Atelier






Fictions encyclopédiques. Devenirs contemporains de Bouvard et Pécuchet
Par Laurent Demanze (ENS de Lyon)


Extrait de Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, Éditions José Corti, coll. «Les essais», 2015.



Ce passage, correspondant aux p.9-29 de l'Introduction de l'ouvrage, est ici reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossier Fiction et savoirs, Discours scientifique.






Fictions encyclopédiques.
Devenirs contemporains de Bouvard et Pécuchet


EncyclopÉdie (L'): Tonner contre. En rire de pitié comme étant un ouvrage rococo.
Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues

Était-il donc besoin d'une nouvelle encyclopédie, dans un siècle qui en a déjà tant vu éclore qu'on pourrait le surnommer le siècle des dictionnaires?

Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel


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Nous ne croyons pas que de telles œuvres fassent école, car il faut en savoir trop, même pour les tenter, et nous ne croyons pas qu'il soit désirable qu'elles soient imitées.
Alfred Darcel, Journal de Rouen, 21 avril 1881


Bouvard et Cie

Après des décennies d'incompréhension, entre vindicte bavarde des adversaires et silence gêné des amis, il aura fallu pour ainsi dire attendre la seconde moitié du xxe siècle pour que le dernier roman de Flaubert sorte des limbes. Œuvre décisive après tant d'effacement et de discrétion, elle est désormais sinon une référence pour les écrivains du siècle, du moins une boussole pour mesurer et cartographier les possibles de la littérature. Telle pourrait être la réinvention contemporaine de Bouvard et Pécuchet[1].


Il en faudrait peu pour dire que ce roman inachevé et interminable n'a paradoxalement cessé d'être repris, prolongé, poursuivi jusqu'à nos jours encore. Tout se passe en effet comme si ce texte lacunaire ménageait par ses failles et ses vides la place des lecteurs et des écrivains à venir. Yvan Leclerc l'avait souligné à raison[2]: le dernier récit de Flaubert, par sa dimension testamentaire, comme par son inachèvement, place le lecteur dans la position du légataire comme du continuateur. Ce récit ultime, et pour ainsi dire mortifère, car il n'est pas pour rien dans la mort de Flaubert, sillonnera silencieusement dans le siècle de manière séminale: porteur de mort, il est aussi germe de vie.


De Borges à Queneau, de Perec à Barthes, Bouvard et Pécuchet n'aura pas seulement été une référence majeure à défendre, convoquer ou déplacer, c'est aussi un intercesseur essentiel pour repenser les métamorphoses majeures du champ littéraire et les bouleversements dans les postures et les pratiques d'écriture. Portrait de l'artiste en copiste, vertiges de la répétition, recyclage des savoirs inexacts, impostures de l'autodidacte, empire de la bêtise et emprise de l'intertexte: la redécouverte, sinon la réinvention de ce roman ont infléchi et renouvelé en secret les pensées de la littérature. Les relectures de Bouvard et Pécuchet dessinent une passation invisible à la lisière des panthéons, entre prestige de la rareté et aura des œuvres incomprises. Depuis les plaidoyers inauguraux de Borges et Queneau, il y a une ligne Bouvard et Pécuchet, qui traverse la littérature du xxe siècle. Cette ligne célèbre la figure du copiste et conjugue, à rebours de tout positivisme, idiotie et curiosité encyclopédique, renoncement au savoir absolu et boulimie livresque, détournement ironique de l'érudition et représentation burlesque de la bêtise. Tiphaine Samoyault l'a bien noté dans un récent article[3], en rassemblant autour des deux bonshommes, Pierre Senges et Jean-Yves Jouannais, Emmanuelle Pireyre et Stéphane Audeguy. Au risque de céder à l'ivresse de l'inventaire, et d'entamer l'une de ces énumérations hétéroclites et grotesques dont Flaubert a le secret, l'on pourrait ajouter encore: Didier Blonde, Christian Prigent, Umberto Eco, Éric Chevillard, Hubert Haddad, Italo Calvino, Camille Laurens, Gérard Genette, Charles Dantzig, Olivier Rolin, Jean-Marie Blas de Roblès, Gérard Macé pour limiter la liste aux seuls auteurs qui explicitent la référence flaubertienne.


Mais des premiers plaidoyers à aujourd'hui, le statut de la référence a connu un bouleversement. L'on passe de la référence revendiquée — la citation comme apologie – à l'allusion discrète – l'évocation comme camaraderie –: les deux autodidactes de Flaubert ont définitivement conquis leur place dans les imaginaires littéraires. Si Borges et Queneau tentaient encore de reconquérir le prestige d'une œuvre incomprise, en soulignant l'alliance secrète de la littérature et du scepticisme, le roman flaubertien est désormais un prisme privilégié pour redéfinir la place problématique de la littérature, dans le foisonnement discursif, et composer une figure renouvelée de l'écrivain à l'ère des spécialistes. Pour défendre en quelque sorte un encyclopédisme de la littérature, à l'heure où le projet encyclopédique semble compromis.



Encyclopédisme de la littérature

L'Encyclopédie de Diderot avait sans doute pour ambition de remédier, par une entreprise collective, à l'impossible polymathie individuelle: le morcellement des savoirs et la spécialisation croissante des disciplines exigeaient de rassembler les meilleurs connaisseurs de l'époque. Mais l'on continuait de penser les Belles Lettres comme un espace continu de discours, aux délimitations disciplinaires poreuses. C'est pour cela que Voltaire pouvait dans l'Encyclopédie louer les gens de lettres pour leur maîtrise de compétences allant «des épines des mathématiques aux fleurs de la poésie»[4]. La répartition des champs discursifs sera tout autre dès le début du xixe siècle, après l'éclatement du système des Belles Lettres, et le conflit ne cessera de s'accentuer entre sciences exactes et lettres, ces «deux cultures» selon l'expression de Charles Percy Snow[5], au risque d'une profonde césure disciplinaire. La conquête d'autonomie de ce que l'on commence à nommer littérature, tout au long du xixe siècle, s'accompagne en effet d'une contestation de son autorité épistémologique, dans un contexte de concurrence symbolique et de spécialisation méthodologique: la littérature cesse d'être reconnue institutionnellement comme une fabrique légitime des savoirs.


