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Biographie et histoire au XIXe siècle. Jean de La Fontaine, au-dessus des temps
Par Alexandre Gefen



Extrait de Inventer une vie. La fabrique littéraire de l'individu, préface de Pierre Michon, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2015, chap. i, «Jean de La Fontaine, au-dessus des temps», p. 00-00.

Ce passage est ici reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.






Biographie et histoire au XIXe siècle.
Jean de La Fontaine, au-dessus des temps


Jean de La Fontaine naquit le 8 juillet 1621, à Château-Thierry.
Sa famille y tenait un rang honnête.
Son éducation fut négligée; mais il avait reçu le génie qui répare tout. Jeune encore, l'ennui du monde le conduisit dans la retraite. Le goût de l'indépendance l'en tira.
[…]
Il eut peu de livres et peu d'amis.
Entre un grand nombre d'ouvrages qu'il a laissés, il n'y a personne qui ne connaisse ses fables et ses contes; et les particularités de sa vie sont écrites en cent endroits.
Il mourut le 16 mars 1695.
Gardons le silence sur ses derniers instants, et craignons d'irriter ceux qui ne pardonnent point.
Ses concitoyens l'honorent encore aujourd'hui dans sa postérité.
Longtemps après sa mort, les étrangers allaient visiter la chambre qu'il avait occupée.
Une fois chaque année, j'irai visiter sa tombe.
Ce jour-là, je déchirerai une fable de la Mothe, un conte de Vergier, ou quelques-unes des meilleures pages de Grécourt.
Il fut inhumé dans le cimetière de S. Joseph, à côté de Molière.
Ce lieu sera toujours sacré pour les poètes et pour les gens de goût.
Denis Diderot, «Vie abrégée de La Fontaine[i]».

La Vie de La Fontaine par Diderot (1762) est un texte inutile. Le choix d'un genre déjà considéré comme daté par ses contemporains, la licence romanesque, l'erreur par négligence (Diderot s'appuie sur une source secondaire, l'Histoire de l'Académie de France par l'abbé d'Olivet, dont il reprend les approximations factuelles), l'énonciation qui laisse entendre la voix du narrateur et sa projection affective, les ellipses énigmatiques et la disposition presque strophique du récit, rendent sensible l'ambition poétique de Diderot. Ils appellent pour le lecteur moderne une interprétation en termes esthétiques, non historique et morale: ni les moyens ni les fins de cette biographie ne sont ceux de l'histoire. «Je déchirerai un livre»: pour se construire, l'histoire littéraire taille à la hache dans le passé, sélectionne les maîtres, choisit sa vie comme miroir projectif où lire ses propres complexités. Les cartes passent: La Fontaine rendait hommage à Ésope, dont il rêvait la vie à son image pour en récupérer l'antique dignité; Diderot révère le pouvoir des écrivains en immortalisant un La Fontaine humaniste (passant sous silence sa conversion tardive qui ne pouvait que déplaire au philosophe), mais un humaniste exilé et solitaire, comme né des marges d'un roman de Jean-JacquesRousseau. Du livre des morts, les pages tournent, et c'est l'idée moderne de littérature comme religion qui affleure à travers cette vie, tout autant qu'une poésie nouvelle, tenant à l'intrusion du romanesque et de l'intimisme dans un récit qui n'a plus pour finalité de construire une destinée exemplaire, mais plutôt, à la manière de ces «étrangers [qui] allaient visiter la chambre qu'il avait occupée», de mêler les hasards du présent et du passé.


