Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Décembre 2025 (volume 26, numéro 11)
titre article
Maxime Berges

Clotis sans Malraux

Clotis without Malraux
Josette Clotis, Une mesure pour rien, préfacé par François Ouellet, Bordeaux : L’Arbre vengeur, coll. « Inconnues », 2024, 350 p., EAN 9782379412356.

1Josette Clotis a publié deux romans de son vivant : elle se fait connaître en 1932 avec Le Temps vert, roman rural d’une jeune fille pauvre qui cherche à sortir de sa condition par le travail, puis publie en 1934 Une mesure pour rien, roman de formation qui suit une collégienne désespérée d’amour. C’est ce dernier titre que rééditent les éditions de l’Arbre vengeur dans leur collection « Inconnues », laquelle compte déjà deux autres titres du premier xxe siècle : Madame 60bis (1934), par Henriette Valet, et Les Séquestrés (1945), par Yanette Delétang-Tardif. Le choix est audacieux, car si Clotis n’est pas tout à fait une inconnue pour celles et ceux qui s’intéressent à la période, son second roman a reçu, à sa publication, un accueil plus confidentiel que le premier, disparaissant ensuite totalement de l’histoire et de la mémoire littéraires. Le Temps vert aurait été plus attendu, et n’est pas davantage disponible. Ainsi que le fait l’éditeur, il faut alors remercier François Ouellet « pour son invitation à faire redécouvrir ce roman oublié » (p. 6), et pour sa préface qui brosse un portrait éclairant de la romancière et de son œuvre. Clotis a été une romancière précoce, ayant écrit ses deux premiers romans sur les bancs du lycée ; elle a contribué à différents titres de presse : Marianne, Ève, La Femme de France, La Revue politique et littéraire, Paravent, Cinémonde ; mais, surtout, elle a été la compagne de Malraux. Comme plusieurs autres écrivaines de la même époque en effet, le nom de Clotis n’est resté qu’accompagné de celui de son amant. Deux livres ont été consacrés au couple, aucun sur Clotis sans Malraux1. Pourtant, en 1934, Clotis intéresse pour son roman et, quand elle est associée à un homme, ce n’est qu’à Henri Pourrat, célèbre auteur régionaliste qui, au sommet de sa gloire2, a préfacé Le Temps vert.

2Il était certainement nécessaire de rappeler cette liaison avec Malraux qui a occupé Clotis les dix dernières années de sa courte vie — l’écrivaine meurt accidentellement en 1944, à seulement 34 ans. Deux enfants sont nés de cette union et, surtout, Malraux relit les romans de sa compagne, laissant entrevoir une forme de collaboration littéraire. François Ouellet regrette lui-même cette destinée subordonnée qui fait survivre le nom de la romancière sans lui offrir la reconnaissance méritée. Il dénonce notamment la « malhonnêteté sidérante » (p. 22) de Françoise Theillou qui juge Une mesure pour rien, « ce roman de collégienne » (cité p. 22), avec mépris et uniquement à la lumière de la relation capricieuse de Clotis avec Malraux. Le spécialiste de la littérature d’entre-deux-guerres prend la défense du roman en partageant son avis de lecteur : c’est un livre qui mérite d’être redécouvert et d’être lu. La préface se referme ainsi sur un élan enthousiaste : « Mais personnellement, sans aucune hésitation, séance tenante, je mise tout sur Une mesure pour rien. Pour la fugacité des choses vivantes, pour la lumineuse précarité de l’existence, parce que c’est la vie même. » (p. 23)

