Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Octobre 2025 (volume 26, numéro 9)
titre article
Lucien Dugaz

« Traire de rommans en français » : une première traduction du premier livre de l’Ovide moralisé

Traire de rommans en français”: A First Translation of the Ovide moralisé’s First Book
Ovide moralisé. Livre I, traduction et présentation par Prunelle Deleville et Marylène Possamai-Pérez, Paris : Classiques Garnier, coll. « Moyen Âge en traduction », 2024, 123 p., EAN 9782406172642.

1Jalon capital de la réception de l’Antiquité au Moyen Âge et au-delà, l’Ovide moralisé est une vaste réécriture des Métamorphoses en quelque 72 000 octosyllabes, composée par un auteur anonyme au début du xive siècle. Réécriture et non simple traduction, comme le titre « moralisé » l’indique, ce long poème constitue une fascinante acculturation de la fable au Moyen Âge chrétien, où la glose et l’allégorie s’entrelacent aux mythes antiques. Son influence culturelle a été considérable pendant plusieurs siècles, à en juger par le nombre d’auteurs et d’autrices qui en ont disposé sur leur table de travail, comme Guillaume de Machaut, Jean Froissart ou Christine de Pizan1.

2Ce très long texte avait connu une première édition critique intégrale en cinq tomes par Cornelis de Boer (1915-1938)2. Celle-ci est aujourd’hui en cours de remplacement par le travail de l’équipe internationale « Ovide en français », qui a fait paraître à la Société des anciens textes français, en 2018, les premiers fruits de son labeur collectif3. Seul le premier des quinze livres est pour l’instant publié, assorti d’un volume d’introduction générale. Une traduction en français moderne vient d’en paraître dans la collection « Moyen Âge en traduction » des Classiques Garnier, par les soins de Prunelle Deleville et Marylène Possamai-Pérez.

3L’auteur médiéval de l’Ovide moralisé suit très précisément le déroulé diégétique des Métamorphoses (pour le premier livre ici publié, donc, de la création du monde à Phaéton) et assortit chaque épisode d’une moralisation « où tous puissent trouver des exemples pour faire le bien et mépriser le mal » (p. 47), comme il l’écrit dans son prologue. Pour donner un exemple, l’épisode d’Apollon et Daphné est d’abord traduit plutôt librement, non sans rappeler les romans médiévaux et leurs portraits topiques de jeunes filles (teint d’aubépine, bras potelés, cheveux blonds), avant de faire l’objet d’une explication de plusieurs niveaux : naturaliste (la chaleur du soleil fait pousser les lauriers), historique (Daphné, noble demoiselle, fut violée par Phébus puis enterrée sous un laurier), morale (la froide Daphné est un modèle de chasteté : le laurier est caduc comme une vierge sans descendance), religieuse (Daphné est la Vierge ; le soleil est Jésus qui voulut s’unir à elle), théologique enfin (Cupidon est Dieu qui nous guide vers l’amour loyal, les deux flèches du mythe antique sont allégorisées en Charité et Envie). On mesure par ce seul exemple l’originalité et l’intérêt de ce texte pour les études sur la réception d’Ovide, et la curiosité qu’il peut susciter auprès d’un public bien plus large que celui des médiévistes.

Une traduction devenue nécessaire

4L’édition critique de 2018 a pris pour base le manuscrit enluminé de Rouen, Bibliothèque municipale, O.4 (ca 1315 -1325), comme l’avait fait Cornelis de Boer. Mais la récente édition amende à plus d’un titre ce travail désormais ancien, en proposant une étude de la tradition textuelle, de la langue, des sources, des miniatures, ainsi que les notices des vingt manuscrits conservés, nombre de variantes, un glossaire… Restait à proposer une traduction de l’Ovide moralisé en français moderne, ce qui n’avait encore jamais été fait. Le présent volume comble ce manque pour le premier livre, en plus de constituer un nouveau pas en avant dans l’exégèse du texte, dont il propose une riche annotation et des interprétations inédites. De l’aveu même des traductrices, leurs notes « soulignent en particulier la présence de la démarche allégorique dès le récit de la fable » (p. 11). C’est dire d’emblée la nécessité que l’on aura désormais à prendre connaissance de ce volume en plus — et en regard — de l’édition critique à laquelle la traduction apporte des « compléments », comme le disent modestement les autrices en introduction.

