Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
Muriel Berthou-Crestey

Voir avec Lacoue-Labarthe : le silence expressif de l’œuvre d’art

Philippe Lacoue-Labarthe, Écrits sur l’art, Genève : Les Presses du réel, coll. « Mamco », 2009, 206 p., EAN 9782840662822.

1Si les écrits de Philippe Lacoue‑Labarthe prennent souvent la forme de dialogues, de récits polyphoniques, d’interpellations à l’autre (spectateur ou artiste, en amont ou en aval de l’œuvre), c’est sans doute parce que le point d’interrogation constitue la première façon de défaire la phrase de son rythme affirmé, effréné, des clivages impartis à celui qui écrit. L’écriture de Lacoue‑Labarthe est comme un regard posé sur les œuvres qu’elle met en mouvement, en lumière. Tout comme l’art, elle « ne s’identifie que comme ce qui ne peut s’identifier1 », faisant subrepticement vaciller « non pas nos certitudes ou nos réponses, mais notre capacité même de questionner2 ».

2« De quoi s’agit-il3 » ? D’un recueil de vingt‑quatre textes signés par Lacoue‑Labarthe entre 1978 et 2005 ? D’un hommage à l’écrivain qui n’aura pas vu la concrétisation de son projet ? D’une collection monographique répertoriant textes de plaquettes, revues ou inédits ? D’une nouvelle façon de penser le visible faisant du trope de l’« étrange émotion4 » une description d’auteur ? Lacoue‑Labarthe n’est ni philosophe, ni critique d’art ni poète. Il est tout cela à la fois. Elliptique, fragmenté et pourtant disert, cet ouvrage est un peu à son image et à celle de sa « pensée‑ricochet » : dynamique et ordonné par une beauté aléatoire. Il dessine le portrait inachevé, tracé en pointillé, d’un homme faisant de l’action de voir, un sentiment qui se murmure ou s’écrit. Le silence ne se traduit pas forcément par un blanc ; l’auteur parvient à lui imprimer la forme de ses sensations.

3L’écriture de Lacoue‑Labarthe est syncopée. Parfois, elle appelle à l’esprit le bain de références dont il s’est abreuvé, imprégné : Hölderlin, Lenz, Büchner, Baudelaire, Hegel… C’est la sobriété qui l’emporte pour parler de ces « arts du silence » que sont la peinture, la photographie et ces autres formes d’expressions muettes ayant pour seule arme de séduction la couleur d’une impression indicible.

4« Ce livre (re)vient de loin5 » avertissent les contributeurs (étudiants, amis, éditeurs). Sa parution posthume est le fruit d’une dernière volonté et le résultat d’un travail sans relâche réalisé à partir d’une sélection de textes déjà triés par l’auteur, une mise en tension permanente entre les apparences — remises en question — et la profondeur des affects qu’elles appellent. Introduit par une préface de Jean‑Christophe Bailly, le livre comporte vingt‑quatre chapitres respectant un ordre chronologique. La provenance des textes établie à la fin fait état de la diversité de leurs sources. Mais cette somme est tout autant à comprendre dans les silences et les blancs de l’écriture que dans ce qu’elle contient. À l’instar du processus photographique, Lacoue-Labarthe pense l’espace négatif à égalité du positif qu’elle engendre. L’apparition naît de l’effacement (p. 110). L’oxymore décrit « le courage en peinture », soit « une sorte d’immobilité figée » par Aki Kuroda (p. 170). Cette conception aboutit à des concepts comme le « dépaysagement » (p. 249) ou encore la faculté de « se dévisager » (p. 124). Au lieu de montrer, l’auteur désigne. Ainsi commence‑t‑il par dire qu’Urs Lüthi ne se travestit pas quand il se déguise. C’est la photographie elle‑même qui semble revêtir différents visages : est‑elle un « succédané de la peinture » (p. 40), l’image d’une ressemblance intérieure (p. 44), identitaire (p. 47), d’un phantasme (p. 45), d’une répétition, d’un déplacement, d’une ouverture vers le néant, l’irreprésentable (p. 48) ? Ou tout cela en même temps ? Lacoue‑Labarthe réfléchit sur le médium à partir d’une expérience de l’ordre de la sensation. À mesure qu’il trace le « Portrait de l’artiste, en général », c’est un autoportrait qui émerge progressivement entre les lignes :

De manière tout à fait obscure se déclenche alors en moi, une fois de plus, le désir (ou la « pulsion ») autobiographique. Pourquoi ne pas jouer, entre image et discours, l’autographie — la double inscription de l’un et de l’autre, chacun selon son mode propre : texte, toile6 ?

