Atelier


Pragmatique de la lecture: le cadrage générique


Karl Canvat


La lecture d'un texte, on le sait aujourd'hui (U. Eco, 1985 ; M. Otten, 1987 ; V. Jouve, 1993), est une activité qui consiste à prélever sélectivement des éléments micro- ou macrostructurels, à les transformer en indices signifiants et à établir une (ou des) hypothèse(s) de sens. Si elle(s) stabilise(nt) provisoirement le sens construit, cette/ces hypothèse(s) permet(tent) également au lecteur d'anticiper sur le sens à venir et de relancer le processus de prélèvement d'indices textuels.

L'activité de lecture n'est donc pas linéaire, puisqu'elle se fonde sur un jeu de prédictions, de rétroactions, de réajustements continuels. La valeur de la construction à laquelle elle aboutit se mesure à son aptitude à donner sens de façon cohérente au plus grand nombre possible d'éléments du texte : si trop d'éléments résistent à l'hypothèse et n'entrent pas en cohérence avec le sens préalablement construit, l'hypothèse est rejetée – ou du moins dépassée – et remplacée par une autre.

D'une manière générale, la lecture procède par « reconnaissance », elle se fonde sur la mise en oeuvre de savoirs et de savoir-faire déjà constitués lors d'expériences précédentes. En d'autres termes, la lecture requiert un certain nombre de compétences.

1. La lecture littéraire

On parle aujourd'hui de « lecture littéraire » pour désigner un « régime » (M. Marghescou, 1974) ou un « mode » particulier de lecture, différent de la lecture utilitaire – « pragmatiquement ancrée » (B. Lahire, 1994) – et caractérisé par une distance à la pratique et une posture experte (Y. Reuter, 1996). Trois traits distinctifs définiraient la lecture littéraire (M. Picard, 1986). Le premier est l'attention à la polysémie du texte, réponse à sa « densité » constitutive. En effet, la lecture littéraire conduit le lecteur à appréhender le texte comme un espace où peuvent jouer une pluralité de lectures : pluriel illimité pour les textes « scriptibles » (R. Barthes, 1970), comme ceux de Stéphane MALLARMÉ, Georges BATAILLE, etc. ; pluriel circonscrit pour les textes « lisibles », comme ceux d'Honoré de BALZAC, Emile ZOLA, etc.

A la suite du philosophe Jacques DERRIDA, toute une tradition «déconstructionniste » a poussé très loin la disposition du texte littéraire à l'ouverture. Les sens d'un texte se font et se défont sans cesse et il serait vain de vouloir les fixer : « [l]'absence de signifié transcendantal étend à l'infini le champ et le jeu de la signification » (J. Derrida, 1967 : 411). On en est ainsi arrivé à une sorte de relativisme absolu, pour lequel toutes les lectures se valent. Or, comme l'a rappelé récemment Umberto ECO, le texte met en place des contraintes qu'il ne convient pas de sous-estimer :

« Un texte 'ouvert' reste un texte, et un texte suscite d'infinies lectures sans pour autant autoriser n'importe quelle lecture possible. Si l'on ne peut dire quelle est la meilleure interprétation d'un texte, on peut dire lesquelles sont erronées. (...) Après qu'un texte a été produit, il est possible de lui faire dire beaucoup de choses (...), mais il est impossible (...) de lui faire dire ce qu'il ne dit pas. Souvent, les textes disent plus que ce que leurs auteurs entendaient dire, mais moins que ce que beaucoup de lecteurs incontinents voudraient qu'ils disent. » 1992 : 130.

Le deuxième trait de la lecture littéraire est sa fonction modélisante : la lecture littéraire propose au lecteur de vivre sur le mode imaginaire une expérience qu'il ne pourrait vivre dans la réalité. La troisième caractéristique de la lecture littéraire – peut-être la plus importante – est la dimension comparative : la lecture littéraire implique une compétence culturelle, qui permet de mesurer la part de conformité, d'innovation ou de subversion du texte.

« [L]'effet littérature n'est concevable que pour le joueur expérimenté, l' 'amateur' averti. » M. PICARD, 1986 : 242.

Dans la perspective de Michel PICARD, la lecture littéraire peut être vue comme un «jeu» complexe (playing) entre ces diverses instances du sujet lecteur (qui sont, en fait, des niveaux de relation du lecteur au texte) que sont le « liseur » (la dimension « réelle », physique de la lecture), le « lu » (la dimension imaginaire de la lecture, celle qui met en branle le désir et les fantasmes du lecteur et lui fait « halluciner » le texte) et le « lectant » (la dimension symbolique de la lecture, celle qui conduit le lecteur à s'intéresser à la construction du texte).

2. Le rôle du genre dans la lecture littéraire

« Machine paresseuse », selon l'expression d'Umberto ECO (1985 : 27), le texte littéraire est lacunaire : il comporte des « trous », des « blancs » que le lecteur doit colmater en mettant en oeuvre certaines compétences.

L'un des tout premiers, Mikhaïl BAKHTINE a attiré l'attention sur le «dialogisme » des échanges langagiers : tout énoncé doit être appréhendé dans sa tension, son orientation vers autrui, ce qui présuppose non seulement qu'il soit doté d'un contenu propositionnel « pertinent » (le texte veut dire quelque chose (H. P. Grice, 1979 ; C. Kerbrat-Orecchioni, 1986, 1990)), mais aussi qu'il se fonde sur des « représentations supposées partagées » qui permettront une accommodation intersubjective, en d'autres termes un ajustement plus ou moins réussi des systèmes de repérage de l'émetteur (ou du scripteur) et du récepteur (ou du lecteur) (F. Flahault, 1982).

Pour désigner cet accord réciproque entre les participants d'un échange langagier, la pragmatique recourt à la notion de « convention », reprise aux philosophes et aux logiciens (Th. Pavel, 1988 : 145-170). Alors que pour Willard Van Orman QUINE ce terme impliquait l'idée de contrat explicite et conscient, David LEWIS a proposé, à la fin des années soixante, une analyse des conventions qui inclut également les contrats tacites (1969). Lewis compare les conventions à ces jeux de coordination qui permettent aux participants d'ajuster leur comportement à celui des autres :

« Supposons que vous et moi ramions ensemble. Si nous gardons le même rythme, la barque avancera sans heurts, sinon elle ira lentement et en zigzag... Nous pouvons toujours choisir de ramer plus vite ou plus lentement; la vitesse de nos mouvements nous importe peu tant que nous gardons le rythme. Par conséquent, chacun de nous tâchera d'ajuster sa vitesse à celle de l'autre. » Cité par Th. PAVEL, 1988 : 151.

La référence à une situation qui exige une coordination de la part des participants est révélatrice: il y a entre eux un accord, même s'il n'y a pas de communication linguistique explicite. Cet accord résulte de l'intériorisation d'expériences antérieures semblables qui les préparent à des situations imprévues où une pareille coordination sera requise.