Reléguer la littérature en marge des savoirs et contester son magistère, ce ne fut pas sans aviver la nostalgie d'une perte et d'une dépossession. Mais ce décentrement constitue aussi un lieu privilégié de réflexivité ou de contre-savoir, en brouillant les champs de la connaissance et en réarticulant ensemble les savoirs spécialisés, non plus sur le mode du système des sciences, mais comme dispositif ou agencement. Ce décentrement critique, Bouvard et Pécuchet l'aura incarné de manière exemplaire. Car Flaubert, fils de médecin, correspondant d'Hippolyte Taine, contemporain de Claude Bernard, et qui a fait de l'impersonnalité scientifique un outil romanesque, aura vécu avec acuité la perte du magistère de la littérature. S'il a conscience de la place marginale désormais réservée à la littérature dans le champ des savoirs, il ne renonce cependant pas à une réconciliation à venir des savoirs et de l'art. C'est qu'il y a, à l'origine de sa vocation d'écrivain, le rêve de devenir encyclopédiste et d'embrasser exhaustivement les champs disciplinaires. Au point de considérer la fréquentation des savoirs comme un préalable nécessaire à l'écriture:

Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons! La moelle nous manque généralement! Les livres d'où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque[6].

Cette fringale de lecture, qui est aussi une manière de combler l'abîme personnel de l'ignorance, fournit tout ensemble un matériau d'écriture et élabore une généalogie littéraire. Elle révèle surtout la teneur de savoir que Flaubert continue de revendiquer pour la littérature, en dépit de la dispersion des disciplines. Selon le romancier, comme le souligne Stéphanie Dord-Crouslé, la «puissance esthétique de l'œuvre est intimement connectée au contenu encyclopédique qu'elle recèle»[7].


Avec son dernier roman, Flaubert réalise complètement cette exigence encyclopédique et s'abandonne plus largement à une débauche d'érudition, comme pour Salammbô ou La Tentation de saint Antoine. C'est cependant sur le mode critique et parodique, dans un récit qui tout ensemble encyclopédise le roman et romance l'encyclopédie, selon l'expression d'Yvan Leclerc. Car il fait de l'encyclopédie l'impossible horizon de savoir des deux bonshommes, au gré d'un parcours qui subvertit les imaginaires du roman d'apprentissage: il s'agit davantage d'un trajet de désapprentissage qui mène les personnages à la lisière du scepticisme, dans une extrême sensibilité à la bêtise des discours savants. Le romancier sollicite également l'encyclopédie comme une forme, sinon comme un principe de structuration, puisque chaque chapitre correspond à un champ disciplinaire, comme si l'on changeait de travée de bibliothèque à chaque chapitre. Mais alors qu'une encyclopédie ajointe les savoirs dans un mouvement cumulatif, Bouvard et Pécuchet cheminent d'un savoir défaillant à un autre, jusqu'à la suspension de toute certitude et l'impossibilité de conclure. Le roman juxtapose les savoirs, de manière soustractive, en mettant en scène un dissensus épistémologique, qui fait des champs disciplinaires une multiplicité conflictuelle. Le roman encyclopédique n'est donc pas l'élaboration pacifiée d'un système: moins liaison des sciences que progressive déliaison.


Même si le roman ne cesse de pointer l'incomplétude et la conflictualité des sciences, il s'attache plus en profondeur à explorer le frottement du langage et du savoir, au point de revendiquer pour la littérature une position de réflexivité critique. Car ce qui enchante Bouvard et Pécuchet, ce sont les mots du savoir, et leur plus grand désir est de tomber sur le livre qui contiendrait toutes les connaissances. Plus encore que la positivité des sciences, ce sont les parlures du savoir et le style des savants qui leur en imposent. Pourtant, peu à peu, à force de mettre en évidence la teneur langagière des savoirs, ils deviennent sensibles aux approximations verbales dans la nomination des phénomènes et sont irrités par les incorrections de la syntaxe démonstrative. Flaubert, malgré les mille cinq cents livres lus et les huit pouces de notes, reste en effet à l'image de ses personnages un amateur extérieur aux savoirs légitimes qu'il consigne dans son roman. Il ne peut donc se livrer à une déconstruction frontale des sciences, sinon en soulignant qu'elles ont nécessairement partie liée au langage. Flaubert, comme on le fera un siècle plus tard, dévoile la rhétorique de la science[8], et la nécessité pour le savoir d'en passer par les mots pour être constitué, transmis ou réfuté. Ce que Bouvard et Pécuchet découvrent, c'est que le champ des connaissances est «sous la dépendance du langage. Car le savoir a recours au langage pour formuler ses observations, les réunir en lois, en tirer des conséquences, en induire des règles»[9]. Le roman revendique dès lors un décentrement réflexif, et met en exergue les fautes de style et les stéréotypes de la science, pour remettre en mouvement le langage scientifique, toujours sur le point de se figer en idée reçue ou en conclusion péremptoire.


Le roman flaubertien cristallise un basculement dans le conflit entre littérature et savoirs: les écrivains vont dès lors fréquemment considérer les savoirs comme des constructions rhétoriques, sinon fictionnelles, qui s'ignorent. Roland Barthes pense le dernier roman de Flaubert comme une charnière, non seulement dans l'histoire des sciences qui doivent désormais prendre en charge cette épaisseur langagière – le linguistic turn –, mais aussi dans la chronique des rapports conflictuels entre sciences et littérature. Bouvard et Pécuchet serait tout à la fois un moment de crise de l'encyclopédisme, où les encyclopédies de savoirs cèdent la place à des encyclopédies de langages sans positivité assurée, et un moment où la littérature reconquiert à nouveau par cette vigilance réflexive une ambition encyclopédique, mais critique[10]. Tel était le propos de Roland Barthes qui soulignait, en considérant le moment flaubertien comme emblème, que la littérature était autant une mathesis indirecte, mobilisant obliquement des savoirs, qu'une semiosis, attentive aux médiations, déconstructions et subversions langagières. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, il rappelle le souci de réflexivité qui sous-tend les savoirs et les sciences mobilisés au sein de la littérature:

Cependant, en cela véritablement encyclopédique, la littérature fait tourner les savoirs, elle n'en fixe, elle n'en fétichise aucun; elle leur donne une place indirecte, et cet indirect est précieux. […] Parce qu'elle met en scène le langage, au lieu simplement de l'utiliser, elle engrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie: à travers l'écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n'est plus épistémologique mais dramatique[11].

