Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Juin 2025 (volume 26, numéro 6)
titre article
Franck Javourez

Camille Benoit, un polymathe retrouvé

Camille Benoit, a rediscovered polymath
Karol Beffa et Guillaume Métayer, Camille Benoit musicien, Sainte-Colombe-sur-Gand : La Rumeur libre, 2024, 3 vol., EAN 9782355773242.

1Dans la Gazette des beaux-arts du 1er juillet 1932, Paul Jamot décrit ainsi Camille Benoit : « un musicien philosophe et poète, expert en littérature comme en peinture » (vol. 2, p. 24, note 64). Guillaume Métayer confie l’avoir rencontré grâce à ses travaux sur Anatole France (vol. 2, p. 23). Karol Beffa se rappelle avoir lu son nom lorsqu’il était au Conservatoire, présenté comme l’élève de César Franck. Il ajoute avec humour qu’il craint pourtant « l’avoir un temps confondu avec l’organiste François Benoist, qui eut Franck non pour maître, mais pour disciple » (vol. 3, p. 3). Les deux artisans de ces retrouvailles avec Camille Benoit et son œuvre nous livrent aujourd’hui le fruit de leur recherche enthousiaste, grâce à trois volumes groupés dans un coffret par les éditions La Rumeur libre.

2Le premier volume, Camille Benoit critique musical, nous donne à lire les textes de Camille Benoit, richement commentés par ses éditeurs scientifiques. Le deuxième volume, À la recherche d’un polymathe oublié, est une monographie écrite par Guillaume Métayer. Sans se priver d’informations biographiques, elle présente l’œuvre de Camille Benoit autour de trois grands axes : « Un grand passeur wagnérien », « Le traducteur de Goethe » et « Camille Benoit compositeur ». Notons que ce volume est accompagné d’annexes judicieusement choisies, composées de productions diverses de Camille Benoit. On y trouve les poèmes en vers publiés dans la presse et recueillis ici pour la première fois ; le livret de La Mort de Cléopâtre ; la traduction en français de La Fiancée de Corinthe de Goethe et un choix de lettres à divers correspondants (dont Camille Saint-Saëns, Paul Dukas, Pierre de Nolhac ou encore Hugues Imbert). Le troisième volume, Camille Benoit compositeur, offre l’analyse musicale des œuvres qui nous sont parvenues, ainsi que les partitions elles-mêmes, reproduites d’après les éditions originales ou bien entièrement recomposées. L’on retrouve dans les commentaires musicaux de Karol Beffa clarté et élégance.

3Polymathe, Camille Benoit (1851-1923) l’est assurément : élève de César Franck au Conservatoire, traducteur de Wagner et de Goethe, poète. Historien de l’art autodidacte, il renonce à la composition musicale lorsqu’il est nommé en 1894 directeur adjoint du département des peintures au Musée du Louvre. La recherche menée à travers cette édition a plusieurs objectifs. D’abord, de toute évidence, il s’agit de faire découvrir cette œuvre, sous ces aspects les plus divers. En cela, on ne saurait mieux faire que de donner les textes sources avec leur analyse. Ensuite, ce qui paraît moins évident, ce travail compose bel et bien cette image de polymathe, qui est celle du vrai Camille Benoit, que peu de ses contemporains avaient réussi à cerner. Lorsque Camille Benoit était connu, il l’était ponctuellement, pour un aspect particulier. Enfin, et c’est peut-être le point le plus étonnant de cette œuvre, Guillaume Métayer suggère à plusieurs reprises que cette polyvalence même pourrait être à l’origine de la faible notoriété de Camille Benoit.

4Considérant ce parcours, on comprend aisément la fascination que Richard Wagner exerça sur Camille Benoit, qui ne voit pas seulement en lui un grand musicien novateur. Il écrit en 1884 :

Richard Wagner est, avant tout, un poète, un grand poète dramatique, dont les ancêtres spirituels ont habité l’Inde et la Grèce, où ils connurent et accrurent les bienfaits d’une civilisation supérieure à la nôtre à quelques égards (vol. 1, p. 7).