En l'adaptant à la théorie des genres, la définition d'une convention par LEWIS peut se réécrire comme suit :

A est une convention d'un genre x si :

* chaque émetteur/producteur d'un texte appartenant au genre x se conforme à A ;

* chaque récepteur/lecteur d'un texte appartenant au genre x s'attend à ce que chaque émetteur/producteur se conforme à A ;

* chaque récepteur/lecteur préférerait que tout émetteur se conforme à A ;

* A n'est pas nécessaire à partir du moment où l'émetteur/producteur et le récepteur/lecteur sont d'accord sur un autre principe respectant les conditions ci-dessus.

Plus qu'aucune autre, la communication littéraire se fonde sur une dissymétrie entre les positions de l'émetteur-scripteur et du récepteur-lecteur. En effet, à la différence de la communication orale quotidienne, la communication littéraire présente cette particularité d'être différée : il n'y a pas de feed-back, de réajustements automatiques, d'autorégulation. De ce fait, entre les intentions de l'émetteur-scripteur et les réactions du récepteur-lecteur, nombre de «pertes » (incompréhension, malentendu, quiproquo...) interviennent d'ordinaire, d'autant que l'émetteur-scripteur est le plus souvent absent : le texte littéraire est, comme l'a souligné Philippe HAMON, un « carrefour d'absences et de malentendus » (1977 : 264). En d'autres termes, il est, de toutes les formes de communication, sans doute la plus improbable. Aussi l'émetteur-scripteur fournit-il toutes les informations nécessaires pour assurer une bonne transmission de ce qu'il veut dire et, pour cela, il s'appuie sur un savoir commun et fait des hypothèses sur ce que le récepteur-lecteur pourra construire à partir de son énoncé. Cette particularité des textes littéraires impose un « surcodage compensatoire » (ibid.).

C'est précisément le rôle des genres littéraires d'établir des conventions qui fondent des expectatives mutuelles, garantissent une certaine stabilité dans les échanges langagiers et assurent ainsi un contrôle plus strict du décodage du texte en réduisant son incertitude (S. Mailloux, 1982 : 127-139).

On retrouve cette idée dans l'expression de « contrat » ou de « pacte » de lecture utilisée par Philippe LEJEUNE. Pour lui, le genre est

« (...) une sorte de code implicite à travers lequel, et grâce auquel, les oeuvres du passé et les oeuvres nouvelles peuvent être reçues et classées par les lecteurs. C'est par rapport à des modèles, à des 'horizons d'attente', à toute une géographie variable, que les textes littéraires sont produits puis reçus, qu'ils satisfassent cette attente ou qu'ils la transgressent et la forcent à se renouveler. » 1975 : 311.

Certaines « instructions », que l'on peut appeler « instructions génériques », établissent ce pacte en mettant par abduction le texte en relation avec un schème contextuel générique [i]. Celui-ci est un opérateur de cadrage qui permet la reconnaissance/identification du texte et qui facilite donc sa compréhension; il contribue à « informer » le texte (c'est-à-dire à lui donner forme et sens).

3. Genre, intertexte générique et intertextualité générique

Le genre (G) est donc construit en lecture à partir du prélèvement de certains indices (ig) d'un texte (Tg n). Il est un opérateur de cadrage qui « familiarise » le lecteur avec le texte en lui permettant de le rattacher à une « famille » ou à une « classe » et qui établit un « pacte » de lecture :

G

Ig 1 ig 2 ig 3... ig n

Tg n

Il convient cependant de préciser que le texte littéraire fait jouer ce cadre d'une manière particulière. Les conventions régulatrices constitutives d'un texte de genre (notamment les constituants énonciatifs, thématiques et formels) étant institutionnelles, elles inscrivent celui-ci dans une tradition, c'est-à-dire dans une histoire. Aussi l'établissement d'un schème contextuel générique mobilise-t-il ce que G. Gérard GENETTE appelle la « transtextualité », c'est-à-dire «tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes » (1979 : 87), antérieurs ou non.

On désignera par « intertexte générique » l'ensemble des textes qui se rapprochent, par quelque côté, du texte lu : l'intertexte générique est, pour reprendre les mots de GENETTE, «omniprésent, au-dessus, au-dessous, autour du texte, [il] ne tisse sa toile qu'en l'accrochant, ici et là, à ce réseau d'architexture » (id. : 89). L'intertexte générique de « La Belle au bois dormant » est ainsi constitué de l'ensemble des contes merveilleux.

On désignera par « intertextualité générique » le processus de mise en relation par le lecteur d'un texte avec d'autres textes de genre, ce qui en oriente la lecture, la compréhension et l'interprétation. La lecture d'un texte identifié comme « roman » (Tg) mobilise dans la mémoire du lecteur non seulement l'ensemble des caractéristiques « textuelles » (« internes ») du genre «roman», mais aussi toutes ses connaissances « intertextuelles », notamment celles qui sont relatives à l'histoire du genre et qu'il a acquises par ses lectures (Tg 1, Tg 2…), selon le schéma :

Tg1 Tg2 Tg3... Tgn-1

Tg

Lisant un polar, un lecteur a ainsi toujours plus ou moins à l'esprit les polars qu'il a lus jusque-là ; de même, lisant Le Planétarium de Nathalie SARRAUTE, un lecteur « averti » ne peut manquer de se référer à l'histoire du genre « roman ».

On retrouve, à travers tout ceci, les deux notions clés de l'esthétique de la réception, dont la dialectique est constitutive de l'évolution littéraire : l' « horizon d'attente » et l' « écart esthétique». Selon Hans Robert JAUSS, tout texte qui paraît s'inscrit toujours dans un horizon d'attente, c'est-à-dire dans l'ensemble des textes antérieurs dont les lecteurs ont l'expérience. L'horizon d'attente est, bien entendu, mouvant, en devenir ; il est sans cesse redéfini par l'écart esthétique qui peut survenir entre le texte et l'attente des lecteurs :

« Le rapport du texte isolé au paradigme, à la série des textes antérieurs qui constituent le genre, s'établit (...) suivant un processus (...) de création et de modifications permanentes d'un horizon d'attente. Le texte nouveau évoque pour le lecteur (...) tout un ensemble d'attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l'ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites. » 1978 : 50-51.

Face à un texte nouveau, les lecteurs peuvent avoir plusieurs réactions :

- si le texte respecte les normes esthétiques dominantes, les lecteurs retrouvent leur horizon d'attente familier et sont satisfaits, ce qui entraîne le succès immédiat du texte ;

- si le texte déroge aux normes esthétiques et heurte leur horizon d'attente, les lecteurs sont déçus, choqués ou irrités, ce qui provoque un rejet.