La position décentrée de la littérature dans les champs disciplinaires lui octroie donc au contraire une position privilégiée, qui lui permet de résister à la parcellisation des connaissances et à l'éclatement des spécialités.


C'est à sa manière ce que pouvait souhaiter Italo Calvino dans ses posthumes Leçons américaines, placées sous le signe du dernier roman de Flaubert.Il considérait en effet que le roman à venir devait prolonger Bouvard et Pécuchet, pour revendiquer à nouveaux frais la teneur encyclopédique de la littérature. Mais une encyclopédie ouverte, faite de réseaux et de combinatoires, qui pense le savoir comme une multiplicité permettant par ses connexions une lecture plurielle du réel. La littérature, parce que son scepticisme actif maintient ouvert le mouvement de la curiosité, met en réseau les savoirs et réajointe les champs dispersés des disciplines:

Depuis que la science se défie des explications générales, comme des solutions autres que sectorielles et spécialisées, la littérature doit relever un grand défi et apprendre à nouer ensemble les divers savoirs, les divers codes, pour élaborer une vision du monde plurielle et complexe[12].

Cette ambition, l'écrivain italien la trouve réalisée dans les œuvres de Queneau, Borges ou Perec qui tous ont retenu la leçon de Flaubert: maintenir l'exigence encyclopédique, mais en saisir les limites dans un geste critique, sinon parodique. Les pages de cet essai sont à placer dans le prolongement des réflexions d'Italo Calvino, pour mesurer, jusque dans la littérature la plus récente, la pertinence de son programme.


Le développement contemporain des fictions encyclopédiques, au fil de dictionnaires capricieux, d'encyclopédies intimes ou de collections de savoirs, semble en effet emboîter le pas à Bouvard et Pécuchet. Cette encyclomanie fait époque et n'est pas sans écho avec le souci actuel de la critique de rappeler la teneur cognitive de la littérature et sa place dans le champ des savoirs. L'on songe au livre de Pierre Macherey, À quoi pense la littérature?[13], à l'interrogation d'un Jacques Bouveresse sur La Connaissance de l'écrivain[14], aux développements de l'épistémocritique comme à un récent volume des Annales[15]. Non que la littérature ait jamais cessé d'avoir maille à partir aux sciences de son temps, ni de revendiquer une capacité cognitive ou un projet de connaissance, même indirect, mais plutôt parce qu'après quelques décennies marquées par une traversée critique et jubilatoire des codes et des signes du savoir, la littérature rentre à nouveau en dialogue, sinon en concurrence, avec les discours de savoir de son époque: la littérature se revendique à nouveau mathesis, tant elle «prend en charge beaucoup de savoirs»[16],comme le notait Roland Barthes. Tel est sans doute le basculement d'une littérature contemporaine qui s'invente un lieu spécifique de confrontation et de conciliation des savoirs. La littérature contemporaine se construit comme l'espace d'un dialogue renouvelé entre les champs éclatés du savoir: comme le souligne Dominique Viart, elle «tresse ainsi les brins, séparés dans le champ intellectuel, des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales»[17], en inventant des formes susceptibles d'être «le creuset où peuvent se penser en liaison des disciplines souvent devenues trop spécialisées pour se rencontrer aisément»[18].



Le généraliste, le spécialiste et l'autodidacte

L'émergence et la constitution des disciplines hors de l'empire des Belles Lettres ont souvent été décrites comme un mouvement d'émancipation. Et cette émancipation est vécue non seulement comme une montée en objectivité, comme un affinement méthodologique qui précise et spécifie les protocoles d'expérimentation et de vérification, mais aussi comme la libération d'une emprise, comme le rappelait récemment Vincent Debaene:

[…] les disciplines pensent leur propre constitution comme l'isolement d'un domaine de connaissance qu'elles soustraient à la connaissance généraliste des hommes de lettres. En ce sens, en devenant des sciences, elles se libèrent de la littérature[19].

Il y a là un processus de différenciation des disciplines entre elles, un mouvement de distinction des lettres et des sciences, des écrivains et des savants, selon une stratégie de retranchement. Car il s'agit bien pour les disciplines scientifiques de se retrancher derrière un langage spécifique ou une méthodologie complexe, qui légitiment le savoir scientifique. Ce faisant, elles retranchent un objet de connaissance loin de la curiosité des hommes de lettres. La constitution des disciplines va ainsi de pair avec l'émergence de la figure du spécialiste, en rupture avec le souci généraliste qui animait l'écrivain, de l'humanisme à l'encyclopédisme. Au-delà donc d'une distinction entre science et littérature, reposant sur l'opposition entre primat de l'observation et égarement de l'imagination, entre monotonie formelle et souci de variation rhétorique, c'est l'empan du savoir pris en charge qui distingue le savant et l'écrivain. Au premier des territoires fortement délimités, et sans doute de plus en plus restreints, selon un mouvement de spécialisation accrue. Au second, le désir d'embrasser large, et de cheminer hors des cadastres légitimes et des découpages épistémologiques. Le crépuscule de la polymathie est ainsi l'envers de l'essor des sciences, et marque l'avènement du règne de l'expertise, qui disqualifie les discours exogènes et délégitime la prétention encyclopédique. Voilà pourquoi Lise Andries pouvait décrire dans Le Partage des savoirs le passage du xviiie au xixe siècle comme un progressif basculement des vastes synthèses qui compilent une somme de savoirs ou tentent d'embrasser la totalité du réel à des encyclopédies pratiques, des manuels spécialisés ou des lexiques de conversation: d'un siècle à l'autre, on passe du Livre aux livres, du Savoir aux savoirs[20]. Et les œuvres de la première moitié du xixe siècle, qui rivalisaient encore pour inventer des formes organiques susceptibles de totaliser les savoirs et le réel, de la constellation de Michelet à la mosaïque de Balzac, ont laissé place au regret de l'émiettement et de la fragmentation des connaissances, qui court de Flaubert à nos jours.


