Atelier


Écranvains

Par Gilles Bonnet



Extrait (Introduction) de Pour une poétique numérique. Littérature et internet, Hermann, coll. «Savoirs Lettres», 2017.

Ce texte est publié dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Du même auteur dans l'Atelier: LitteraTube


Compte rendu dans Acta fabula par Gaëlle Thévail: Une poétique en retravail.


Dossiers Contemporain, Littératures numériques






Écranvains


Il est bien des façons pour un écrivain d'être présent sur Internet. Certains, les plus nombreux encore, n'envisagent le réseau que comme une belle vitrine, capable de donner une visibilité accrue à leurs publications sur support papier. Ceux-là se contenteront de laisser leur éditeur rédiger une fiche biographique, agrémentée d'une consistante revue de presse, pour chacun de leurs ouvrages. La vidéo, comme sur le site des éditions P.O.L[1], pourra contribuer par la diffusion d'entretiens à susciter une proximité nouvelle avec l'auteur, sommé ou soucieux d'éclairer le propos de sa récente publication. Quelques-uns consentiront à participer à un site ou un blog, mais dont l'orientation demeurera sans ambiguïté la promotion de l'œuvre papier. Dans ce cas, l'outil numérique contribue certes à la reconnaissance d'une œuvre, mais au prix d'une instrumentalisation qui en réduit la portée à sa capacité communicationnelle. L'auteur se montrera d'ailleurs souvent plus sensible à d'autres instances de légitimation symbolique, préférant citer sur son blog même, tel article du Monde des Livres ou de toute autre source papier, qu'un billet de blog ou un post Facebook, fussent-ils élogieux à son endroit. On peut aisément paraphraser Barthes, pour postuler que ces écrivains qui ne se constituent pas comme tels par leur présence numérique, et qui emploient Internet comme simple outil de médiation, renouent avec les écrivants, eux qui «posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole — ici: le discours en ligne — n'est qu'un moyen; pour eux, la parole supporte un faire, elle ne le constitue pas»[2].


D'autres assument en revanche un engagement constructif dans le paysage numérique, non pas tel qu'il s'installe et s'ancre de plus en plus profondément, mais bien plutôt tel qu'il se redéfinit et se redéploie au jour le jour. Absorbés dans un «comment écrire» sur le web, et en cela pleinement écrivains, selon la distinction barthésienne[3], ils brouillent volontiers les frontières habituelles entre professionnels et amateurs, bénéficiant des facilités d'édition et de publication offertes par les nombreuses plateformes numériques disponibles. J'aurai donc besoin ici de forger une notion tierce, et appellerai dans ces pages écranvain l'auteur qui ne se contentera pas d'une représentation et d'une médiation de soi grâce aux technologies numériques, mais qui les investira comme un véritable environnement doté de ses contraintes et potentialités spécifiques. Qu'il soit doté d'une œuvre papier antérieure ou non, qu'il poursuive parallèlement ces deux modes de publication ou qu'il accorde le primat au web, l'écranvain éprouve l'écriture sur Internet comme une pratique créatrice multi-supports ou transmédiatique — blog, site, réseaux sociaux, forums et chats, plateformes d'échange d'images, chaîne YouTube… —, multimédia — du texte bien sûr, mais également des images fixes ou animées, du son — et hypertextuelle — un réseau d'hyperliens venant détisser la linéarité de la lecture de ces productions. Postuler l'existence d'une écriture web, c'est reconnaître que l'environnement numérique, lorsqu'il est choisi comme espace originel de publication, informe et détermine en partie la poétique du texte produit. La notion d'affordance postule une telle importance du support et de ses spécificités techniques, qu'un auteur comme Laurent Margantin, explicite lorsqu'il réfléchit à l'éventuelle spécificité d'une écriture web:

Le blog est pour moi premier. C'est-à-dire qu'il n'y a pas eu le livre, et ensuite une présence ou activité sur le web, car je n'avais pas publié de livres papier à l'époque. Le blog est premier veut dire aussi que les textes qui y sont donnés à lire ne sont pas destinés initialement à devenir des livres: ils sont écrits pour le web, et cela change tout en vérité puisque l'écriture ne se déploie plus et ne s'articule plus en fonction d'un objet à composer par la suite. Ce qui s'écrit en ligne s'écrit donc en fonction de l'outil web, et pas à partir de paramètres extérieurs, qui seraient ceux des éditeurs et des auteurs dits «traditionnels».[4]

La radicalité d'une telle position pourrait laisser croire à un tournant technologique, qui constituerait la contribution de la littérature contemporaine à la fameuse «révolution numérique» présentée — et vendue — à l'envi comme «une troisième révolution industrielle liée au développement de ces nouvelles technologies de l'information et de la communication»[5]. En réalité les œuvres littéraires nativement numériques poursuivent un dialogue constitutif de ce champ avec l'ensemble du corpus littéraire, non seulement actuel mais inscrit dans notre patrimoine culturel. Bien des œuvres qui donneront lieu ici à des analyses se bâtissent en écho à des écrits étrangers au numérique, que ce soit pour des raisons historiques, en diachronie, ou esthétiques voire idéologiques, en synchronie. En dotant son œuvre de contenus nativement numériques, l'écranvain provoque en effet, non tant, comme on se plaît trop souvent à l'affirmer, parfois avec quelque tremblement dans la voix, une tabula rasa numérique, qu'un retravail de formes et de genres. La littérature web est une littérature hybride; l'appréhender nécessitera d'ailleurs la reprise-modification de notions et d'appellations reçues. C'est bien dans cette tension entre conscience des spécificités, en termes de poétique des textes produits, de la nature du support, et reconnaissance de phénomènes de continuité esthétique — de l'ordre, souvent, du tuilage — que doivent s'appréhender les enjeux d'une littérature web, mieux que dans quelque perspective millénariste ou apocalyptique.


Soucieux de se départir de ces appels parfois inquiétants à la table rase, Milad Doueihi fut ainsi de ceux qui, les tout premiers[6], parvinrent à tempérer la fascination que pouvait exercer cette perspective. Horizon séduisant en effet, en cela qu'il semblait raviver, quand nous semblions y avoir renoncé et en avoir prononcé le deuil, les souvenirs des avant-gardes avides, un siècle plus tôt, de telles radicales révolutions, dadaïste, futuriste ou surréaliste. Si la culture numérique «exige des formes nouvelles et toujours changeantes de savoir-lire, de savoir-faire — une compétence numérique»[7], qu'il nous faudra ici tenter de débusquer, décrire et analyser, les écrivains présents sur Internet inscrivent également et leur réflexion et leur pratique dans une histoire longue, tissée des deux fils, à tout le moins, de l'histoire littéraire d'une part, en particulier de celle des genres, et de l'histoire du livre, mise au jour tout particulièrement par les travaux de Roger Chartier. C'est précisément cette inscription dans ce temps long qui, accouplée à l'urgence et à la vivacité prônées comme rythmes constitutifs de toute production numérique, semble dessiner les contours d'une littérature destinée aux nouveaux supports que sont le site et le blog.