Il peut aussi arriver que le texte heurte l'horizon d'attente des lecteurs, mais que ceux-ci acceptent néanmoins de changer progressivement d'horizon d'attente. JAUSS prend ainsi l'exemple de Madame Bovary de Gustave FLAUBERT, dont la publication en 1857 fut éclipsée, malgré le procès intenté à Flaubert pour outrage à la morale publique, par le succès retentissant (treize éditions en un an) de la Fanny d'Ernest FEYDEAU, publiée la même année et bien oubliée depuis. Si les deux romans présentent l'un et l'autre un adultère provincial et bourgeois, ils ne répondent pas de la même façon à l'attente du public. En effet, alors que, pour présenter les scènes scabreuses, FEYDEAU a recours à la forme et au ton facile de la confession, FLAUBERT invente la narration impersonnelle et heurte le lecteur par son ironie. Cette innovation formelle sera cependant peu à peu acceptée par le public et fera paraître Madame

Bovary comme un tournant dans l'histoire du roman, condamnant Fanny à sombrer dans l'oubli.

4. Genre et stéréotype

Les considérations qui précèdent amènent à insister sur le rôle du genre comme phénomène de stéréotypie dans la lecture littéraire (J.-L. Dufays, 1994 ; R. Amossy, A. Herschberg Pierrot, 1997). Analysant les phénomènes artistiques, Iouri LOTMAN constate ainsi que

« [d]ans l'histoire de l'art mondial, si on la prend dans toute son ampleur, les systèmes artistiques liant la valeur esthétique et l'originalité constituent plutôt une exception qu'une règle. Le folklore de tous les peuples du monde, l'art médiéval qui représente une étape historique universelle inévitable, la Commedia dell'arte, le classicisme – telle est la liste incomplète des systèmes artistiques qui mesuraient la valeur d'une oeuvre non par la transgression, mais par l'observance de règles déterminées. » 1973 : 396-397. Voir aussi R. Mortier, 1982.

Relevant d'une esthétique de l'identité, les genres paralittéraires présentent, de ce point de vue, un intérêt tout particulier. Leur paratexte est souvent très « visible » et leurs structures sont très contraintes (intrigue fortement nouée, code herméneutique envahissant, action dilatoire, focalisation sur le héros, happy end) : le nouveau est, en fait, semblable, apportant au lecteur le plaisir de la conformité, de la répétition (D. Couégnas, 1994).

Mais la notion de genre n'est pas seulement utile dans la lecture des textes « paralittéraires». Elle permet aussi de lire plus facilement les productions originales, réputées « difficiles ». C'est le cas des textes qui rompent avec les « lois du genre » et les renouvellent. C'est aussi le cas des textes qui exploitent au mieux les composantes du genre et leurs virtualités, ou encore des textes qui explorent des pistes appartenant au genre, mais non encore exploitées. C'est encore le cas des productions d'avant-garde qui poussent jusqu'à leurs limites les possibilités des genres. C'est enfin le cas des textes parodiques, qui se moquent d'un original tout en lui rendant hommage.

Si la lecture littéraire requiert du lecteur une capacité à mobiliser ces « opérateurs de lisibilité » (Ph. Hamon, 1979) que sont les normes génériques, elle exige aussi qu'il sache en jouer. Au total, la compétence générique rend les pratiques de lecture moins « naïves », pour reprendre l'expression de Thomas PAVEL. Concevant métaphoriquement la lecture comme un jeu, celui-ci écrit :

« Dans la perspective de la théorie des jeux, l'on tiendra pour acquis que les textes littéraires sont bâtis autour d'un petit nombre de règles de base qui nous permettent d'avoir accès au texte ; alors que le lecteur naïf ne connaît au départ que ces règles, à mesure que ses stratégies de lecture se développent, sa compréhension des jeux littéraires s'affine, lui permettant de noter des régularités qui échappent aux débutants (...). Comme tous les jeux dans lesquels l'habileté croît avec l'entraînement, les jeux littéraires avivent graduellement le plaisir de prendre de moins en moins de risques, d'être de plus en plus le maître de la situation. A l'instar des joueurs d'échecs, l'apprenti lecteur sent s'accroître sa force et sa dextérité: il apprécie les progrès qu'il fait et prend plaisir à persévérer. » 1988 : 160-161.

Les modèles génériques permettent ainsi la mise en place d'une lecture paradigmatique : intégrés et classés par imprégnation, comparaison et construction, ils sont réinvestis dans les lectures anciennes (rétrospectivement) ou nouvelles (prospectivement) dont ils facilitent le regroupement et le traitement.

5. Le cadrage générique

En situation de lecture, les problèmes qui se posent au lecteur « naïf » face à un texte «difficile » proviennent précisément des difficultés qu'il éprouve à mobiliser son encyclopédie générique, soit parce qu'il n'en a pas (la norme générique n'est pas construite), ou qu'elle est lacunaire (ses normes génériques « spontanées » ne sont pas les normes requises par le texte, celui-ci étant trop loin de son habitus lectural), et qui l'empêchent de procéder au cadrage générique.

Le cadrage générique du texte constitue une opération essentielle pour l'établissement du contrat de lecture. Par « cadrage », on entend ici l'activité sémiotique qui consiste à inférer un certain nombre d'instructions disposées à la périphérie du texte (dans le paratexte et le métatexte), à sa lisière (dans l'espace textuel et l'incipit), mais aussi dans le texte lui-même (les superstructures).

5.1. Les « seuils » du texte

L'opération de cadrage générique se fonde, pour une bonne partie, sur le paratexte et le métatexte, premiers éléments de la saisie d'un texte (G. Genette, 1987).

<blockquote>Les collections

« Club des Masques », « Spécial Western », « Série Noire », « Harlequin »... Les collections renvoient souvent à des catégories génériques. En outre, la sobriété ou, au contraire, la surcharge de la présentation suffisent souvent à elles seules à opposer genres « littéraires » (légitimes) et «paralittéraires » (les « mauvais genres »). Ainsi, par exemple, les collections paralittéraires recourent aujourd'hui volontiers au vocabulaire de la couleur : « Bibliothèque rose », «Bibliothèque verte », « Bibliothèque rouge et or », « Série noire », « Fleuve noir », « Carré noir », «Le Masque noir », etc.. Ces codes visuels fonctionnent bien entendu comme indicateurs différentiels facilitant le repérage sur les rayons, mais ils connotent aussi la thématique abordée et/ou le public visé : le vert, le rose, le rouge et or pour la jeunesse ; le noir pour les adultes.

Les illustrations de première de couverture

Les illustrations de première de couverture remplissent une fonction à la fois publicitaire (elles sont conçues pour attirer le lecteur), référentielle (elles disent quelque chose du contenu du livre), esthétique (elles ont un effet décoratif) et idéologique (elles sont liées à des normes culturelles).

