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Ailleurs la théorie, par François Noudelmann

Dossier Banlieues de la théorie (textes initialement parus dans l'Agenda de la pensée contemporaine, 10, printemps 2008).




Ailleurs la théorie


La doxa littéraire sonne aujourd'hui la fin de la Terreur théorique: on peut étudier à nouveau la littérature sans mauvaise conscience. Culte des écrivains et des œuvres, comparaison des formes et des styles, repérage des filiations et taxinomies savantes… Finie la sécheresse intellectuelle, finies les utopies soixante-huitardes dont l'historiographie peut désormais faire le bilan, une fois restauré le bon sens élémentaire. La salle de cours est refermée, on classe, on range: la théorie critique de la littérature n'était qu'un moment.

Mais l'évidence d'un changement historique nous conduit-elle nécessairement à penser en termes d'époque, de générations, comme si tous les événements intellectuels devaient finir dans les tableaux d'un manuel scolaire? Face à l'actuelle historiographie française de la théorie littéraire, liée à une idéologie patrimoniale et à des pratiques institutionnelles protectionnistes, un autre décryptage du spectre théorique s'impose.


Les trois morts de la théorie littéraire


La restauration

Constater que la théorie en littérature ne s'exerce plus sur le mode des années 60 et 70 ne suffit pas pour en décider l'historicité, ni pour définir une période révolue. Les grands discours sur le début et la fin appartiennent aussi à leur époque. On ne saurait ignorer que l'affirmation d'une clôture temporelle implique toujours une position, un jugement, voire une idéologie, d'autant plus lorsque le constat prétend à la neutralité historiographique. Une chose est d'analyser l'émergence puis l'effacement de textes, d'idées, de mouvements repérables dans le temps, une autre est d'en dresser le bilan. Or la force polémique liée à la production théorique en littérature, à ces batailles intellectuelles et institutionnelles qui ont marqué les études littéraires en France, doivent nous rendre vigilants à l'égard de tout énoncé qui se voudrait extérieur aux débats. Tout "constat" implique un parti pris. Nul besoin de rappeler la violente résistance des tenants de l'histoire littéraire, comme de l'histoire de la philosophie, face aux révolutions théoriques et à l'irruption de savoirs exogènes: sémiologie, sociologie, structuralisme, psychanalyse… Pendant les années 80 encore, il suffisait d'alléguer une notion ou un penseur issus de ces recherches pour être marginalisé (thèses sans avenir universitaire, pénalisation aux concours de l'enseignement scolaire).

La fameuse injonction "assez décodé!" lancée contre Barthes et tous ceux qu'il représentait tacitement a donc trouvé satisfaction dans la Sorbonne revancharde qui sonne la fin de la récréation et comptabilise les dégâts. La théorie en littérature, selon ses pourfendeurs, aurait contribué à saper les fondements d'une culture humaniste: par la dévalorisation des textes consacrés, par le relativisme culturel qui met les systèmes de signes au même niveau, par le réductionnisme marxiste qui oublie la création pour la production, par le soupçon psychanalytique qui voit du désir partout, par la déconstruction de l'auteur et de l'autorité, par la perte des repères chronologiques dans l'enseignement… La condamnation des hérésies passées accompagne aujourd'hui le repli disciplinaire et la restauration d'un enseignement qui privilégie les objets du positivisme historique (les œuvres, les écrivains, les courants littéraires, la chronologie par siècle…). Face au supposé déclin de l'école, de l'autorité, de l'ordre générationnel, des souverainetés familiales et civiles, l'heure de la réparation et de la restauration est venue. L'enterrement de la théorie en littérature s'intègre ainsi au refoulement du "moderne", ce mot épouvantail qui rallie les clercs contemporains et les déclinologues de tous bords. Ceux-là continuent, quarante ans après, de dénoncer les méfaits de 68, comme autrefois le patronat rendait 1936 responsable de tous les maux futurs.


