‟Avez-vous lu” L’Arbre et la source ?
« Tout vient de ce que le texte est considéré comme ayant un secret1 »
1Longtemps, j’ai détesté le commentaire littéraire. J’avais un problème, un blocage avec cet exercice. La démarche et son but m’échappaient totalement : j’avais l’impression tenace que le commentaire s’apparentait, au mieux, à une paraphrase plus ou moins dissimulée2 (plutôt moins que plus), au pire à des virtuosités de forts en thème naturellement inimitables et incommunicables (qui allait être le Prométhée qui irait voler le feu des commentateurs pour le révéler à nous, roturiers et roturières des lettres ?). Bref, cela me paraissait flou, étouffant et sans protocole : je restais un commentateur complexé. Un jour, lors d’un cours de Master, j’entendis parler de l’Introduction à l’étude des textes de Michel Charles. Le titre, dont je n’avais bien entendu pas perçu la légère et subtile ironie3, me fit miroiter la possibilité d’un remède à mes problèmes avec le commentaire. Je l’entamais, naïvement, en bibliothèque mais, je le reconnais avec honte, je ne parvins absolument pas à aller au bout, restant sur le seuil de ce qui m’apparaissait comme un livre important mais totalement hors de ma piteuse portée.
2Le temps passa, les concours, et je tombai un jour par hasard, chez une bouquiniste du Mans qui avait tout un beau stock de la collection « Poétique », sur L’Arbre et la source. Je me plongeai dans l’ouvrage, qui me passionna, et ce fut cet opus, étonnamment, qui soulagea le premier mon angoisse du commentaire, et non l’Introduction. Étrange forme de sérendipité : non pas trouver ce qu’on ne cherchait pas, mais se rendre compte qu’on ne cherchait pas la bonne chose. Je croyais en effet que mon problème avec le commentaire était essentiellement d’ordre méthodologique, que ce qu’il me fallait, c’était un protocole, une manière de réussir au mieux un banal exercice universitaire, alors qu’il importait beaucoup plus, en réalité, de comprendre mon malaise. En permettant cela, L’Arbre et la source m’apporta une solution bien plus précieuse qu’une quelconque méthode. Non seulement le livre donnait des repères, une façon de se situer, tant théoriquement qu’historiquement, dans notre rapport aux textes littéraires, mais il permettait surtout une lucidité inestimable sur ce qu’impliquent des gestes aussi apparemment anodins et anhistoriques, que « commenter un texte ». L’Arbre et la source me convainquit qu’il était plus urgent de répondre à « peut-on faire autre chose que commenter des textes ? » ou « qu’implique le fait de commenter un texte ? » qu’à « comment commenter ? », le sens de nos gestes critiques étant irréductible à leur mise en œuvre.
3Au début de L’Arbre et la source, Michel Charles commence par une forme de mea culpa : si la critique peut apparaître vaine, alors que dire de la critique de la critique, la métacritique ? N’est-il donc pas dérisoire d’écrire, à mon tour, sur un texte déjà au deuxième degré ? Je ne le crois pas, d’autant que l’objectif de cette recension pour le moins tardive sera fort modeste4 : je n’aurai en effet pas l’ambition de commenter Michel Charles, ni d’établir une saisie globale et poussée de son œuvre théorique – certains ont déjà commencé à le faire5 –, mais plutôt de donner envie de (re)lire ou de (re)découvrir L’Arbre et la source, notamment à la jeune génération de chercheurs dont on fait partie et pour qui ce livre, qui fête ses quarante ans, n’est plus une référence incontournable : la mémoire théorique, comme l’autre, est sélective. Alors rouvrons L’Arbre et la source et allons-y.
Symptômes des discours secondaires
4 Paru dans la collection « Poétique » du Seuil en 1985, L’Arbre et la source est le deuxième livre de Michel Charles, après Rhétorique de la lecture (1977), et avant Introduction à l’étude des textes (1985) et Composition (2018)6. Le deuxième volet de ce « quatuor » est un peu à part. Si Composition prolonge en effet la méthode d’analyse des textes mise en place dans l’Introduction, qui était elle-même une « Rhétorique de la lecture bis revue à partir des hypothèses théoriques et historiques de L’Arbre et la source7 », le volume qui nous occupe fait donc plutôt office de prolégomènes historico-théoriques au programme théorique de Charles. Rappelons l’idée générale : L’Arbre et la source, qui constitue le développement d’un article paru dans Poétique8, est consacré aux discours critiques, ou discours secondaires, et, plus précisément, à la façon dont ces différents discours secondaires se légitiment.
