Atelier


Nicolas CREMONA
L'humour au XVIe siècle: Rabelais et Montaigne.


Avant le XVIe siècle, il y a bien dans l'Antiquité et au Moyen Age un pan de littérature satirique qui utilise l'ironie pour se moquer de certains travers humains ou de certains groupes: Lucien, Aristophane se moquent des philosophes, utilisent la satire qui grossit et fait rire par exagération. Cela relève du comique: on attaque une cible ou bien on tourne en dérision des personnages. Mais l'humour ne relève pas forcément du champ du comique, n'attaque pas obligatoirement. A travers Rabelais et Montaigne, on pourrait voir comment l'humour se détache progressivement de la dimension satirique et comique pour s'approcher d'une forme personnelle, plus gratuite qu'acide, liée à l'oralité et au commentaire sur soi.

La théorie du grotesque de Bakhtine: humour ou comique?

Dans son ouvrage François Rabelais et la culture populaire à la Renaissance, Mikhail Bakhtine fait du réalisme grotesque une catégorie esthétique qui s'éteint peu à peu car elle se détache de la culture populaire et devient un code littéraire. Le carnavalesque consiste en une inversion du monde, présente dans la culture populaire, transmise à la littérature. La littérature est donc l'expression de son temps. Il s'appuie sur la notion de burlesque, inversion du haut et du bas.

Chez Rabelais, le carnavalesque sert à la satire: satire des pédants dans les épisodes de l'éducation de Gargantua, satire de l'écolier limousin. L'ironie prévaut ici. Mais il y a des moments comiques moins liés à l'ironie: ainsi, le célèbre prologue de Gargantua. Ici, il n'y a pas d'attaque directe d'une catégorie sociale, même s'il y a des charges contre les censeurs. Le fonctionnement du prologue est fondé sur l'alternance des deux lectures possibles: la lecture allégorique, qui cherche la substantifique moelle et la lecture littérale qui ne voit que des billevesées dans ce texte. Cette ambivalence posée dès la préface (doit-on le prendre au sérieux?) semble être une forme de jeu avec le lecteur qui se rapprocherait plus de l'humour, qui déstabilise sans attaquer. Cette dimension ludique, qui n'est pas assimilable chez Rabelais à l'ironie, correspond assez bien à ces «jeux de langage» identifiés et théorisés par François Rigolot dans Les langages de Rabelais: lorsqu'il lance un débat, lorsqu'il met en scène un affrontement entre deux théories opposées, Rabelais ne prend pas parti, il ne s'oppose pas clairement à une théorie. Il se contente de montrer l'opposition sans trancher. L'ironiste, lui, ferait pencher la balance. La pratique de Rabelais semble proche de celle d'un humoriste. Mais ne tranchons pas nous non plus entre humour et ironie: les deux fonctionnements me semblent présents chez cet auteur, sans s'exclure pour autant.

Je choisis de prendre Montaigne comme exemple d'humoriste pour plusieurs raisons: d'une part (révérons les autorités[i]), pour reprendre et explorer l'idée lancée par Robert Escarpit dans son essai sur l'humour, qui voyait en Montaigne un humoriste avant la lettre; d'autre part, (et plus sérieusement) pour des raisons de genre et de registre: en effet, contrairement à celle de Rabelais, l'oeuvre de Michel de Montaigne ne se situe pas dans un registre comique ni ironique. Montaigne peut avoir recours à l'ironie philosophique, socratique ou sceptique, comme moyen de douter, comme méthode philosophique. Mais l'humour est au-delà de cette pratique ironique.

Commençons par distinguer l'ironie et l'humour: on peut se reporter pour cela à la thèse de Bruno Roger-Vasselin, L'ironie et l'humour chez Montaigne, (2000, sous la direction de Mme Géralde Nakham) qui voit dans l'ironie un principe de vérité et dans l'humour un principe de santé. Selon lui, l'ironie est une arme rhétorique pour attaquer un adversaire, c'est une «mise à distance d'un propos». Au contraire, l'humour n'est pas un instrument de conviction, c'est une «mise à distance de soi[ii]». L'humour est donc déplacé du champ rhétorique à un champ beaucoup plus général, à une attitude d'auteur. Cela n'empêche pas, bien évidemment, que l'humour se manifeste par des procédés langagiers, voire rhétoriques, comme le montre Bruno Roger-Vasselin.

