qui se glisse entre les ais mal joints ou qui agite le plomb des vitraux rompus, marie des accords bizarres au sourd retentissement de sa marche.»

Et dans l'explicit de l'œuvre lecture quasiment autobiographique possible: le narrateur utilise le je. Figure d'un auteur voyageur qui a retrouvé ses sentiments propres, encourage le mirage d'une intimité avec Nodier:

«Il s'était passé bien des siècles depuis cet événement quand la destinée des voyages, et peut-être aussi quelques soucis du cœur, me conduisirent au cimetière. Il est maintenant loin de tous les hameaux, et c'est à plus de quatre lieues qu'on voit flotter sur la même rive la fumée des hautes cheminées de Portincaple. Toutes les murailles de l'ancienne enceinte sont détruites ; il n'en reste même que de rares vestiges, soit que les habitants du pays aient employés leurs matériaux à de nouvelles constructions, soit que les terres des boulingrins d'Argail, entraînées par des dégels subits, les aient peu à peu recouverts. Cependant, la pierre qui surmontait la fosse de Jeannie a été respectée par le temps, par les cataractes du ciel, et même par les hommes. On y lit toujours ces mots tracés d'une main pieuse : mille ans ne sont qu'un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais. L'arbre du saint est mort, mais quelques arbustes pleins de vigueur couronnaient sa souche épuisée de leur riche feuillage, et quand un vent frais soufflait entre leurs scions verdoyants, et courbait, et relevait leurs épaisses ramées, une imagination vive et tendre pouvait y rêver encore les soupirs de Trilby sur la fosse de Jeannie. Mille ans sont si peu de temps pour posséder ce qu'on aime, si peu de temps pour le pleurer! ...
(Charles Nodier, Trilby, 1822)

Han d'Islande: passages similaires alors que roman beaucoup plus ironique, citation 13 où on a impression d'avoir affaire à des fragments d'expérience personnelle. «Alors [quand on a connu l'amour dans toute sa profondeur], étranger en quelque sorte à sa propre existence, on se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense; et pour l'être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres et de déceptions; les diverses facultés qui composaient notre nature se changent et se perdent en un désir infini de l'être qui nous manque: tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard: l'âme est ailleurs.»</blockquote>

Il ne s'agit pas de légitimer une lecture du narrateur en termes de personne, mais de reconnaître ce qui a pu y inviter.


II) Mais on note aussi la présence de dispositifs qui invitent le lecteur à ne pas céder à ce type de lecture.


Écrivains romantiques s'interrogent sur une possible altérité au sein du sujet écrivant. Cit 16 assez typique:

«Tu me parles de mes ouvrages, il n'y en a plus qu'un qui m'occupe: c'est mon roman. Je l'avais tout entier dans le cœur, et je ne fais presque que copier; il est intitulé Stella. Je te réponds que mon roman est plus fort que moi, mais quand je l'écris je ne suis plus moi
(lettre de Nodier à Charles Weiss, 1802)

Cette perception d'une division possible du sujet écrivant, va entraîner l'écrivain romantique à ce refus. Lecture faussée de l'œuvre prise au piège de ce que Diaz appelle le «puzzle auctorial».

Balzac envisage la lecture biographique de manière ambiguë car lui-même ne tranche pas sur sa personnalité dans la première préface de La Peau de Chagrin où il reproche aux lecteurs de la Physiologie du mariage de l'avoir confondu avec l'impertinent «jeune célibataire» présenté comme l'auteur du texte: si Balzac n'est pas celui-là, qui est-il alors? peut se demander le lecteur, d'autant que dans Physiologie du mariage, il joue lui-même sur l'identité de l'auteur. Jeu avec la lecture biographique «qui suis-je».

Le reproche de Hugo à ses lectrices de même se fait dans une série de déclaration sur la biographie de l'auteur: Ce qui se passe dans Han d'Islande en outre est aussi un jeu de cache sur la figure de Han d'Islande, figure qui en plus est dotée d'attributs auctoriaux (droit de vie et morts sur les personnages, omniscience etc.)

Tout se passe comme si le texte romanesque autorisait le lecteur à quand même chercher Hugo, d'autant que d'autres personnages qui y incitent (dramaturgie de l'auctorialité)

1833: nouvelle préface avec liens biographiques plus déclarés sur histoire d'amour entre Ordener (qui serait alors le double du jeune Hugo) et Ethel (double d'Adèle) et du coup lectures critiques qui vont dans le sens de cette lecture amoureuse. Mais on peut mener une lecture contrauctoriale de cette préface et on n'est pas obligé de tomber dans le piège du jeu de cache cache.

Question de ce que peut faire le lecteur avec ce jeu de cache cache. Importance de la mise en scène de la rumeur dans Han d'Islande qui vient déformer, amplifier les caractéristiques du personnage de Han, un peu comme ce qu'on peut observer quand un auteur est «mythifié» par ses lecteurs (cf Michon sur le «on dit» dans Rimbaud le fils). Roman romantique comme une espèce de traité de lecture «contre-biographique». Mais également, jeu avec un fantasme qui semble constitutif de la lecture littéraire

Lecture contrauctoriale pour apprendre à lire l'auteur entre les lignes


Remarques suite à l'intervention de Caroline Raulet-Marcel

Sophie Rabau: On s'aperçoit en écoutant cet exposé, mais aussi celui d'Oana Painate, que le sens de contre implique aussi un contact: s'opposer c'est prendre appui sur.

Par ailleurs, il faudrait aussi s'interroger sur le «lire pour» que sous-tend ton analyse: lire pour, c'est ici «pour faire advenir, pour rendre présent».


Retour à la page Lecture contrauctoriale communications. Retour au sommaire du dossier Lecture contrauctoriale.



Caroline Raulet-Marcel

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 2 Novembre 2009 à 20h07.