3Pourtant, on ne peut s’empêcher d’être un peu déçu de ce dernier élan, attendu qu’on ne sort pas d’une confrontation entre les œuvres de Clotis et de Malraux. Les romans de ce dernier, explique François Ouellet, ne sont plus lisibles, tandis que, « quand on lit Josette Clotis, il fait beau » (p. 24). Certainement peu de lecteurs ou lectrices contemporains seraient en désaccord avec ce jugement : l’esthétique et les valeurs des romans malruciens semblent facilement datés, et il est difficile d’imaginer une jeune personne d’aujourd’hui s’enthousiasmer devant ces hymnes à l’action et à la fraternité virile, souvent complexes et elliptiques. L’époque a changé et l’amour adolescent reste sans doute plus accessible et universel que l’angoisse existentielle liée à l’expérience de la guerre. Est-ce toutefois utile de déprécier l’un pour réhabiliter l’autre ? La question se pose sincèrement, sans critique envers le travail de François Ouellet. Le risque serait peut-être de donner à penser que Malraux et Clotis appartiennent à deux univers radicalement opposés, alors même que celle-ci reste une écrivaine de son époque et que celui-là atteint également une portée universelle dans ses romans. Certes, Clotis s’en tient à l’amour et Malraux à l’action, mais tous deux sont travaillés par la violence du monde et cherchent à la peindre sans fard. Les deux amants ont donc plus de points communs qu’il n’y paraît, de sorte qu’il n’y aurait pas à choisir s’il faut lire l’une ou l’autre mais à les lire ensemble pour saisir une atmosphère commune ou un esprit en partage, et ainsi envisager les dynamiques collectives et singulières, et certainement genrées, de l’époque. Pour s’en convaincre, souvenons-nous des mots de Montherlant. François Ouellet cite la critique d’Une mesure pour rien, dans laquelle l’écrivain s’exclame : « Quand je referme ce livre, je me dis : “Je voudrais avoir écrit cela !” » (cité p. 19), mais, quelques années plus tard, il dira pareillement : « parmi tous les livres parus depuis vingt ans, [L’Espoir] est celui qu’on voudrait le plus avoir vécu et avoir écrit »3. En schématisant de la sorte : l’action d’un côté, l’émotion de l’autre ; l’aventure, le quotidien ; le sang, la beauté du jour… on oublie que les romans de Malraux ont pu être reçus comme des textes inspirés par la biographie de l’auteur, à l’instar de ceux de Clotis, et on gomme la complexité d’Une mesure pour rien qui est loin de n’être qu’un roman sentimental. Il ne fait pas beau quand on lit Une mesure pour rien, il fait gris et, parfois même, il pleut.

4Au-delà des différences, il serait utile de rapprocher l’écrivaine et l’écrivain, cela afin de mettre en perspective ce qui fait époque dans leurs œuvres et de déceler les singularités d’Une mesure pour rien. Cependant, comme il a suffisamment été question de Malraux dans la réception de Clotis, je n’en ferai rien, préférant me concentrer sur le roman uniquement.

Amour, mensonge et cruauté

5Je ne partage pas l’enthousiasme de François Ouellet pour le roman de Clotis : l’œuvre est trop longue par endroits, on s’ennuie, on s’impatiente et on finit par lâcher le volume — quelques pages avant que l’aventure prenne un tournant qui ravive notre intérêt. Je dis on plutôt que je parce que plusieurs critiques ont signalé le caractère inégal de ce roman qui aurait mérité d’être raccourci par endroits. Parmi la douzaine de comptes rendus et critiques consacrés à Une mesure pour rien, un seul s’avère tout à fait désagréable, celui de Jean-Pierre Maxence qui s’en prend au retour du « romantisme féminin4 ». Dans son viseur : Clotis, mais aussi Louise de Vilmorin, Claire Sainte-Soline et Monique Saint-Hélier. Ces écrivaines aux mérites inégaux manqueraient d’imagination, de singularité et d’originalité : « Elles se ressemblent toutes », et, parmi elles, il n’est pas certain que Clotis, sans être dénuée de charme, ait « l’étoffe d’une romancière5 ». Pour les autres critiques, la carrière littéraire de Clotis ne fait aucun doute, quoique Robert Kemp, par exemple, se réjouisse avec réserve : « Que d’épisodes ! Quel ballet en cent tableaux ! J’avoue que j’en étais parfois impatienté6… » Pour Jean Tenant, le deuxième effort de Clotis n’a simplement « pas l’aisance du Temps vert », et Montherlant, pourtant dithyrambique, reconnaît finalement en Une mesure pour rien un « livre imparfait et prenant7 ».