5À cette fin, l’ouvrage propose une distinction capitale entre deux paradigmes fondamentaux définissant le rapport d’une société aux textes, notamment littéraires, et dont on trouve différents avatars dans l’histoire occidentale : la rhétorique, qui se penche éventuellement sur les textes et discours antérieurs mais à la seule fin d’en produire de nouveaux ; et le commentaire, centré sur la (re)lecture et l’actualisation incessante d’un ensemble de textes définis comme canoniques et irremplaçables. On le voit, c’est avant tout le statut des textes préexistants qui les distinguent : dans un cas, ces derniers ne sont qu’un tremplin contingent, la rhétorique étant un « instrument à fabriquer d’autres discours » (p. 12) ; dans l’autre, les textes du passé sont au cœur de l’activité d’écriture dont le but est précisément de veiller à leur entretien. L’arbre et la source du titre sont les emblèmes de ces deux « cultures »9 qui permettent de relire « l’histoire non de la littérature, mais de notre rapport à la littérature » (p. 316). Partant du point de départ que notre époque est largement dominée par le commentaire10, L’Arbre et la source invite ainsi à un complexe et salutaire exercice de réflexivité et de décentrement.
6L’ouvrage se distingue des études habituelles des discours secondaires en ce qu’il ne prétend pas établir de typologie sur des critères méthodologiques ou formels. Michel Charles montre que compte moins ce que font les différents discours secondaires que ce qu’ils veulent faire, autrement dit comment ils se légitiment. L’idée du livre est en effet que pour étudier les discours secondaires, l’approche poéticienne ou générique ne suffit pas11, et qu’il s’agit de prendre en compte le rapport aux textes que révèlent les différents genres critiques (p. 118). C’est une des grandes et belles idées du livre : le questionnement « métacritique », en apparence abstrait, aride et vertigineux, nous reconduit en fait à des problèmes anthropologiques fondamentaux : étudier la « secondarité », les « discours sur les discours » permet de faire l’archéologie de souhaits essentiels dans la mesure où « le discours sur le beau et le fonctionnement des textes et des langages est chargé de la totalité des désirs, espoirs, peurs et nostalgies d’une culture et d’une société » (p. 37-38)12.
7 Comme Introduction à l’étude des textes et Composition, L’Arbre et la source est divisé en deux parties de longueur inégale : la première, synchronique et théorique, comme son nom l’indique (« Un tableau »), esquisse des archétypes des différents discours secondaires et introduit la distinction fondamentale entre rhétorique et commentaire. La deuxième, plus fournie, est davantage diachronique et revient sur trois périodes de l’histoire intellectuelle qui sont autant d’incarnations de la culture rhétorique ou de la culture du commentaire. Plutôt que résumer linéairement ces deux parties, je me concentrerai sur leurs apports théoriques et méthodologiques majeurs : je restituerai d’abord le « roman de la division13 » entre commentaire et rhétorique puis les spécificités, notamment méthodologiques, de la partie diachronique.
Lire ou écrire ?
8Si ces deux « idéologies du texte » que sont le commentaire et la rhétorique s’opposent diamétralement, il faut toutefois rappeler qu’elles relèvent cependant de la critique professionnelle au sens large, c’est-à-dire une activité spécialisée, qui veut transmettre un savoir et qui fonde par conséquent une difficulté du texte14. Elle s’oppose ainsi à la critique mondaine : elle ne demande pas « avez-vous lu X ? » mais « avez-vous bien lu X ? », ce qui engendre inévitablement une forte dramatisation (p. 40)15. Mais quel que soit le type de critique, Charles fait émerger une donnée fondamentale pour les comprendre et les distinguer, à savoir que leur dimension secondaire, précisément, ne va pas de soi, « travaille » les discours secondaires, tous hantés par la question de leur autonomie et une nostalgie de la primarité : « tout se passe comme si le grand problème du discours secondaire était de passer pour un autre » (p. 38).