Pour essayer de différencier humour et ironie, pour cerner l'humour chez l'auteur des Essais, tentons une approche historique et pragmatique, reposant sur quelques exemples (souvent pris parmi les chapitres les plus connus des Essais et, diront certains, quelquefois un peu longs, mais il est nécessaire de prendre des extraits conséquents pour voir comment un texte philosophique peut dériver vers l'humour en quelques remarques et quelques phrases) et sur l'examen des mots employés par Montaigne pour désigner son écriture. Il n'emploie pas le terme humour, qui n'existe pas encore en français, mais utilise des termes proches, parlant de son «humeur», de son style «comique et privé», du «ridicule». On considère, au XVIe siècle, que l'humour est lié à l'humeur, qu'il relève de l'idiosyncrasie, de l'excentricité d'un caractère, alors, on peut faire naître l'humour du moment où s'affirme peu à peu «l'individu dans sa singularité, en proie à un vacillement des certitudes religieuses et scientifiques», suivant l'expression de B. Roger-Vasselin.

Nous essaierons d'examiner les formes d'humour suivant un principe de continuum, en commençant par les traits qui s'apparentent à l'humour mais aussi à l'ironie, et en allant vers une plus grande autonomie de la notion d'humour vis-à-vis de l'ironie. Du rhétorique au personnel, de l'ironie à l'humour, telle sera la progression de l'étude.

<blockquote>- le choix du rire: «De Democritus et Heraclitus»

Dans ce chapitre, Montaigne reprend le topos bien connu à cette époque de l'opposition entre Démocrite riant et Héraclite pleurant, que l'on trouve chez les philosophes, les écrivains (Plutarque, Burton) et les peintres (l'Académie au Vatican).

Democritus et Heraclytus ont esté deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortoit en public qu'avec un visage moqueur et riant; Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement atristé, et les yeux chargez de larmes,

alter

Ridebat, quoties à limine moverat unum

Protuleratque pedem; flebat contrarius alter.

J'ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu'il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu'elle est plus desdaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l'autre: et il me semble que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon nostre merite. La plainte et la commiseration sont meslées à quelque estimation de la chose qu'on plaint; les choses dequoy on se moque, on les estime sans pris. Je ne pense point qu'il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de sotise: nous ne sommes pas si pleins de mal comme d'inanité; nous ne sommes pas si miserables comme nous sommes viles.

Nostre propre et peculiere condition est autant ridicule que risible.[iii]

Ici, Montaigne choisit le rire comme stratégie philosophique mais aussi comme posture existentielle. On voit l'importance de la notion d'humeur. Rappelons qu'à la fin du XVIe, le mot humour n'existe pas en français. En anglais, humor désigne l'humeur corporelle puis en vient à dénoter un caractère extravagant et fantasque. Montaigne parle sans arrêt de l'humeur (80 occurrences dans les Essais), synonyme de caractère, tempérament: il évoque l'humeur de grands personnages et son humeur propre, signifiant son caractère ou son goût:

Quand j' entreprendroy de suyvre cet autre stile aequable, uny et ordonné, je n' y sçaurois advenir; et encore que les coupures et cadences de Saluste reviennent plus à mon humeur, si est-ce que je treuve Caesar et plus grand et moins aisé à representer; et si mon inclination me porte plus à l' imitation du parler de Seneque, je ne laisse pas d' estimer davantage celuy de Plutarque[iv].

Les Essais sont présentés comme le fruit de son humeur, et sont constamment dépréciés: dans la dédicace de «De l'affection des pères aux enfants», Montaigne se peint en mélancolique, alors qu'il était du coté de Démocrite auparavant. L'écriture des Essais est assimilée à une rêverie, à une fantaisie, ce qui correspond bien à la définition qu'on donne de l'humour au XVIe siècle. Le livre de Montaigne, portrait de son auteur, est donc un livre d'humeur et un livre d'humour, selon les critères du XVIe siècle.

De l'Affection des Pères aux Enfans

A Madame d'Estissac. Madame, si l'estrangeté ne me sauve, et la nouvelleté, qui ont accoustumé de donner pris aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise; mais elle est si fantastique et a un visage si esloigné de l'usage commun que cela luy pourra donner passage. C'est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m'estoy jetté, qui m'a mis premierement en teste cette resverie de me mesler d'escrire. Et puis, me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy, pour argument et pour subject. C'est le seul livre au monde de son espece, d'un dessein [0158v] farouche et extravagant. Il n'y a rien aussi en cette besoingne digne d'estre remerqué que cette bizarrerie: car à un subject si vain et si vile le meilleur ouvrier du monde n'eust sçeu donner façon qui merite qu'on en face conte[v].