5Les deux traductrices connaissent d’autant mieux l’Ovide moralisé qu’elles lui ont déjà dédié de nombreux travaux : leur bibliographie finale, sélective, en recense ainsi trois pour Prunelle Deleville et neuf pour Marylène Possamai-Pérez. Cette dernière a organisé plusieurs colloques, publié une monographie magistrale4, édité de nombreux volumes collectifs5 ; enfin elle a dirigé la thèse de sa co-autrice Prunelle Deleville (consacrée à l’édition et l’analyse d’une réécriture tardive du texte), soutenue en 2019 et publiée récemment aux Classiques Garnier6. Naturellement, les deux autrices font partie de l’équipe « Ovide en français », qui a entre autres choses édité le texte en 2018. Dans ce contexte foisonnant de publications autour de l’Ovide moralisé depuis une trentaine d’années, l’accès au texte et à sa traduction en français moderne devenait pour la communauté scientifique une nécessité que l’édition critique et le présent volume ont entendu combler.

Quel lecteur pour la fable ?

6Cette familiarité des deux autrices avec l’Ovide moralisé, si elle fonde le sérieux d’un travail de première main qui se ressent à chaque page du travail entrepris, les a parfois conduites à négliger le lecteur novice. Certes, c’est un choix assumé d’emblée que de ne pas refaire « l’abondante introduction linguistique et littéraire » de l’édition de 2018, car « le lecteur y trouvera tous les renseignements sur le texte » (p. 7). Néanmoins, on se retrouve un peu jeté in medias res dans la traduction et le commentaire, sans introduction qui rappellerait les (in)certitudes sur l’anonymat de l’auteur (un moine franciscain bourguignon : cette information est cachée en note p. 96), la date, le milieu et la région de composition. À ce sujet, quelques lignes résumées des pages de Richard Trachsler dans l’édition de 2018 (p. 182-192) auraient suffi à éclairer notre lanterne. Rien n’est dit non plus du splendide manuscrit de base, qui est numérisé sur Gallica, ce qui aurait pu être mentionné afin que le lecteur aille en apprécier la riche iconographie (voir figure 1).

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Figure 1 – Rouen, Bibliothèque municipale, O. 4, fol. 16r. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10102188w/f32.item.zoom (consulté le 23/06/2025)

7Enfin, si l’objectif de cette traduction est, comme le souhaitent les autrices, d’« aider les étudiants et la communauté scientifique plus largement à aborder ce texte si important de la pensée et de la littérature de la fin du Moyen Âge occidental » (p. 7), peut-être aurait-il fallu, au moins pour les étudiants, dire quelques mots du texte-source, de la culture du début du xive siècle et du concept de « moralisation » dans la littérature médiévale.

8Pour ce qui est du travail de traduction, quelques pages de l’introduction en précisent les intentions et les méthodes : soucieuses de respecter la poéticité du texte-source, les autrices expliquent avec une grande clarté comment elles ont cherché à restituer les jeux de sonorités et d’images, ainsi que les répétitions lexicales, que nos critères esthétiques contemporains nous poussent souvent à vouloir éviter. Quelques sondages effectués dans le texte-source montrent qu’elles ont eu le louable soin de tout traduire et de ne rien laisser de côté. Ce souci constant du moyen français a pour revers quelques calques, par exemple « félonie » pour « felonnie » v. 1357 ; « et voulut me repaître d’un tel mets » pour « si me volt de tel mengier pestre » v. 1365 ; « génitoires » pour « genitaires » (v. 651 ou 790), mais il est vrai que le français est bien pauvre en synonymes pour désigner les pudenda en contexte littéraire ; et quelques incorrections en français moderne (par exemple l’agrammatical verbe « Mais Justice *s’en est partie la dernière » pour traduire le v. 1009 « Mes parti s’ent la deerraine »). Pour autant la traduction est complète et fidèle, stylistiquement, à son modèle, comme le souhaitaient les autrices. Reste que le choix de traduire en prose plutôt qu’en vers, même blancs, fait oublier, ne serait-ce que visuellement, l’octosyllabe original. Glisser quelque part un petit extrait en moyen français aurait pu donner au lecteur une idée du texte-source.