Elles fonctionnent aussi comme instructions génériques. Les illustrations de première de couverture, en ce qu'elles ancrent un livre dans un imaginaire, conditionnent la lecture et renforcent le pacte générique déjà établi par le titre (ou l'instituent lorsque celui-ci n'est pas suffisamment explicite). C'est ainsi qu'une arme peut indexer le roman policier, un visage angoissé, le polar (ou le thriller), un couple enlacé, le roman sentimental, des planètes, des vaisseaux spatiaux ou des engins futuristes, la science-fiction, etc.

Les résumés de quatrième de couverture

En plus des habituels renseignements sur l'auteur, les quatrièmes de couverture comportent bien souvent des résumés qui renforcent encore le cadrage générique. Les informations qu'ils contiennent (type de thèmes, d'actions et de personnages) permettent au lecteur d'identifier le genre et de le situer dans une échelle de légitimité: les résumés des genres relevant de la diffusion élargie se caractérisent ainsi par un contrat de lecture clair et par un centrage sur l'intrigue; outre qu'ils sont plus rares, les résumés des genres appartenant à la diffusion restreinte se caractérisent plutôt par un contrat de lecture particulier (ciblant un lectorat précis) et par un centrage sur l'écriture.

Les titres

Les titres servent non seulement à désigner un texte dans sa singularité et à le mettre en valeur en attirant sur lui l'attention du public, mais aussi à donner des informations sur le contenu auquel il introduit.

Certains titres « thématiques » renvoient, par convention d'époque ou de série, à un genre. C'est le cas aujourd'hui des titres des romans d'espionnage, fondés sur des jeux de mots systématiques (voir la série S.A.S. : Banco à Bangkok, Agonie en Patagonie, Malaise en Malaisie...), ou des titres des romans de la série « L'exécuteur » (des productions Gérard de Villiers), fondés sur le principe sériel de la déclinaison d'un paradigme : Lundi linceuls, Mardi massacre, Mercredi des cendres, Jeudi justice, Vendredi vengeance, Samedi maudit.

Les titres « rhématiques » donnent des informations sur la « forme » des textes. La désignation peut renvoyer à un genre précis (que l'on songe aux Fables de LA FONTAINE, aux Oraisons funèbres de BOSSUET, aux Maximes de LA ROCHEFOUCAULD, aux Confessions de ROUSSEAU, etc. [ii]), ou à une innovation générique (c'est le cas, par exemple, des Méditations poétiques ou des Harmonies poétiques et religieuses de LAMARTINE), ou encore à un trait formel (c'est le cas, entre autres, du Décaméron de BOCCACE et de l'Heptaméron de Marguerite de NAVARRE).

Les titres mixtes (c'est-à-dire comportant un élément thématique et un élément rhématique) ne sont évidemment pas rares : Journal d'un fou (GOGOL), Chronique d'une mort annoncée (GARCIA MARQUEZ), Chroniques martiennes (BRADBURY)... Dans certains cas, c'est le sous-titre qui porte l'indication générique: l'exemple de Zadig ou la destinée de VOLTAIRE, sous-intitulé « histoire orientale » est bien connu, comme celui des Caves du Vatican de GIDE, sous-intitulé « sotie » ou d'Anicet ou le panorama d'ARAGON, sous-intitulé « roman ».

Au théâtre, le sous-titre précise parfois le genre : La cerisaie « comédie », Oncle Vania «Scènes de la vie de campagne », Une demande en mariage « Plaisanterie en un acte ». Certains titres renvoient cependant conventionnellement à des genres précis : le nom propre, par exemple, est très souvent attaché à la tragédie (Hamlet, Bérénice, Polyeucte) ; le caractère (L'avare) ou la condition sociale (Le bourgeois gentilhomme, Le médecin malgré lui) sont plutôt attachés à la comédie ; enfin, facétieux, le titre annonce généralement le vaudeville (Occupe-toi d'Amélie, On purge bébé, Un pyjama pour deux). Reste que ces indications ont à peu près disparu dans l'écriture dramatique moderne.

La disposition spatiale

Quoique souvent occultée, l'inscription du texte dans l'aire scripto-visuelle de la page intervient de manière déterminante

dans le précadrage générique. Comme on peut en faire l'expérience, les lecteurs – même non experts – ont très tôt conscience de normes régissant la mise en page des grandes formes de l'écriture littéraire. La poésie se reconnaît ainsi à sa typographie particulière (blanc autour du texte, vers, concision, etc.) et le théâtre aux changements de locuteurs indiqués par les noms des personnages, aux didascalies, au découpage en « actes », en « scènes », etc.

Cette imprégnation mémorielle se fait intuitivement et progressivement, et c'est elle qui nous permet de reconnaître la forme du sonnet sous le « texte » qui suit, dû à Georges FOUREST (1867-1945) :

· Les incipit

Assurant l'embrayage de la fiction, l'incipit contribue fortement à la construction du «topic », ce schéma hypothétique de lecture, qui règle le processus inférentiel et qui guide donc la construction du sens (U. Eco, 1985 : 116). Ainsi, dans les exemples suivants, les personnages (leur nom, leur fonction...), les situations et le lexique fonctionnent comme des instructions génériques qui configurent un univers de fiction et permettent d'identifier certaines spécifications thématiques du type narratif : le récit fantastique dans le premier cas, le récit de science-fiction dans le second.

« Comme chaque fois qu'il séjournait à Nieuport-Bains, Frédéric retrouvait un sommeil d'enfant; mais invariablement aussi, que sa nuit eût été longue ou brève, il se réveillait dès l'aube. Levé sans bruit pour ne point déranger Juliette, il passait une robe de chambre, gagnait la salle de séjour. La large baie vitrée donnait sur la plage et la mer. Les yeux de Frédéric flânaient d'un bout à l'autre du vaste paysage que baignait la lumière encore indécise du petit jour. En vérité, ils retardaient l'instant où il leur faudrait buter sur l'essentiel : une chaise, juste en face de l'immeuble, – une très simple chaise au milieu de la plage déserte.

C'était curieux. Elle se trouvait là chaque matin, toujours au même endroit, non pas tristement échouée entre deux marées hautes, mais posée devant la mer comme un siège prêt à servir. Une chaise cannée, le dossier haut et droit, d'autant plus déplacée en ce lieu qu'elle paraissait intacte.

Il y avait plus étrange encore : cette chaise ne se trouvait là que pour disparaître. Cela se produisait plus ou moins vite, et d'une manière toujours inattendue. Elle profitait d'un bref moment de distraction ou d'une courte absence de Frédéric, si bien que celui-ci ne l'avait jamais vue disparaître. Chaque matin, depuis deux semaines, la chaise lui échappait. Il eût fallu pouvoir la tenir à l'oeil sans désemparer, ne pas lâcher prise avant le plein jour; mais il n'en avait ni la patience ni d'ailleurs le loisir. »

J. MUNO, 1979.

« Soudain, la voix a surgi de son repaire de silence.

Anonyme, glaciale, aussi parfaitement réglée que si elle avait eu pour mission de transvaser de l'oxygène ou du carburant à l'intérieur de l'astronef.