En somme, Bouvard et Pécuchet incarne tout ensemble le regret de l'atomisation des connaissances, qui s'égrènent sans liaison possible chapitre après chapitre, dans la discontinuité d'apprentissages interrompus, et l'effort pour penser la littérature comme le lieu où les sciences sont accueillies conjointement, malgré la concurrence des épistémologies et la rivalité entre des langages inconciliables. Nulle synthèse nouvelle ne sera élaborée, et le système du savoir restera en miettes, mais Flaubert revendique du moins la possibilité de prendre en charge les savoirs en évitant le double écueil de l'intimidation du discours spécialiste et du dilettantisme généraliste: à la façon donc de deux autodidactes. Même si la fin du xixe siècle est l'âge d'or de la vulgarisation scientifique – les Manuels-Roret, la Bibliothèque des merveilles, l'Encyclopédie portative ou Le Tour de l'année – que l'ironie de Flaubert s'amuse à moquer, il n'en a pas moins substitué au roman du savant celui de l'autodidacte: Bouvard et Pécuchet entrent dans les savoirs en contrebande, en imitant des gestuelles, en endossant la défroque des savants, en leur dérobant leurs mots comme autant de sésames. Si leur extériorité au champ légitime du savoir fait leur ridicule[21], elle fonde aussi une exigence démocratique, puisque le moindre employé de bureau peut se piquer de science et remettre en débat les certitudes figées des autorités scientifiques. Fascinés par les savoirs sans devenir eux-mêmes des savants, Bouvard et Pécuchet sont certainement à l'image de l'écrivain contemporain, qui fait de cette extériorité aux savoirs la possibilité reconquise d'une traversée des connaissances et d'une interrogation critique des épistémologies, quitte à revendiquer l'autodidaxie, comme Pierre Senges ou François Bon, Pierre Bergounioux ou Gérard Macé. Et telle revendication n'est pas sans proposer une politique des savoirs portée aujourd'hui par la littérature: l'extériorité de l'écrivain qui braconne sur les territoires de la science n'est plus illégitimité, mais rappel d'une exigence démocratique. Le collectif Inculte prendra volontiers la relève de cette démarche autodidacte, en revendiquant une approche enjouée et un gai savoir, en tenant à distance le discours spécialisé. Ce collectif à géométrie variable prône le mélange des voix et des genres, en conciliant l'exigence de pensée et la dérision carnavalesque: c'est une gourmandise de savoir, potache et désinvolte, qui désamorce les interdits et les intimidations du discours spécialiste, pour que la littérature réinvestisse les champs qu'elle avait délaissés.



Du Livre au réseau

Malgré le siècle qui sépare Bouvard et Pécuchet des écrivains contemporains que je rassemble ici, ils appartiennent à un même moment, celui de la délégitimation des savoirs. Une crise ébranle en profondeur le savoir scientifique dès la fin du xixe siècle, comme le rappelle Jean-François Lyotard, non pas à cause d'une prolifération désordonnée des connaissances mais par «érosion interne du principe de légitimation du savoir»[22] qui conduit à l'éclatement des disciplines, à l'absence de métalangage scientifique, à la réduction du savoir à des positivismes particuliers: dépouillé des croyances en une émancipation par le savoir, privé des légitimations encyclopédiques, le savant n'est plus qu'un scientifique. L'exigence critique au cœur du savoir moderne a retourné contre ses fondements mêmes et ses modes de légitimation sa capacité de soupçon, en mettant en doute la puissance émancipatrice des sciences ou leur cohésion encyclopédique. Entre le dernier roman de Flaubert et les écrivains d'aujourd'hui, bien des entreprises continueront d'entretenir un rapport heureux au savoir, à sa vertu pédagogique et son efficace politique, de Camille Flammarion à Pierre Larousse. Mais souterrainement le modèle encyclopédique est délégitimé.


Les entreprises encyclopédiques, qui accumulent et consignent les savoirs, étaient en effet portées par une ambition philosophique de recherche de lois et de principes, inspirée de la méthode des géomètres. L'enregistrement des connaissances était tendue vers un horizon synthétique et spéculatif, qui de Leibniz à Hegel ambitionnait de totaliser et de maîtriser la multiplicité du monde[23]. Mais les systèmes totalisants ont été mis à mal tout au long d'un xxe siècle, qui n'a cessé de dénoncer «le caractère mensonger de la totalité» selon la juste formule de Miguel Abensour[24]. Au lieu des vastes synthèses totalisatrices, et sans doute totalitaires, l'encyclopédisme se fait plus volontiers désormais addition de singularités, souci du négligé et de l'infime, dans une passion de la multiplicité qui rend impossible l'ambition de totalité. Les encyclopédies philosophiques ne sont plus de saison, depuis que l'on a cessé de croire au savoir absolu, et c'est sans doute la littérature qui a pris la relève du soin d'articuler les savoirs et de constituer le réseau de la multiplicité, selon le vœu d'Italo Calvino. Ce n'est plus cependant un encyclopédisme spéculatif, mais un goût du savoir concret porté par une exigence critique, qui concilie le désir de savoir et l'inquiétude soupçonneuse.