- le «style comique et privé», l'écriture personnelle, l'humeur de Montaigne

J'ay naturellement un stile comique et privé, mais c'est d'une forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes façons est mon langage: trop serré, desordonné, couppé, particulier; et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre substance que d'une belle enfileure de paroles courtoises. Je n'ay ny la faculté ny le goust de ces longues offres d'affection et de service. Je n'en crois pas tant, et [0105v] me desplaist d'en dire guiere outre ce que j'en crois.

C'est bien loing de l'usage present: car il ne fut jamais si abjecte et servile prostitution de presentations; la vie, l'ame, devotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement que, quand ils veulent faire sentir une plus expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere pour l'exprimer. Je hay à mort de sentir au flateur: qui faict que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru qui tire, à qui ne me cognoit d'ailleurs, un peu vers le dedaigneux. J'honnore le plus ceux que j'honnore le moins; et, où mon ame marche d'une grande allegresse, j'oublie les pas de la contenance. Et m'offre maigrement et fierement à ceux à qui je suis. Et me presente moins à qui je me suis le plus donné: il me semble qu'ils le doivent lire en mon coeur, et que l'expression de mes paroles fait tort à ma conception.

Le lien entre comique et privé n'est pas anodin: l'écriture humoristique est une écriture privée, personnelle. Peut-être que c'est l'usage de la première personne, le choix du sujet qui permet l'humour, entendu non pas seulement comme tempérament, mais comme présentation allègre d'un propos. Le lien entre écriture personnelle et humour se retrouve dans d'autres essais comme l'Anatomie de la mélancolie de Robert Burton (1621), dont le prologue est signé «Democritus junior», puis chez des auteurs «égotistes» comme Stendhal (à ce titre, le début de la Vie d'Henry Brulard , où l'auteur commence en grande pompe par une scène «romantique» sur le mont Janicule à Rome puis déconstruit cette image en avouant au lecteur qu'il est en train d'affabuler, pourrait se lire comme un début humoristique).

L'humour de Montaigne consisterait à traiter de façon personnelle ses sujets: traiter de façon comique et privée de graves sujets, traiter de la même manière des sujets qui ne sont pas dignes d'intérêt.

Dans sa thèse, Bruno Roger-Vasselin distingue trois formes d'humour: l'humour-charge, l'humour-allégresse et l'humour-politesse. Selon lui, à chacune de ces formes correspondent des thèmes (vieillesse du corps, religion, ambition) et des procédés (parodie, habillage paradoxal de la pensée, exagération verbale, euphémisme). On retrouve des procédés identiques dans les trois catégories, les thèmes reviennent eux aussi. Souvent, ce que B. Roger-Vasselin prend pour de l'humour est proche de l'ironie. Il est bien difficile parfois de distinguer les deux chez Montaigne.

- la déstabilisation des savoirs: ironie socratique ou humour?

Dans l'«Apologie de Raymond Sebond», texte central du livre II, important exposé philosophique, chapitre le plus long des Essais, on voit l'ironie et l'humour se mêler: l'apologie est une fausse apologie qui est en fait une critique. Montaigne commence par montrer la relativité de la foi: la foi dépend des circonstances. Il emploie des exemples, a recours à Platon, à la manière des théologiens et des philosophes

En plein milieu, il rajoute des formules en 1588 (B) puis sur l'exemplaire de Bordeaux après 1588 (C):

[B] Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans. [A] Et ce que dit Plato, qu'il est peu d'hommes si fermes en l'atheisme, qu'un dangier pressant ne ramene à la recognoissance de la divine puissance, ce rolle ne touche point un vray Chrestien. C'est à faire aux religions mortelles [0187v] et humaines d'estre receues par une humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lacheté et la foiblesse de coeur plantent en nous et establissent? [C] Plaisante foy qui ne croit ce qu'elle croit que pour n'avoir le courage de le descroire![vi]

Les éléments ajoutés ne servent pas vraiment à l'argumentation, ne proposent pas de nouveaux arguments mais proposent des formules frappantes qui présentent le propos de façon triviale dans le premier cas ou ludique dans le second. Remarquons que ce sont souvent ces formules brèves et ajoutées que l'on retient du texte montaignien, pour leur aspect brillant et spirituel mais également aussi peut-être parce qu'elles confortent l'image que la tradition a forgée de l'écrivain bordelais: celle d'un auteur non pédant, sans doctrine, sceptique. Est-ce de l'humour ou de l'ironie? Dans le cadre général du chapitre qui a recours à l'ironie socratique et qui détruit les fondements de la religion exposés par Sebond, ces phrases visent-elles à détruire l'argument de Sebond? Dans le deuxième cas, Montaigne semble se moquer de la foi, ou bien de l'idée de la foi exposée par Platon: la phrase se présente comme un jeu de mots, un commentaire, un aparté. Ce procédé de pseudo-confidence, de clin d'&#156;il est familier à Montaigne qui réécrit ses textes et va vers de plus en plus de connivence avec le lecteur.