Parfois présent sur les réseaux sociaux, auteur d'un blog régulièrement mis à jour, ou d'un site aux dimensions d'une œuvre incomplète et impressionnante comme le Tiers Livre de François Bon, l'écranvain renégocie en ces années-charnière du début du XXIe siècle son statut d'écrivain. Les discussions, parfois vives, qui alimentent le web autour de la législation afférente aux droits d'auteur ne sont ainsi qu'un symptôme d'une remise en cause plus globale de l'inscription de l'écrivain dans le tissu social. Pleinement engagé dans une mutation en cours, qui voit Internet s'inviter en tant que nouvel espace de publication littéraire, l'écrivain semble alors, vu de loin, emboucher sans autre procès les trompettes du numérique, que d'aucuns s'empressent de décrire comme annonciatrices de quelque catastrophe: mort du livre, des librairies, voire de la littérature[8]. C'est pourtant un tout autre défi que se lancent actuellement ces écranvains. S'ils s'engagent dans une mutation dont ils prennent conscience avec une acuité remarquable, c'est probablement parce que l'inscription du numérique dans notre existence contribue à remodeler notre relation au langage et au monde. Qu'Internet offre des possibilités d'auto-édition à certains auteurs opportunistes en mal de publications par les maisons d'édition classiques n'est pas contestable. Mais bien au-delà de telles considérations, c'est davantage un rôle nouveau, politique car inscrit au cœur de la cité, que l'écranvain s'accorde, ou mieux, qu'il tente d'assumer. Bien loin de la caricature du chantre du numérique fasciné par cette «idéologie posthippie libertarienne»[9] à l'origine de la foi en une démocratisation radicale de la connaissance grâce aux «autoroutes de l'information», l'écranvain négocie en réalité avec les puissantes suggestions de la culture numérique. Voire y résiste, et s'emploie, parfois avec une énergie et une constance remarquables, à détourner le diktat imposé par un web massivement dévolu à un usage mercantile et instrumental de la langue.


On n'a jamais tant lu ni écrit qu'en ces temps où pourtant les Cassandre de la culture écrite ne manquent pas: sans doute faut-il que les écrivains, ces facteurs de langue – comme il est des facteurs d'instruments de musique – aillent y voir, et y donner à lire ce qui leur semble propre à nous aider à dire notre expérience. La toile pour le peintre, écrivait Deleuze, «n'est pas une surface blanche» car «elle est déjà encombrée de clichés, même si on ne les voit pas. Le travail du peintre consiste à les détruire», par «un effondrement des coordonnées visuelles.»[10] Sans doute y a-t-il proprement littérature sur le web dès lors que la page-écran guette et provoque un effondrement similaire, afin de faire apparaître en transparence les innombrables clichés de langue et de style qui colonisent les écrits de réseaux, mais également les codes qui dans la profondeur des programmes déterminent et balisent fortement les modalités d'apparition possibles du textuel à l'écran; avant de travailler à les exorciser ou à les transcender par une parole vive. Pas un seul écranvain, ainsi, qui ne s'interroge sur les conséquences de la lecture-zapping induite par la navigation sur la Toile, et qui ne propose, même, une alternative. Blogs et sites, certes, accueillent volontiers la notule, incarnation de cette forme brève si prisée du web, mais également des textes beaucoup plus longs, qui exigent une lecture dense inscrite dans la durée; ou bien encore des circulations hypertextuelles à l'intérieur d'un site, qui suscitent chez l'internaute une modalité nouvelle d'immersion dans un texte réticulaire et démultiplié, loin donc de la superficialité d'un parcours de lecture qui se contenterait de ricocher — surfer disait-on encore au début de ce siècle — d'URL en URL…


