Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Myriam Marrache-Gouraud

L’île, ses séductions & ses écueils

Arlette Girault-Fruet, Les Voyageurs d’îles. Sur la route des Indes aux xviie et xviiie siècles, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Géographies du monde », 2010, 598 p., EAN 9782812401527.

1De tous les voyages, Arlette Girault‑Fruet a consacré son étude à ceux qui s’arrêtent dans une île, jugée dès l’introduction « parenthèse magique » et « temps à part ». Porteuse d’espoirs autant que d’inquiétudes, l’île, souvent découverte par hasard, est une « pause heureuse » au cours du voyage. C’est à ces pauses heureuses sur la route des Indes aux xviie et xviiie siècles que nous convie ce livre, qui procède en quatre parties nourries et organisées comme le serait le voyage lui‑même, c’est‑à‑dire chronologiquement : navigation, découverte, escale, puis peuplement. L’étude, déroulant les moments du voyage, organise en fait son propos sur le temps long des deux siècles envisagés, car si les trois premières parties concernent les voyageurs des xviie et xviiie siècles, la quatrième, qui s’attache au temps de la colonisation, est plutôt consacrée à la fin de la période envisagée, le xviiie siècle. L’auteure prend soin d’avertir — et rien ne démentira ce propos initial — que les quatre étapes du livre peuvent néanmoins être lues indépendamment les unes des autres. On constatera que par des synthèses intermédiaires, et des résumés adéquats, l’auteure a eu le souci pédagogique de les rendre indépendantes afin de rendre possible une « navigation » de lecture aléatoire.

2Le lecteur est donc d’emblée mis à l’aise, et toute la lecture se fera sur le ton amène de la conversation instructive, ce qui est tout à fait agréable.

3Le propos et l’enjeu de l’étude sont mis en perspective dans une introduction très développée. L’auteure a pour ambition de collecter, dans la littérature de voyage, tous les lieux communs qui ont fini par constituer une « topique de l’île ». Cet objectif sera servi par le dépouillement de très nombreuses sources, récits de voyages imprimés, rédigés en français ou en anglais, de natures diverses : journal de bord de vaisseau, journal personnel de voyageur, relation rédigée au retour par le voyageur lui‑même ou par quelque autre main, lettres enfin. À elles toutes, elles mettront en évidence une série de lieux communs en usage depuis l’Antiquité, et ravivée par les récits de l’époque des grandes découvertes. Ce ne sont pas moins de soixante-neuf voyageurs qui peuplent cette étude, fruit d’un (sans doute) long et absolument admirable travail de dépouillement et de confrontation des sources, qui ambitionne de retrouver « l’état d’esprit d’un lecteur de récits de voyage au xviie siècle ». Il est à souligner que les récits retenus sont uniquement ceux qui font état d’un voyage dans l’Océan Indien, et plus précisément dans l’archipel des Mascareignes (îles de Rodrigue, Bourbon, Maurice et Madagascar), tandis que les îles atlantiques rencontrées en chemin (Canaries, Cap Vert, Sainte-Hélène, et même les Comores) restent à la marge du propos. Les frontières chronologiques de l’étude commencent en 1598 et s’arrêtent autour de 1750, moment où les îles, régulièrement fréquentées, plus rigoureusement nommées et explorées, perdent leur caractère idéal, en laissant de moins en moins de place au rêve et à l’idée du merveilleux.

Un voyage au pays des écrivains

4Que dit-on à l’époque sur… la tempête, le dodo, la chaloupe, le coco… ? L’auteure inventorie un grand nombre d’idées reçues, issues, pour certaines, des récits de l’Antiquité, puis adaptées, véhiculées, colportées, reprises d’un récit de voyage à l’autre. Après avoir défini la notion de lieu commun (« l’ensemble des stéréotypes, des thèmes consacrés, des “morceaux” que l’on place obligatoirement dans le traitement du sujet auquel ils s’appliquent », p. 23), l’étude montre que ces invariants sont à l’œuvre systématiquement dans le récit de voyage consacré aux îles, pour le plus grand plaisir des lecteurs de l’époque, qui les attendent.