L'introduction d'éléments triviaux dans la réflexion peut être considérée comme un trait d'humour, dans le sens où la confidence fait passer de l'abstraction philosophique à la donnée autobiographique. C'est aussi un procédé qui ne convient pas vraiment à la dignité du sujet, qui déroge à la hiérarchisation des styles, au principe rhétorique de l'aptum, qui trace une correspondance entre les sujets et les styles. Ennemi de la rhétorique, Montaigne met, (que l'on me pardonne cette image), des bâtons dans la roue de Virgile.

La plus [0190v] calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c'est l'homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy, parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel soubs ses pieds. C'est par la vanité de cette mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble. Comment cognoit il, par l'effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux? par quelle comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue? Quand je me joue à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d'elle. Platon, en sa peinture de l'aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l'homme de lors la communication qu'il avoit avec les bestes, desquelles s'enquerant et s'instruisant il sçavoit les vrayes qualitez et differences de chacune

d'icelles, par où il acqueroit une tres-parfaicte intelligence et prudence, et en conduisoit de bien loing plus hureusement sa vie que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l'impudence humaine sur le faict des bestes? Ce grand autheur a opiné qu'en la plus part de la forme corporelle que nature leur a donné, elle a regardé seulement l'usage des prognostications qu'on en tiroit en son temps.[vii]

L'exemple de la chatte est intéressant à ce titre, car il initie une longue séquence qu'on pourrait appeler le carnaval des animaux: on montre la supériorité de l'animal sur l'homme à travers les exemples des abeilles dont la société est très bien organisée, les hirondelles, les chevaux&#133;le renversement du joueur au joué illustre plaisamment le relativisme mais introduit également une dimension ludique que l'on retrouve dans l'emballement verbal de la page suivante qui prouve que le langage des signes des muets peut avoir un équivalent chez les animaux(rajouté sur le manuscrit de Bordeaux):

Quoy des mains? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despitons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouissons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons; et quoy non? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste: nous convions, nous renvoyons, advouons, desadvouons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, desdaignons, demandons, esconduisons, égayons, lamentons, caressons, tansons, soubmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils? quoy des espaules? Il n'est mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans discipline et un langage publique

Autre procédé utilisé : la prosopopée. On montre le raisonnement d'un chien . Montaigne reprend Chrysippe le cyniquequi imagine le raisonnement d'un chien suivant son maitre à la traceet arrivant devant un carrefour :

Il est contraint de confesser qu'en ce chien là un tel discours se passe: J'ay suivy jusques à ce carre-four mon maistre à la trace; il faut necessairement qu'il passe par l'un de ces trois chemins; ce n'est ny par cettuy-cy, ny par celuy-là; il faut donc infalliblement qu'il passe par cet autre; et que, s'asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien et cet usage de propositions divisées et conjoinctes et de la suffisante enumeration des parties, vaut il pas autant que le chien le sçache de soy que de Trapezonce. P 463

Ce bestiaire correspond à l'humour allégresse selon Roger-Vasselin: il relève de l'humour car on peut y voir un décalage introduit par l'argumentaire philosophique; par sa longueur, il devient excentrique, par son écriture, il se rapproche d'une écriture comique. Il est à la fois un divertissement de l'auteur et une attaque de la vanité humaine: il est à cheval entre l'humour, gratuit, ludique, et l'ironie, critique. En effet, donner la parole au chien du philosophe (double cynisme!), établir par des listes infinies la supériorité de l'animal sur l'homme, est-ce seulement un moyen de rabattre le «cuyder», la «prétention» de l'homme? le cas échéant, ce serait ironique. Mais Montaigne se prend au jeu qui perd sa dimension d'attaque et qui se développe pour lui-même, de façon gratuite.

Dans le même esprit, le recours aux boutades, aux plaisanteries est fréquent dans les Essaiset oscille entre ironie et humour:

Et disoit le Savoïart que, si ce sot de Roy de France eut sceu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre d' hostel de son Duc. Son imagination ne concevoit autre plus eslevée grandeur que celle de son maistre[viii].