Dépeindre les auteurs présents sur Internet en geeks lettrés, apôtres d'une technophilie béate n'est pas seulement commettre un péché d'exagération catastrophiste, ou de diffamation intéressée, mais fausser la perspective. C'est même la littérature qui trouve là vivacité et pertinence, à investir ce qui est devenu le standard universel de communication. Comme elle se fraie un nouveau chemin dans la politique de la cité, massivement lancée vers l'horizon de la smart city connectée et digitale. Elle peut même pratiquer cette «contre-attaque» chère à un Éric Chevillard, écrivain et blogueur, et tenter de desserrer l'étreinte constrictive d'un monde truffé de capteurs en toutes sortes qui nous suivent à la trace. L'ajustement qui en est la conséquence, tel que l'identifie Éric Sadin[11], nous assigne en effet, qui conserve mémoire de nos achats, déplacements voire désirs, pour en inférer, tout en les régulant, nos pratiques présentes comme à venir. Les fictions de François Bon, sur son site Tiers Livre, à l'image d'Une Traversée de Buffalo[12], trouent d'énigmes neuves et de zones aveugles ce réseau d'algorithmes en apparence si dense, afin que l'humain y fasse encore sens. De même, Cécile Portier, sur son site Petite Racine, souhaite répondre à «cette vitrine à la transparence douteuse» d'un monde écrit par les big data, «par l'ajout d'une opacité au réel ainsi décrit. L'opacité de la fiction»[13]. Étant donnée s'offre ainsi comme une «web-fiction, fable poétique sur les données numériques»[14]. Plus explicitement encore, l'écranvain oppose à la puissance ubiquitaire de la deleuzienne société de contrôle, devenue réalité existentielle, une seconde fiction numérique, Traque Traces, dont le «parti pris […] est d'utiliser de vrais containers de données, pour dessiner, comme en excroissance, des personnages de fiction nourris de ces données, constitués de ces données»[15]. Puisque «Google te voit», comme le rappelle Joachim Sené[16], l'écriture web collective – il s'agit d'un atelier d'écriture en lycée – se vit alors comme un salutaire retour à l'envoyeur, en retravaillant d'abord en guise de sommaire une image de géolocalisation empruntée à Google Maps[17] et s'en expliquant:

Chaque jour nos faits et gestes sont traduits en données, dont l'agrégation et le sens final nous échappent. Nous sommes identifiés, catégorisés, sondés, profilés, pilotés. Notre vie s'écrit ainsi toute seule, comme de l'extérieur.

C'est un constat. Il serait angoissant, désespérant, si nous n'avions pas toujours nous aussi la possibilité d'écrire notre vie. De reprendre la main sur les catégories. D'en jouer. Cette fiction a ce but. Jouer avec les données au petit jeu de l'arroseur arrosé. Écrire les données qui nous écrivent. Refaire pour de faux leur grand travail sérieux d'analyse et d'objectivation. Et ainsi, apprendre à lire cette nouvelle écriture dominante qu'est l'écriture par les données. Car toute écriture est un pouvoir qu'il faut savoir comprendre, qu'il faut vouloir prendre.[18]


Il y a donc aussi quelque chose du hacker chez l'écranvain, identifiant des codes dont l'extrême puissance déborde des boîtiers de nos machines connectées pour déterminer nos façons d'être. Conscient de l'impossibilité qui est faite désormais à l'individu de contrôler véritablement cette économie des data, l'écranvain se propose de les identifier et de les manipuler hors de leur cadre originel. Sans doute lui appartient-il de jouer le rôle de la sentinelle vigilante, lanceuse d'alertes au nom d'une singularité de l'expression du monde, quand cette singularité se voit menacée par un horizon marchand conformiste issue de l'interopérabilité universelle, qui «agrèg[e] des informations de toute nature réduites à un “idiome” commun» aux relents d'«espéranto de la donnée»[19]. Si Internet est devenu, à n'en pas douter, l'espace d'une massification gigantesque des données, cet or noir du XXIe siècle, l'écranvain se sait porteur d'une tout autre appréhension du monde, à défendre face aux sirènes de la quantification, des statistiques et des algorithmes, tragiques en cela qu'imparables. À ceux-là même qui ne résisteraient pas à la tentation de marginaliser — médiatiquement ou académiquement — les productions littéraires nativement numériques s'opposent donc non tant les faits, la somme de blogs et de sites qu'une webographie scrupuleuse peut tenter de récoler, que cette omniprésence du numérique et d'Internet dans l'existence de tout un chacun, définitoire d'une «anthrobologie», pour emprunter de nouveau à Éric Sadin. Si le terme et ce qu'il dévoile d'une invasion du computationnel peuvent effrayer et légitimement réveiller en nous le désir d'une résistance, ils impliquent également la reconnaissance d'un rapport au monde dont la littérature ne saurait occulter l'importance cruciale, elle qui précisément naît et se nourrit de la complexité d'une telle relation.


