Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Décembre 2025 (volume 26, numéro 11)
titre article
Amélie Auzoux

Criquet (1913), « féministe » ?

Criquet (1913), “feminist” ?
Andrée Viollis, Criquet, Paris : Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2021, 264 p., EAN 9782072946646.

1Petit bijou, vieux de cent ans, dont l’éclat n’a pas terni, malgré « les couches de sable androcentrées » (préface, p. 17) de l’histoire littéraire, Criquet est de nouveau lisible, visible, pour le lecteur d’aujourd’hui. Passée au tamis d’une réévaluation du matrimoine, cette œuvre dont on a loué l’« art limpide » et « la pureté de la forme »1, jusqu’à la cacher aux yeux des jeunes filles, a de quoi dessiller le regard d’une époque. La double préface signée par Constance Debré et Clémence Allezard prend ses précautions : « On pourrait dire, et on n’aurait pas tort, que Criquet est un livre féministe » (p. 11). Féministe, Criquet ? Féministe de 1913 et/ou de 2025 ?

2Féministe par l’introspection douloureuse d’une jeune fille devant quitter le monde libre et non genré de l’enfance ? Féministe par la dénonciation juvénile de l’inégalité des sexes ? Féministe par la révolte contre le mariage et la maternité imposés ? Criquet détone à la veille de la Première Guerre. Ardente, emportée, exaltée, la lamentation de Camille, dit Criquet, n’est pas sans gravité, et le cri de colère contre les normes de genre d’une Belle Époque où la femme est assignée au foyer parvient aux oreilles masculines dès sa publication en 1913 :

Derrière le caprice d’une gamine fantasque, il y a l’intuition précoce de tout le problème féminin. Par là, si j’ose employer un mot qui n’est pas trop fort, l’œuvre de Mme Andrée Viollis, d’allure psychologique et descriptive, et parfois si amusante, évoque de brûlantes idées de liberté sociale. La fillette espiègle et triste, qui a si peur de changer, pressent d’instinct que notre civilisation masculiniste contrarie les énergies féminines et que le désaccord est grand entre la femme et la vie. Ne voit-elle pas l’existence étroite des femmes qui l’entourent ? Aux hommes seuls, les batailles de la vie. Ils ont toutes les conquêtes et toutes les gloires. Exaltation enfantine ? Sans doute. Mais il n’y a qu’une différence de degré entre la tristesse d’une fillette frénétique, qui trouve que les garçons ont toutes les chances, et le tourment des femmes portées vers une vie plus haute et condamnées aux existences mineures2.

3Criquet en butte à la « civilisation masculiniste » ? Hubert Lagardelle, proche des milieux syndicalistes révolutionnaires, pèse ses mots. Les « brûlantes idées de liberté sociale » sont plus que d’actualité en 1913. Pas de caprice. Criquet est à prendre au sérieux. De la lamentation de la jeune fille à la revendication de la femme. Qu’il s’agisse du refus du diktat du mariage et de la maternité, des changements douloureux du corps de jeune fille ou des interrogations de genre, le texte offre un réalisme « audacieux » que souligne La Revue bleue comme « un document aussi bien qu’une gracieuse œuvre d’art3 ». Le guide de lecture Romans-revues, lancé par le très polémique et catholique Louis Bethléem, le classe, sans ambages, dans la catégorie des « romans dont on pourrait, moyennant des raisons proportionnées, permettre la lecture à des personnes suffisamment averties » : « l’ensemble est scabreux, et risqué4 ». Selon le guide de lecture, à l’orientation xénophobe et antirévolutionnaire, mieux vaut fermer le livre et l’éloigner des jeunes filles. Quelques mois plus tard, et le conflit mondial5, auquel tous les intérêts particuliers seront sacrifiés, viendra définitivement balayer les lamentations de jeune fille et lisser l’histoire littéraire…