C'est peut-être autant la littérature qui a changé que son horizon de réception: comme les lecteurs de Diderot sont sans doute les premiers à l'apercevoir, tout en appartenant à une tradition pluriséculaire, cette vie ne peut plus être lue autrement que comme un texte littéraire. On ne refera pas ici l'histoire de l'invention simultanée des sciences humaines et de l'esthétique; il suffira de rappeler que, à partir du xviiie siècle et en opposition aux historiens de l'âge classique (Bouhours, Cordemoy, Saint-Évremond, etc.) ou à leur successeurs qui ne démêlaient guère Histoire et roman et s'étaient allègrement laissés contaminer par le désir de trouver à travers des reconstructions ou des interpolations fictionnelles les motifs secrets des actions humaines, se diffuse le rationalisme, dont l'une des visées majeures est d'emblée d'encadrer l'usage de la fiction par les sciences et de produire une délimitation claire du champ historique. En sorte que, si, pour son auteur, cette microfiction relève encore du genre indécis de l'éloge destiné à planer «au-dessus des temps», elle vient témoigner exemplairement pour le lecteur moderne de la rupture épistémologique dont sont issues les vies imaginaires. C'est sans doute que, derrière le rêve d'une alliance harmonieuse des sciences et des arts entretenu par le romantisme, le xixesiècle peut en effet se décrire comme le lieu d'une guerre larvée entre deux modes de discours sur le monde que le siècle précédent avait progressivement délimités. Tout au long du siècle des Lumières en effet, les historiens se sont émancipés des belles-lettres, tandis que les poéticiens (Batteux et Du Bos notamment) ont proposé une pensée autonome de la littérature et de ses fins, visant à refonder la fiction sur un socle idéaliste, en mettant en avant la poéticité du message et la spécificité de la littérature, dans ses frontières externes (par rapport aux autres formes d'imitation: Lessing, par exemple, coupe le cordon ombilical entre la peinture et la poésie) comme internes (les poétiques deviennent particulières à chaque genre). Après la Révolution française, romans historiques et histoires, récits de voyage et géographies sérieuses, etc., toutes ces formes siamoises qui partageaient encore jusqu'alors un système circulatoire commun, l'art rhétorique, se voient peu à peu séparées par la chirurgie positiviste, qui se donne comme modèle (si ce n'est concret, du moins symbolique) aux futures sciences humaines. Aussi considérables qu'en soient les échos littéraires, les théories spiritualistes des années1820 ou la synthèse fouriériste ne doivent pas faire oublier la constitution, derrière le syncrétisme rêvé par les penseurs, d'une science située hors de portée de l'écriture littéraire.


On en sait l'évolution: d'abord philosophique, l'Histoire se fait sociologique puis, à partir des années 1860, méthodique, c'est-à-dire scientiste. En 1866, Taine déclare que, de simple récit, elle «peut devenir une science, et constater des lois après avoir exploité des faits[ii]»: des modèles de représentation (biologiques, historiques, évolutionnistes…) comme de validation (la formalisation des méthodes d'érudition, le désengagement énonciatif de l'auteur, l'examen critique des discours rapportés…) rendent visibles ou accentuent les distinctions entre récit littéraire-fictionnel et récit rationnel-référentiel, en venant substituer aux systèmes antérieurs (l'appel à l'autorité, la chaîne des témoins, la manifestation du vraisemblable, etc.) une véritable théologie de la règle générale et de la preuve concrète. Si les catégories invoquées (possible vs impossible, vrai vs faux, crédible vs non-crédible, etc.) n'ont en apparence pas changé depuis Aristote, même avant l'émergence, dans la seconde moitié du siècle, de l'histoire méthodique, ce n'est plus en termes d'efficacité rhétorique que se définiront empiriquement une biographie, un récit de voyage, un traité de morale ou un récit de bataille, mais par rapport à des systèmes de légitimation qui proscrivent précisément tout dialogue avec d'autres modes d'accès à la vérité. Moyens utiles à la manifestation de la vérité pour l'âge classique, le style (qui convainc), la mémoire culturelle (qui atteste par citation), l'imagination (qui interpole) sont perçus par les historiens romantiques comme des artifices de moins en moins nécessaires puis, peu à peu, comme des obstacles. Dans un affrontement dont les responsabilités incombent à la fois à la fiction littéraire (dont le modèle de vérité, fondé sur la double transparence des cœurs et du corps social, a échoué avec la Terreur sans être parvenu à se substituer à l'historiographie traditionnelle) et à l'ère industrielle (dont l'efficacité productiviste réduit l'espace dévolu aux représentations non finalistes et non rationalistes du monde), la science ne se contente pas de s'opposer aux savoirs empiriques, elle s'érige peu à peu en système contre la fiction[iii].


