Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Juin 2025 (volume 26, numéro 6)
titre article
Julia Roumier

Penser la bêtise, creuset fécond pour la langue, la littérature et les arts

Paloma Bravo, Philippe Guérin, Nathalie Peyrebonne (dir.), Quand l’esprit vient à manquer : la bêtise. France, Italie, Espagne, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2024, 328 p., EAN 9782379061134.

1La bêtise, est-ce qu’il y a de mieux partagé au monde : imbécile est celui qui se déplace sans bâton, in-baculum, désarmé, ce que nous sommes tous à un moment donné. Cette universalité du thème a assurément avivé l’intérêt de bien des auteurs dans la peinture de leurs personnages… La bêtise est une source d’inspiration féconde pour la littérature. L’Espagne peut revendiquer une figure centrale, ou plutôt un couple tutélaire, qui innerve le volume, Don Quichotte et Sancho Panza. Par leurs interactions, les deux héros révèlent l’intrication complexe entre génie, folie et bêtise. Qui du maître ou du serviteur est le plus bête ? Celui qui manque de raison en dépit, ou plutôt en raison, de sa culture, ou celui qui allie ignorance et préjugés à un robuste bon sens… ? Comme l’écrit Augustin Redondo, « Le chevalier et son écuyer constituent deux oxymores vivants, un fou-sage d’un côté et un sot-sensé de l’autre » (p. 61). Les frontières de la bêtise sont en effet mouvantes et ambiguës et les subtilités du Quichotte parcourent l’ensemble du volume tel un fil rouge, porteur d’une réflexion sur la bêtise comme sagesse ou comme folie, comme surabondance ou comme manque d’imagination.

2Sous l’égide de ce couple tutélaire défile une galerie de personnages qui ouvrent une réflexion sur la bêtise et le fait littéraire lui-même, ainsi que sur la relation de l’auteur au lecteur. La bêtise comme outil de différenciation met ainsi à distance un autre dont on souhaite se démarquer pour mieux affirmer une appartenance au camp de la raison. La bêtise n’existe en effet que par rapport à une norme de raison, elle-même variable, et sur laquelle il faut créer un consensus pour définir les frontières de la sagesse.

3Quand l’esprit vient à manquer ambitionne de faire émerger ce que les trois aires linguistiques concernées (France, Italie, Espagne) ont en commun, ainsi que la part d’intraduisible entre les différentes appréhensions de la bêtise, dans un arc qui va du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Vaste programme au vu de la plurivocité du terme : bêtises. Au pluriel, il s’agit d’actions causées par inattention, par accident, mais, au singulier, et précédé de l’article défini, le substantif désigne bien une tare qu’on brocarde chez l’autre. Il s’agit donc ici de cerner le concept de bêtises et ses avatars. L’affaire n’est pas simple, comme l’écrit Nathalie Peyrebonne, « c’est une notion qui doit être redéfinie à chaque changement de perspective, qu’elle soit géographique, temporelle, sociale ou autre » (p. 8). Et les perspectives méthodologiques adoptées dans ce volume placé sous le signe du dialogue sont multiples : philosophie, littérature, histoire, iconographie, linguistique.

4La convergence de ces approches variées offre une belle cohérence à ce volume principalement centré sur la période moderne, reflet sans nul doute des champs de spécialité des trois directeurs de la publication. Deux articles sur la littérature médiévale et deux articles sur l’Italie contemporaine viennent compléter ce panorama tri-culturel. Si quelques travaux avaient déjà été publiés sur la question de la bêtise, on pouvait y noter un fort tropisme pour les xixe et xxe siècles (on pense au beau volume de 2011 dédié à la question, Bêtise et idiotie, sous la direction de Marie Dollé et Nicole Jacques-Lefèvre), périodes qui se prêtent tout particulièrement à cet angle d’attaque, avec l’œuvre de Flaubert, l’idéal d’éducation des masses et le rêve scientifique de rationalité. C’est ici un terrain riche mais moins connu qui est inspecté à la lumière de la bêtise, sous toutes ses facettes, et cela ouvre un champ fécond d’analyses, qui abordent plusieurs couples conceptuels dichotomiques : l’âme et le corps, la raison et les sensations, la certitude et le doute, l’humanité et l’animalité… En dépit de leur diversité, les articles se répondent en effet : on croise et recroise la question de la métaphore animale, de l’utilisation de la satire moqueuse pour pointer la bêtise, du renversement des valeurs, avec la bêtise sage, ou encore de l’utilisation de la bêtise comme outil de connivence entre auteur et lecteur, réunis par un rejet commun de cette tare.