Criquet ou la révolte contre les normes de genre

4Cent ans plus tard, Criquet, reparaît, sans avertissement. Et c’est l’actualité de l’œuvre qui frappe le lectorat contemporain. « Aujourd’hui, Criquet pourrait voter, avoir un compte en banque, avorter, peut-être même entrer à l’école navale » (p. 19), écrit Clémence Allezard. Alors qu’un siècle de combats pour le droit des femmes s’est écoulé depuis l’encre de Viollis, ne retrouve-t-on pas dans Criquet ce « feminist gaze » qu’Azélie Fayolle définit comme un « regard féministe conscient de l’oppression spécifique des femmes6 » ? À travers le personnage de Camille Dayrolles, Viollis « risque » de réveiller les consciences, contre l’avis du guide de lecture pour jeunes filles… À une époque où le « sexe faible » est constamment empêché, assigné au foyer et conditionné à devenir « femme » selon des critères de féminité surannés, la jeune Camille sort de son sexe. Avec ses cheveux courts, son carquois et ses rêves d’explorateur, la jeune fille, tout en sauts et en ruades, ne fera pas office de « poupée traditionnelle7 ». Réédité en 1934, Criquet se pare d’une illustration signée Roger Parry figurant une silhouette harnachée d’un carquois, arc à la main, haut vert et pantalon marron sur fond de mer bleue. Réactivant l’imaginaire mythologique de l’archer, cette illustration inspire la réédition de 2024 avec la même couleur bleue dans le seul titre qui apparaît traversé de flèches mais sans silhouette, ni « féminine », ni « masculine »... L’« imaginaire » peut battre son plein.

5Dès son texte de 1913, Andrée Viollis fait craquer le corset des femmes. Le « corsage monacal » de la couturière de la famille est ironiquement « bardé d’épingles perpétuelles » (p. 141). Dans un monde à la division frontalement sexuée, les personnages masculins, toujours en mouvement, se caractérisent par de « larges mâchoires » ou des « dents solides » (p. 86-87) qu’on retrouvera dans la littérature de l’époque chez les personnages américains — les Américaines aussi — modèles craints d’une nouvelle énergie carnassière. Face à ces personnages dominants, les personnages féminins, comme la mère et « son petit air triste et résigné » (p. 37) ou la tante Éléonore aux « yeux couleur de faïence » (p. 90), sont toujours immobiles et engloutis dans leur « fosse » (p. 70). L’imaginaire associé à la femme — perpétuellement au foyer — est carcéral ou funeste :

Une femme ! Elle évoqua toutes celles, jeunes ou vieilles, qu’elle connaissait : des paupières baissées, des allures sages, des tailles emprisonnées, des jupes trop longues, une vie monotone et close, sans intérêt, sans imprévu, sans avenir, sans ambitions : des soucis mesquins, des peines qu’elle pressentait nombreuses et profondes. Elle aperçut en un éclair le front appliqué de sa sœur penchée sur une broderie, l’œil neutre de miss Jenkins, comptant méthodiquement du linge, tante Éléonore, autoritaire et bavarde, grondant la cuisinière près des fourneaux allumés, et le visage souffrant de sa mère.

Puis, en contraste, surgirent dans sa mémoire les vieilles gravures qui ornaient sa chambre d’enfant : Napoléon à cheval, faisant son geste d’Austerlitz, Saint Louis rendant la justice sous un chêne, couverte de son manteau à fleurs de lis, Mirabeau la bouche béante dans sa large face grêlée ; et elle vit encore son père sautant, souple et fort, dans une auto qui démarrait ou, une valise à la main, debout en face du sleeping qui allait l’emporter en Russie : les voyages, les batailles, la gloire, la vraie vie…8 (p. 46)

6Criquet, a le désir du voyage, du grand air, celui de Viollis elle-même, « les garçons savent qu’ils peuvent devenir marins » (p. 70). Dans sa révolte, Camille a bien la « conscience de l’arbitraire de la domination » (p. 184) qui caractérise le feminist gaze. La rencontre avec la veuve de marin, mère Sainte, achève de susciter en elle la jalousie du « sexe fort » et la conscience d’une inégalité :

Criquet la contemplait avec une curiosité ardente et grave. Cette femme avait vécu si longtemps que son cou était flasque et brun comme celui d’une antique tortue, ses rares cheveux, pareils à des racines, son visage raboteux semblable à la motte de terre dont on la couvrirait. Et les longues années de sa vie s’étaient écoulées dans cette pièce étroite, entre ces meubles branlants, près de cette horloge qui lentement en avait sonné chaque heure. Comment n’avait-elle pas souhaité chaque heure. Comment n’avait-elle pas souhaité connaître ces beaux pays, ces larges étoiles, ces fleurs étranges et ces fruits dont ses fils et son mari lui contaient les merveilles ? N’avait-elle vraiment jamais éprouvé la colère d’être enfermée entre ces murs bas, sous ce toit de paille, et la jalousie de ceux qui partaient dans le grand air libre et le grand monde inconnu ? Voilà : elle allait mourir elle serait bientôt une vieille chose inerte et laide dans ce lit à vantaux, sous ces rideaux d’indienne à fleurs où elle avait étouffé tant de nuits, elle allait mourir et elle n’aurait rien vu, rien senti !... Était-ce possible qu’elle n’eût pas de regrets ? (p. 56)