5Dans un écart par rapport au dicible, le philosophe se donne deux visages, deux paroles : d’une part, l’emploi du « on » impersonnel, ce point de rencontre avec l’autre incessamment renouvelé par l’usage  de la citation, la pratique de l’entretien et le dialogue intérieur ; d’autre part, la parole du « je » qui se superpose à ces réflexions, ouvrant un espace d’échanges avec soi‑même favorisé par la forme du Carnet de voyages (« Venise, légendes », p. 91), voire du journal composé de notes lacunaires et d’« anecdotes » (p. 143) dont il examine le caractère spontané. Le regard humaniste se greffe  sur la réflexion esthétique. Le portrait du philosophe se double d’une vision intime de Lacoue‑Labarthe. Ainsi partage‑t‑il par exemple ses réflexions après‑coup, suivant une réaction de surprise lors d’un entretien radiophonique qu’il réentend une semaine plus tard :« Je suis partagé entre la reconnaissance (cela va de soi) et le regret : j’avais beaucoup à dire contre l’installation — le décoratif dans l’art7. » Confidences, suites de monologues intérieurs ou analyses, adresses en direction du lecteur ? Chaque fois, l’écrivain adapte la forme de son écrit aux expériences inattendues qu’implique l’acte de voir une œuvre d’art. L’organisation générale du livre sous forme de fragments favorise cette réception disruptive, jaillissante de l’art d’une époque en mouvement.

L'étourneau a ce don étrange / de régler son chant, si c'en est un, sur les bruits / qui l'entourent. En ville, il fait le marteau-piqueur, /des accélérations de moteurs, la sirène / de la police, des claquements de portes, des / cris d'enfants dans les cours de récréation8.

6L’observation du paradoxe est au commencement de l’ascèse littéraire de Lacoue‑Labarthe. Il affirme que l’art requiert de se taire mais règle parfois le rythme de son phrasé sur celui des lignes plastiques qu’il observe dans une composition. Ses silences sont entrecoupés. Si « la photographie est un cri silencieux » comme l’affirme Boubat, l’auteur en fait pourtant le lieu d’une articulation, en modelant la matière du visible avec les mots et les concepts. Ses interrogations répétées fonctionnent sur le modèle d’une apostrophe au lecteur. Développant une esthétique de la réception, il s’intéresse avec d’autant plus d’acuité à la poïesis de l’œuvre (le choix du médium), à la praxis et aux questions ontologiques. Loin de se cantonner à des exercices d’admiration envers des peintres (Caussanel, Martin, Chambas, Balthus, Paszko), des sculpteurs (Bertholin) ou autres observateurs de l’éternel (Puglia, Faure, Large), ces textes interviennent comme des invectives lancées sur le ton de la conversation, renouant avec la forme suggérée du dialogue philosophique. Pour Lacoue‑Labarthe, l’art appartient au domaine de l’absolu, de l’indicible. Commentant les œuvres de Jean‑Marc Scanreigh, il en vient à conclure :

C’est de la peinture simplement, la mémoire d’un art ancien qui ne parvint jamais à lui-même, et qui doit aujourd’hui se taire. 

Qui ne dit plus que ça — et dont on ne peut dire guère plus que ça9.

7Au fil de ses voyages (Venise, Kassel, Bordeaux, Strasbourg) et des rencontres d’ateliers, Lacoue‑Labarthe déroule une pensée en actes, nous faisant pénétrer dans les arcanes d’une idée en mouvement, en train de se faire. Des notions émergent au fil des chapitres, faisant poindre un message contenu « entre » les lignes. Il est question du langage, de ses passages et transfigurations selon les différents registres traversés (plastique, conceptuel, littéraire). Comment exprimer un sentiment hypnotique, de l’ordre de la fascination ? L’écriture est‑elle un geste approprié pour traduire ces approches ? En se posant de telles questions, le traducteur du visible mêle le sensible à l’intelligible, rejoignant les positionnements préalables de Konrad Fiedler sur l’origine de l’activité artistique :

La pensée est liée au langage. Même lorsque au point le plus élevé de son développement elle renonce à l'expression verbale, elle n'en est pas pour autant privée de corps mais requiert encore des signes pour aller de l'avant. [...] Le langage est-il apte à désigner ce qui est10 ?