6Au cours d’un bal, la jeune héroïne, surnommée Ukulele, tombe passionnément amoureuse d’un garçon qu’on appelle Chili. Elle se dévoue à lui, ne vivant plus que dans l’attente de ses lettres et de son retour. Mais tout cela n’est qu’un jeu : à travers leur fiction amoureuse, les deux protagonistes tentent de répondre à cette question obsédante : « Qu’est-ce que ce sera, la vie ? » (p. 55) Peu importe la réponse, l’amour constitue le dénominateur commun de leur existence à venir, de sorte qu’ils s’y aventurent avec anticipation. À leur rencontre, Ukulele sent qu’elle entre dans « une nouvelle existence » (p. 49), quand Chili voit en elle une de ces filles faciles, « qui se jettent sur vous, qui vous entraînent, avec l’intention bien arrêtée de vous embrigader dans leurs mauvaises mœurs » (p. 42). La confrontation des points de vue est intéressante, François Ouellet et d’autres avant lui l’ont noté : se joue une symphonie désaccordée, celle d’une jeunesse qui adopte volontiers les comportements des adultes amoureux, avec toute la joie et toute la passion que cela suppose, mais également avec les a priori, le mensonge et la trahison. Les balades amoureuses sont toujours secondées par ce que projette chaque protagoniste.

7À la naïveté sentimentale de Ukulele répond l’insensibilité de Chili. Très vite, la jeune fille organise sa vie autour de son amour : « Il fallait être capable de donner une bonne idée de soi-même à celui qui devenait le seul dont l’opinion comptât dans l’univers. […] Transparente, immatérielle, brune ou blonde, elle pouvait ressembler à n’importe quelle image. » (p. 96) Le jeune homme, quant à lui, n’y voit qu’une possession nécessaire : « Il lui semblait que quand on approche de la vingtième année il est bon qu’une jeune fille attende de vous toute la lumière et toutes les lois, à condition qu’on ne la voie pas trop, et qu’elle n’encombre pas votre vie. » (p. 108) En bref, tandis que celle-là s’évertue à incarner l’éternel féminin, celui-ci, persuadé d’agir comme tel, se rêve en homme accompli. D’où la longueur, la lenteur et la répétitivité de la première moitié du roman, composé de comportements et de réflexions qui paraissent aujourd’hui facilement stéréotypés. Il est d’abord intéressant d’assister à ce spectacle, car les pensées des deux jeunes sont analysées en détail et sans complaisance. Le roman a pu faire penser aux Liaisons dangereuses, avec ses jeux de manipulation ; il rappelle aussi le plus contemporain Diable au corps de Radiguet, et son héros adolescent qui se prend pour un homme. Mais on se lasse assez vite de cette histoire qui semble n’aller nulle part.

8Si un lecteur8 se désintéresse, c’est certainement que quelque chose cloche dans la composition du roman. Une autocritique s’impose néanmoins car la lassitude résulte également d’un défaut d’attention. Au fil de l’aventure, on oublie les premières pages du roman qui révèlent pourtant une fin tragique : Chili meurt dans le prologue. Or l’annonce modifie radicalement la lecture, car le présage d’un tel événement ouvre les horizons de lecture : la romancière osera-t-elle aller au bout de l’hypocrisie en présentant ce jeu de séduction comme un amour tragique ? faut-il s’attendre au contraire à un retournement amoureux — est-ce l’histoire d’une vengeance féminine ?

Roman tragique ?

9Que Clotis mène cette relation adolescente jusqu’au tragique était peu probable. Reprenant les codes du roman sentimental, elle les subvertit pour afficher dès le début du roman le manque de sérieux des deux protagonistes. Ni Roméo ni Juliette, Chili et Ukulele restent tout au long du roman des personnages aux surnoms exotiques et amusants, sans jamais s’élever au rang de héros tragiques. Ainsi n’affrontent-ils aucun obstacle dans leur relation, mis à part leurs propres représentations de l’amour et leur manque de volonté. Les parents de la jeune fille lui laissent champ libre, après quelques caprices de celle-ci. À peine sa gouvernante la prévient-elle de ne pas perdre son temps avec un jeune homme comme Chili… À la tragédie de l’amour est préféré le jeu de dupes. Les deux protagonistes multiplient les différentes facettes comme ils multiplient les dénominations. Peter Davidson, Pierre, Chili, Chil… Marie-Pila Percomo y Quintana, Ukulele… Il n’y a que deux personnages mais une variété de noms grouille dans le roman, et cette hétéronymie rappelle sans cesse la dimension dramatique de l’aventure adolescente.

