Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Élisabeth Rallo Ditche

Shakespeare, les femmes & la musique

Nathalie Roulon, Les Femmes et la musique dans l’œuvre de Shakespeare, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2011, 344 p., EAN 9782745321534.

1Le projet du livre de Nathalie Roulon est de relire sur nouveaux frais et sous un angle nouveau l’œuvre du grand dramaturge. L’ouvrage qu’elle propose au lecteur est très riche et très convaincant. À ses 244 pages, il faut ajouter des annexes portant sur des points importants abordés dans l’ouvrage, comme la querelle des femmes, les problèmes de sexe et de genre, la musique des sphères et quelques autres, ainsi qu’une bibliographie très riche de trente- trois pages et un index.

2L’étude n’est pas musicologique dans la mesure où l’on n’a pratiquement pas, pour diverses raisons, accès à la musique des pièces shakespeariennes. L’auteur rappelle en revanche les divers rôles de la musique dans l’œuvre de Shakespeare : celle‑ci renforce le propos dramatique, elle a un rôle à jouer dans la progression de l’intrigue, elle augmente l’impact émotionnel de certaines scènes et rend compte des sentiments et des états d’âme des personnages, ou encore elle fournit la conclusion dansée ou chantée, comme c’était l’usage. La musique est aussi un moyen d’action sur l’autre, pour persuader, séduire ou punir. Et la musique évoquée est, selon l’auteur, au moins aussi importante que celle qui est directement jouée.

3Mais, plus important encore, la musique, si elle n’a pas de signification, a un sens. Elle est souvent mal jugée, voire interdite, et les femmes et la musique sont liées dans bien des contextes historiques. Tantôt la musique et les femmes ont été tenues pour responsables de la décadence des mœurs, tantôt au contraire, elles ont été honorées parce qu’elles facilitaient aux hommes l’accès au divin — mais elles sont toujours toutes deux liées aux sens et aux émotions et doivent être soumises au contrôle de la raison. On retrouve dans l’œuvre de Shakespeare les idées de son temps : par exemple, la musique des femmes n’est envisagée qu’en ce qu’elle influe sur les hommes. On constate aussi l’alliance entre misogynie et « haine de la musique » — on pense aussitôt à Richard III, Malvolio, Hotspur, Shylock, par exemple. Mais l’inverse se trouve aussi : l’attirance pour les femmes et pour la musique. Si la musique n’est pas exclusivement liée aux personnages féminins, il y a cependant de façon évidente une affinité et des rapports privilégiés entre femmes et musique, et aussi des affinités génériques : dans les tragédies, les femmes sont moins nombreuses et la musique moins présente, dans les comédies et les romances,au contraire, les femmes et la musique jouent un rôle prépondérant. Comme la femme donc, la musique est diabolique ou angélique et, unies, elles redoublent de puissance : le sommet du danger est bien la femme musicienne.

4L’auteur structure son analyse autour de trois grands axes : la séduction, la transgression et l’harmonisation, en offrant chaque fois de fines analyses des pièces, mais aussi en mettant en relation les œuvres et des documents de l’époque, en intégrant ces analyses dans un contexte plus large d’histoire des mentalités, ce qui n’est pas une des moindres qualités de cette étude.

Séduction

5À la Renaissance on faisait souvent l’éloge de la femme par la musique et la poésie, qui étaient liées : le courtisan devait connaître la musique et savoir danser, les jeunes filles elles aussi étaient instruites en la matière. Cette instruction était un atout pour se bien marier, à condition évidemment qu’elles se conforment à un modèle strict et qu’elles se montrent dignes et pudiques. De plus il existait à l’époque une hiérarchie des instruments, les cordes étaient « apolliniennes » et les vents « dionysiaques » : le luth et le virginal (le virginal est un instrument de musique, de la famille des instruments à clavier et à cordes pincées qui comprend également le clavecin et l'épinette) étaient les instruments privilégiés des femmes, et non la viole de gambe qui supposait une position du corps peu respectable. C’est par cette musique que les femmes s’élèvent au rang de personnages angéliques et favorisent l’accès au divin. On trouve par exemple cette conception dans la bouche d’Othello. Desdémone est une excellente musicienne : son chant apprivoiserait un ours, dit-il. Pourtant nombre de personnages shakespeariens se méfient de ces femmes et de leur belle voix, car elles sont peut-être plutôt des sirènes que des anges ! Quel traitement Shakespeare réserve-t-il aux figures de séductrices ? Desdémone et Hermione, par exemple, s’inscrivent dans la tradition misogyne, elles sont plutôt sirènes, séductrices dangereuses qui allient la musique, le caractère aquatique et le pouvoir érotique. On trouve aussi chez Shakespeare la figure de l’Amazone comme avatar de la sirène, (mermaid comme amazon désignant, de plus, en anglais élisabéthain, une prostituée), comme dans Timon d’Athènes par exemple, où elles apparaissent lascives et jouant du luth.