9 Or, la rhétorique est précisément le type de discours secondaire qui a rêvé à la possibilité d’une autonomie totale, dans la mesure où elle « se permet une écriture hors de l’écriture des autres » (p. 186). Ainsi, la rhétorique « prend du champ » (p. 47) par rapport aux textes sur lesquels elle se penche, et dont elle n’est jamais dépendante : étudier un discours, pour le rhétoricien, n’est jamais qu’une propédeutique à l’élaboration d’autres discours. En d’autres termes, la rhétorique que Michel Charles appelle « spéculative », c’est-à-dire celle du critique-théoricien, en opposition à celle de l’orateur, ne sert pas les textes mais s’en sert (même si en toute rigueur, la rhétorique n’a pas affaire à des textes mais à des discours). C’est donc la dimension libératrice, j’allais écrire « émancipatrice », de la rhétorique que le discours anti-rhétorique du xixe siècle a voilé : porter un regard rhétorique sur les textes littéraires, c’est les regarder d’égal à égal dans la mesure où le rhétoricien casse leur autorité et s’installe dans un ordre discursif radicalement différent de l’objet qu’il analyse. Si l’on veut, la rhétorique, c’est l’antidote parfait à ce que Florian Pennanech a théorisé sous le nom de « principe de Béguin », le mimétisme entre l’écriture critique et le texte analysé16. Le discours rhétorique est d’ailleurs à ce point indépendant du discours qu’il décrit qu’il n’est même pas fondamentalement citationnel (p. 55).
10 En plus de l’autonomie, deux autres critères permettent de saisir la démarche rhétorique, et de la distinguer de la culture du commentaire : la transparence et la systématicité. La systématicité, c’est celle de l’image de l’arbre : le discours rhétorique veut organiser et totaliser le donné. La question de la transparence est également essentielle : le discours rhétorique cherche un langage sans histoire, monosémique, qui échappe autant que faire se peut à la littérarité – sa scientificité est ainsi, paradoxalement, le gage de sa transparence17. Cette volonté d’universalité terminologique de la rhétorique est cruciale :
le rhétoricien veut être compris de tout le monde hors de toute affinité définie a priori. L’effort pour fixer la terminologie littéraire a aussi, et peut-être d’abord, pour but, en effet, d’élargir l’espace de la compréhension et de l’échange, de briser le jeu des allusions qui définit toujours une micro-société, où, dit Valéry, les termes ne s’entendent que si les personnes qui les emploient s’entendent elles-mêmes (p. 57).
11À cette démarche centrifuge de la rhétorique s’oppose celle, centripète, du commentaire, utopique « science du particulier ». Par là, la culture du commentaire peut se définir en contrepoint de la culture rhétorique : le commentaire est non systématique ; il n’est pas autonome mais a besoin de la présence de son objet, d’où sa dimension fortement citationnelle ; enfin, il refuse une terminologie transparente, au risque de tomber dans le mimétisme formel. Fondamentalement, Michel Charles montre que le commentaire ne règle pas la question de son langage, contrairement à la rhétorique qui entend « remplacer un ensemble textuel par un ensemble notionnel » (p. 74). D’où la situation existentielle terrible du commentateur, « pris entre son humilité et son désir de récrire (et d’imiter) » (p. 74). Le commentateur ne peut en effet exister sans un patrimoine considéré comme irremplaçable et sans la fameuse difficulté des textes, qui justifie sa démarche consistant à les résoudre (quand la rhétorique prétend plutôt décrire les difficultés). Dans certaines pages, plutôt cocasses, le commentateur et le rhétoricien apparaissent ainsi presque comme des types, ou des caractères, se prêtant à une description comportementale : le premier est grave et lyrique, quand l’autre est un peu cynique et fera rire (p. 92-93).
Télescope et microscope
12 La deuxième partie de L’Arbre et la source, à mi-chemin du spéculatif et de l’historique, revient sur trois périodes de l’histoire intellectuelle qui sont autant d’incarnations de la culture rhétorique ou de la culture du commentaire : la scolastique médiévale, la rhétorique à l’âge classique et la scolastique moderne impulsée par Gustave Lanson à la fin du xixe siècle. C’est l’occasion pour M. Charles de revenir sur le couple rhétorique et commentaire, pour le reprendre, l’affiner et le préciser – l’épanorthose est bien, à tous les niveaux, la figure « charlésienne » comme l’avait souligné Dominique Combe18. La dimension diachronique permet ainsi d’apporter trois précisions capitales au « tableau » de la première partie : l’histoire de nos rapports aux textes a plutôt été dominée par des ères scolastiques, pratiquant donc le commentaire (p. 129) (les âges rhétoriques étant l’exception) ; chaque époque est une forme de compromis : il n’y a pas eu de formes pures (p. 118) ; enfin, le passage d’une culture à une autre ne doit pas faire oublier qu’« il reste toujours quelque chose de la phase précédente, mais évidemment réinterprété à partir d’un autre point de vue » (p. 51).