10La pièce se joue en deux actes : Chili domine dans le premier, menant Ukulele à sa guise, ou presque ; mais le rapport de force s’inverse dans le second. Malade, Chili change d’attitude face à Ukelele, et réclame d’elle qu’elle soit présente à ses côtés : la disponibilité de la jeune fille n’est plus alors perçue comme l’indice d’une nature vicieuse, mais comme la promesse d’une nature dévouée. Aux yeux d’un Chili à la misogynie protéiforme, Ukelele passe de putain à maman. Celle-ci a toutefois appris la leçon et, sans ignorer les lettres reçues, elle demeure absente au chevet de son premier amour. Au début du roman, Ukulele joue un rôle pour adopter une attitude aimable ; rétrospectivement, elle confesse :« j’aurais tout fait pour être une autre femme, être toutes les femmes, et toutes les femmes qu’il aurait fallu pour lui » (p. 230). La formation de la jeune fille consiste moins à devenir une femme en développant sa propre personnalité, qu’à apprendre toutes les partitions nécessaires pour plaire à l’homme aimé. Comédienne soumise en permanence au regard et aux jugements de Pierre et de tous les gens du village, Ukulele vit toujours comme dans une « répétition générale » (p. 233). Dans la seconde partie, en revanche, la jeune fille quitte la partie, ou plutôt elle ne joue plus pour rire. Le badinage devient pour elle une compétition : elle veut « montrer qu’elle [est] la plus forte » (p. 245), maintenant qu’elle sait « [se] défendre » (p. 255). Elle gagne puisqu’elle survit à Chili. Mais elle perd également son partenaire et adversaire…

11Le tragique amoureux est ainsi évacué par la distance que les personnages conservent vis-à-vis des événements et des émotions exprimées. De la même manière, la dimension existentielle de l’œuvre n’aboutit qu’à un constat décevant : alors que les jeunes personnages rêvent de vivre des événements, et se demandent ce que sera la vie, Ukulele prend conscience que la vie n’est rien d’autre que le quotidien routinier des femmes du village. « Voilà la vie » (p. 264) : bavarder entre commères et faire le marché. Il est cependant un aspect du tragique qu’il convient d’explorer : la subordination de Ukulele à la volonté de Chili. Le passage du jeu au duel doit-il être lu comme une prise d’indépendance, et éventuellement comme une vengeance du sort subi par Ukulele jusqu’alors ?

Roman féministe ?

12Avec l’annonce de la mort de Chili, l’attente est double dans la première partie : celle du lecteur, ou de la lectrice, s’ajoute à celle de Ukulele. Tout le monde guette le retour de Chili, pour être avec lui ou pour connaître enfin ce revirement qui conduira à la mort du garçon. Malgré la maladresse qu’on peut déceler dans la composition du roman, l’annonce d’une issue mortelle aide à supporter la longueur de la première partie. Et, une fois le tableau achevé, quand la mort de Chili est déjà oubliée et que le sens du titre se dévoile, le tableau d’ensemble prend un sens nouveau : après la mort du garçon, Ukulele s’étonne du peu de peine ressentie et cherche derechef un nouveau camarade de jeu. Les deux garçons se mélangent alors dans son regard, fondant comme un éternel masculin : « En effet, il était tout pareil. » (p. 348) Ce n’est plus Ukulele qui cherche à se conformer à un stéréotype féminin, ou Chili qui en projette un sur elle, mais l’héroïne qui dépersonnalise son partenaire. Le dénouement retourne, au désavantage de l’élément mâle, le rapport symbolique de domination. La première partie plonge ainsi le lecteur ou la lectrice dans l’esprit d’une jeune fille et dans son quotidien patient. Libre à celui ou celle qui lit de rejeter la dynamique des genres qui donne initialement l’avantage à l’homme, et de mépriser plus tôt ce « gamin insupportable » (p. 258). Toujours est-il que la romancière oblige à traverser une longue période d’apprentissage, au rythme de son héroïne : on souffre avec Ukulele, en même temps qu’on regarde cette jeunesse, elle-même impatiente de vivre des histoires d’adulte, avec une condescendance bienveillante.