7Enracinées, enterrées, les femmes de Criquet sont des détenues. À quatorze ans, la fillette refuse la construction sociale de son sexe. Durant la première partie de l’œuvre, Camille égrène les heures des « dernières semaines d’enfance et de liberté ! » (p. 115) : « Était-ce donc fini, ces plaisirs aigus et simples qui avaient enchanté son enfance ? Finies cette vive liberté et cette insouciance ? Elle serait une femme » (p. 45-46). Le duo qu’elle forme avec son cousin Michel lors des vacances à la mer préfigure cet autre couple inquiet de quitter l’enfance dans Le Blé en herbe de Colette : « Toute leur enfance les a unis, l’adolescence les sépare9 ». Avec la puberté, l’enfance s’achève comme une pure période de liberté, de frivole neutralité, de fluidité du genre avant le retour dans la prison du corps et les obstacles érigés par la barrière des sexes. Jouissant encore d’une pleine liberté dans l’île de Malvain, la fillette maudit les « occupations des femmes » qu’elle a « en horreur » (p. 70) : la couture, la musique, la danse. Camille souhaite porter toujours sa culotte courte de serge, ses « hardes de coureur des bois » (p. 39) que réprouve tante Éléonore, pouvoir pêcher, siffler, courir, monter aux arbres, bondir et « sauter dans le soleil » (p. 92-93), en se soustrayant aux travaux de couture pour lesquels elle remet en question les qualités « innées » de fille : « Alors les filles viennent au monde avec un dé au doigt, des ciseaux à la main et du fil dans leurs cheveux ! » (p. 53) ou en écourtant les heures de piano : « Les filles, paraît-il, sont obligées de savoir la musique » (p. 164). Le modalisateur tourne en ridicule les préjugés de genre… « Inconvenante » (p. 53), Camille ridiculise les attendus de son entourage et souhaite avoir le choix : « Réfléchis, papa : les garçons savent qu’ils peuvent devenir marins, officiers comme Jacques, docteurs comme Michel plus tard, ingénieurs comme toi, ils choisissent leur carrière… Les filles, on ne leur demande pas leur vocation10 » (p. 70). Camille refuse la vie d’ennui et de souffrance sans gloire des femmes qui l’entourent. Elle qui confie n’avoir pas « l’ombre de dispositions pour être femme… » (p. 68) veut mener la vie d’un homme. Grisée par sa course dans le soleil et ivre de sa liberté d’enfant, Camille refuse de grandir et de devenir une « jeune fille ». « Je ne suis pas une jeune fille et je ne serai jamais une jeune fille, jamais » (p. 40). « Je voudrais devenir un garçon… » (p. 171), inscrit-elle en grosses lettres sur une feuille de papier avant de la brûler pour que son vœu soit exaucé. La revendication de Camille pourrait être ambiguë, et la quatrième de couverture annonçant ce personnage comme « résolument déterminé à être un garçon » pourrait, au temps des luttes LGBT+, engager, contre l’esprit et la lettre même du texte, l’œuvre dans les batailles de notre siècle. La préface signée par une autrice à la posture lesbienne médiatisée aurait pu forcer la lecture de l’œuvre. Constance Debré, qui n’a pas l’habitude de mâcher ses mots, use pourtant de précautions oratoires : « On pourrait dire qu’il y est question de genre, de patriarcat, de binarité. On n’aurait pas tort mais on serait presque anachronique de décrire un livre d’il y a un siècle avec des termes qui n’existaient pas ou n’avaient pas la portée d’aujourd’hui » (p. 11). Le choix de Constance Debré n’est pas anodin de la part de la collection « L’Imaginaire » dirigée par Margot Gallimard qui, elle-même très impliquée dans la cause LGBT+, a imposé « un souffle plus moderne, plus féministe, plus queer et plus inclusif11 » à la vieille maison Gallimard. Nul doute que ce paratexte invite la communauté LGBT+ à se saisir de l’œuvre. Le féminisme de 1913 n’est cependant pas celui de 2025. Rappelons, avec Maxime Foerster, qu’« aussitôt théorisé et pratiqué en Allemagne dans les années 1910 et 1920, le transsexualisme [ne] devient intelligible pour le public français [qu’]au début des années 1930 par le biais de publications de magazines populaires et d’ouvrages de vulgarisation12 ». Si Camille souhaite être un garçon, elle ne formule pas le souhait de changer anatomiquement de sexe. La volonté de « devenir homme », qu’elle qualifie a posteriori d’« enfantillage », semble primesautière, et ne rejoint pas la thèse de la transsexualité comme un désir profond de changer de sexe : « Ah ! si Michel avait pu lire l’unique ligne écrite sur ce papier !... “Sainte Marie, Vierge du Ciel, faites-moi devenir homme !” Aurait-il assez ri d’elle ! Elle avait honte maintenant de son enfantillage, si proche et si lointain » (p. 241). Dans la société profondément inégalitaire de la Belle Époque, Camille veut « devenir un garçon » pour accéder aux privilèges du sexe fort. Ainsi désire-t-elle se bander la poitrine pour pouvoir entrer, comme son cousin Michel, au lycée de Rochefort. Là où on ne peut parler de transsexualisme, à la définition anatomique trop réductrice, nous pourrions peut-être parler de transidentité au sujet de Camille qui, souffrant d’être assignée au sexe femme, développe une dysphorie de genre. Pour le lectorat contemporain et peut-être même pour un lecteur des années trente, Criquet pourrait représenter un personnage transgenre — ce à quoi nous pousse (un peu) la militante LGBT+ Clémence Allezard13. La réédition de Criquet dans la collection « Succès » en 1934, au moment où se développent les théories berlinoises de Magnus Hirschfeld14 en France pourrait inviter à cette lecture. Cette réédition ne trouvera cependant aucun écho dans la presse littéraire de l’époque, celle-ci lui préférant le reportage sur la vie japonaise Le Japon intime que publiait Viollis la même année. Le choix même de Gallimard de rééditer Criquet semble moins motivé par le développement des recherches trans outre-Rhin que par une opportunité commerciale à vendre la première œuvre de la grande reporter qu’est devenue Viollis entre-temps.