Rien ne dit mieux, je crois, cette concurrence entre deux modes de récits qu'en apparence tout rassemble, que les grandes entreprises biographiques du xixesiècle, les immenses dictionnaires de Michaud ou de Hoefer, et ceux, à la fin du siècle, plus resserrés, de Vapereau ou de Martin. Une histoire de ces dictionnaires biographiques, des Who's who, Wikipédia et autres nécrologues, ces index de nos fantômes et de nos oublis, reste à écrire[iv]. Elle enregistrerait une évolution faisant passer le dictionnaire d'un cabinet de curiosités à une nomenclature normalisée des personnes. Ce mouvement semble acquis depuis le Dictionnaire historique et critique de Bayle (1697), dont Louis-Simon Auger – critique littéraire, éditeur de Molière, futur secrétaire perpétuel de l'Académie – défend en 1811 comme des évidences les choix qui en firent l'originalité: «il était évidemment trop ridicule de placer, parmi les personnages réels de l'Histoire, les personnages allégoriques de la Fable, et de ranger dans une même catégorie Alexandre et Cupidon, Aristote et Zéphyre, Cornélie et Vénus. On a même regardé comme inutile d'admettre les personnages de temps héroïques, dont les actions véritables sont mêlés de tant de fictions qu'il est impossible de les distinguer[v]». Malgré leur caractère souvent journalistique et un amateurisme qui ferait passer le Vigny de Cinq-Mars pour un historien de l'école méthodique, les auteurs clament haut et fort leur systématisme et leur souci d'objectivité, et brandissent le mot «science» et le mot «histoire». Derrière quelques concessions à la curiosité à l'égard des vies privées ou des destins inexemplaires, la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel Michaud (cinquante-deux volumes de 1811 à 1828) voudra indiquer et même juger, «dans une histoire de tous les Hommes célèbres de l'univers», «tout ce qui a existé en grands événements[vi]». Rédigée par des «savants et des écrivains», ce dernier terme étant ici dans l'un de ses derniers emplois classiques avant que l'autonomisation du champ littéraire ne l'emporte, elle se définira en parallèle avec le genre historique (Prosper-JeanLevot parlera en 1852 d'une «sœur cadette de l'histoire[vii]»), comme un autre mode d'organisation du savoir, qui «présente séparément les personnages eux-mêmes, et les entoure des événements qui tiennent à eux par un rapport immédiat[viii]» ou s'attache aux «grands hommes» dont les portraits «personnifient l'histoire[ix]».


À un désir d'exhaustivité et à un mode d'agencement parallèle aux grandes entreprises de classification des sciences naturelles qui caractérisent l'époque s'adjoint une conception positiviste de l'entreprise biographique: «C'est aux faits principalement que les rédacteurs ont dû s'attacher; or les faits sont d'une nature fixe et positive; ils sont ou ne sont pas; pour les admettre ou les rejeter, la critique offre des règles sûres que le raisonnement est loin de fournir lorsqu'il s'agit d'opinions», écrit Auger dans la Biographie universelle. Le corrélat en est un refus de la rhétorique et de l'affect: «Il est un point sur lequel tous les auteurs de la Biographie se sont entendus sans avoir été obligés d'en convenir entre eux, c'est la précision dans les choses et la concision dans le style[x].» Contrairement à la littérature, la biographie peut s'écrire sans auteur. Une autre composante du paradigme scientiste de la biographie, est l'exigence de sources: ce sera le fer de bataille de Ferdinand Hoefer, le grand concurrent tardif de Michaud, dont la Nouvelle Biographie générale (quarante-six volumes de 1852 à 1866) insiste sur la préférence donnée «non pas aux travaux de seconde main, mais aux documents primitifs, originaux[xi]». Malgré la volonté de la Biographie universelle d'offrir aux hommes de toutes conditions «des exemples profitables» et aux moralistes «la matière de leurs méditations les plus profondes[xii]», l'usage moral, ou du moins rhétorique, des biographies tend à disparaître, en dehors de la survivance de l'éloge dans un discours républicain (et souvent académique) des vertus civiques; les biographies industrielles de Michaud n'ont pas leur Montaigne, leur lectorat est simplement en quête de repères, dans un monde changeant depuis la chute de l'Ancien Régime, ou d'exemples à visée pédagogique restreinte, indispensables notamment au développement de l'Université.