13Dans cette perspective, il serait possible de voir dans Une mesure pour rien une intrigue féministe, qui consisterait, d’abord, à dénoncer le mauvais traitement des jeunes filles par les hommes et le poids du regard social, puis à renverser cette dynamique en affichant l’indépendance acquise et la revanche de l’héroïne. Au début de la seconde partie, Ukelele dresse la liste de « tout ce qu’elle aurait pu choisir elle-même » (p. 234) si elle n’avait pas rencontré Chili : des occasions de rire, de sortir, de nouer d’autres amitiés… Elle reconnaît explicitement lui avoir abandonné sa volonté, soumise à ses enseignements qui lui ont fait perdre ses exigences et le sens de sa valeur. C’est là que le sentiment du tragique émerge véritablement, à cette prise de conscience d’un destin restreint par l’entrée dans la vie amoureuse. Après Chili, l’héroïne est « marquée pour toute une vie » (p. 239), elle restera prisonnière de ses relations, ne vivant plus dès lors que dans la recherche de l’amour. Ce moment est également le seul où s’entend dans le roman un discours proche des revendications littéraires de Marguerite Grépon, laquelle constate au début de Maxence, vierge faible (1931) le peu de romans consacrés au tragique féminin9. Selon Grépon, les jeunes filles seraient les êtres au destin le plus incertain, et soumis à la pire des tragédies : toutes les possibilités leur restent virtuellement ouvertes quand elles sont encore vierges, on les limite cependant à une vie maritale. Les romanciers, ignorant la vie et l’âme des jeunes filles, se privent des histoires les plus captivantes, parce que les plus humaines.

14Les valeurs qui nous animent aujourd’hui nous rendent peut-être plus attentifs au sort de Ukulele, et l’actualisation d’une œuvre fait évidemment partie de son histoire. Cependant, considérer comme une évidence le caractère féministe du roman reviendrait à gommer fortement sa complexité et son intérêt. Ukulele ne prend pas simplement sa revanche dans la seconde partie, elle se révèle aussi cruelle et indifférente que Chili dans la première ; son indépendance la rapproche plutôt de la femme fatale que de la femme moderne. Clotis le thématise, à travers le jugement de deux amies septuagénaires :

Elles étaient seulement choquées et navrées de ce que Ukulele ne tint pas de ces propos comme, par exemple, qu’elle ne désirait pas d’enfants ; que, si elle se mariait, ce serait pour avoir davantage encore d’indépendance ; qu’elle n’entendait pas être l’esclave d’un homme, et qu’elle le ferait plutôt marcher, on verrait ça. Toutes sortes de choses qu’il est convenu qu’une jeune fille moderne doit dire dans un salon. (p. 240)

15L’attaque est double, car non seulement Ukulele se trompe de partition en jouant à la femme soumise plutôt qu’à la féministe, mais Clotis présente en plus ce discours moderne comme une posture à la mode. Autrement dit, aucune idéologie ni aucun engagement ne réside dans ces propos, Clotis continue de présenter crûment les usages et, surtout, l’hypocrisie des discours tenus en société, qu’ils soient amoureux ou féministes.

16La réalité est moins univoque, plus cynique. Les deux personnages apprennent et respectent les règles du jeu : la société leur distribue des rôles genrés et ils ne font rien d’autre que s’y conformer, sans faire évoluer les rapports entre hommes et femmes. Tout au long du roman, ils ne cherchent qu’à correspondre aux « cases sociales » (p. 89). Qu’ils s’aiment ou se déçoivent, ils ne font, en réalité, que jouer le jeu de l’amour pour que quelque chose se passe enfin dans leur quotidien. Rien de toute cette aventure ne doit être pris au sérieux, car rien de ce que Ukulele et Chili espèrent vivre n’est de leur âge… C’est la gouvernante de Ukulele qui le lui rappelle : « Vous n’êtes que des enfants » (p. 224).