La patrimonialisation

Il existe une autre façon d'enterrer les révolutions: en faire l'histoire et les ranger dans des continuités. Le climat patrimonial y porte naturellement. Depuis les années 80, l'archive et la commémoration sont devenues des impératifs culturels. Notre temps présent ne cesse de construire des objets pour archivage, et la théorie en littérature ne saurait échapper à cette entreprise, même si elle a précisément critiqué, dans ses divers attendus, les classifications historiques endogènes. L'histoire littéraire digère ainsi ce qui l'a tant contestée. Cependant, comme "l'histoire de la philosophie", elle usurpe la notion d'histoire qu'elle réduit, en version idéaliste, aux objets intellectuels appartenant à une discipline, dialoguant et se succédant en circuit fermé. Une histoire pertinente, telle qu'elle se pratique ailleurs qu'en France, suppose une archéologie des pratiques discursives de la production sociale: les histoires scientifique, économique, artistique sont nécessaires pour lire et comprendre Le Discours de la méthode ou Le Cid dont le sens ne se limite pas à l'enceinte des livres et des auteurs canonisés. Tel est un des acquis majeur des théoriciens de la littérature. Ils ont promu des transferts de savoirs internes entre disciplines, et externes entre zones culturelles. Il suffit de citer les noms de Barthes, Bourdieu, Derrida, Kristeva, Foucault, Lacan, Levi-Strauss qui ont tant apporté à la théorie de la littérature et à l'analyse des textes pour comprendre qu'on ne saurait se cantonner à l'histoire d'une discipline.

La faiblesse du constat de décès tient aussi à la périodisation superficielle du moment théorique. Les historiens des idées, qui dressent paresseusement des tableaux avec "écoles" et "courants" estampillés, datent le moment théorique des années soixante et soixante-dix, partant de ce qui s'est auto-proclamé "nouvelle critique" ou "théorie de la littérature", mais on pourrait aussi bien repérer dès l'après-guerre un questionnement, une critique et une revendication de la littérature, en théorie et en pratique, notamment avec l'apport du roman américain et les positions sartriennes autour de "Qu'est-ce que la littérature?" dans Les Temps Modernes. Le début comme la fin des théories ne sont pas synchrones à leur expression idéologique.

Aussi est-il périlleux de vouloir identifier la "fin" de la théorie car elle doit être interrogée parmi d'autres fins ou d'autres mutations historiques et politiques des années 80 et 90, celles des grands discours idéologiques, des utopies sociales, des conceptions de l'avenir notamment. Mais la volonté de clore conduit à faire des bilans. L'un des plus synthétique est proposé par Antoine Compagnon avec Le Démon de la théorie qui retrace les grandes lignes de front pendant la guerre menée par les théoriciens de la littérature dans les années 60-70. À la différence des fossoyeurs revanchards, Compagnon est plus consensuel. Ancien disciple de la nouvelle critique, il ambitionne désormais de réconcilier la théorie et "le bon sens" car, rappelle-t-il, "la vérité est toujours dans l'entre-deux". Son étude tient donc de l'expertise, typique de l'ère des bilans et des évaluations (du niveau scolaire, des profits et pertes de la psychanalyse, des morts du communisme…). La docte réconciliation proposée nous rassure car elle nous dit que la révolution théorique, excessive, n'était qu'un moment et que personne n'y a cru vraiment. L'évaluation historique se présente ainsi sous les traits de la neutralité et de la sagesse raisonnée.


La scolarisation

Une troisième manière d'enterrer la théorie en littérature, à côté de la mort revancharde et de la patrimonialisation, se réalise paradoxalement par son application. Si les propositions théoriques ont été bannies au moment de leur production, elles ont été ensuite introduites dans les manuels scolaires tant a été reconnue leur pertinence pédagogique. Il est savoureux de constater combien certaines formules, certaines grilles autrefois honnies sont devenues quasiment une doxa des études littéraires. Mais à quel prix? Les analyses narratologiques de Propp ou de Genette, le dialogisme de Bakhtine, les fonctions de Jakobson, le carré sémiotique de Greimas… font désormais partie du cahier pratique de tout collégien qui doit repérer les étapes d'un récit, les opposants et les adjuvants qui le constituent, ou détecter les structures communicationnelles. Croire qu'il s'agit là d'une victoire de la théorie serait imprudent. L'introduction de la lecture dite "méthodique" ou structurale fut assurément une avancée pédagogique et aussi sociale. Proposer à un élève de repérer les structures, les codes, les fonctions d'un texte a permis de rompre avec tout un enseignement qui reposait sur l'implicite des inégalités culturelles. Lorsqu'il fallait faire preuve de finesse, de psychologie, de sensibilité pour analyser un texte, les élèves n'étaient assurément pas à égalité, tant ces appréhensions impliquaient un capital culturel, des habitudes tacites, héritées du milieu familial. En revanche l'observation des structures repose sur des critères explicites et rigoureux que l'élève peut acquérir par méthode et non par empathie sociale.