Ainsi, le mouvement de retour sur le particulier propre au xixesiècle, où l'homme se redécouvre comme objet, me semble s'être fait au profit des sciences humaines, qui proposent un savoir (psychologique, sociologique, etc.) venu de disciplines nouvelles et extérieures, à la fois étrangères à la tradition humaniste et fascinées par le régime scientifique de la preuve. En ce siècle d'or des sciences, qui étendent au vivant l'analyse déterministe, impersonnelle et quantitative des mathématiques, et subsument l'individu sous l'espèce et la race, l'algèbre générale des savoirs accorde de bien faibles vertus heuristiques et cognitives à la biographie. D'où cette inversion inédite, et qui dit bien l'assaut mené sur le territoire littéraire par les modèles scientifiques d'appréhension du réel: lorsqu'ils choisissent de ne pas rejeter la mécanisation scientifique du vivant et de refuser par la poésie le déterminisme des sciences exactes, c'est désormais aux littérateurs qu'il incombe d'imiter les observateurs, de se faire géomètres ou naturalistes, ou de fournir des représentations de l'histoire. La biographie et la fiction biographique, qui est au genre biographique ce que le roman historique est à l'histoire, s'est donc trouvée placée aux avant-postes du partage des discours et des combats qui accompagnèrent celui-ci: l'ambition des écrivains de raconter la vie d'autrui est inséparable de la revendication d'indépendance de la littérature comme de ses résistances à toute marginalisation, lorsque l'emprise du rationalisme sur toute connaissance partagée ainsi que la haine de l'artiste pour la société bourgeoise et ses récits officiels ont eu pour conséquence non la cohabitation pacifique de deux modes de connaissance de l'individu, mais leur concurrence.

Alors la science du xixesiècle, qui devenait géante, se mit à envahir tout. […] Le xixesiècle est gouverné par la naissance de la chimie, de la médecine et de la psychologie, comme le xvie est mené par la renaissance de Rome et d'Athènes. Le désir d'entasser des faits singuliers et archéologiques y est remplacé par l'aspiration vers les méthodes de liaison et de généralisation[xiii]

regrette Marcel Schwob en 1896 lorsqu'il entreprend les Vies imaginaires, avec une claire perception de la double postulation à l'érudition et à la production d'un modèle philosophique d'intelligibilité du Temps qui caractérise l'Histoire au xixesiècle. De même que la déification du personnage de l'écrivain dissimule difficilement le rôle subalterne échu à celui-ci, en comparaison de celui des historiens, journalistes et autres linguistes, l'assomption du roman qui s'opère au xixesiècle cache ainsi mal l'étroitesse du territoire que la science voudrait laisser en partage à la littérature. C'est peut-être cette inflexion de nos modèles herméneutiques et épistémologiques et le devenir vital de l'être littérature qui s'ensuit, que nous raconte le retrait, fragile et sacral, de Jeande La Fontaine.



Alexandre Gefen
Avril 2015



[i] Denis Diderot, «Vie abrégée de La Fontaine» [1762], in Œuvres complètes, t. XIII: Arts et lettres (1739-1766). Critique I, édition critique et annotée, présentée par Jean Varloot, Paris, Hermann, 1980, p.288-290.

[ii] Hippolyte Taine, Essais de critique et d'histoire, Paris, Hachette, 1866, p.xx.

[iii] Voir Wolf Lepenies, Les Trois Cultures: entre science et littérature, l'avènement de la sociologie [1985], traduit de l'allemand par Henri Plard, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1990.

[iv] On pourra lire néanmoins, pour le xixesiècle, Le Siècle des dictionnaires, catalogue rédigé par Nicole Savy et Georges Vigne, Paris, Éd. de la RMN, «Les Dossiers du Musée d'Orsay (10)», 1987.

[v] Louis-Simon Auger, «Discours préliminaire», in Biographie universelle ancienne et moderne, t.I, Paris, Michaud frères, 1811, p.ix.

[vi] Ibid., p.xii.

[vii] Prosper-Jean Levot, Biographie bretonne, t.I, Vannes, Cauderan, 1852, p.i.

[viii] L.-S. Auger, «Discours préliminaire», texte cité, p.vii.

[ix] «Avis des éditeurs», in Ferdinand Hoefer (dir.), Nouvelle Biographie universelle [puis générale], depuis les temps reculés jusqu'à nos jours, avec les renseignements bibliographiques et l'indication des sources à consulter, Paris, Firmin-Didot frères, 1852-1866, 46 vol., t. I, p.i.

[x] L.-S. Auger, «Discours préliminaire», texte cité, p.xiii, p.xiv.

[xi] «Avis des éditeurs», in F. Hoefer (dir.), Nouvelle Biographie universelle, op.cit., p.ii.

[xii] L.-S. Auger, «Discours préliminaire», texte cité, p.vii.

[xiii] Marcel Schwob, «La Terreur et la Pitié», préface à Cœur double [1891], reprise dans Spicilège [1896]; rééditée dans Œuvres, textes réunis et présentés par Alexandre Gefen, préface de Pierre Jourde et Patrick McGuinness, Paris, Les Belles Lettres, 2002, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p.613.



Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Avril 2015 à 23h05.