En même temps, tout s'est mis à vivre autour de moi.

Les cloisons, les tableaux, les fils, comme si j'avais été tout à coup rejeté d'une tombre blafarde dans un aquarium brillamment illuminé.

De l'inconscience et de la nuit où j'étais depuis si longtemps, on m'a sorti par une quantité d'injections simultanées de lumière, de vacarme, d'ordres et de chocs. En un instant, je me suis recomposé. Je suis redevenu un être vivant. J'ai reconnu les choses. Le cadran surtout, le grand cadran qui me regardait fixement de tout son oeil de cyclope.

Car il est bientôt l'heure.

La voix, derrière le cadran, le répète inlassablement, comme anesthésiée par la monotonie de son affirmation:

'Attention... Plus que treize minutes... Plus que douze minutes trente secondes... Plus que douze minutes...'

Bientôt tout sera accompli. »

J. STERNBERG, 1985 [1957].

L'établissement du cadrage générique dépend parfois d'indices ténus. C'est le cas, par exemple, de la formule inaugurale rituelle « Il était une fois », qui établit l'horizon d'attente « conte merveilleux ».

· Le métatexte

Le métatexte est constitué par les divers commentaires qui ont été produits ou sont produits sur les textes après leur parution. Ces métatextes sont dus à l'auteur lui-même (métatextes auctoriaux), à un auteur différent, ou encore à un critique (métatextes allographes), et peuvent être intégrés au paratexte (préfaces, postfaces, quatrième de couverture), ou figurer sur d'autres types de support, écrits (journaux, revues, manuels scolaires...) ou oraux (émissions culturelles de radio ou de télévision, « bouche à oreille »...). Qu'il soit auctorial ou allographe, le rôle du métatexte dans le cadrage générique n'est pas négligeable : c'est, en effet, souvent à travers lui que le lecteur se fait une première idée du texte qu'il va lire.

Les définitions génériques contenues dans le métatexte (notamment préfaciel) apparaissent souvent aux moments où la tradition est contestée et où l'on cherche à définir des écarts par rapport à une norme antérieure. C'est ce qui pourrait expliquer leur abondance au début du Romantisme, par exemple : François-René de CHATEAUBRIAND parle d'Atala comme d'une « sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique », des Martyrs, comme d'une « épopée en prose », etc.

Lorsque le sentiment de la rupture est fort, le métatexte préfaciel peut jouer le rôle d'un véritable manifeste. Il en va ainsi de la préface de Cromwell de Victor HUGO, qui définit le drame romantique par le mélange du sublime et du grotesque, par le rejet des unités de temps et de lieu, et qui propose une véritable philosophie de l'histoire (aux temps primitifs l'expression lyrique, aux temps antiques l'expression épique, aux temps modernes l'expression dramatique). Il en va ainsi aussi, plus récemment, des textes écrits par certains nouveaux romanciers : dans Pour un nouveau roman et dans le prière d'insérer à Projet pour une révolution à New York, Alain ROBBE-GRILLET prend ses distances par rapport au roman balzacien et propose une redéfinition du genre.

5.2. Les superstructures textuelles et les structures thématico-narratives

Le lecteur construit le sens global du texte, non seulement à partir des éléments paratextuels qu'il prélève, mais aussi à partir des superstructures textuelles et des structures thématico-narratives.

Les superstructures textuelles constituent l' « articulation interne globale » d'un texte, sa syntaxe, en quelque sorte (T. A. Van Dijk, 1981 : 76). Elles sont relativement indépendantes du contenu du texte, ce qui fait qu'elles peuvent se réaliser dans des genres textuels très différents : la superstructure narrative, par exemple, se réalise indifféremment dans le mythe, le conte, la fable, la nouvelle, le roman, le fait divers, etc.

Selon certains théoriciens, le repérage des superstructures faciliterait le traitement du texte:

« La maîtrise d'une organisation superstructurelle typique facilite le traitement sémantique qu'accomplit un sujet lors de la lecture d'un texte particulier reconnu comme appartenant à un genre. » M. CHAROLLES, 1984 : 51.

Ces propos ont été confirmés expérimentalement. Christian VANDENDORPE a ainsi montré que la (re)connaissance des structures typiques de la fable – notamment la structure dite de « double renversement » – aidait les lecteurs à anticiper les effets de sens. Le processus de lecture d'un texte se fonde sur ces « modèles prototypiques » qui, d'une certaine manière, peuvent être rapprochés des « patterns » de la Gestalt Psychology.

L'identification des superstructures permet la construction, à la fois rétroactive et anticipative, du sens. Ce travail d'investissement sémantique s'opère par la projection d'un «topic ». Le rôle de ce dernier est essentiel : il discipline, en quelque sorte, le texte en réduisant ses virtualités sémantiques. Le topic peut être implicite – auquel cas il faut le reconstituer par le repérage de « mots-clés » abondamment réitérés ou placés dans des positions stratégiques – ou explicite : dans ce dernier cas, on peut le repérer grâce à ces « marqueurs de topics » que sont les titres, les sous-titres de l'oeuvre ou des chapitres, ou encore les mentions de genres.

Le topic générique joue un rôle particulièrement important dans la lecture littéraire : ayant sitôt identifié un « roman », le lecteur essayera de déterminer à quelle espèce de roman il a affaire. Les indices disposés dans le paratexte et l'incipit lui permettront de reconnaître rapidement s'il s'agit d'un roman sentimental, d'un roman policier, d'un roman à suspense, d'un polar, etc.

Les travaux de la narratologie ont mis en évidence des structures propres à certains genres fictionnels. C'est ainsi que le conte merveilleux comprend 31 fonctions constituant un « invariant narratif » (V. Propp, 1965 [1928]). C'est ainsi que la fable s'organise selon une structure antithétique faite d'oppositions statiques, de simple ou encore de double renversement (K. Canvat, Ch. Vandendorpe, 1993, 1996).

Mais ces travaux se situent à un tel niveau de généralité que l'on a pu les appliquer indifféremment à tous les genres narratifs, au sens le plus large du terme. Le schéma fonctionnel de PROPP a été ainsi étendu à la nouvelle, à la bande dessinée, ou encore au film. Quant au double renversement, il est apparu comme une véritable « stéréotypie narrative », caractéristique de genres très divers.

La dimension figurative générique des textes a été ainsi occultée (Y. Reuter, 1990). Certaines structures thématico-narratives, comme le personnage et la scène, font partie de ces constituants figuratifs et elles interviennent de manière déterminante dans l'établissement du contrat générique de lecture d'un texte. En effet, personnage et scène entretiennent d'étroites relations avec les genres fictionnels à l'intérieur desquels ils s'insèrent : non seulement ils font partie de son armature thématico-narrative, mais ils contribuent très souvent à l'indexation du genre lui-même.