6Les hommes tentent de séduire les femmes par la musique. Shakespeare a exploré ce charme musical exercé par un homme sur une femme dans son 128e sonnet. Il y est fait allusion au lien entre musique et érotisme, alors que par exemple dans le sonnet 8 la musique renvoie à l’union conjugale : deux aspects de l’amour, Hyménée et Eros. Dans les pièces, les hommes essaient de séduire les femmes en donnant aubades et sérénades : seule la sérénade de Lysandre dans Le Songe d’une nuit d’été est efficace. À part lui, tous les personnages masculins échouent à séduire leur bien-aimée, soit parce qu’elle a déjà choisi quelqu’un d’autre, soit parce qu’ils sont indignes d’elle : Musica est l’alliée des femmes, elle les protège et les rend plus fortes. Réussissent‑elles où les hommes ont échoué ? L’auteur analyse en détail Le Marchand de Venise et Portia, personnage complexe aux nombreux visages. À ses yeux la musique est un art ambigu, lié aux humeurs des auditeurs et aux circonstances de son écoute. Elle fait entendre à Bassanio une chanson ambiguë, mais il faut qu’il ait la musique en lui pour l’entendre : le moment musical est un rite proposé au jeune homme, et non un chant de séduction. Shakespeare lie dans ses œuvres l’utilisation de la musique et la manipulation des êtres : une position éthique, selon l’auteur, est au fondement de son œuvre.

Transgression

7Bien des femmes savent faire entendre leur voix et s’opposent à la norme. Elles présentent des similitudes avec la figure du Fou et surtout partagent sa sagesse paradoxale, — comme Sylvia, Portia, Rosalinde, Viola, Helena ou Paulina…— indissociable de leur caractère transgressif : en s’opposant aux hommes elles tentent de rétablir l’harmonie et la justice. Elles sont souvent celles qui instruisent ceux qu’elles rencontrent et entretiennent avec la musique une relation privilégiée, comme le Fou. L’auteur donne une analyse très fouillée des personnages de La Nuit des Rois en guise de preuve : c’est dans cette pièce que le lien entre la femme et le Fou est le plus net. La musique lutte contre le chaos et propose son ordre propre : la dernière chanson montre qu’on ne peut pas maîtriser le temps, mais que la musique offre une solution. Le pouvoir est, comme l’écrit l’auteur, plus celui de résonner que de raisonner.

8Dans le répertoire comique, Les Joyeuses Commères de Windsor et La Mégère apprivoisée comportent un épisode de transgression féminine associée à la musique. La chanson des elfes des Joyeuses commères de Windsor est destinée à priver Falstaff de sa concupiscence et de sa paillardise dans une sorte de charivari traditionnel, d’ordinaire apanage des hommes. Falstaff est associé aux chansons à boire et aux plaisirs de la taverne : la chanson qu’on lui destine est faite pour le punir de pousser les honnêtes femmes à l’adultère. Il subit des humiliations qui le féminisent de plus en plus, privé de ses bois de cerfs qui lui conféraient un certain aspect phallique : celui qui se moque de la chasteté féminine sera dévirilisé. Les Joyeuses Commères de Windsor montrent le triomphe des femmes et de leur rough music, mais elles ne mettent pas en péril l’ordre patriarcal, bien au contraire. Le pouvoir féminin se contente de jubiler grâce à un puissant stratagème, mais sans doute peut-on penser que la transgression des femmes n’est tolérée que lorsqu’elle assoit in fine le pouvoir des hommes. Pourtant, leur rôle est essentiel et ce sont les femmes qui sont le véritable moteur de la comédie.