« Histoires enfantines »

17À sa parution, Une mesure pour rien a été rapproché d’autres romans écrits par des femmes, parfois sans autre point de comparaison que leur genre. Quand le rapport est fondé sur d’autres éléments, ce sont principalement les qualités d’analyse de la romancière qui sont retenues. Une mesure pour rien rappelle d’autres romans de formation féminine — Poussière de Rosamonde Lehmann, Jeunesse de Marguerite Jouve, Jeunes filles en serre chaude de Jeanne Galzy — mais il confirme plus largement l’intérêt de l’époque pour la jeunesse. Sortant ainsi de la catégorie « Romans de femmes », tel que Jean-Pierre Maxence l’étiquette, le roman rejoint celle des « Histoires enfantines », aux côtés notamment des Idoles de Maurice Meunier, paru la même année. On suit, dans Les Idoles, la formation de Jean qui apprend à se connaître au gré de ses rencontres féminines. Pour Jean-Baptiste Séverac, les romans de Clotis et de Meunier, forment une sorte de diptyque, centré tantôt sur l’expérience d’une jeune fille et tantôt sur celle d’un jeune homme10. La force de Clotis aurait donc été de proposer un roman de formation au féminin — Montherlant en témoigne quand il explique envier « cette coupe dans une âme de femme11 ». Pourtant, cet aspect primordial de l’œuvre, qui a pu et peut continuer de sembler évident, est ignoré par d’autres. Pour les critiques de L’Homme libre et de l’Intransigeant, il ne fait aucun doute que c’est Chili le héros. Peut-être est-ce un défaut de lecture : j’oubliais le prologue ; Lucien Peyrin et Les Treize paraissent n’avoir lu que ces quelques pages. À lire le résumé donné par Lucien Peyrin, on s’attend en effet à un tout autre roman : « Un jeune homme meurt, sa courte vie n’aura été qu’une mesure pour rien, mais dans les papiers qu’il laisse sa mère retrouve un enfant neuf, ignoré d’elle12 ». L’héroïne est totalement oubliée… Cependant, la mécanique ici décrite n’est pas si éloignée de ce que propose Clotis. Une mesure pour rien pourrait être sous-titré « La vie secrète des adolescents », tant l’écrivaine s’efforce d’élucider leurs pensées intimes. Cette autre lecture, étonnante, met finalement au jour l’importance du binôme dans le roman. Il ne faut laisser de côté ni l’une ni l’autre, car c’est un roman qui porte sur la formation des deux. Une mesure pour rien est avant tout un roman sur la jeunesse.

18La construction du masculin ou du féminin est analysée sans être véritablement interrogée ; quand Chili croit agir comme un homme et que Ukulele se conforme à un idéal féminin, il n’est pas question de performer le genre mais d’anticiper sur leur vie d’adulte. Chili veut être un homme parce qu’il n’est encore qu’un garçon, de même que Ukulele préfèrerait être une femme plutôt qu’une jeune fille. Les comportements genrées sont acceptés sans remise en cause. À la place, du début à la fin, les deux personnages ne cessent de remarquer leur évolution, en s’affirmant à chaque fois plus matures et plus adultes. Le mot revient pourtant tout au long du roman : ils sont et restent des enfants et leur aventure n’est qu’enfantillage. Dès le prologue, Chili, mourant, est présenté à la lueur d’une veilleuse et à travers les soins que lui apporte sa mère : il est le « jeune garçon » (p. 29), l’« enfant moribond » (p. 32), le « fils » (p. 33). Au fil de l’intrigue, il se demande s’il agit comme l’aurait fait un homme et tente de tracer la limite que le sépare de l’enfance, ce moment où il peut affirmer enfin : « Voilà, je suis un homme » (p. 131). La reprise du mot homme laisse planer un doute quant à la référence au genre ou à l’âge, ambiguïté qui disparaît tout à fait quand on s’intéresse au cas de Ukulele. Celle-ci en effet, quand elle réfléchit à ses expériences passées et à son évolution, ne s’affirme pas en tant que femme mais en tant que « grande personne » (p. 244). Ukulele ne devient pas femme, elle n’est simplement plus une enfant. Sans ignorer donc les rapports de domination liés au genre, Clotis place au cœur de son récit la question de l’âge. Tout le drame de Ukulele et de Chili, c’est de se précipiter dans ces relations conflictuelles, au point d’entacher prématurément leur destin ou de mourir.