8Convaincue que « les hommes, c’est fort, c’est brave, c’est noble » (p. 65), Camille cesse d’admirer les hommes quand elle a ses règles : « Ce n’est pas juste, ce n’est pas juste, répétait-elle en roulant sa tête dans l’oreiller. Les hommes ont gardé tout le bonheur de la vie… Égoïstes, lâches ! Pour la première fois, elle s’avouait qu’elle était une fille, elle éprouvait de la pitié pour ses pareilles, elle s’associait à elles. Pour la première fois, elle n’admirait plus les garçons » (p. 182). C’est, dans la deuxième partie de l’œuvre, que Criquet, forte de sa rencontre avec le « féministe » et « grand homme » (p. 213) Julien Lacoste, « consent à être une femme, — mais pas une femme comme les autres, naturellement ! » (p. 215). Camille se rêve en avocate, femme médecin, professeure… On ne trouvera pas de troisième sexe chez Viollis, ni de pensée d’une dissolution de la différence binaire comme chez sa contemporaine Madeleine Pelletier. Le féminisme d’Andrée Viollis ne cessera de revendiquer « l’égalité dans la différence15 », selon l’expression de Florence Rochefort.

Une révolte contenue ? La guerre des sexes n’aura pas lieu…

9Qu’en est-il alors de la révolte ? La rencontre de Criquet avec Julien Lacoste lors d’un bal achève de la faire se sentir parmi ses pareilles :

Comment ! Vous trouvez les hommes méchants, brutaux, égoïstes, — vous avez raison, d’ailleurs, jusqu’à un certain point ! — et vous voudriez être un homme ? Vous désirez vous ranger parmi les oppresseurs et les tyrans contre les faibles, les désarmés ? (p. 209)