9La musicalité transgressive n’est pas toujours licite : à la Renaissance, si un monde bien ordonné est un monde musical, les figures de la transgression et du désordre sont antimusicales, comme les personnes out of time (désaccordées) ou jarring (discordantes). Et la mégère est particulièrement discordante ! La musicalité devient fracas et sa langue fait trop de bruit. En effet bien des textes de la Renaissance louent la femme silencieuse et à l’écoute : Ève a parlé et a fait le malheur de l’homme. Dans l’œuvre de Shakespeare, quelques « mégères » semblent valorisées, mais Katherina se définit par le vacarme qu’elle produit et par sa langue incontrôlable, alors que sa sœur Bianca est discrète, chaste et aime la musique. Pourtant Shakespeare ne crée pas là un personnage stéréotypé : la « cacophonie » de la mégère est en effet motivée et atténuée, sa leçon de musique est parodique de l’épisode où Hercule assomme Linos avec une lyre. Shakespeare est-il du côté de la mégère ou veut-il atténuer cette figure si menaçante pour l’imaginaire masculin ? La question se pose en effet : l’enjeu de la pièce est bien de soumettre une femme. La fin de la pièce laisse à penser que la femme ne peut que choisir entre la rébellion ouverte ou la rébellion cachée — mais la disharmonie l’emporte. La Mégère apprivoisée reste une pièce en tension et en paradoxes qui donnent une image forte de la psyché individuelle et collective. Il n’est pas question de changer l’ordre du monde, mais rien n’empêche de le questionner.

10La transgression peut être aussi tragi-comique ou tragique. L’auteur réserve une place particulière au personnage d’Ophélie, lié à la musique par ses chansons, lié également à la folie. Ophélie se donne en spectacle en chantant en public et contrevient aux règles de la bienséance de l’époque, parce qu’elle est folle, et ses chansons sont composées de fragments disparates qui évoquent le trouble psychique. Les chansons qu’elle chante sont choquantes pour le public de l’époque, et au problème posé par leur contenu s’ajoutent des ruptures de ton, un contraste entre les paroles et la musique ; mais ce qu’elle chante est cohérent sur le plan thématique. Ses chansons renvoient à la perte d’un être cher, alors qu’elle est abandonnée par Hamlet et qu’elle a perdu son père. Les ballades renvoient également à la situation de ceux qui l’écoutent. Ophélie semble ainsi s’affranchir de l’ordre patriarcal : la parole de vérité est dite grâce à la folie et à la musique. Elle est une déesse Flore qui distribue ses fleurs et son geste renvoie aussi à une ancienne ballade. Elle ne quitte jamais le domaine musical : même le récit de sa mort lie noyade et musicalité, ce qui ne peut pas éviter qu’on l’associe à l’image de la sirène, mais sans doute une sirène teintée de néo platonisme et devenue une figure positive. Ce qu’elle chante au moment de mourir devient hymne religieux et montre la transfiguration du personnage. Il faut aussi la rapprocher de la fille du Geôlier dans Les deux nobles cousins : la violence faite aux femmes est très importante dans la pièce et il semble même que Shakespeare ait offert une sorte de requiem à Ophélie, par la parole, les larmes et le chant. Chez Shakespeare, c’est par la contremusique (comme dans les comédies) ou l’antimusique, ou même la folie que les femmes manifestent leur créativité et leur pouvoir.

Harmonie

11À la Renaissance Harmonia est une femme, jouant de la viole, la tête ceinte d’une couronne ornée de sept pierres précieuses : jusqu’à quel point les héroïnes shakespeariennes peuvent-elles incarner l’atemprance, mot d’ancien français qui signifie l’accord et aussi un certaine forme de guérison ?

12L’auteur offre une lecture du Songe d’une nuit d‘été qui montre que l’enjeu de la pièce est la domination des femmes par les hommes. Le monde que Titania décrit est un monde violent et destructeur, et le traitement que lui réserve Oberon n’est pas doux. L’univers féminin est clos et les hommes ne devraient pas y entrer — ce qu’évoquent les deux jeunes filles, Helena et Hermia, qui regrettent leur intimité d’autrefois. La pièce reconnaît un univers visuel masculin, mais valorise un univers sonore féminin : l’univers masculin est plein de duplicité et de rouerie, les hommes sont liés à la félonie et à la prédation, alors que l’univers féminin est harmonieux et musical, et les hommes ne cessent de vouloir rompre cette harmonie de façon intrusive. Le dénouement comique, un peu forcé, évite la catastrophe de justesse : Hermia se marie avec celui qu’elle aime, Hippolyta, conquise de force, est honorée par Thésée, Helena retrouve Démétrius et Titania son Oberon. On trouve dans Mesure pour Mesure un autre exemple de « musico-thérapie » : Mariana souffre de « mélancolie érotique », et la musique doit servir de thérapie, mais en fait entretient la douleur de la jeune fille abandonnée par son amant. Mariana s’excuse d’avoir recours à la musique, et dit que la chanson du jeune page a avivé ses souffrances : si la musique nourrit l’amour, elle ne peut atténuer la peine amoureuse. De même, dans La Nuit des Rois, Orsino entretient son amour par la musique. Dans Le Roi Henri VIII, Catherine d’Aragon demande l’apaisement à la musique et la chanson destinée à Catherine est dans la droite ligne de ce que définit Marcile Ficin comme musique « harmonisante » : le texte concentre l’attention de l’auditrice sur le pouvoir régénérant de la musique tandis le luth qui l’accompagne est l’instrument d’Orphée. Pourtant, la scène est ironique car Catherine ne trouve pas l’apaisement souhaité. Le recours à la musique se révèle un simple topos sans efficacité. Catherine a ensuite une vision en forme de Masque : six personnages de blanc vêtus lui apparaissent sur une musique « grave et solennelle ». On a vu dans cette scène une allusion directe à la Vierge en la personne de Catherine entourée d’anges et un pendant à la chanson orphique : mais hélas la Reine se réveille et demande aux musiciens de partir car ce bas-monde est mauvais et cruel. Elle a entendu la « musique des sphères » et ne peut plus se contenter de sons terrestres. Il s’agit bien là encore de la négation, quand on est une femme, du pouvoir de la musique. Catherine se rapproche de l’harmonisation mais cette dernière lui est tout de même refusée.