C'est bien notre perception accrue du monde, écrit ainsi François Bon, qui est l'enjeu de la médiation numérique […] Ce qu'on observe au plus profond, c'est son propre changement intérieur: la façon dont on pense et perçoit autrement. Et que cela affecte évidemment notre convocation du langage, ou les formes du récit qui l'organisent. Peu importe alors de s'écarter des vieilles lois: est-ce qu'on choisit, dans ces chemins? Instance de plaisir, ou obscure obéissance comme on obéit à un rêve? Quitte à être un peu perdus, l'impression que si littérature vivante il y a, elle ne peut être que dans ce remuement, ces fissures, ces effractions.[20]


L'écranvain se retourne vers l'outil qui désormais nous lie, pour beaucoup, à l'extérieur, nous en donnant images, sons, commentaires:

L'exigence de notre temps, écrit ainsi Arnaud Maïsetti, présent depuis 2006 sur le Net, réside peut-être aussi dans cette radicalité-là, de prendre en compte le temps dans son présent: internet est la surface d'écriture et de réception du temps, la surface d'où nous surgit le monde aussi, son flux continu d'informations, et nos courriers privés, notre musique, en même temps que les journaux et notre bibliothèque. Et l'on va écrire sur cette surface même, et intervenir en ce lieu où intervient le monde en nous pour nous donner de ses nouvelles, où surgit le monde on va faire advenir notre langue qui voudrait surgir dans ce monde précisément.[21]

Alors que la linguistique fut à l'origine des digital humanities, bientôt suivie par les historiens, ce sont les sciences de l'information et de la communication, naturellement sensibles à ce que naguère on nommait «nouvelles technologies» qui se sont très tôt intéressées aux productions textuelles qu'Internet suscitait; les «littéraires», eux, auront tardé. Cet essai voudrait revendiquer, au sein de la mégapole, aux confins d'ailleurs flous, que sont devenues académiquement les «Humanités numériques», un quartier, où se sont implantés relativement récemment sites et blogs d'auteurs. Je privilégierai en effet dans les pages qui suivent ces deux espaces éditoriaux, au détriment des réseaux sociaux. Non seulement parce que ces derniers font déjà l'objet d'études spécifiques, mais également parce qu'ils requièrent également une approche d'ordre sociologique, quand l'orientation de cet essai se voudra avant tout poéticienne. Twitter et Facebook, comme Instagram ou Flickr seront cependant convoqués à l'occasion, dans leur interaction avec sites et blogs, qui constituent, aujourd'hui du moins, les lieux centraux dans lesquels s'inscrit la production littéraire numérique. L'enjeu est de taille, qui consiste à explorer les zones de friction entre culture du livre et culture de l'écran afin de jeter les bases d'une e-poétique, retravail, à son tour, des acquis de la théorie littéraire mis en relation avec les piliers, aujourd'hui nettement identifiés, d'une culture numérique.


Les études désormais bien diffusées, depuis les textes fondateurs de George P.Landow, portant sur la littérature électronique ou numérique, c'est-à-dire hypermédiatique, ont à l'évidence réactivé l'héritage théorique post-structuraliste. Les travaux de Foucault, du dernier Barthes, de Deleuze et de Derrida, rassemblés sous l'étiquette de French Theory, ont indubitablement permis de penser, s'y appliquant presque miraculeusement, l'hypertexte dans son ouverture, sa non-linéarité et son insertion dans un réseau constitué d'autres textes comme d'images ou de sons. Si ces approches demeurent indispensables, et permettent d'éclairer, ou bien plutôt parfois, d'opacifier salutairement les usages actuels des textualités numériques qui pourraient, sinon, se contenter de fasciner par leur évidence et leur omniprésence, elles constituent surtout des outils inégalés pour l'appréhension des écrits de réseau, exploitant au mieux les ressources du web comme environnement hypermédiatique. Ce qu'il est convenu aujourd'hui, de nommer proprement electronic literature en anglais, littérature numérique en français jouit donc d'une reconnaissance institutionnelle liée notamment au prestige de ce socle théorique fréquemment sollicité.