19Telle serait finalement la force et l’originalité du roman de Clotis : parler de la jeunesse, sans discrimination ni préférence autre que circonstancielle — l’héroïne serait une jeune fille par simple identification au genre de l’écrivaine. Le discours de Clotis se résume à l’exploration des rapports amoureux, secondés par la vie intérieure. Il s’élève par moments à un niveau métaphysique, considérant que ces rapports régissent et définissent l’existence humaine, aux yeux des adolescents. Ainsi que l’indique une lectrice de La Femme de France, c’est une fois fermé « le cercle enchanté de la jeunesse […] que commence la vie13 ». Or, puisque la romancière ne choisit pas entre la jeune fille et le jeune homme, se montrant aussi franche dans la construction de l’un et l’autre personnage, elle laisse au lecteur ou à la lectrice le soin de choisir son camp. Sans que la romancière invite à le faire, l’envie nous prend de trancher, pour savoir quelle condition nous touche le plus entre celle de la jeune fille et celle du jeune homme. En témoigne la critique de Robert Kemp qui compare le roman de Clotis à Impatience d’Irène Jeanne — l’histoire d’une fille-mère abandonnée par le père et qui décide de garder l’enfant malgré la pauvreté, le regard de la société et les mauvais traitements à l’hôpital. D’après Robert Kemp, Clotis serait moins féministe, car elle ose montrer à la fin l’adoration de Chili pour la jeune fille, et le désintérêt de Ukulele pour le jeune homme. Le critique oublie les doutes que fait peser la jeune fille sur la sincérité de son prétendant, l’accusant de chercher avant tout la sécurité d’une petite femme patiente et dévouée. Passons, et respectons la sensibilité du critique qui justifie sa lecture en précisant : « Les garçons, en son récit, me sont plus sympathiques que les filles14 ». Il n’est pas sûr que cette préférence soit imputable à la volonté de la romancière. En revanche, voilà qui me conforte dans l’idée que la réussite de Clotis tient dans notre envie de prendre parti, en fonction de notre propre sensibilité. J’y vois le signe heureux d’un roman dont l’autrice ne prétend pas qu’il est autre chose.

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20Faut-il relire Une mesure pour rien ? Oui. Le roman n’est certainement pas un chef-d’œuvre, il est trop inégal… Il n’en demeure pas moins un livre curieux, laissant une marque d’autant plus profonde qu’il est imparfait : c’est un roman qui reste en mémoire. En lisant, on s’agace du comportement de l’un ou de l’autre personnage, et de cette relation qui n’avance pas. En refermant le livre, on y repense et on y revient, avec ce sentiment de n’avoir pas été juste, d’avoir été trop rapide ou inattentif, et d’avoir manqué des indices. La vanité de l’histoire laisse ainsi une impression étrange d’inachevé : on aimerait tout recommencer et imaginer une autre trame ; et on s’impatiente encore davantage parce qu’on s’est attaché à ces personnages cruels et maladroits. Mais peut-être alors que le défaut tient moins à la composition du roman qu’à notre vision du monde. À donner l’avantage à l’un ou l’autre des protagonistes, il est plus facile de ranger le roman. Cela ne semble pourtant pas respectueux de l’art de Clotis. Celle-ci analyse la jeunesse avec une finesse qui donne envie de choisir un camp ; rien n’indique pourtant que cela est nécessaire… Prendre conscience de la réussite de l’écrivaine nécessite de lutter contre nos propres représentations. Nous devons accepter cet effort de faire tenir ensemble ces deux éléments, pareillement manipulateurs, joueurs et cruels. La relation nous déplaît ? « Eh bien, c’était comme cela. » (p. 268) C’est l’histoire de deux jeunes qui acceptent la règle du jeu, aussi cruelle et injuste soit-elle. Il ne nous reste plus alors qu’à méditer sur la vanité de ces jeux, sur la construction sociale des rapports humains et sur la puissance évocatrice du roman.