5La gageure était justement de réunir les si diverses facettes du sujet sans s’éparpiller dans cet ouvrage collectif pluriculturel. Le livre se compose, outre une brève introduction de Nathalie Peyrebonne, d’une ouverture philosophique, de cinq parties équilibrées (« Les mots de la bêtise », « La bêtise en images », « Bêtise ou intelligence », « Lorsque l’amour rend bête », et enfin, « La bêtise et la grâce »), et d’une conclusion, très pertinente, par Philippe Guérin. Les cinq axes choisis sont cohérents et se font écho, tant par les thèmes que par le corpus traité. Ces axes se suivent selon un mouvement de crescendo qui va de la désignation du terme, à l’inversion d’une sacralisation de la béate ignorance, en passant par une étude des représentations graphiques de la bêtise, et de l’amour comme cause de l’abêtissement. L’inversion était également déjà présente dans la partie dédiée aux paradoxes dialectiques qui unissent bêtise et intelligence, dans trois articles qui convergent autour de l’étude d’un héros pris à tort pour un imbécile : l’un traite le cas de la littérature sapientiale médiévale (xiiie-xive siècles), le deuxième, celui de la figure d’un roi sot qui se révèle en réalité bien malin, et, enfin, le troisième s’intéresse à la bêtise comme stratégie, lorsque l’on cherche à se faire passer pour un imbécile.

6Roland Breeur ouvre le volume en tant que spécialiste puisqu’il a publié en 2018 un ouvrage chez Garnier consacré à la bêtise. Dans son article inaugural, « Entre délire et désir : quelques réflexions sur la bêtise chez Malebranche et Spinoza », il montre l’ampleur de ce que recouvre la bêtise protéiforme, dont les facettes articulent ce volume. L’auteur pose les jalons de la réflexion avec les noyaux problématiques qui sont au cœur du concept de bêtise : pour ce faire, il analyse deux formes de bêtise opposées ; l’une, chez Malebranche, est « un resserrement de l’âme, [et l’autre, chez] Spinoza, renvoie plutôt à un mouvement inverse, [et] l’âme répand des généralisations issues de l’imaginaire » (p. 22). Il s’agit des transversaux ou universaux que Spinoza critique comme sources de confusion et clichés. À partir de ces deux conceptions opposées, Roland Breeur dégage deux visions de la bêtise, délire ou désir, excès de fermeture ou excès d’ouverture. Ce travail liminaire confronte d’emblée le lecteur aux difficultés engendrées par la définition trop étroite de la bêtise, dans le langage courant.

7Ce langage possède en revanche de très nombreuses expressions imagées pour dire la bêtise, indice s’il en fallait de la richesse et de la complexité du sujet. Dans « Les mots de la bêtise (latin et langues romanes) », Marta López Izquierdo propose une réflexion sur la sémantique du lexique roman associé au terme latin bestia et explore les métaphores conceptuelles à l’œuvre dans le langage ordinaire, pour dire la bêtise. Elle soulève la productivité des métaphores animales : dans la bêtise, il y a la bête, la définition même de l’humanité reposant sur la nécessité de gouverner l’animal en nous. On voit l’importance d’un champ métaphorique qui traverse les aires linguistiques et les époques, dont l’autrice appelle à approfondir encore l’étude.

8Augustin Redondo (« La figure du necio (sot) : représentations, jeu de miroirs et de réversibilité à travers quelques textes espagnols des xvie et xviie siècles ») offre une étude magistrale s’appuyant sur une grande diversité de sources. L’auteur commence par l’évocation d’un réseau lexique échographique autour du vocable necio, à partir de dictionnaires modernes, entre autres. Il souligne ensuite la façon dont l’idiot représente un anti-courtisan, et en explore les avatars avec des références aux plus grands auteurs (Castiglione, Quevedo, Gracián, Lope de Vega, Cervantes…), ce qui révèle la permanence de l’intérêt de la littérature du Siècle d’or pour le sujet. L’auteur rapproche ainsi l’idiotie de la folie en étudiant sa relation à son antonyme discreto, sage.

9Le pendule de Foucault offre des pages fondamentales sur le crétin, l’imbécile et le fou. Nicolas Bonnet les analyse dans « Typologie de la bêtise dans le Pendule de Foucault, d’Umberto Eco », et s’intéresse en particulier au personnage de Bulbo et à son aveuglement, qui le plonge dans l’erreur. Le génie créatif est une forme de refus du réel qui peut confiner à la bêtise, soulignant l’importance du concept dans la distinction entre génie et folie.

10Le volume dédie une partie aux images de la bêtise ; elles visent généralement la critique, le rire moqueur et le mépris. Pour représenter visuellement le manque d’intelligence, on use avec abondance des figures animales ; l’âne surtout, se trouve au centre de cette iconographie. Pierre Civil s’y intéresse dans un article d’iconographie qui se centre sur les œuvres satiriques, et en particulier sur celles de Goya : « La bêtise en images : variation sur quelques âneries dans l’Espagne de la période moderne (xvie-xixe siècle) ».