10Aux armes, les femmes ? Camille Viollis défendra son sexe : « Elle protégerait ses sœurs malheureuses, les relèverait, engagerait contre les méchants une lutte où elle resterait victorieuse et pourtant magnanime… Avec un orgueil puéril, elle s’enfiévrait et s’imaginait déjà, modeste et fière, debout, les mains tendues, entre des femmes à genoux, levant des yeux d’extase reconnaissante, et des hommes prosternés, le front dans la poussière » (p. 215). Bientôt la révolte ne gronde plus et la colère contre les hommes finit par s’émousser avec la mort du père. La guerre des sexes n’aura pas lieu16. La femme, dans le discours du vieil homme, dit « féministe » (p. 213), a bien son rôle à jouer, mais au second plan, dans l’ombre, un rôle de consolation, de réparation, qui ne renversera pas la hiérarchie des sexes et la partition des rôles :

Croyez-vous, poursuivit-il en s’écoutant parler avec complaisance, croyez-vous qu’il ne serait pas plus noble, plus digne de vous, de prendre le parti des femmes, justement parce que vous les trouvez malheureuses et sacrifiées ? Ne pensez-vous pas qu’il y a là un rôle à jouer ? Montrer aux hommes, par exemple que quoique femme ou plutôt parce que femme, et malgré tous les obstacles, on peut travailler, se rendre utile à soi-même et aux autres, et non pas seulement chercher des honneurs et de la gloire, ce qui est vain, mais faire de la belle et bonne besogne ? Consoler des douleurs, réparer des injustices ? Cela ne vaut-il pas mieux que de se révolter inutilement, puérilement ? (p. 211)

11Les femmes semblent assignées à un nouvel ordre : servir. Si la « belle et bonne besogne » dessine un peu trop le profil de Pénélope, la révolte inutile fait songer à Cassandre. La femme journaliste se trouve-t-elle ainsi réduite à son rôle de mère « consolatrice17 » ? À quand les honneurs ? Denis Ruellan le souligne : « On lit dans ces lignes une vision très stéréotypée des rôles et des chemins d’autonomie que les femmes bienséantes peuvent emprunter sans compromettre les équilibres sociaux : soigner, faire le bien, en silence. Est-ce Andrée Viollis elle-même qui parle, sont-ce ses croyances personnelles, ou veut-elle dessiner les limites qu’elle estime s’imposer à elle comme à toute femme ? Est-elle convaincue ou pragmatique quand elle conseille aux femmes de faire preuve de dévouement pour trouver les issues d’une plus grande autonomie ? Il n’y a pas de réponse car la journaliste évolue et adapte ses positions, elle cherche un chemin tout en l’empruntant ?18 ». La métaphore attendue de la jeune fille papillon — criquet — qui se débarrasse de sa chrysalide comme elle se dépouille du vêtement masculin dans les dernières pages du livre lisse quelque peu le message de l’œuvre et la portée des interrogations de genre réduites au temps de l’adolescence :

Un instant plus tard, dans sa chambre, Criquet considérait d’un air songeur le pantalon et la vareuse tombés par terre à ses pieds. À cette minute, ces vieilles nippes usées prenaient une valeur de symbole ; Criquet dépouillait avec elles sa vie passée, tous les rêves puérils que personne n’avait connus, dont elle souriait maintenant, tous ses espoirs, tous ses regrets stériles. Certes, elle enviait toujours le sort des hommes, mais elle avait appris qu’ils ne possédaient ni toutes les vertus, ni tous les privilèges, qu’ils n’étaient bien souvent, comme les femmes, que de pauvres êtres incertains et asservis. (p. 250)

12Plus d’appel à la révolte, mais une « voix de douce » (p. 251), celle de Camille, souriant à son reflet dans la glace, clôt le roman, inspirant la conclusion douce-amère des Annales : « Camille aura beau faire ; l’amazone deviendra quand même une jeune fille et qui plus est une jeune fille séduisante, affectueuse et jolie…19 ». Si « la société continue d’aliéner les corps assignés femmes, à faire emprunter la “voix douce” toute tracée » (p. 19) selon Clémence Allezard, la « voix douce » empruntée par Camille, comme par Andrée Viollis, n’est pas, en 1913, si « toute tracée »… Avec ses rêves d’exploration du monde et d’engagement pour l’égalité des sexes, Camille Viollis sort — déjà — des sentiers battus. Publié en feuilletons dans le Gil Blas, puis aux Éditions Calmann-Lévy, Criquet pâtit de sa parution la veille de la Première Guerre mondiale. Au moment de la mobilisation générale, où tous les intérêts particuliers, et toutes les luttes individuelles sont sacrifiées, c’est en tant qu’infirmière sur le front que Viollis se « rend utile à soi-même et aux autres », rédigeant ses impressions de guerre pour Le Petit Parisien.