· Genres et personnages

Le personnage constitue une structure thématico-narrative de tout premier plan. Il fonctionne, en effet, à la fois comme marqueur du (type) narratif – il permet de distinguer le type narratif des autres types de textes (explicatif, argumentatif, injonctif, etc.) – et comme marqueur générique intra-narratif – il permet de distinguer les différents genres du type narratif (P. Glaudes, Y. Reuter, 1996).

Par leurs noms, leurs qualifications, leurs comportements, en bref par leurs dimensions anthropomorphiques, les personnages contribuent à produire un « effet de réel » : ils sont donc au fondement de l'illusion référentielle propre à certains genres relevant du courant réaliste.

De toutes ces marques, le nom propre est certainement celle qui contribue le plus à produire l' « effet-personnage ». Non seulement il est l'élément premier de la construction du personnage, mais, en outre, il fonde la fiction en vérité puisqu'il copie le réel. Dans les genres narratifs relevant du courant réaliste, les noms sont le plus souvent motivés. Cette motivation peut être externe ou interne. Dans le premier cas, les noms renvoient à ce que Philippe HAMON appelle des « personnages référentiels », c'est-à-dire des personnages historiques (par exemple, Bonaparte dans La Chartreuse de Parme de STENDHAL, Richelieu dans Les trois mousquetaires de DUMAS ou Napoléon III dans les Rougon-Macquart de ZOLA...), mythologiques (Vénus, Zeus...), ou encore sociaux (le chevalier, le picaro, l'ouvrier...) (1977 [1972]). La fonction de ces noms de personnages est donc, en quelque sorte, d'assurer l'embrayage de la fiction sur l' Histoire.

La motivation peut aussi être interne et le nom fonctionner à la manière d'une inscription fondatrice ou anticipatrice du récit, comme en atteste sa fréquence à cet endroit privilégié d'un texte qu'est son titre : Le colonel Chabert, Le père Goriot, Madame Bovary, Thérèse Raquin...

Dans les genres relevant du fantastique ou du merveilleux, en revanche, les choses se passent tout autrement. Le fantastique, on le sait depuis les travaux de Tzvetan TODOROV repose sur la contradiction entre les ordres du naturel et du surnaturel (1976). La dénomination de l'innommable, l'invention d'un nom pour désigner les êtres fantastiques produisent ainsi chez Howard Philips LOVECRAFT une prolifération de noms étranges qui inscrivent dans leur signifiant même l'altérité radicale des créatures qui les portent, tantôt puissances mystérieuses (Cthulhu, Azatoth, Nyarlathotep), tantôt êtres monstrueux (Shoggoths). On trouve aussi des noms communs devenus de purs signes, vidés en quelque sorte de toute signification : les Grands Ancêtres, le Chaos rampant, l'Entité, etc. Les choses ne se passent pas autrement dans la science-fiction : les noms donnés aux extraterrestres (Gor, Zorl, Sulfuges, Géthéniens...) dérogent aux normes de la morphophonologie du français et sont faits pour créer un effet d' « étrangeté », ils produisent ce que Jean BELLEMIN-NOËL appelle un « effet de réalisme irréalisé » ou un «réalisme hypothétique » (1971). Il établissent le texte dans un horizon d'attente spécifique, à la fois problématique et indécidable, caractéristique des genres dits de la « distanciation cognitive » (D. Suvin, 1977).

· Personnel et figures génériques

A chaque genre correspond un « personnel » spécifique (Ph. Hamon, 1983), répertoire de personnages que l'on peut appeler les «figures génériques » (Y. Reuter, 1989). Leur rôle est de rattacher le texte à un genre, d'organiser la cohérence textuelle (elles sont indispensables au résumé d'un texte) et de faciliter la lecture.

Dans le cas du roman sentimental (du type Harlequin), par exemple, les figures génériques sont l'Homme et la Femme. Dans le cas du roman à suspense, les figures génériques sont l'Enquêteur, la Victime et l'Agresseur. L'Enquêteur (qui, à la différence du roman policier, n'est pas un professionnel) est souvent lié affectivement à la Victime ; il est un adulte si la Victime est un enfant, un adulte de l'autre sexe si la Victime est un adulte. La Victime est souvent un être dit «faible » selon les codes culturels dominants (une femme, un enfant). Enfin, l'Agresseur est un personnage solitaire, défini pathologiquement.

Dans le roman policier d'énigme criminelle, les figures génériques sont la Victime (placée à l'initiale du récit), le Coupable (placé à la finale) et l'Enquêteur (qui occupe tout l'intervalle). Pour que le système des figures génériques du roman d'énigme criminelle soit complet, il faut encore ajouter le Suspect, « question dont le coupable sera la réponse » (J. Dubois, 1989 : 175). Ce système est dynamique : le Coupable fait la Victime ; la Victime fait l'Enquêteur ; l'Enquêteur interroge le(s) Suspect(s) ; le(s) Suspect(s) révèle(nt) le Coupable. Il est, de plus, ouvert: inopérante, la Victime doit recourir à un mandataire (qui peut rester anonyme, comme l'Institution ou la Loi) ; l'Enquêteur s'entoure d'auxiliaires ; le Coupable a des complices, etc. Plus encore que le roman à suspense, lequel est peut-être davantage stéréotypé, le roman d'énigme criminelle est une véritable machinerie ludique et, depuis les origines du genre, les écrivains n'ont fait que reconduire le même modèle, tout en ne se privant pas d'en jouer : le coupable est l'enquêteur, la victime est l'enquêteur, l'enquêteur est le suspect (comme souvent dans le polar noir américain), etc. (M. Lits, 1989).

Il convient de préciser que, les genres évoluant, il peut arriver que certains types de personnages ou certaines figures génériques disparaissent (l'Enquêteur à la manière de Sherlock Holmes ou de Hercule Poirot) ou apparaissent (le détective privé au profil ambigu).

· Les scènes

L'opération de cadrage générique passe aussi par la repérage des scènes. Une scène peut être définie comme

« (...) une unité thématico-narrative, constitutive des récits, que l'on peut indexer par un (thème) titre (résumé) qui renvoie à notre 'théorie du monde' (scène de rencontre, de bagarre, d'adieu...). » Y. REUTER, 1994 :

La notion de scène est proche de ce que les psychologues cognitivistes appellent « script », qui désigne un schéma conventionnel d'actions, lié à des situations bien connues (comme, par exemple, manger dans un restaurant, prendre un autobus, aller chez le docteur, etc.). Le script participe d'une socio-culture déterminée, il fait partie d'un savoir général qui permet d'appréhender et de construire le sens de certaines situations de la vie courante. Il est donc un cadre stéréotypé intériorisé formé de séquences d'événements, qui permet au lecteur d'intégrer les informations du texte dans un enchaînement cohérent, de le guider dans ses expectations et, de ce fait, de lui faciliter le traitement du texte (R. Schank, R. Abelson, 1977 ; J.-M. Mandler, 1984). Lorsqu'il lit dans un texte racontant une scène qui se déroule dans un restaurant, « La fille tendit un papier au serveur », le lecteur a besoin de connaître le scénario « aller au restaurant », comportant un certain nombre d'acteurs précis (les serveurs, les clients, etc.) et un certain nombre d'actions ordonnées (présentation de la carte, choix, présentation de la note, etc.). Il convient ensuite de situer la scène : si elle se situe au début du scénario, le papier pourra désigner la carte; si elle se situe en revanche à la fin du scénario, le papier pourra désigner la note que la cliente tend au serveur. Envisagée de ce point de vue, la scène peut être considérée comme

« (...) une unité organisatrice de notre perception du monde permettant de produire et de comprendre les textes en ce qu'ils 'mettent en scène' des scénarios typiques de notre univers. » Id. : 8.