Les figures de sage sont ridiculisées ou rendues triviales: les conclusions de certains chapitres révèlent cet emploi du comique qui vient à contre-courant de l'attente du lecteur et de la tradition philosophique: ainsi, la fin de «De la vanité», où l'homme reste le «badin de la farce» et la fin de «De l'expérience»(rajoutée sur le manuscrit de Bordeaux) :

Si avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul.

- l'auto-ironie: les portraits sans complaisance de Montaigne

On le voit, Montaigne est à cheval entre humour et ironie. La différence entre les deux tendances semble résider dans l'intentiond'attaquer ou de ne pas attaquer une cible. Mais cette intention, elle-même, n'est visible qu'à travers des moyens langagiers quelquefois ambivalents. L'humour de Montaigne se manifesterait peut-être de la façon la plus pure (éloignée de l'ironie) dans les portraits qu'il fait de lui-même. Au début de «De la vanité», il a recours à une forme d'auto-ironie[ix] entre sérieux et humour: il dit que c'est une vanité d'écrire sur la vanité et qu'«il devrait y avoir quelque coercition des lois contre les écrivains ineptes et inutiles». On hésite sur le sens à donner à ces lignes: l'auto-ironie, la présentation distanciée de soi, est la forme la plus personnelle de l'humour de Montaigne. Il se peint en vieillard souffrant, impuissant, difforme: dans «Des boiteux», il écrit: «Je n'ay vu monstre et miracle au monde plus exprès que moy mesme.» et «plus je me hante et me connais, plus ma difformité m'étonne, moins je n'entends en moi»: ici, il y a une forme de recul, de distance qui peut être assimilée à l'humour. Mais là encore, cette façon de se peindre en «monstre», de se déprécier, peut être assimilé à une technique rhétorique de recherche de connivence.

- le jeu de Montaigne: connivence avec le lecteur

C'est icy un livre de bonne

foy, lecteur. Il t'advertit dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis: à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me presanterois en une marche estudiée. Je veus qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si j'eusse esté entre ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre: ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cens quatre vingts.

Finissons par le commencement. Ce début, tout en paradoxes, montre toute la complexité de l'humour de l'auteur, fait d'auto-dépréciation et de ruse rhétorique. On est entre la captatio benevolentiae , comme point obligé de la rhétorique, et l'humour.

Ainsi, l'humour de Montaigne reste paradoxal. En effet, comme le suggérait Jean-Christophe Blum à la fin de la séance, l'humour s'impose à nous, comme une évidence. On en a l'intuition à la lecture des Essais. Mais dès qu'on essaie de l'identifier avec certitude, de le départager de l'ironie, d'en démonter les mécanismes (ou l'absence de mécanismes), d'en examiner les enjeux (ou les non-enjeux), on le détruit. Ou du moins, on lui ôte sa fraîcheur, son aspect oral et gratuit, son coté «ajout» et «commentaire au fil de la plume». Est-ce la lourdeur de la présente démonstration, son incapacité à distinguer clairement l'humour de l'ironie, qu'il faut blâmer? Ou bien, plus généralement, une attitude analytique qui a du mal à rendre parfaitement la gratuité et l'aspect ludique de certaines marques d'humour?

Il va de soi que nous ne répondrons pas à cette question.



[i]

Cum grano salis

[ii] Opposition formulée à la page 958 de cette thèse.

[iii] Les citations des Essais sont empruntées à l'édition numérisée du Montaigne project de l'Université de Chicago, qui reprend la pagination de l'édition de référence Villey-Saulnier des P.U.F. Les phrases en gris correspondent à la première édition en 1580. Les phrases en bleu marquent les remaniements de l'édition de 1588; celles en rouge sont des ajouts de l'édition posthume de 1595 réalisée à partir du manuscrit de Bordeaux, annoté par Montaigne. Comme on le verra tout au long de cette étude, c'est dans les passages rajoutés que s'introduit l'humour de Montaigne, c'est-à-dire dans les éléments non indispensable à l'argumentation logique des chapitres.

[iv]

ibid, p 638.

[v]

ibid, p 385.

[vi]

ibid, p 445.

[vii]

ibid, p 452.

[viii]

ibid, p 157.

[ix] Le terme est-il bien choisi? Est-il possible de se prendre soi-même comme cible, d'instaurer une vraie distance entre soi et soi?



Nicolas Cremona

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 6h15.