13La musique ne leur permettant pas de se consoler, les femmes shakespeariennes se lamentent : pratique sociale — on songe au lamento — et tradition féminine, déjà chez les Grecs. La raison est toujours la même : l’abandon et/ou l’humiliation. Dans Othello, la complainte du saule est une introduction originale du dramaturge. La ballade choisie est populaire à cette époque mais elle traite d’un homme qui se plaint de l’infidélité de sa femme. Desdémone chante l’inverse : bien qu’Othello soit fidèle, il l’a trahie en écoutant Iago. Un dernier couplet est complètement original, le personnage masculin est montré cruel et désinvolte avec sa compagne. La ballade est chantée a capella et trois fois interrompue, la tension dramatique monte et culmine lorsque la servante intervient. Shakespeare a inversé la situation et fait prévaloir le point de vue féminin, il fait de cette chanson une sorte de talisman musical que les femmes se transmettent, les femmes de toute origine et de toute condition chantent la chanson du saule. Comme le mouchoir, objet féminin brodé, la ballade unit les femmes qui ont tout à craindre des hommes. La fonction de déploration a-t-elle dans la pièce un équivalent masculin ? Non, car les chansons des hommes sont enjouées et servent les intérêts des hommes.

14Ce que Desdémone ne peut pas dire, elle le chante, comme en possession d’un savoir inconscient. Desdémone n’a jamais dans la pièce le moyen de se disculper face à Othello. Sa complainte dénonce tout ce qui lui arrive : seule avec sa compagne, elle peut se faire entendre. Shakespeare associe le tissage (le mouchoir) et la lamentation comme dans le mythe de Philomène, mythe qui structure les pièces du Viol de Lucrèce et de Titus Andronicus. Lucrèce retrouve la voix après avoir été violée et devient la plus loquace des personnages de femme. Elle invite Philomène à chanter avec elle, comme elle évoque aussi Hécube en musique : mais si elle échappe à la détresse en communicant avec d’autres femmes en désarroi, le malheur aura raison d’elle. Lavinia, dans Titus Andronicus, violée elle aussi et mutilée, est comparée à Philomène, mais elle est encore plus malheureuse qu’elle. Sa langue produisait des sons enchanteurs et elle en est privée, Lavinia ne connaît pas comme Philomène de métamorphose, elle ne peut pas faire entendre sa plainte et meurt : seul Marcus peut prendre en charge la lamentation, en se substituant à sa nièce Lavinia. C’est la langue patriarcale qui restitue quelque chose de l’harmonie perdue. Shakespeare fait écho à la tradition des mythes musicaux masculins et féminins : les musiciens mythiques sont des dieux ou des héros civilisateurs, les musiciennes ont acquis leur don après un traumatisme (Philomène) ou une faute (Écho). La femme orphique est impuissante à se réharmoniser elle-même.