Mais cet essai se propose un pas de côté, afin d'ouvrir le champ théorique à des objets jusque-là bien moins considérés que les œuvres recensées par les répertoires numériques, tels que le catalogue «des arts et littérature hypermédiatiques» du NT2[22], celui de l'Electronic Literature Organization[23] ou de l'ELMCIP, son symétrique européen[24]. Serge Bouchardon, dans son récent ouvrage intitulé La Valeur heuristique de la littérature numérique, retrace les grandes étapes de l'apparition de ces créations: générateurs automatiques de textes, récits hypertextuels, poésie animée, puis œuvres collectives en ligne telles que le Livre des morts de X. Malbreil et G. Dalmon [25]. Et l'auteur d'ajouter: «En ligne également, de nombreux auteurs venant de la littérature imprimée, incarnée notamment par François Bon, font vivre ce que l'on pourrait appeler une littérature blog, à la frontière de la littérature numérique et de la littérature traditionnelle»[26]. C'est précisément cette frontière, ou cette marge, que le présent essai veut explorer; cette «littérature blog» à laquelle il souhaite donner son plein statut de littérature numérique. Parce que les auteurs concernés n'exploitent souvent que partiellement les potentialités techniques de l'hypertexte, l'enjeu de leur présence sur le web étant autre, les instruments théoriques précités ne s'appliqueront qu'imparfaitement à leurs productions. Il nous faudra par conséquent recourir également aux acquis de la narratologie, apte, elle, à saisir les procédures structurelles en jeu et à nommer les gestes, modulations et récritures auxquels se livrent ces écranvains.


«Les approches critiques doivent évoluer,et s'affiner pour prendre en compte les spécificités du texte numérique», affirme Alexandra Saemmer[27]. Telle serait l'ambition de cet essai, tout de suite tempérée par la conscience d'une évolution constante des sites et des blogs comme de leurs contenus, et de la diversité d'un environnement numérique dans lequel un travail d'analyse réflexive est d'ailleurs constamment mené par ses acteurs les plus remarquables.




Gilles Bonnet
Automne 2017


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[1] http://www.pol-editeur.com/.

[2] Roland Barthes, «Écrivains et écrivants», Essais critiques, Paris, Seuil, coll. «Points», 1981, p.156.

[3]Ibid., p.154.

[4] https://webassoauteurs.wordpress.com/2013/11/29/quest-ce-que-lecriture-web/.

[5] Rémy Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle?, Paris, Folio, 2014, p.13.

[6] Dans La grande conversion numérique, Paris, Seuil, 2011 [2008].

[7]Ibid., p.37.

[8] Propos analysés et contrés, dans les deux volumes dirigés par Laurent Demanze & Dominique Viart, Fins de la littérature, Paris, Armand Colin, 2012 et 2013.

[9] Voir Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, Éditions L'Échappée, 2015, p.49.

[10] Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p.169.

[11] Éric Sadin, op.cit., p.50.

[12] http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3379.

[13] http://www.petiteracine.net/traquetraces/écriture-contre-écritures.

[14] http://petiteracine.net/wordpress/cecile-portier/.

[15] Cécile Portier, «La fiction comme décalcomanie»: http://remue.net/spip.php?article3913.

[16] http://jsene.net/spip.php?page=googletevoit.

[17] http://www.petiteracine.net/traquetraces/map/node.

[18]http://petiteracine.net/traquetraces/node/137.

[19] Éric Sadin, op.cit., p.56 et 57.

[20] http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2030.

[21] http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article1077.

[22] http://nt2.uqam.

[23] http://directory.eliterature.org/.

[24] http://elmcip.net/Knowledgebase.

[25] http://www.livresdesmorts.com/.

[26] Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, coll. «Cultures numériques», 2014, p.90.

[27] Alexandra Saemmer, «Hypertexte et narrativité», Critique, nos819-820, «Les humanités numériques», Alexandre Gefen (dir.), Paris, Minuit, août-septembre 2015, p.648.




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