Mais les « scénarios communs » (de la vie quotidienne) ne sont pas les seuls à fournir les moyens de s'orienter dans un texte. Lorsqu'il lit, le lecteur active aussi les scénarios qui lui viennent de l'intertexte littéraire et, plus largement, culturel. Umberto ECO distingue ainsi plusieurs types de scénarios (1985 : 101-105) :

- les « scénarios maximaux » (ou « fabulae préfabriquées »), qui sont des schémas stéréotypés propres à certains genres, comme la succession des fonctions dans le conte merveilleux ou le « double renversement » dans la fable ;

- les « scénarios motifs », qui sont des schémas plus souples qui déterminent certains types de personnages, certains décors, ou certaines séquences d'actions, comme par exemple dans le roman sentimental le séducteur/la jeune fille, la plage de rêve, la séduction/la conquête, etc. ;

- les « scénarios situationnels », qui sont des schémas qui imposent des contraintes au développement de certaines actions isolées, comme le duel entre le shérif et le bandit dans le western, ou la bagarre entre le policier et le gangster, etc. ;

- les « topoi rhétoriques », comme le locus amoenus dans la description: sources, plantations, jardins, brise légère, fleurs et chant des oiseaux.

Le « cahier des charges » de certains genres textuels s'avère parfois si contraignant, qu'il tend à produire, dans la lecture, des effets de prévisibilité. La corrélation entre genres et scénarios (surtout les scénarios motifs et les scénarios situationnels) est, en effet, si forte dans certains cas que l'on peut avancer que ceux-ci font, en quelque sorte, partie de leur programme générique spécifique : il en va ainsi, par exemple, de la « scène de première vue » dans le roman sentimental (J. Rousset, 1984), de la scène de bagarre dans le polar, ou encore de la scène de duel dans le roman historique de cape et d'épée, etc..

· Les « mondes possibles »

On a vu que la lecture d'un texte s'appuie sur une isotopie discursive qui permet de colmater ce que Wolfgang ISER (1985) appelle les « trous » du texte. Ce travail de colmatage s'appuie entre autres sur les connaissances du monde que le lecteur a à sa disposition – sa culture narrative et son savoir général, en un mot son « encyclopédie » (le « déjà-vu, déjà-lu, déjà-fait » de Roland BARTHES).

La notion de « connaissances du monde » met en jeu celle de « monde possible » (ou d' «univers de référence »), développée ces dernières années par Umberto ECO (1985), Thomas PAVEL (1988) ou Claudine JACQUENOD (1988). Issue de la logique modale, elle concerne originellement la question des valeurs de vérité des propositions selon leur mode d'affirmation : nécessité, contingence, possibilité, impossibilité. Elle renvoie au fait que les textes (notamment fictionnels) construisent des états possibles de choses. Elle permet de rendre compte des mondes de la fabula (ou histoire), non seulement le monde de l'auteur, mais aussi les mondes des personnages, ainsi que les mondes alternatifs imaginés par le lecteur.

Les connaissances sur le monde de référence interviennent particulièrement dans l'identification des genres:

« Selon le genre littéraire, dit Umberto ECO, le lecteur peut construire divers mondes de référence, divers Wo. Un roman historique demande à être référé au monde de l'encyclopédie historique. Une fable demande tout au plus à être référée à l'encyclopédie de l'expérience commune, pour qu'on puisse jouir (ou souffrir) des différentes invraisemblances qu'elle propose. Ainsi, si une fable raconte que sous le règne du roi Roncibalde (...) une jeune fille s'est transformée en citrouille (invraisemblance selon le Wo de l'expérience commune, mais c'est cette divergence entre Wo et Wn qui doit être prise en considération pour jouir de la fable), on l'accepte. En revanche, si en lisant un roman historique on y trouve nommé un roi Roncibalde de France, la comparaison au Wo de l'encyclopédie historique produit une sensation de malaise qui présage le réajustement de l'attention coopérative: il ne s'agit évidemment pas d'un roman historique mais d'un roman fantastique. »

1985 : 207 [iii].

Les genres non réalistes (« non mimétiques ») comme le conte merveilleux, le récit fantastique ou de science-fiction mettent en place des mondes qui interfèrent peu avec le monde empirique de l'apprenti-lecteur. Par « monde empirique », on n'entend pas seulement ce que le lecteur a pu concrètement connaître, mais aussi tout ce qui est déposé dans son encyclopédie comme ayant pu faire partie à un moment ou à un autre du monde empirique. Lisant un conte merveilleux, le lecteur ne s'étonne pas qu'une citrouille se transforme en carosse ; lisant une nouvelle fantastique, il ne s'étonne pas davantage que les morts puissent revivre.

Les genres réalistes (« mimétiques »), au contraire, mettent en place des mondes qui sont très proches du monde empirique, au point de se confondre avec lui (c'est « l'effet de réel »). Les «mondes possibles » ne sont guère compatibles entre genres « mimétiques » et genres « non mimétiques » : il n'arrive pas souvent que la fée intervienne avec un pistolet-laser ou que la sorcière disparaisse avec un hélicoptère... [iv]


Bibliographie

ADAM, J.-M. 1986). Pour lire le poème. Bruxelles : De Boeck-Duculot (« Formation continuée »).

.

AMOSSY, R., HERSCHBERG PIERROT, A. (1997). Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société. Paris : Nathan Université (« 128 »).

BARTHES, R. (1970). S/Z. Paris : Seuil (« Points », n° 70).

BARONI, R. (2003). « Genres littéraires et orientation de la lecture ». In Poétique, n° 134.

BELLEMIN-NOËL, J. (1971). « Des formes fantastiques aux thèmes fantastiques ». In Littérature, n° 2.

CANVAT, K., VANDENDORPE, Ch. (1993). La fable. Bruxelles : Didier Hatier (« Séquences »).

– (1996). « La fable comme genre. Essai de construction sémiotique ». In Pratiques, n° 91.

– (1997). Essai d'histoire de la notion de genre littéraire. In Les lettres romanes, t. LI, n° 3-4.