8Produire une prose relève, en soi, d’un partage d’expérience. Car la forme du langage est déjà une traduction du monde sensible tel qu’il peut être appréhendé par les sens. Lacoue‑Labarthe en est conscient. Il multiplie les expressions « fermées », formées rapidement, où il n’y a rien à ajouter. Ainsi reste‑t‑il en suspend devant une œuvre telle une apparition dans l’espace qui le surprend :

Richard Serra — une plaque de métal lourd, bruni — comme touché depuis longtemps par la foudre ; un long rectangle de métal, posé debout sur la tranche et touchant le mur blanc avec lequel il forme un angle « juste ». C’est tout. « Il est difficile d’en détacher le regard »11.

9« C’est tout » : forme « d’oralité affleurante » dont parle J.‑ Chr. Bailly (p. 15) se rapportant à la fois à l’économie de moyens plastiques mise en œuvre par le sculpteur, mais aussi à celle de l’écrivain qui semble dire qu’il n’y a rien à ajouter ou à dire. L’évidence parle d’elle‑même. Comme il s’intéresse aux techniques graphiques (p. 109) et à la manière dont le visible se fabrique ou se réincarne dans les œuvres, l’auteur veille à articuler sa pensée avec souplesse. Il produit des repentirs, revient sur ce qu’il avait pu dire. Voir est une expérience qui ne se traduit pas nécessairement par des mots, à tel point que la fin des textes aboutit à une autre naissance sous la forme d’une invitation (« Regardez bien. Essayez de lire… », p. 83), d’une « venue au jour » (p. 110). « L’Enfance de l’art, c’est sa naissance » écrit‑il (p. 215). Car l’image est au commencement de toute vision du monde. Elle est ce qui nous permet de voir. « Sans image, on ne voit rien : sans représentation il n’y a nulle présence12. » Pour donner forme à ce qui point, l’expérience imminente, Lacoue‑Labarthe prône la sobriété. Pour faire du choc dépassé, de l’informulé, une manière de dire, tout en réintroduisant un phrasé singulier dans l’œuvre (p. 214) où le rythme des lignes et de la composition picturale s’apparente à une « prosodie » (p. 216) à venir : cette tâche relevant de l’évocation, le philosophe se l’est assignée.

10La manière d’engager les relations entre le regard et l’indicible procède du constat. En effet, Lacoue-Labarthe privilégie les faits précis, les descriptions des œuvres, eu égard en sa foi pour l’art et sa faculté de transmettre une vérité au-delà de tout laconisme de l’expression. C’est une invitation à regarder les images qu’il juge, par nature, propices à susciter une attention particulière. Pour lui, elles sont capables de supporter un culte (p. 140), possiblement détaché de toute perspective religieuse :

Mais je voudrais désigner quelque chose qui fait signe vers la disparition du sacré et, dans ce mouvement même, le retient, non pas comme le sacré lui-même ni le regret du sacré, mais comme ce qui nous requiert et pour ainsi dire nous attend à la place du sacré13.

11Les œuvres nécessitent une exigence qui nous amène à repenser les liens politiques au monde. Lacoue‑Labarthe propose un retour sur l’origine des concepts à partir des œuvres. Repensant l’art, il perçoit dans les réalités décrites par Baudelaire le lieu d’un théâtre. Le modèle photographié est un acteur décisif. L’appareil enregistre une mimique. Il est le premier spectateur d’un tableau, d’une scène, d’un acte. La photographie révèle le mythe de notre monde déréalisé. Chercher naïvement une vérité de l’art (p. 143) revient pour lui à se rapprocher de la tekhnè, d’un savoir propre au métier d’artiste. Toucher à quelque chose qui nous échappe, se saisir de l’essence à l’origine d’une peinture provoque alors une forme de jubilation possible (p. 146). Repensant l’esthétique, il en revient à Shelling et à sa Philosophie de l’art (1802) lui octroyant une autonomie, mieux, un régime autotélique. Lacoue-Labarthe pense le contemporain à l’aune du moderne :

Aujourd’hui, dans sa survie, l’art n’est plus — et ne peut plus être — que la question de sa propre possibilité. Ce qui signifie, d’abord, la question de la possibilité de son sujet — ou, si l’on préfère, de son auteur14.

12Derrière le portrait de l’artiste, Lacoue‑Labarthe dessine celui de l’art, repense son dessein. Donner à voir, c’est traduire une pensée qui met à portée des yeux, la possibilité infiniment rejouable d’une critique. Mais l’hypothèse de départ se situera nécessairement au seuil d’un amour de l’art.