À l'heure des dernières encyclopédies sur papier, le rêve encyclopédique investit le numérique, dans un basculement technologique qui ne change pas en profondeur les imaginaires: le labyrinthe encyclopédique laisse place aux réseaux, les entrelacs de l'arborescence à la toile et la navigation sur les mers du savoir a à peine changé d'échelle[25]. La révolution numérique poursuit sur d'autres supports technologiques la même utopie de connaissance, comme le souligne François Bon: «Internet nous a débarrassé[des atlas, dictionnaires et encyclopédies],et liquidé le mouvement du doigt sur l'épaisseur des pages: voilà où nous marchons, les mains vides, mais avec la tâche d'y refaire le même vieux rêve»[26]. Pourtant, espoirs et craintes alternent. Car c'est l'ensemble du réseau Internet, avec ses milliards de sites reliés dans un maillage rhizomatique, qui s'est substitué aux entreprises collectives des savants: «Internet offre sous chaque mot une porte qui devient elle-même encyclopédie» continue François Bon[27] . Et l'on peut tout aussi bien se réjouir de l'émergence d'une démocratie de la connaissance que déplorer la marchandisation du savoir, s'enchanter de la profusion inégalée des connaissances immédiatement à disposition que regretter l'émergence d'un fantasme renouvelé de savoir total: les réseaux d'aujourd'hui réaliseraient une bibliothèque de Babel numérique, proliférante et labyrinthique, où tout a droit de cité[28]. La teneur pédagogique de l'encyclopédie et l'autorité du savoir en seront durablement bouleversées. Jean-François Lyotard le soulignait déjà dans son essai: «L'Encyclopédie de demain, ce sont les banques de données»[29].


Les outils numériques, ces prothèses de l'espace mental, permettent d'avoir immédiatement accès au savoir. Il cesse dès lors d'être pensé comme un parcours individuel, un apprentissage culturel ou un exercice intime: il ne forme ni n'éduque plus l'individu, puisqu'il demeure extérieur, convocable et sollicitable, mais sous la dépendance d'un nouvel appareillage du cerveau.


On peut dès lors s'attendre à une forte mise en extériorité du savoir par rapport au «sachant», à quelque point que celui-ci se trouve dans le procès de connaissance. L'ancien principe que l'acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l'esprit, et même de la personne, tombe et tombera davantage en désuétude. Ce rapport des fournisseurs et des usagers de la connaissance avec celle-ci tend à revêtir la forme que les producteurs et les consommateurs de marchandises ont avec ces dernières, c'est-à-dire la forme valeur[30].


C'est ainsi que l'on peut lire les fictions encyclopédiques contemporaines comme un espace de résistance à cette extériorisation du savoir: elles maintiennent l'exigence d'un rapport intime, sinon incorporé aux savoirs par des reconquêtes partielles et des traversées singulières. À l'inverse, on peut considérer ces encyclopédies parcellaires et circonscrites comme l'expression d'un projet encyclopédique désormais en éclats, qui cesse d'ambitionner de rassembler et d'enchaîner les connaissances: le parcours encyclopédique de l'Esprit a laissé place à des encyclopédies locales, pour reprendre l'analyse du philosophe du postmoderne. Bouvard et Pécuchet est tout entier dans cette ambivalence. D'un côté, l'on est tenté de lire la genèse du roman comme une tentative à contretemps pour incorporer l'ambition encyclopédique, à force de lectures ingurgitées jusqu'à la nausée. Au moment où l'encyclopédie entre dans une crise profonde de légitimité, Flaubert fait mélancoliquement de son corps et de son roman le tombeau incarné d'une boulimie livresque et de la possibilité de tout connaître. De l'autre, on peut lire, non sans anachronisme, le «Second volume» du roman comme la préfiguration de l'encyclopédie ouverte annoncée par Italo Calvino: centon de citations mobiles et interchangeables, fragments de savoirs ouverts à toutes les reconfigurations, dans une structure atomisée et mouvante que seule une édition électronique permet de réaliser pleinement. Sans doute ne faut-il pas choisir, ni trancher entre résistance anachronique et éclatement euphorique, car ce qui importe c'est que la littérature contemporaine se saisisse à travers des stratégies singulières d'un moment de bascule dans le frottement individuel au savoir.


L'encyclopédisme à la lisière du roman

On ne peut suivre les devenirs de Bouvard et Pécuchet au xxe siècle sans être attentif aux torsions génériques que Flaubert fait subir à la tradition romanesque et qui expliquent pour une part l'incompréhension subie. Bouvard et Pécuchet semble d'abord s'inscrire dans la veine du roman encyclopédique, qui émerge et se développe plus nettement à partir du xviiie siècle, chez Sterne, Defoe ou Swift: ces romans, entre pulsion encyclopédique et saisie ironique des savoirs, ont ambition de remplacer la bibliothèque, en se substituant à la prolifération des livres[31]. Pourtant, l'ampleur encyclopédique du texte flaubertien fait éclater les dimensions restreintes de l'intrigue, amenuise l'épaisseur des personnages et déréalise la chronologie: c'est dire combien les expériences de Bouvard et Pécuchet mettent à l'épreuve la plasticité même du roman. Comme si les savoirs intégrés et interrogés n'étaient pas sans conséquence sur la cohérence formelle et générique du récit. Savants et savoirs, érudition imaginaire et désir encyclopédique ne sont pas des thèmes romanesques, mais portent à leur comble les limites du roman.


Flaubert en avait parfaitement conscience, tant il hésite dans sa correspondance à définir le livre à venir comme un roman. La périphrase et l'approximation tâtonnante soulignent la monstruosité formelle de l'objet rêvé: «une espèce d'encyclopédie critique en farce»[32], «une espèce d'encyclopédie de la Bêtise moderne»[33]. Il ira jusqu'à imaginer les aventures de ses deux héros pour décevoir les lecteurs à la recherche d'un «roman pur et simple», selon son expression. C'est pourquoi il pense Bouvard et Pécuchet aux antipodes de Nana qu'il lisait alors:

Mon roman à moi, pêchera par l'excès contraire. La volupté y tient autant de place que dans un livre de mathématiques. Et pas de drame, pas d'intrigue, pas de milieu intéressant! Mon dernier chapitre roule (si tant est qu'un chapitre puisse rouler) sur la pédagogie et les principes de la morale, et il s'agit d'amuser avec ça!! Si je connaissais quelqu'un qui voulût faire un livre dans des données pareilles, je réclamerais pour lui Charenton![34]

Si le récit flaubertien tente de rendre vraisemblable l'inventaire des savoirs que les personnages parcourent, dans le même geste il déconstruit les codes romanesques: évanouissement du personnage, déréalisation de la chronologie, déceptivité de l'intrigue, sérialité des événements. Une telle approche de la narration semble bien renoncer volontairement à la suspension de l'incroyance, au cœur du pacte fictionnel. Le récit n'instaure pas un pacte romanesque, fondé sur une croyance lucide, mais un scepticisme actif qui met au premier plan la réception et l'appropriation problématique des savoirs, leur mise à l'épreuve et leur exposition.