De « l’amazone enfant » à la reporter de guerre : l’intrusion d’un cheval de Troie dans la citadelle du journalisme masculin

13Camille, toujours accompagnée de son Télémaque ou d’un roman de Walter Scott, préfigure la femme adulte reporter de guerre, toujours en action, dans l’actualité fourmillante de l’entre-deux-guerres : « Comme elle l’avait de suite aimé [ce petit volume] ! Il parlait de soleil, d’arbres à fruits d’or, de batailles et de longs voyages sur la mer tumultueuse […] La couverture au menton, ne devient-elle pas, selon son caprice, marin, explorateur, missionnaire20 ? » (p. 27).

14« [P]remière femme grand reporter21 », selon les mots de Pierre Lazareff, Andrée Viollis enquêta en Irlande, en Espagne, en URSS, en Afghanistan, en Indochine, en Afrique du Sud, au Mexique, en Chine et au Japon — sans quitter ses jupons, ne manqueront pas de souligner, comme pour la renvoyer à son sexe, ses collègues masculins22. La curiosité à l’international, en un temps où le féminisme est aussi cosmopolitisme, se lit dans Criquet : « Et les Anglaises, madame, c’est des femmes qui ont des idées comme personne » (p. 144). Première femme à entrer dans le club très fermé de l’Association française du grand reportage et militante active pour le droit de vote des femmes, Viollis s’est frayée une place dans le reportage de guerre, véritable « bastion » ou « bunker de la masculinité23 », selon les termes de Denis Ruellan. La reporter de guerre a bien réalisé les rêves d’action de l’« amazone enfant24 ». À faire, littéralement, la une des journaux par ses reportages, Viollis a renversé la « sexuation topographique du journal (« les femmes au rez-de-chaussée, les hommes en haut de page25 »), pour reprendre l’expression de Marie-Ève Thérenty. S’il n’y a pas de révolution, ni de guerre des sexes, il y a bien un cheval de Troie, l’intrusion d’une femme, dans la citadelle du journalisme masculin.

15« [L]ibre penseuse et féministe », comme le précise le péritexte de la réédition de Criquet, Viollis, qui a une conscience du genre aigüe pour son époque, n’est cependant pas complètement libre de préjugés. Dans l’une de ses interviews, la journaliste qui a su transgresser « la sexuation des genres journalistiques » (p. 120) par son activité de grande reporter, reconduit, sans en avoir l’air, la doxa réduisant la femme à un « appareil enregistreur », sismographe du monde :

La femme semble faite pour [l]e reportage. À moins qu’il ne soit fait pour elle. Par ses qualités. Et aussi par ses défauts. Elle a, comme l’enfant, comme l’animal, un instinct sûr qui lui fait, mieux que bien des raisonnements, deviner un caractère, percer des mobiles, trouver la clef d’une situation. Une rapidité qui lui permet, avec le vol éclatant et rapide du martin-pêcheur, d’effleurer la surface des choses sans rechercher à en pénétrer le fond. Un amour du changement — souvent femme varie — qui la lance allégrement d’une salle d’assises à un match de boxe, d’une loge d’actrice à une loge de concierge, d’une course de taureaux à un débat parlementaire, de la maison du crime à un palais présidentiel. [...] Elle est curieuse, et la curiosité est une qualité professionnelle. Elle est sensible, elle a un cœur qui s’émeut aux plaies des humbles, s’indigne des cruautés et des injustices, sait plaider la cause des déshérités. [...] Enfin, elle est plus docile que l’homme, et parfois plus consciencieuse [...] En somme, étonnant appareil enregistreur que la femme. Et que demande-t-on de plus au reporter26 ?

16La femme prédisposée par son sexe au genre du reportage ? Malgré toutes les frontières culturelles, politiques, sociales franchies par son activité de grande reporter et d’écrivaine, Viollis ne pouvait avoir la conscience de genre de notre siècle et reste prisonnière des préjugés de son temps. En 1913, l’« amazone enfant27 », libre de préjugés, pouvait-elle totalement survivre à l’enfance ? À l’avant-poste de l’actualité politique avec ses reportages, Andrée Viollis a également semé les germes d’une révolution du genre. Éclipsé par les grands titres des reportages qui l’ont suivi, Criquet fait figure d’hapax dans le secret de son œuvre.