CHAROLLES, M. (1984). « La fille folle de miel. Phases de résolution de problèmes dans la lecture d'un texte narratif ». In Repères, n° 62.

COUÉGNAS, D. (1992). Introduction à la paralittérature. Paris : Seuil (« Poétique »).

DERRIDA, J. (1967). L'écriture et la différence. Paris : Seuil («Tel Quel»).

DUBOIS, J. (1989). « Un carré herméneutique : la place du suspect ». In REUTER, Y. (dir.). Le roman policier et ses personnages. Paris : Presses universitaires de Vincennes («L'imaginaire du texte »).

DUFAYS, J.-L. (1994). Stéréotype et lecture. Liège : Mardaga (« Philosophie et langage»).

DUFAYS, J.-L., GEMENNE, L., LEDUR, D. (1996). Pour une lecture littéraire I. Bruxelles : De Boeck-Duculot (« Formation continuée »).

ECO, U. (1985). Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris : Le livre de poche (« Biblio essais », n° 4098).

Les limites de l'interprétation. Paris : Le livre de poche (« Biblio essais », n° 4192).

FLAHAULT, F. (1978). La parole intermédiaire. Paris : Seuil.

– « Sur le rôle des représentations supposées partagées dans la communication ». In Connexions, n° 38.

GENETTE, G. (1979). Introduction à l'architexte. Paris : Seuil (« Poétique »).

– (1987). Seuils. Paris : Seuil (« Poétique »).

GLAUDES, P., REUTER, Y. (1996). Personnage et didactique du récit. Metz : Université de Metz («Didactique des textes »).

GRICE, H. P. (1979). « Logique et conversation ». In communications, n° 30.

HAMON, Ph. (1977 [1972]). « Pour un statut sémiologique du personnage ». In BARTHES, R. et al. Poétique du récit. Paris : Seuil (« Points », n° 78).

– (1977). « Texte littéraire et métalangage ». In Poétique, n° 31.

– (1979). « Narrativité et lisibilité ». In Poétique, n° 40.

– (1983). Le personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d'Emile Zola. Genève : Droz (« Histoire des idées et critique littéraire »).

ISER, W. (1985). L'acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique. Liège : Mardaga («Philosophie et langage »).

JACQUENOD, Cl. (1988). Contribution à une étude du concept de fiction. Berne : Peter Lang («Sciences pour la communication »).

JAUSS, H. R. (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard («Bibliothéque des idées »).

JOUVE, V. (1993). La lecture. Paris : Hachette (« Contours littéraires »).

KERBRAT-ORECHIONI, C. (1986). L'implicite. Paris : A. Colin (« Linguistique »).

– (1990). Les interactions verbales, t. 1. Paris : A. Colin (« Linguistique »).

LAHIRE, B. (1994). La lecture populaire : les pratiques populaires de la lecture. Lyon : Voies livres («Pratiques et apprentissages de l'écrit », n° 54).

LEJEUNE, Ph. (1975). Le pacte autobiographique. Paris : Seuil (« Poétique »).

LEWIS, D. (1969). Convention. A philosophical study. Cambridge (Massachussets) : Harvard University Press.

LITS, M. (1989). Pour lire le roman policier. Bruxelles : De Boeck-Duculot («Formation continuée »).

– (1991). L'énigme criminelle. Bruxelles : Didier Hatier (« Séquences »).

LOTMAN, I. (1973). La structure du texte artistique. Paris : Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »).

MAILLOUX, S. (1982). Interpretive conventions. The reader in the study of American fiction. Ithaca and London : Cornell University Press.

MANDLER, J.-M. (1984). Stories, scripts and scenes : aspects of schema theory. Hillsdale : Lawrence Erlbaum.

MARGHESCOU, M. (1974) Le concept de littérarité. Essai sur les possibilités théoriques d'une science de la littérature. La Haye-Paris : Mouton.

MORTIER, R. (1982). L'originalité. Une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières. Genève : Droz (« Histoire des idées et critique littéraire »).

MUNO, J. (1979). « La chaise ». In Histoires singulières. Bruxelles : Jacques Antoine («Ecrits du Nord »).

OTTEN, M. (1987). « Sémiologie de la lecture ». In DELCROIX, M., HALLYN, F. (dir.). Méthodes du texte.

Introduction aux études littéraires. Paris-Gembloux : Duculot.

PAVEL, Th. (1988). Univers de la fiction. Paris : Seuil (« Poétique »).

PICARD, M. (1986). La lecture comme jeu. Paris : Minuit (« Critique »).

PROPP, V. (1965 [1928]). Morphologie du conte. Paris : Seuil (« Points », n° 12).

REUTER, Y. (1989). « Le système des personnages dans le roman à suspense ». In REUTER, Y. (dir.). Le roman policier et ses personnages. Paris : Presses universitaires de Vincennes (« L'imaginaire du texte »).

– (1990). « Le roman sentimental : système des personnages et circulation sociale de la thématique amoureuse ». In Le roman sentimental. Actes du colloque de Limoges. Limoges : Faculté des lettres (« Travaux et mémoires de l'Université de Limoges »).

– (1996). «La lecture littéraire: éléments de définition». In DUFAYS, J.-L., GEMENNE, L., LEDUR (1996). Pour une lecture littéraire II. Bilan et confrontations. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve (3-5 mai 1995). Bruxelles : De Boeck-Duculot (« Formation continuée »).

ROUSSET, J. (1984). Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman. Paris : Corti.

SCHANK, R., ABELSON, R. (1977). Scripts, plans, goals and understanding. Hillsdale : Lawrence Erlbaum.

STERNBERG, J. (1985 [1957]). « Le navigateur ». In Entre deux mondes incertains. Paris : Denoël («Présence du Futur », n° 21).

SUVIN, D. (1977). Pour une poétique de la science-fiction. Montréal : Presses de l'université du Québec (« Genres et discours »)).

TODOROV, T. Introduction à la littérature fantastique. Paris : Seuil (« Points », n° 73).

van DIJK, T. A. (1981). « Le texte : structures et fonctions ». In KIBÉDI VARGA, A. (dir.). Théorie de la littérature. Paris : Picard (« Connaissance des langues »).

VANDENDORPE, Ch. (1989). Apprendre à lire des fables. Une approche sémio-cognitive. Montréal : Le Préambule (« L'Univers des discours »).



[i] Chez Charles S. PEIRCE, la notion d' « abduction » renvoie à une inférence hypothétique construite à partir de prémisses incertaines, par exemple de stimuli perceptifs.

[ii] C'est du moins sous ces titres que ces textes nous sont connus aujourd'hui.

[iii] Eco distingue monde de référence (Wo) et monde narratif (Wn). De plus, « fable » équivaut ici à « histoire ».

[iv] Sinon chez Gianni RODARI…



Karl Canvat

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 10h33.