9Enfin, la traduction est assortie d’une riche annotation (une centaine de notes de bas de page et, en introduction, trente pages de commentaires critiques qui orientent le lecteur dans la bibliographie). Une division du texte en douze sections est proposée dans l’analyse en introduction ; elle aurait pu être reprise dans le corps du texte pour faciliter la circulation dans la traduction, à tout le moins en titre courant.

Un pas en avant dans l’exégèse

10Il faut reconnaître aux autrices d’avoir fait plus que simplement traduire. Ainsi, leur annotation au texte est riche de commentaires littéraires, et plus généralement culturels, que l’on ne trouvait pas dans l’édition critique de 2018, laquelle proposait un apparat très fourni de notes, mais pour la plupart philologiques. Premières lectrices modèles de l’édition critique à laquelle elles ont participé, elles s’interrogent, grâce à leur traduction, sur les leçons à corriger (par exemple « proloigner » pour « prolongier », p. 104), et ne cachent pas leurs doutes dans les passages difficiles : par exemple, les vers « Ses moistes eles vait cillant / Si jete une pluie cillant », note 66 p. 77, traduits par « il ouvre et ferme ses ailes humides et déverse une lourde pluie cinglante » — je crois qu’il aurait fallu ici commenter un usage poétique du premier verbe ciller (FEW cilium II/1 672a), bien attesté dans le sens de « battre des cils » mais jamais de « battre des ailes » ; en outre je pencherais volontiers, dans le second vers, pour un verbe ciller « rosser », « fouetter » (Godefroy 135b ; FEW *selj- XI 417a) plutôt que « couper avec la faucille » comme le suggère la note (FEW sicilis XI 591a), mais là encore, avec pour agent la pluie, le verbe n’est pas attesté par les dictionnaires. Enfin, toujours un œil sur le latin, les traductrices partagent à l’occasion des remarques philologiques importantes sur le texte-source : par exemple, note 89 p. 93, sur le « tellus aut isce » (I, 546) prononcé par Daphné à son père Pénée, considéré comme apocryphe mais présent sous les yeux de l’auteur de l’Ovide moralisé, qui le traduit. La traduction et l’annotation proposée, honnête et de première main, permettent donc à leur tour de faire progresser notre connaissance et notre compréhension du texte médiéval.

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11Somme toute, cette traduction, qui propose de « traire de rommans en français » le premier livre de l’Ovide moralisé, pourrait-on dire en paraphrasant le prologue, apporte une nouvelle pierre à l’édifice « des recherches, de plus en plus nombreuses, sur ce grand texte » (p. 13). Si ce volume est d’ores et déjà utile aux médiévistes pour approfondir leur connaissance d’un texte auquel leur communauté scientifique a consacré nombre de travaux, on ne saurait douter que les antiquisants et les comparatistes pourront aussi en tirer parti. La traduction claire, fidèle et précise des autrices, ainsi que leur commentaire suivi qui serre le texte sans rien en oublier, saura rendre de fiers services à celles et ceux qui ne lisent pas la langue médiévale mais qui trouveraient un intérêt à suivre Ovide dans sa traversée du Moyen Âge. On ne peut donc qu’espérer que Prunelle Deleville et Marylène Possamai-Pérez poursuivront ce généreux travail sur les autres livres de l’Ovide moralisé, quand ils seront parus.