5Confrontés à la réalité des faits, on se rend bien compte que ces topoï sont souvent le fruit d’une idéalisation, qui participe d’une part d’un désir de constituer un récit de voyage idéal — sans ces images bien disposées, le récit de voyage ne mériterait pas son titre. C’est la grande qualité de cette étude que de montrer, après l’avoir annoncé en introduction, comment se constitue ainsi une rhétorique bien ordonnée du genre même, et pour l’auteur et pour le lecteur. Traçant ainsi « un panorama de la rhétorique du voyage qui conduit à l’île ou qui passe par elle », A. Girault‑Fruet pose clairement l’horizon d’attente de cette forme de texte, notamment quand elle signale que les remaniements des éditeurs ou de tout homme de plume qui reprend le texte initial ajoutent, invariablement, de nouveaux lieux communs comme pour consolider la crédibilité du texte. On songe au rôle d’Oléarius, par exemple, déterminant et fort bien identifié aux pages 312, 326 et 327.

6D’autre part, les lieux communs fabriquent un paysage idéal qui correspond à celui qui a été maintes fois rêvé par le voyageur, lequel ne souhaite pas, d’une certaine manière, être démenti par les faits. Il ne s’agit pas de parler de mensonge, mais plutôt de l’inscription dans un genre, qui présente ses propres contraintes de discours. On comprend ainsi que le récit de voyage est un texte aux enjeux paradoxaux, puisqu’il consiste à la fois à rendre compte d’une réalité vue dont le témoignage est la meilleure garantie, et aussi à insérer, régulièrement, des discours accrédités qui n’appartiennent pas en propre à l’auteur, ni a fortiori à son témoignage proprement dit, encore moins à sa pensée, mais qui participent de la crédibilité du texte au sens où ils fondent son appartenance à une tradition qu’ils contribuent à construire.

7Il en va ainsi de la taille des animaux et de l’allure des végétaux que l’île a sur son sol : si l’on parle des racines il faut dire qu’elles sont « grosses comme la cuisse », la terre découverte est nécessairement « agréable », le goût de l’eau des sources, « délicieux », et l’on chasse le gibier « à la main », puisqu’il se présente par centaines. Tout ceci alors même que pour la plupart, les navigateurs, qui ne sont restés que peu de jours sur l’île, n’ont pu vérifier la justesse de ces assertions. Mais ces connaissances sont supposées déjà vérifiées, et si elles participent d’un implicite, c’est celui de l’attente de la réception : elles doivent absolument apparaître explicitement dans le texte du récit. A. Girault‑Fruet multiplie les exemples de réitération des topoï d’un texte à l’autre, montrant fort bien que les itinéraires de l’écriture et la lecture sont fermement balisés, la part de la découverte proprement dite étant un topos comme un autre.

8Ces clichés, s’ils inscrivent certes le texte dans une tradition attendue, peuvent être également les outils d’une dramatisation (c’est le rôle par exemple du discours convenu concernant la tempête ou les difficiles conditions de vie à bord), les instruments de la curiosité et du merveilleux (comme on le voit pour le discours sur le lamantin, ou dugong, systématiquement associé à l’existence des sirènes), ou les arguments de l’« Edénisation », ou idéalisation, de l’île envisagée comme un nouveau paradis terrestre (comme le montrent toutes les images de la profusion des oiseaux, de la pureté de l’eau, de la salubrité parfaite de l’air, de la suavité des fruits et des parfums). D’une certaine façon les lieux communs font le jeu de l’aventure et du mystère, mais A. Girault‑Fruet n’insiste pas beaucoup, et c’est dommage, sur ces derniers points, qui feraient le lien avec la question de la narration.

9L’étude préfère se tenir à distance, en restant sur le mode de l’inventaire. Celui‑ci montre, et c’est un avantage insigne, que la plupart des discours qu’on pourrait juger originaux font partie d’un vaste réservoir de lieux communs, d’un « univers codé » (p. 39). Excellent outil de travail pour qui souhaite se livrer à l’analyse du discours d’autres récits de voyage, ou de narrations qui en seraient inspirées, le travail d’A. Girault‑Fruet permet de ne pas prendre des vessies pour des lanternes dans les autres récits du même genre et de la même époque. Elle montre qu’il existe bel et bien une vulgate, qu’il est bon de connaître pour la reconnaître ailleurs. À ce titre cette étude est une bonne base de référence pour ne pas considérer comme original ce qui ne l’est pas, et pour évaluer ce qu’aurait de singulier, a contrario, un récit qui s’affranchirait de ces topoï.