Cependant a-t-on encore affaire à une approche théorique de la littérature avec l'application de telles méthodes? Ne s'agit-il pas plutôt d'une réduction de la théorie à des techniques? Si un questionnement, une interprétation ou une réflexion ne les accompagnent pas, elles se réduisent à traduire les textes en graphiques, tableaux, schémas de la même façon qu'un collégien observe les cadavres de grenouilles. La scolarisation de la théorie a transformé les schèmes d'intelligibilité en outils, certes efficaces mais non suffisants pour une exploration du sens, jamais abandonnée par les théoriciens. Si le texte ne provoque aucune inquiétude, aucune surprise, alors la lecture méthodique se résume à une vivisection formelle. La théorie en littérature ne visait pas seulement l'étude des textes, elle impliquait aussi une réforme de l'enseignement, pédagogies et disciplines. L'école l'aura absorbée, neutralisée, au point de la rendre compatible avec les fonctionnements les plus archaïques de l'institution. La séparation disciplinaire est revenue en force, à la fois dans l'enseignement (avec la suprématie des dites histoire de la littérature, ou histoire de la philosophie), et dans les appareils institutionnels (avec les agrégations et les sections du Conseil national des universités, exceptions françaises, qui garantissent le verrouillage du système).


Le pas de côté


L'autisme français

Malgré ces tentatives de mise à mort, où la théorie se poursuit-elle, et selon quelles modalités? Ailleurs et autrement, peut-on répondre. En effet ce refoulement de la théorie se manifeste surtout en France, fière de son autisme. Sous prétexte d'un anti-américanisme partagé autant à gauche qu'à droite, l'université française se glorifie ainsi de rester imperméable aux études et théories venues d'outre-Atlantique. Elle n'a pas reconnu de départements consacrés aux études féministes, aux gender studies ou plus généralement à la question de la différence sexuelle, hormis à l'université de Paris VIII avec le département d'études féminines d'Hélène Cixous. Elle découvre à peine les queer studies quand des colloques sont déjà organisés ailleurs sur le post-queer. Elle se gausse toujours des cultural studies, y dénonçant le relativisme et l'abaissement de la culture au niveau des loisirs de masse. Pourtant très concernée historiquement par la question coloniale, l'université française reste aussi peu au fait des postcolonial studies dont elle méconnaît les théoriciens. Elle préfère maintenir la notion néo-colonialiste de "francophonie", cette identification pourtant dénoncée par nombre d'écrivains qui ne s'y reconnaissent pas et refusent d'être regroupés comme non-métropolitains, mélange de Caribéens, de Canadiens, d'Africains et d'"écrivant en français". De même l'université française ignore quasiment les ethnic, transnational, diaspora, disability studies…

Forte de l'opposition idéologique républicaine à tout ce qui peut relever d'un particularisme, et de sa réticence à reconnaître des mémoires et des cultures qui dérogeraient à l'histoire officielle de la nation, l'université française ne voit dans ces activités qu'une expression désordonnée du communautarisme. Certes l'institutionnalisation synchrone des recherches théoriques dans les universités étatsuniennes doit être interrogée, et l'usage débridé de la théorie, restreinte souvent à ses seuls effets symboliques, n'ouvre pas forcément de réflexions pertinentes sur les textes ou les représentations. Mais l'ignorance glorieuse dans laquelle l'université métropolitaine les tient (à l'exception d'établissements parallèles tels que l'EHESS, le Collège international de philosophie et de quelques équipes de recherches dispersées) signale surtout le protectionnisme français, soucieux de préserver ses productions culturelles. Et l'édition française de sciences humaines, à de rares exceptions, ne prend pas le risque de traduire les contemporains étrangers.