5Dans l’esprit de La Revue wagnérienne qui est fondée en France l’année suivante, Camille Benoit affirme la suprématie de Richard Wagner poète. Et, prolongeant les considérations poétiques, il ne pouvait qu’admirer le prosélyte de « l’œuvre d’art totale ».

6Guillaume Métayer relève avec beaucoup de finesse la richesse produite par les ambivalences apparentes lorsqu’il évoque l’appartenance de Camille Benoit à la Société nationale de musique, qui défend avant tout l’art français, en regard de son engagement pour la connaissance et la diffusion des musiques allemandes, russes et scandinaves. Camille Benoit l’affirme sans détour : on peut être musicien français, défendre avec hardiesse la musique française et accueillir l’œuvre de Wagner. Ainsi écrit-il en 1885 :

Je ne vois pas qu’il soit temps de renoncer à cette grande et belle tradition d’éclectisme supérieur, d’impartiale universalité, qui fut notre gloire dans le passé et doit demeurer notre honneur dans le présent (vol. 1, p. 47).

7En 1887, dans cet esprit d’universalité et de partage, il publie la traduction d’un choix d’écrits critiques et autobiographiques de Wagner jusqu’ici inédits en français (voir vol. 2, p. 14-15). Il y exerce son art avec virtuosité et Guillaume Métayer insiste :

Il n’est pas même un simple traducteur passionné, mais bien un interprète de haut vol de l’œuvre qu’il a choisi de transplanter dans sa langue maternelle afin de faire évoluer l’esthétique nationale (vol. 2, p. 16).

8Malheureusement, cette traduction pionnière de Wagner est supplantée dans les années qui suivent par les intégrales des textes wagnériens qui paraissent peu à peu en France.

9Toujours en 1887, il est le premier à traduire en français des extraits des Mémoires d’une Idéaliste de Malwida von Meysenbug. Ces textes sont intégralement reproduits et commentés dans l’édition de Karol Beffa et Guillaume Métayer (vol. 1, p. 53-82). Ce dernier explique de nouveau l’effacement du nom de Camille Benoit :

De fait, pour Meysenbug comme pour Wagner, des versions complètes ont recouvert les volumes pionniers et les fragments annonciateurs : c’est, ici, l’éclaireur procédant par incursions suggestives qui est bientôt relégué au silence de la mémoire (vol. 2, p. 21).

10Nouveau texte traduit de l’allemand d’un autre écrivain universel et encyclopédique : le Faust de Goethe. La traduction de Camille Benoit paraît chez Alphonse Lemerre en 1891. Sa qualité est largement louée par la critique. Malheureusement, Lemerre ne réimprime pas cette traduction, et la remplace par celle de Nerval, plus populaire, et par celle de Suzanne Paquelin (vol. 2, p. 30). Ajoutons que ce Faust de Camille Benoit comporte une préface d’Anatole France, dont les poésies sont publiées chez le même éditeur.

11Le nom d’Anatole France revient souvent dans ces volumes et il ne faut guère s’en étonner. Non parce que l’auteur d’À la recherche d’un polymathe oublié est un éminent francien, mais, avant tout, en vertu de l’amitié que France et Camille Benoit ont nourrie l’un pour l’autre durant des années. Anatole France donne notamment à la fin des Noces corinthiennes la traduction de la ballade de Goethe, La Fiancée de Corinthe (reproduite dans vol. 2, p. 125-128) par Camille Benoit. Guillaume Métayer s’interroge :

Benoit aurait-il été, comme traducteur, l’inspirateur du poème francien dont il se fit aussi le compositeur  ? En tout cas, ce thème lui est l’occasion d’être à l’œuvre sous deux espèces, comme un nouveau wagnérisme fragmentaire : traducteur de l’allemand d’un côté, auteur de la musique de scène de l’autre (vol. 2, p. 62).