13 Le face-à-face historique entre la scolastique médiévale et l’âge rhétorique permet de nuancer la dimension assez agonistique de la première partie du livre, qui prenait nettement le parti de la rhétorique. En effet, l’histoire montre qu’il n’est pas si facile, ni souhaitable, de « choisir » entre les deux cultures. La scolastique médiévale, archétype d’une culture du commentaire, se caractérise par trois dimensions : le savoir se constitue à partir de la lecture, cette lecture est collective et elle renvoie à une clôture. La scolastique médiévale est en effet décrite par Charles comme un dialogue entre professionnels de la lecture, fonctionnant comme une économie fermée, d’où le fait que ses heures de gloire coïncident avec des siècle où l’Université est très importante. Les discours secondaires produits par la scolastique sont marqués par un échange de plain-pied avec le texte, mais ceci, c’est son démon, favorise l’entremêlement et l’inflation des discours, ainsi que l’empilement des gloses. La scolastique tente à cela d’apporter un correctif mais qui reste tout à fait insuffisant : c’est le très ambigu appel au « retour au texte ». Michel Charles analyse longuement les présupposés et les contradictions d’une telle prétention : en effet, prétendre revenir au texte, c’est s’illusionner sur la possibilité d’une approche première ou naïve, dans la mesure où, pour Charles, le texte « n’existe » pas avant qu’on y fasse retour. D’autant que le commentaire rend ce retour au texte qui le fonde impossible à stabiliser, que ce soit en amont ou en aval : dans sa perspective, tout texte est susceptible d’être littéraire et commentable ; et aucun processus ne vient stopper la masse des interprétations venant étouffer le texte initial, auquel il s’agissait pourtant de revenir…
14 À l’opposé du circuit fermé scolastique, la rhétorique est « une idéologie du texte redéfinie en fonction d’un public » (p. 207) : il n’y a plus un corps de lecteurs professionnels soumis à un texte fondateur mais une dimension sociale généralisée, à l’origine des textes comme du point de vue de leur évaluation. Caractérisée avant tout par une désinhibition de l’écriture (p. 186), la culture rhétorique du xviie siècle assimile les résidus de la culture scolastique passée en promouvant la langue française : ce changement de perspective est décisif, car si « la langue tient lieu de texte » (p. 216), si on remplace la sacralité du texte par le génie de la langue, qui appartient à tous, alors on fait de chacun un auteur en puissance. Mais la rhétorique a aussi son démon, celui d’évacuer la littérature, ce que Michel Charles observe à partir de la querelle des Anciens et des Modernes. Radicalisée, la rhétorique peut en effet se passer complètement d’un ensemble de textes spécifiques qui serait « la littérature » : rationaliste et désacralisante, la rhétorique poussée à la limite n’a plus les moyens théoriques de préserver quelque chose comme une littérature, elle dissout cette dernière dans une pure logique centrifuge. Ainsi, si dans une culture du commentaire, les textes risquent la noyade, avec la rhétorique, ils s’exposent à l’abandon pur et simple.
15 Cette deuxième partie, on l’aura compris, n’est pas un pur travail d’histoire des idées. Michel Charles esquisse plutôt un entrelacement du théorique et de l’historique, et ce avec des grandes variations d’échelle, compensant la « vue télescopique » proposée (plusieurs siècles en une centaine de pages) par des « études microscopiques » (p. 255). Ainsi, l’esquisse large qui est faite de la scolastique médiévale se conclut par une longue étude minutieuse de quelques passages de l’essai « Sur des vers de Virgile » de Montaigne, afin de donner à voir comment ce dernier mine de l’intérieur la démarche scolastique, pratiquant, véritable oxymore, un commentaire irrespectueux. Mêmes variations de focale dans les chapitres sur la rhétorique, entre saisies globales et analyses de détail de Furetière ou de Bouhours. D’un point de vue rhétorique, justement, l’utilisation de ces « exemples » dans L’Arbre et la source est tout à fait étonnante à la première lecture : contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces textes analysés de près n’ont pas valeur d’emblèmes ou de simples illustrations, le point de vue microscopique complète le développement et le fait progresser au même titre que les idées plus générales, dans un mélange déconcertant d’intuitions et de déductions.
Que faire ?