Du maximalisme théorique à la performance critique

Ces recherches étatsuniennes, souvent inspirées de la French theory dont le colloque de Johns Hopkins en 1966 marqua le démarrage en réunissant Barthes, Derrida, Girard, Goldmann, Lacan, Poulet, Todorov témoignent cependant que la version maximaliste de la théorie a aujourd'hui subi de fortes inflexions. L'ambition de dire le tout de la littérature ou d'en donner la raison constitutive est un geste conceptuel daté. Dans les années 70, Sartre incarna sans doute, à propos de Flaubert, la dernière tentative totalisante en formulant le projet d'une grande synthèse de la psychanalyse, de l'histoire, de la sociologie, de la linguistique. Les théoriciens de la sociocritique, de la psychocritique, de la narratologie, ont moins défini la littérature dans cette version extensive qu'ils n'ont tenu un cap théorique à la fois exclusif et intensif. Non par une synthèse des savoirs mais à partir d'une science (linguistique, sémiologie, sociologie…) dont la littérature était un objet d'étude privilégié. Cette ambition "scientifique" de la théorie a été largement relativisée dans ses attendus et ses finalités. Et sans doute la réduction des prétendues sciences des textes à des techniques de description marque-t-elle la déchéance du projet.

Le recul historique nous permet toutefois de saisir la théorie comme geste et comme risque, au-delà de ses contenus: activité plus que savoir constitué. De même que les manifestes avant-gardistes valent moins par leur programme que par leur force performative, les théories de la littérature conservent une efficacité moins par leurs dogmes que par leur puissance d'effraction. Sur un mode belliqueux ou par une érosion sans relâche, elles ont bouleversé les représentations convenues des écrivains et des œuvres. "La" théorie fut un geste libératoire en ce qu'elle initia un renouveau du sens, organisant la perméabilité des savoirs et la circulation inédites de schèmes d'intelligibilité. À ce titre elle ne saurait être circonscrite à un moment, elle est bien davantage un événement, une ouverture sur de nouveaux possibles. Plutôt que de clore sa période, penser la théorie comme ce qui inquiète les savoirs permet d'en suivre durablement les effets. En contrepoint des constats d'huissier qui cèdent à la facilité du bilan (déclarant la mort du communisme, de l'existentialisme, du structuralisme…), mieux vaut penser sans relâche le spectre d'un héritage encore à venir.

Que peut signifier aujourd'hui le maintien d'un geste théorique? Au mouvement de restauration ne doit pas s'opposer la nostalgie d'une époque glorieuse. Le geste théorique se poursuit autrement, se retournant parfois sur le modèle scientifique importé en littérature pour en dénoncer l'illusion spéculative. L'exigence théorique ne signifie pas la fidélité à des méthodes ou à des maîtres dont on regretterait l'effacement. Et la critique de la théorie s'inscrit dans la poursuite du geste théorique. Elle engage à découvrir dans les montages, voire les délires, spéculatifs des constructions idéalistes et des épistémologies discutables. Encore convient-il de distinguer la critique de la théorie faite au nom d'une restauration positiviste et celle qui interroge le fonctionnement intrinsèque de cette théorie. D'un côté les prêtres de la beauté irrationnelle pesteront toujours contre les théoriciens qui, sous prétexte d'avoir trouvé des clefs, transforment les textes en serrures. De l'autre, les théoriciens non dogmatiques ne veulent pas être dupes de la théorie et se méfient de leur propres concepts. Nietzsche, Freud et Wittgenstein ont su questionner en leur temps le privilège accordé au spéculatif et à la théorie intransitive. Et l'on ne saurait développer un discours théorique sans l'interroger comme discours. Il demeure cependant que le réquisit minimum à la poursuite du geste théorique conjugue une résistance et un risque: d'une part le refus du repli disciplinaire sur les positivités constituées, d'autre part l'inquiétude du sens et des savoirs, assumée et encouragée.