12Camille Benoit met en effet en musique Les Noces Corinthiennes et Karol Beffa analyse les deux fragments qui nous sont parvenus (vol. 3, p. 41-67) et donne même la partition de l’Épithalame (vol. 3, p. 121-125). Malheureusement, nouveau hasard du destin, Henri Busser met à son tour Les Noces corinthiennes en musique, jouées à l’Opéra-Comique en 1922 et cette nouvelle adaptation supplante la précédente. Ce qui fait dire à Guillaume Métayer : « Benoit se retrouve ainsi effacé comme musicien d’Anatole France comme il l’avait été comme traducteur de Goethe et de Wagner. » (vol. 2, p. 80)

13La connaissance intime de l’œuvre de France permet à Camille Benoit des rapprochements intéressants. Parmi les textes de critique musicale publiés ici, la chronique d’août 1888 consacrée au Requiem de Fauré apparaît tout à fait remarquable et confirme que « Benoit ne pratique pas le journalisme musical comme un simple chroniqueur mondain des concerts. » (Vol. 2, p. 17) Fauré y devient frère de France : « deux êtres de même essence et de même origine, deux fils d’une même mère, visités d’un même souffle de l’esprit, semblables et différents, ainsi qu’il convient à des frères » (vol. 1, p. 259). Camille Benoit analyse page à page l’œuvre sacrée de Fauré en lui comparant des vers choisis de France. Cette critique, loin des sèches analyses techniques, devient elle-même œuvre de poète, consacrant par l’exemple les célèbres correspondances entre les arts. Camille Benoit est aussi baudelairien que wagnérien et sa passion pour la peinture ne dément pas ce point. On pourrait ajouter qu’il est aussi francien par la qualité de sa critique impressionniste.

14La minceur de l’œuvre n’explique pas la faible notoriété d’un tel artiste. Tout au long de son ouvrage, Guillaume Métayer s’interroge sur ses raisons :

Ce brutal abandon de la musique à l’orée du succès a-t-il à voir avec la personnalité et, finalement, avec l’oubli de Camille Benoit  ? Beaucoup le pressentent, faisant de lui le portrait d’un original, incapable de saisir la Fortune par les cheveux (vol. 2, p. 95).

15Sa personnalité est-elle seule en cause  ? Sa singularité n’a guère joué en sa faveur  ; sa germanophilie non plus. À la lecture de ces volumes, on comprend cependant en quoi le cas particulier de Camille Benoit s’inscrit dans les recherches que mène Guillaume Métayer depuis des années. Voltaire, Nietzsche et France, auxquels il avait respectivement consacré deux volumes en 20111, sont des écrivains et des penseurs encyclopédiques, touche-à-tout, dont l’œuvre se prévaut d’une portée universelle. La monographie consacrée à France cherchait déjà à comprendre les raisons des haines qu’il a suscitées et l’effacement de son œuvre après sa mort. Avec Camille Benoit, Guillaume Métayer pousse, si l’on peut dire, un cran plus loin. Le musicien avait en effet tous les atouts pour obtenir la notoriété des précédents, mais il n’en fut rien. Le cas est d’autant plus intéressant que France et Benoit étaient proches, mais le premier a obtenu, au moins de son vivant, une consécration que n’a jamais connue le second. Les explications de cet insuccès sont multiples et de nature très diverse, qui vont des partis pris esthétiques aux implications psychologiques, en passant par tous les facteurs sociologiques imaginables. Ce coffret sur Camille Benoit devient donc exemplaire à tous égards : il nous fait découvrir une œuvre authentique, digne d’être pleinement appréciée, et nous fait réfléchir sur le devenir de l’art et de l’artiste en général, jamais définitif, toujours inattendu, à travers un cas des plus remarquables.