16La fin de L’Arbre et la source est l’occasion de revenir sur la nouvelle scolastique qui s’est ouverte avec Gustave Lanson et la IIIe République, époque de la disparition de la classe de rhétorique au lycée : nous sommes les héritiers de cette scolastique. Comment se présente cette scolastique revisited ? Charles montre que la scolastique de Lanson est une scolastique prudente, une scolastique aseptisée qui connaît les erreurs de son ancêtre médiévale : l’idée sera en effet de « revenir au texte » mais en livrant un commentaire qui sera le moins écrit possible, ce sera l’explication de texte, qui lorgne vers un certain type de genre critique :
L’entreprise lansonienne vise à revenir aux textes sans produire de textes. C’est par là qu’elle est impressionnante – et naïve. La forme vers laquelle tend l’explication de texte, c’est l’édition critique, qui distribue, selon des modalités diverses, l’éclaircissement (glose grammaticale, renvoi au contexte) et l’interprétation […] en marquant la différence absolue de l’apparat critique et du texte (p. 275-276)
17Outre une refonte pédagogique, la scolastique de Lanson permet également un geste crucial, celui d’organiser une littérature nationale délivrée des textes antiques : les textes en français acquièrent la dignité des textes anciens. Mais cela pose un problème méthodologique auquel tout professeur continue d’être confronté : comment justifier l’étude de textes a priori transparents d’un point de vue linguistique ? Il s’agit donc de fonder un nouveau type de difficulté. Lanson donne donc aux textes vernaculaires français, dans un même geste, autorité et (donc) difficulté. L’objectif des professeurs sera désormais d’ « expliquer aux élèves pourquoi ils croient comprendre (c’est du français), mais ne comprennent pas (c’est du français d’une autre époque) » (p. 261). D’où la prédominance, dans l’explication de texte, de la dimension linguistico-historique : expliquer un texte, ce sera essentiellement le traduire.
18L’entreprise de Lanson s’est uniquement vouée à la lecture, elle n’a rien fait pour satisfaire le désir d’écriture du critique. Les querelles bien connues entre Barthes et Picard, de même que l’essor de la poétique dans les années 1960 et 1970 sont ainsi pour Charles des symptômes de cette négligence volontaire. Le commentaire lansonien était en crise, une nouvelle forme de rhétorique se cherchait : ainsi, « [l]e structuralisme, dans les études littéraires, c’est le retour du rhétorique, et du coup sa mise en sourdine dans le sillage de la mise en cause diffuse du structuralisme » (p. 49-50).
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19Quarante ans après la parution de l’ouvrage, j’aimerais conclure sur le « et » du titre. De L’Arbre et la source, on retient surtout le grand partage entre deux paradigmes et la promotion de la rhétorique. Pour reprendre le terme de Christine Noille, on l’a surtout lu comme s’il s’intitulait L’Arbre ou la source19. Que le titre ait été ainsi rapporté à une alternative n’a rien d’étonnant : elle révèle une ambivalence indéniable dans le traitement de la distinction rhétorique/commentaire, les appels à la prudence historique côtoyant une indéniable volonté tactique de radicaliser l’opposition.
20Vu d’aujourd’hui, il me semble pourtant que la distinction fondamentale que propose Michel Charles est surtout d’ordre théorique et méthodologique ; son insistance sur le fait que l’histoire ne montre majoritairement que des combinaisons avec des dominantes me paraît beaucoup plus importante. Il est à cet égard symptomatique que dans la partie diachronique, qui n’est pourtant pas si longue, Charles s’attarde autant sur les moments de transition qui donnent lieu à des formes hybrides (le commentaire irrespectueux de Montaigne ou la querelle Barthes-Picard). Le fait que je me sois réconcilié avec le commentaire grâce à un ouvrage qui le relativise tant n’est donc qu’un paradoxe apparent, car L’Arbre et la source allie précisément relativisation et considération du commentaire, il le remet salutairement à sa place tout en montrant qu’il ne disparaît jamais réellement20.
21Ni traduit ni réédité, peu cité21, L’Arbre et la source est un livre apprécié, mais qui reste confidentiel. Il n’a pas connu la même fécondité que l’Introduction à l’étude des textes, ouvrage incontournable pour comprendre diverses propositions théoriques majeures du champ contemporain22. Si l’Introduction est décisive, en ce qu’elle met en place un protocole sans équivalent pour « l’analyse des textes, parente décidément pauvre de nos travaux, quelque peu négligée et par les historiens et par les poéticiens »23, L’Arbre et la source ne l’est pas moins. C’est en effet un livre capital pour comprendre que nous ne pourrons jamais correctement saisir les objets qui nous intéressent en tant que spécialistes de littérature (les textes, les genres, les styles, les auteurs et autrices, les époques…) si l’on ne prête pas d’abord attention à ce que l’on demande aux textes. Plus encore qu’à une redécouverte du paradigme rhétorique, le livre de Michel Charles invite peut-être avant tout à une forme d’introspection théorique, rare dans les études littéraires, en nous rappelant que nous sommes peut-être moins les spécialistes d’un objet (« la » littérature) que de certains gestes, ou du moins que notre « savoir-faire » n’est pas moins important que notre savoir tout court.