Le parcours encyclopédique a pris la place du périple géographique, et l'apprentissage des savoirs celui de l'éducation héroïque: c'est que Flaubert s'inscrit dans une tradition, marginale et méconnue, qui a pourtant une place centrale dans sa bibliothèque: la satire ménippée[35]. Mikhaïl Bakhtine, dans son étude sur La Poétique de Dostoïevski, propose une généalogie carnavalesque du roman. La satire ménippée en est l'une des manifestations les plus singulières. De Lucien à Rabelais, de Pétrone à Swift, de Varron à Voltaire, elle conduit à Flaubert et aux mésaventures de ses deux cloportes. La satire ménippée s'inscrit dans la veine antique du spoudogeloion, qui mêlait le plaisant au sérieux. Cette veine comicosérieuse, dans laquelle on reconnaîtra le comique d'idée que voulait développer Flaubert, s'affranchit des contraintes de vraisemblance, des exigences de l'exactitude historique, de l'unité de ton: au sein de la satire ménippée, se mêlent les dialectes et les jargons, les formes et les genres, les styles et les voix. C'est une tradition contrastée, faite de tensions et d'oxymores, mais toujours marquée par le dialogisme dans sa prise en charge des discours sociaux et des langages du savoir.


Ce genre protéiforme et mal étudié, qui a souterrainement traversé l'histoire de la littérature, Bakhtine le définit richement à travers quatorze critères. J'en conserverai quatre: le récit comme expérimentation du savoir, le fantastique expérimental, la discordance de l'individu et la matérialité dialogique du mot. Bakhtine souligne la libre fantasmagorie de la satire ménippée, qui tourne le dos au désir de vraisemblance. Cette libération des contraintes de la représentation permet de faire du récit le lieu d'une recherche et d'une expérimentation des savoirs: la satire ménippée suscite «une situation exceptionnelle, pour provoquer et mettre à l'épreuve l'idée philosophique (la vérité) incarnée par le sage qui cherche»[36]. Expérimentation de l'idée et non portrait d'un caractère, ni peinture d'un milieu, la satire ménippée décentre l'attention du lecteur. Les personnages sont au second plan, quand les savoirs expérimentés deviennent les vrais protagonistes du récit: «on peut dire que le contenu de la ménippée est constitué par les aventures de l'idée, de la vérité à travers le monde: sur la terre, aux enfers, sur l'Olympe»[37]. L'espace fictionnel s'élabore ainsi à travers une perturbation des perspectives et un renversement des échelles, qui bouleversent les contours des phénomènes en imposant un renouvellement du regard. De Rabelais à Voltaire, le récit constitue un point de vue qui défamiliarise le regard et inquiète les représentations, au point de confronter le lecteur à un brouillage des lois scientifiques, non pour rêver à d'autres mondes, mais pour ressaisir l'efficience de nos savoirs par des perspectives obliques ou décentrées: c'est ce que Bakhtine appelle un fantastique expérimental. Bouleversements des repères et métamorphoses du regard mettent à l'épreuve des personnages de savants et de sages, d'autodidactes et d'élèves: la satire ménippée représente avec prédilection des états psychiques qui rompent avec l'habitude et s'écartent des parcours de formation. À travers les rêveries, les songes et les folies mis en scène, l'individu perd son unité constitutive pour découvrir en lui une étrangeté radicale, ou la possibilité d'une autre vie. L'individu se dédouble ou se fractionne, dans une discordance essentielle: «Le personnage perd son achèvement, son monisme; il cesse de coïncider avec lui-même»[38]. Dans cette tradition narrative enfin, le langage n'est pas pensé comme un prisme transparent ou un réceptacle fédérateur de l'identité individuelle: le mot, dans sa matérialité sociale, dans sa pluritonalité, est une chambre d'échos où s'agitent dialogiquement les voix de la cité. Le mot cesse d'être le mode d'expression d'une intériorité, mais dessine les tréteaux de la socialité: carrefour ou croisement, forum ou agora, le mot dans sa matérialité dialogique écartèle l'individu et l'expose à la pluralité des rôles sociaux.


Parcourir les devenirs de la satire ménippée depuis Bouvard et Pécuchet, c'est suivre dans la littérature contemporaine une tradition en marge du roman, aux confins du récit, de l'essai et de l'autoportrait. Expérimentation du savoir, fantastique expérimental, discordance individuelle ou matérialité dialogique du mot: dans tous les cas, il s'agit de dire que la littérature ne fait pas des savoirs un objet de représentation, mais les met à l'épreuve pour expérimenter ses propres limites. Entre expérience et épreuve, les livres tour à tour abordés saisissent ce frottement intime aux savoirs et aux formes encyclopédiques, le trouble suscité et les stratégies déployées pour les mettre en œuvre. Fiction encyclopédique donc, pour dire la mise en fiction d'un souci encyclopédique renouvelé, mais aussi pour affirmer les potentialités de figuration – de la pensée et du réel – à puiser dans les formes encyclopédiques[39].


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Ni histoire de la réception de Bouvard et Pécuchet, ni archéologie de l'encyclopédisme contemporain, ce livre s'apparente davantage à une collection de lectures. Sans doute pour préserver dans le mouvement de la lecture, malgré les rencontres et les croisements, la singularité et la cohérence de chaque œuvre. Plus certainement encore parce que l'objet inavoué de cet essai est le goût de la collection et le plaisir de déambuler parmi quelques lectures électives. Sans céder au leurre de l'exhaustivité, cette collection mêle, au risque du disparate ou de la répétition, la généalogie des fictions encyclopédiques, de Flaubert à Perec, et la cartographie de leurs devenirs contemporains.