La part de l’imaginaire

10Cependant, l’étude adopte une méthode qui l’empêche d’approfondir véritablement ces différents constats. On est surpris de voir que l’armature chronologique du propos conduit presque systématiquement à des considérations psychologisantes. La présence, par exemple, en filigrane et en leitmotiv, du modèle amoureux fausse les interprétations en bloquant l’accès à la poétique du récit, qui était pourtant l’objectif annoncé : sur le canevas chronologique global de l’étude, voyage-approche-escale-colonisation, vient se greffer une forme de psychologie du voyageur, qui transparaît jusque dans certains titres choisis pour les différentes parties (« II. Le temps de la découverte, une quête d’ordre amoureux ») : le propos se construit alors d’après la métaphore du désir envers l’île, puis de la cristallisation amoureuse stendhalienne, enfin de la décristallisation, étape au cours de laquelle on nous annonce que l’île « se refuse » (p. 472) avant d’être « quittée ». Bien souvent, pour traiter de l’idéalisation du lieu, l’auteure de l’étude a recours à la mention d’un « imaginaire » qui n’est pas défini en tant qu’outil conceptuel autrement que par des références aux textes de Bachelard, par exemple, qui portent pourtant sur un imaginaire bien éloigné de l’époque dont il est question ici. On pourra donc trouver dommage que la conceptualisation se relâche ainsi par endroits, et spécialement lors des conclusions de paragraphes ou lors des chapeaux introductifs. La rigueur générale s’en ressent, car ces endroits stratégiques de l’essai sont ceux où l’on souhaiterait, au contraire, passer des constats aux analyses plus resserrées concernant la fabrique du récit.

11On s’interroge au reste sur la pertinence de la recherche d’une psychologie de voyageur, puisque l’étendue du corpus la diluera nécessairement en des généralités sans en faire émerger aucune précisément. Et au fond, l’annonce faite en introduction selon laquelle les récits en disent plus qu’il n’y paraît sur leur auteur sera surtout appropriée à son auteure, qui reste semble-t-il captive d’une forme de fascination exercée par l’île, par le voyage, et qui retrouve en ces récits anciens cette forme de passion sans toujours parvenir à acquérir la distance de l’analyste. La présence du rêve et du désir, envahissante, fait dériver l’affirmation initiale de vouloir définir le récit de voyage comme genre littéraire, en tirant des lieux communs des conclusions d’ordre affectif :

le récit de voyage gagne un statut qui dépasse largement le simple intérêt scientifique ou documentaire, puisqu’il dit aussi comment les hommes pensent, réagissent aux impressions nouvelles et aux émotions, — comment ils vivent en somme. (p. 224)

12Ce gauchissement de la méthode initialement proposée convertira les développements en paragraphes thématiques : l’idéal, le rêve sont confortés et maintes fois confirmés (« ce que révèle toujours l’étude des lieux communs, c’est la force de l’imaginaire », p. 435), tandis que la théorie littéraire reste en attente.

Un paradis fragile

13En dépit des réserves précédemment énoncées, Voyageurs d’îles édifie assurément un véritable paradis de fragments susceptibles d’enchanter le lecteur amateur d’histoire des mentalités. La foule d’anecdotes, la collection des thèmes décrits est fort impressionnante.

14On apprend tant de choses ! Le livre excelle dans le récit de quantité de réalités d’époque, toutes plus réjouissantes les unes que les autres. De l’art de convertir une tortue en carrosse, des manières de laisser un message dans une bouteille, mais aussi comment le coco arriva dans ces îles et comment on en fit une panacée, combien de marins peuvent être nourris avec une seule raie, comment la détestation du dodo n’empêcha pas qu’on le décimât, à quoi ressemble l’eau croupie dans un navire, comment attraper un poisson volant, ce que l’on trouve dans l’estomac d’un requin, comment l’air de l’île guérit les malades, de l’importance du mouillage, de l’origine des singes sur les îles… Ces faits curieux, qui se sont constitués peu à peu au gré des légendes et histoires rapportées, puis qui ont été colportés inlassablement à l’époque, délimitent une représentation éminemment culturelle de l’île et de ses abords, et dont les aspects exotiques sont renforcés afin de faire naître l’admiration du lecteur européen de l’époque. A. Giraud‑Fruet montre bien à quel point ces éléments tracent les lignes d’un patrimoine partagé par les auteurs, les marins et les lecteurs pour établir la trame rhétorique idéale du récit de voyage.