15Dans 1- Henry IV, Lady Mortimer chante en gallois pour son mari : elle est musicalité pure, au-delà de la signification d’une langue qui est étrangère. Le moment musical est proprement féminin et gallois dans l’univers viril des Anglais. Dans un monde guerrier, le féminin est étrange et négatif. Dans un tel univers, celui de Hotspur, mais aussi de Hal et de Falstaff, la Galloise est barbare, et pourtant lady Mortimer est raffinée, elle est musicienne et dans sa bouche le gallois est musique. C’est par son charme orphique que Lady Mortimer ménage un moment de bonheur et d’apaisement dans un monde de cruauté et de violence. Shakespeare mettra par la suite en scène des femmes guérisseuses et musiciennes, capables d’apaiser les tourments du corps et de l’âme, figures importantes de la Renaissance. Mais le soupçon de sorcellerie pèse toujours sur les femmes qui pratiquent illégalement la médecine à l’époque, on le voit dans la comédie Tout est bien qui finit bien. Lorsque le Roi accepte de se faire soigner par Helena, c’est déjà dans une atmosphère musicale. Les dons d’Helena en font une sorcière et une thaumaturge, et de plus elle se guérit elle-même de sa mélancolie érotique, en se mariant comme elle le veut.

16Dans Le Roi Lear Cordelia est la « corde » musicale, le cordon qui la relie à son père et le cordial qui aurait dû le guérir, mais n’y parvient pas. Dans Periclès, le héros finit par guérir, malgré ses réticences à l’écouter, grâce au chant de Marina, sa fille, qu’il croit morte. Il est charmé par sa voix, qui est comme une nourriture, analogie fréquente chez Shakespeare. La fonction de la chanson est d’apaiser l’esprit du roi pour le conduire à l’harmonie. Le processus de reconnaissance est musical, la chanson lui permet de boire l’harmonie céleste grâce à son écoute intérieure. Elle est le début d’un lent crescendo, qui se termine par la vision de Diane accompagnée de musique, après être passé par la musique des sphères.

17Plusieurs personnages féminins ont recours à la musique « iatrique » (qui guérit), qui peut même faire revivre un mort.  Thaïsa, dans Periclès, sera ressuscitée par la musique. Dans Le Conte d’Hiver Paulina met en scène une pseudo statue qu’elle va animer, en disant : « Musique, éveille-la ! ». C’est la musique qui imprime le mouvement et donne la vie à l’image mais la seule magie à l’œuvre ici est celle du théâtre. Thaïsa et Hermione seraient-elles des exceptions puisqu’elles parviennent à la réharmonisation ? Toutes deux veulent que leurs filles soient elles aussi réharmonisées et vouent leur vie aux autres qu’elles aiment. Shakespeare a imaginé une filiation féminine : une femme mûre, Paulina, protège Hermione pour qu’elle puisse retrouver sa fille. La scène de la statue montre ainsi le pouvoir créateur des femmes.


***

18Il est possible, selon l’auteur, de trouver dans l’œuvre de Shakespeare, des lignes de force et des constantes : ainsi, l’aversion pour les femmes et/ou la musique est toujours négative, ce qui est d’ailleurs dans la pensée la plus avancée de la Renaissance. Le rapport entre les femmes et la musique est bien plus qu’analogique. Musica protège les femmes des tentatives de séduction, leur inspire des châtiments appropriés pour les méchants, les libère parfois un moment de ce qui les contraint. Si la voie empruntée est oblique, à cause de l’ordre patriarcal triomphant, elle existe, et la musique est une des façons de s’échapper. La musique, telle que les femmes la pensent, est unificatrice, même quand elle est transgressive. Pourtant elles ne parviennent pas à se réharmoniser, elles se lamentent à juste titre, un melos féminin est opposé à un logos masculin et cet antagonisme reste en tension dans l’œuvre du dramaturge. L’objet de l’œuvre shakespearienne n’est pas de promouvoir la cause des femmes : ce qui ne veut pas dire que le discours ne leur est pas favorable, si on le compare au contexte de l’époque. Shakespeare met à mal les stéréotypes, la misogynie relève parfois de la pathologie. La présence des femmes est très importante dans son œuvre : elles y ont une place de choix et une stature que l’on trouve rarement chez les contemporains. Elles ont un point de vue particulier et ce point de vue est validé dans les pièces, elles ont une vivacité et une pertinence certaine dans leurs jugements. Un des ressorts du tragique est le fait qu’elles soient réduites au silence et le comique est souvent lié à leur voix malicieuses et chantantes.

19Shakespeare n’est donc pas le barde du patriarcat, comme on a voulu le voir. Il est lié au contexte de son temps, et montrer ce pouvoir des hommes n’est pas le cautionner : Shakespeare transgresse aussi les codes. L’ouvrage de Nathalie Roulon, précis, documenté, propose des analyses pertinentes des pièces remises dans leur contexte et offre une interprétation très utile de la part de la musique et de la part du féminin dans cette œuvre immense que l’on n’a pas fini d’explorer.