Les fictions encyclopédiques explorent en effet à la suite de Bouvard et Pécuchet le vertige esthétique des imaginaires et des figures de l'encyclopédie. L'on peut bien rêver d'un monde classé et inventorié, entièrement ordonné et recensé, le geste encyclopédique confronte à la difficulté, sinon à l'impossibilité de rendre compte dans un seul livre du foisonnement du réel. Au lieu d'une mise en ordre, les écrivains depuis Flaubert y puisent le trouble des taxinomies défaillantes, des inventaires lacunaires et des totalisations impossibles. Ce vertige, les écrivains le suscitent à partir des architectures et des formes mêmes que l'encyclopédie mobilise, mais pour en aviver la force de perturbation. La cartographie toujours à recommencer du réel se change en labyrinthe, et l'énoncé de savoir devient objet de soupçon et de doute. La hiérarchisation des informations et des sources, qui distribuaient les connaissances dans l'espace de la page, se trouble pour s'étoiler ou s'élaborer en réseaux, nouer des connexions inattendues et produire des rencontres insolites. L'ivresse de l'inventaire et la frénésie de l'énumération, qui commandent à la collecte encyclopédique, font peu à peu naître le soupçon qu'il y aura toujours un manque à savoir, qui fera défaut aux plus vastes sommes. Les fictions encyclopédiques explorent en somme l'envers des formes et des figures de l'encyclopédie, pour l'investir de façon critique en traquant les illusions derrière le désir de savoir. Ces formes et ces figures ne sont pas, au-delà de leur potentialité plastique, sans brouiller, distordre sinon inquiéter les tentatives littéraires elles-mêmes.


La démesure de savoirs et de mots confronte l'écrivain au vertige encyclopédique: il éprouve la consultation et la fréquentation de l'encyclopédie comme l'espace d'une dépossession. À travers dictionnaires et encyclopédies, il découvre que les savoirs et les mots au fondement de son identité ne sont qu'un lieu commun ou un trésor collectif que chacun a en partage. Au lieu de forger une langue inimitable, l'écrivain doit pactiser avec les mots de la tribu, au risque de se dissoudre dans l'anonymat de la collectivité. Cette confrontation à l'excès est aussi un affrontement à la profusion des savoirs, dans une Babel de connaissances qui métamorphose l'écrivain en ignorant, idiot ou autodidacte. Dépossédé de son magistère d'autrefois, l'écrivain cesse de pouvoir revendiquer le statut de polymathes et ne peut s'inscrire dans l'espace saturé et énigmatique des savoirs que sur le mode de la marginalité ou du burlesque. Par là même, il révèle les envers et les travers du savoir, sur quelle folie il repose et quelle bêtise il recèle. Surtout, cette démesure où tout semble déjà dit dérobe à l'écrivain l'initiative de la création et le contraint à mener un travail soustractif de détournement contre l'accumulation monstrueuse de l'encyclopédie. Le voilà désormais plagiaire, imposteur, copiste ou faussaire, dans une entreprise pour miner de l'intérieur la volonté de maîtrise et d'appropriation au cœur du projet encyclopédique.


L'encyclopédie ménage l'espace d'une ressaisie de soi. Les écrivains contemporains la remobilisent en effet anachroniquement, non pas comme recherche d'exhaustivité ou ambition de totalité, mais comme parcours individuel, exercice intime voire fabrique de singularités. L'encyclopédie, pensée comme spatialité, redevient un lieu à investir et un territoire à habiter, où rassembler sans fin les vestiges et les signes matériels d'une passion. Elle permet l'élaboration d'un portrait de l'écrivain en collectionneur, qui construit cabinets et musées intimes pour y fantasmer d'autres modalités du savoir, délaissant les travers du positivisme pour réinventer un savoir poétique fondé sur les analogies. Même si cabinets et musées intimes ont un pouvoir de cohésion, l'écrivain s'y invente une identité plurielle, éparpillée en objets, fragmentée en reliques: la subjectivité se constitue comme marqueterie, mosaïque ou kaléidoscope dans une passion de la division et de l'éparpillement, qui met en péril les pensées de l'individualité. La forme encyclopédique, déployée à nouveau comme cheminement et parcours intimes, permet de maintenir l'exigence d'une unité et d'un frottement nécessaire aux savoirs. L'encyclopédie propose en ce sens un répertoire de dynamiques et d'inflexions, un inventaire de savoirs à essayer, qui mène dans un cheminement inachevable du savoir à une sagesse de la perplexité.




Laurent Demanze
ENS de Lyon
Mars 2015



Pages de l'Atelier associées: Fiction et savoirs, Discours scientifique.



[1] Abréviation employée tout au long de cet essai: BP, Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, avec des fragments du «Second volume» dont le Dictionnaire des idées reçues, éd. annotée par Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Flammarion, «GF», 1999.

[2] Yvan Leclerc, La Spirale et le monument. Essai sur Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, Paris, SEDES, «Présences critiques», 1988, p. 161.

[3] Tiphaine Samoyault, «On ne se souvient pas de Flaubert», in Anne Herschberg Pierrot (dir.), Œuvres et critiques, «Écrivains contemporains lecteurs de Flaubert», vol. XXXIV, 1, 2009.

[4] Voltaire, «Gens de lettres», Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, etc., University of Chicago: ARTFL Encyclopédie Project (Spring 2013 Edition), Robert Morrissey (ed), http://encyclopedie.uchicago.edu/ (consulté en mars 2014).

[5] Charles Percy Snow, The Two Cultures, Cambridge, Cambridge University Press, «Canto», 1993 [1959].

[6] Gustave Flaubert, «Lettre du 7 avril 1854», Correspondance, tome II, édition Jean Bruneau, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 544-545.

[7] Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, une «encyclopédie critique en farce», Paris, Belin, «Belin-Sup Lettres», 2000, p. 15.

[8] Fernand Hallyn, Les Structures rhétoriques de la science: de Kepler à Maxwell, Paris, Seuil, «Des travaux», 1983.

[9] Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert: une «encyclopédie critique en farce», op. cit., p. 42.