15Bien plus, le corpus étendu sur deux siècles que choisit l’auteure lui permet d’éclairer très efficacement l’évolution des lieux communs, et leurs jeux acrobatiques avec le réel pour faire de l’île un Eden au xviie siècle, puis au siècle suivant un Eden qui renaît des cendres du désenchantement tant les topoï parviennent tout de même à le réenchanter. L’étude restitue à merveille la fragilité de l’idéal, le caractère temporaire de la vision paradisiaque, et les efforts du récit de voyage pour l’entretenir malgré tout, le magnifier et le défendre grâce à l’arsenal des lieux communs multipliés et amplifiés à mesure que l’île s’éloigne à l’horizon. Les lieux communs ne sont jamais si utiles qu’au retour, quand la distance avec la réalité de l’île a rendu toutes les choses plus belles — et moins précises. En comprenant comment se constituent les discours, on apprend dans cette étude à n’en être plus dupe, ce qui est fort précieux.

16Cela dit, à l’image du retournement des images édéniques, Voyageurs d’îles offre à son lecteur un paradis fragile. On apprend une foule de choses, mais on reste régulièrement sur sa faim non seulement quant aux illustrations, dont les légendes n’exposent pas clairement les sources, mais surtout quant à la question purement littéraire de la délimitation du genre. À trop vouloir décrire les lieux communs, l’étude s’exténue à en tirer tantôt des données documentaires (en inférant des informations sur le lieu, sur l’époque, traitant les textes comme des documents historiques, comme le montre l’histoire des « marrons », qui n’informe jamais la poétique du texte, p. 490‑499), tantôt des considérations sur la psychologie des scripteurs, et enfin parfois aussi sur la fabrique du récit. Les axes de questionnement s’annulent en se multipliant, et l’on perd le fil de l’étude littéraire proprement dite. À titre d’exemples, on se demande tout au long de l’étude quel est exactement le lectorat de ce type de récit, et l’utilité pratique de ces topoï pour le lecteur de l’époque est rarement évoquée ; leur réutilisation dans d’autres textes qu’ils auraient irrigués, et leur véritable impact sur la fabrique du récit, sur sa composition, sont des questions qui ne sont pas traitées ; la conclusion s’en rend compte, et aborde les mécanismes de la répétition et de l’amplification, qu’on aurait aimé voir apparaître chemin faisant. Ainsi, le paradis de cette étude, un rien décevant à l’image de celui de l’île, se mue en un dictionnaire autocentré. L’étude ne pose pas la question, par exemple, de savoir si ces traits topiques de profusion et de diffusion d’une image idéale, ici mis au jour, ne seraient pas également valables pour d’autres îles, ou pour tout territoire nouvellement découvert, insulaire ou non. Enfin, cette revue des poncifs est hélas dépourvue d’un index rerum, qui aurait pourtant facilité la recherche de tel ou tel élément concret.

17Il n’en est pas moins vrai que le livre, construit selon un très bon équilibrage des parties et montrant systématiquement un souci didactique d’annonce et de rappels synthétiques, guide patiemment son lecteur, tout en menant admirablement la logique du pittoresque dans ses différents développements. Notons que l’étude est assortie d’une solide bibliographie et de deux index fort utiles (des lieux et des voyageurs). Il autorise une lecture fragmentaire, ou dans le désordre, et selon les besoins ou les envies du moment. Il trace un bon panorama des usages discursifs, disposés comme une frise d’exempla destinés à appuyer une théorie annoncée dès le début ou le titre de chaque chapitre. Il a enfin le grand mérite de montrer le travail scrupuleux d’une lectrice attentive, historiquement très informée, qui face à un corpus vraiment important a réussi ici à dompter la masse d’informations et la grande diversité de situations attachées à la longue période choisie. Les perspectives ouvertes dans la conclusion laissent présager l’arrivée d’autres livres complétant celui-ci, que l’on est en droit d’attendre avec une certaine impatience.