Anthropologie et philosophie

Cette inquiétude théorique s'est déplacée, du moins en France, en bordure des études littéraires institutionnelles et se manifeste ailleurs, en relation avec la réflexion anthropologique ou philosophique. Là, plutôt que de cultiver la spécificité, voire l'exception, de la littérature, on se demande encore ce qu'est un texte dit littéraire, ce que signifie écrire, lire, adresser, représenter, imaginer à certains moments de l'histoire humaine. On y interroge des pratiques, des identifications, des codes autant esthétiques que sociaux et qui permettent d'approcher ce qu'une société, une culture, estampille sous le nom de littérature. Au risque de n'évoquer qu'un faisceau de recherches parmi beaucoup d'autres pertinentes et disséminées, on peut citer les travaux menés au Centre Gernet, ceux de Nicole Loraux qui a renouvelé de manière décisive la compréhension de la tragédie grecque ou les écrits iconoclastes de Florence Dupont sur la littérature latine. L'approche anthropologique y rompt non seulement avec l'historicisme disciplinaire à courte vue, mais aussi avec les grands discours théoriques sur le sens métaphysique du théâtre antique. Dépassant aussi bien le formalisme positiviste que la théorie généraliste, ces études permettent à la fois une analyse plus aiguë des textes, débarrassés des représentations scolaires, et une ouverture aux usages sociaux et culturels qui les fondent.

L'attention à la singularité des textes n'est donc pas incompatible avec une exigence théorique forte, un souci épistémologique et un recours à des savoirs multiples, contrairement à la fausse opposition entre la fidélité analytique aux œuvres et la synthèse conceptuelle. Il est d'ailleurs notable que les philosophes contemporains qui s'intéressent à la littérature ont définitivement abandonné les grandes théories esthétiques et proposent les analyses les plus attentives aux textes. Gilles Deleuze, Alain Badiou, Jacques Rancière ont, parmi d'autres, sorti des écrivains tels que Zola, Mallarmé, Proust ou Beckett des répertoires littéraires sans les subsumer dans une totalisation philosophique. Hors du réductionnisme marxiste, ils revisitent l'histoire littéraire en déjouant à la fois les conceptualisations esthétiques et les taxinomies disciplinaires. La réflexion de Rancière se tient ainsi au cœur des textes pour y observer sans relâche les mutations à l'œuvre dans les écritures, les images, les hiérarchies esthétiques, sociales et politiques.

La théorie s'exerce donc ailleurs: à côté de sa patrimonialisation par l'histoire des idées qui la range dans des tableaux arborescents, et en dépit de sa scolarisation qui la réduit à des techniques de description. La topique des années 70 valorisait la notion de marge: les marginalités sociales (sexuelles, psychiatriques, carcérales, géopolitiques) suggéraient alors une figure spatiale pour les marges de la philosophie et de la littérature, pour les écritures et les pensées du dehors. Cette critique de la centralité n'a pas disparu mais elle s'est compliquée, ne procédant plus de la simple opposition entre centre et périphérie. Elle implique désormais une pensée de la relation davantage qu'une territorialisation. À l'extériorité oppositionnelle se sont substituées d'autres modalités latérales telles que la contiguïté, le suspens, la dérivation ou la guérilla. Le mot de banlieue peut désigner ces dispositions qui déplacent les positions acquises, à condition de ne pas le lester d'une dialectique moribonde. Ce sont assurément moins des noms d'école que des mots-gestes qui peuvent désigner l'activité théorique aujourd'hui.

Le pas de côté est un de ces gestes qui dit aussi bien l'écart critique que le suspens des évidences communes. Rétive aux représentations disciplinaires et au protectionnisme institutionnel, l'activité théorique s'exerce en littérature "à côté" des études littéraires. Peu importe qu'elle soit fidèle ou non à ses modèles, car il y va davantage que de contenus ou d'idées. Le geste importe avant tout. Sans plus chercher à fonder la raison de la littérature ou de l'art en général, le pas de côté provoque un tremblé, une incertitude qui brouillent les représentations patrimoniales. Nul besoin d'être grand théoricien pour effectuer ce geste: le doute s'avère parfois plus profitable que l'affirmation dogmatique ou la volonté taxinomique. Un petit pas suffit pour affoler la doxa, pour construire d'autres rapports, pour favoriser un mélange de déprise et de maîtrise qui permet à un texte d'échapper à ses programmations.


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François Noudelmann

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Septembre 2013 à 19h22.