[10] Roland Barthes, «De la Science à la littérature» [1967], Œuvres complètes, tome II, Paris, Seuil, 1994; «La crise de la vérité» [1976], Œuvres complètes, tome III, Paris, Seuil, 1995 et «Situation» dans Sollers écrivain, Œuvres complètes, tome III, Paris, Seuil, 1995 [1979].

[11] Roland Barthes, Leçon, Œuvres complètes, tome III, Paris, Seuil, 1995 [1978], p. 805.

[12] Italo Calvino, «Multiplicité», Leçons américaines, repris dans Défis aux labyrinthes, tome II, Paris, Seuil, 2003 [1989], p. 95.

[13] Pierre Macherey, À quoi pense la littérature? Exercices de philosophie littéraire, Paris, PUF, «Pratiques théoriques», 1990.

[14] Jacques Bouveresse, La Connaissance de l'écrivain, Marseille, Agone, «Banc d'essais», 2008.

[15] Annales. Histoire, Sciences sociales, «Savoirs de la littérature», n°2, 65e année, 2010. Voir aussi les importantes réflexions d'Ottmar Ette autour de Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft: «Literature as knowledge for living, Literary studies as science for life», PMLA, vol. 125, n°4, octobre 2010.

[16] Roland Barthes, Leçon, op. cit., p. 804.

[17] Dominique Viart, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008 [2005], p. 282.

[18] Ibid., p. 283.

[19] Vincent Debaene, L'Adieu au voyage: l'ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, «Bibliothèque des sciences humaines», 2010, p. 28.

[20] Lise Andries (dir.), Le Partage des savoirs xviiie-xixe siècles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, «Littérature et idéologie», 2003.

[21] «Bien sûr, les échecs de Bouvard et Pécuchet tiennent, en partie, à leur position sociale. Tout, en eux, est subalterne. Ils sont, au départ, de minuscules employés de bureau. De Gogol à Dickens ou Melville, c'est le monde des humiliés – silencieux, rageurs ou délirants. Ou, s'ils cessent de l'être, c'est pour être des autodidactes. Position vouée au ridicule.» Claude Mouchard et Jacques Neefs, Flaubert, Paris, Balland, «Phares», 1986, p. 343.

[22] Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, «Critique», 1979, p. 65.

[23] Sylvain Auroux, «La notion d'encyclopédie philosophique», in Annie Becq (dir.), L'Encyclopédisme, Paris, Klincksieck, 1991.

[24] Miguel Abensour, «Le choix du petit», postface à Theodor Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, «Petite bibliothèque Payot», 2003 [1951], p. 340. À rebours de telles critiques de la totalité, le philosophe Christian Godin a entrepris une vaste somme, qui renouvelle la tradition des encyclopédies philosophiques. Dans les sept volumes qui la composent, il tente d'arracher à fronts renversés la totalité au risque du totalitarisme: Christian Godin, La Totalité, Seyssel, Champ Vallon, 1997-2002.

[25] Brigitte Juanals, «L'arbre, le labyrinthe et l'océan. Les métaphores du savoir, des Lumières au numérique», Communication et langages, n°139, 2004.

[26] François Bon, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, «Fiction et Cie», 2012, p. 96.

[27] Ibid., p. 97.

[28] «Les mémoires artificielles du cyberespace réactivent le fantasme encyclopédique, entre l'utopie totalitaire d'un livre qui contiendrait dans ses frontières tous les savoirs du monde et celle d'une bibliothèque tentaculaire aux ramifications infinies ou encore celle d'une cité virtuelle sans frontières.» Renée Bourassa, Les Fictions hypermédiatiques. Mondes fictionnels et espaces ludiques, Montréal, Le Quartanier, «Erres essais», 2010, p. 266.

[29] Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, op. cit., p. 84.

[30] Ibid., p. 14.

[31] Jean-Yves Tadié, «Le roman anglais du xviiie siècle est-il un roman encyclopédique?», in Jean-Christophe Abramovici (dir.), Romanesque et Encyclopédies, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2010.

[32] Gustave Flaubert,«Lettre à Edma Roger des Genettes, 19 août 1872», Correspondance, tome IV, édition Jean Bruneau, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1997, p. 559.

[33] Gustave Flaubert, «Lettre à Adèle Perrot, 17 octobre 1872», Correspondance, tome IV, op. cit., p. 590.

[34] Gustave Flaubert, «Lettre à Edma Roger des Genettes, 18 avril 1880», Correspondance, tome V, édition Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2007, p. 886.

[35] Je dois aux travaux de Sylvie Thorel et d'Audrey Camus de m'avoir rendu sensible aux reprises modernes et contemporaines de cette veine comico-sérieuse. Pour prolonger ces réflexions, voir: Sylvie Thorel, Fictions du savoir, Savoirs de la fiction. Goethe, Melville, Flaubert, Paris, PUF, 2011 et Audrey Camus, «Anatomie de la fiction: Veuves au maquillage de Pierre Senges», Littérature, «Fictions contemporaines», n°151, 2008.

[36] Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, «Pierres vives», 1970 [1929], p. 160.

[37] Ibid., p. 161.

[38] Ibid., p. 163.

[39] À la différence de Northrop Frye, qui envisage cette veine encyclopédique comme un invariant anthropologique, qui s'incarne à chaque époque – dans le mythe, l'épopée (L'Odyssée, Paradise lost, Ulysse) et la satire (Gargantua, Tristram Shandy, Bouvard et Pécuchet) –, je ne cesserai d'articuler invention formelle et histoire de l'encyclopédisme. Mes lectures font écho en cela aux travaux d'Hilary Clark et de ce qu'elle appelle fictional encyclopaedia.Sauf que, même si je la rejoins sur la plasticité d'une notion ouverte à la satire, l'épopée et l'essai, les auteurs contemporains que je rassemble écrivent précisément contre cette ambition de totalité portée par les grandes œuvres modernistes qu'elle étudie. Voir Hilary Clark, The Fictional Encyclopaedia: Joyce, Pound, Sollers, New York & London, Garland Publishing, 1990.



Laurent Demanze

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Avril 2015 à 10h18.