11Si le grotesque est chez Goya un outil de dénonciation des travers humains, le cinéma exploite des filons similaires. Les comédies ne manquent pas d’idiots prompts à engendrer le rire. Anne Boulé-Basuyau s’attarde sur l’acteur-personnage Checco Zalone dont le nom signifie « quel crétin ! » en dialecte des Pouilles « Quand la bêtise vient à triompher : Quo vado ? de Gennaro Nunziante et Checco Zalone »). Cette satire s’attaque à une certaine idée de l’italianité et l’autrice analyse de façon très pertinente la dichotomie entre le succès populaire de cette comédie et les vives polémiques qu’elle a suscitées.

12Avec « Autour du necio dans la prose sapientale castillane, des xiiie et xive siècles : des Bocados de oro au Libro del caballero Zifar », Olivier Biaggini propose deux cas bien distincts. Pour don Juan Manuel, l’idiot est un repoussoir politique, un être impropre à la relation sociale et pédagogique. Le Libro del caballero Zifar offre quant à lui un personnage subtil et complexe, le ribaldo, simple et spirituel à la fois, dont le pragmatisme irrévérencieux permet de deviner un ancêtre de Sancho Panza. Dans cette fiction, la bêtise est aussi une ressource narrative, un costume que le héros revêt pour mieux déployer sa ruse.

13On retrouve un personnage complexe d’idiot plein de raison avec Ramiro, jeune moine puis roi, qui sait paraître idiot pour mieux parvenir à ses fins, dans « La figure du roi dans La Campana de Aragón de Lope de Vega ». Kassandre Aslot souligne comment Lope de Vega offre un exemplum sur la figure du bon monarque avec l’affirmation de la simplicitas chrétienne. Cet éloge de l’humilité est révélateur d’une attitude de revalorisation de formes de bêtise tenant de la vertu, en particulier de la droiture et de l’honnêteté.

14Au théâtre, une comedia du xviie siècle de propos doctrinal incarne la bêtise dans deux personnages : le prince usurpé et le niais (« La bêtise : topos et stratégie dans Los primeros mártires del Japón (1621 ?)). Florence Dumora souligne la façon dont leur rencontre permet de dégager une définition de la bêtise en lien avec un discours humaniste sur les facultés de l’esprit.

15L’indispensable chapitre dédié au pouvoir abêtissant de l’amour s’ouvre par l’article de Philippe Guérin, « Quand l’amour rend bête : aperçu sur la passion et ses ravages dans la littérature italienne du Moyen Âge ». On se réjouit que l’article s’ouvre par deux objets porteurs de représentations en lien avec le Lai d’Aristote, où le philosophe est humilié par la maîtresse d’Alexandre. Ces deux objets, un aquamanile et un coffret sculpté, tous deux du xive siècle, témoignent de la force humoristique de ce thème et de sa présence dans le quotidien, sans que le contenu moralisant soit vraiment prioritaire… Quelle joie en effet de voir le philosophe ramené aux faiblesses de la condition humaine ! La séduction féminine et les excès de la passion comme sources de la perte de raison ont une grande fécondité dans le champ littéraire. L’étude fait aussi un sort à Boccace, au détour d’une œuvre bien moins connue que son Decameron, l’Elegia de madonna Fiametta. Celle-ci peut être rapprochée d’une figure clef de la bêtise féminine, Emma Bovary. Selon Philippe Guérin, cette élégie, permet d’affirmer que la bêtise incarne un « carcan libérateur », qui émancipe en particulier des limites qu’impose la morale, ce qui libère aussi la plume, attachée à faire rire et à émoustiller le lecteur.

16Cette veine grivoise est approfondie dans l’article suivant, « Homme bête, homme, bête, imbécillité, animalité et sexualité, dans les nouvelles italiennes de la Renaissance » : Victoria Rimbert s’y attache à l’étude d’épisodes de séduction d’une femme, par un homme « stupide mais apprécié pour ses qualités anatomiques » (p. 229). Un tel renversement de la hiérarchie des sexes offre un fort potentiel comique, dans lequel l’animalisation des amants permet de dénoncer à la fois les excès de la libido féminine et les méfaits de son ascendant sur les hommes.

17La dernière section du livre se centre sur la dimension religieuse, déjà évoquée en particulier au sujet de la comédie La Campana de Aragón de Lope de Vega. Le système d’inversion des valeurs cher à la foi chrétienne va en effet valoriser, voire sanctifier, une bêtise synonyme d’ingénuité et d’humilité. Dans « Du saut au saint : quelques cas de sainte bêtise, dans la littérature spirituelle du xvie siècle, en Espagne », Pauline Renou-Caron embrasse la littérature spirituelle du xvie siècle espagnol en se centrant sur la figure du frère lai. Cet article apporte à ce volume un éclairage différent et très précieux sur la bêtise, comme sainte simplicité, folie pénitentielle ou docte ignorance. L’étude du corpus de notices biographiques de l’hiéronymite José de Siguënza est complétée d’un contrepoint, révélant la dimension peccamineuse de la bêtise dans l’œuvre du peintre Jérôme Bosch.

18Un dernier article prolonge la piste, très riche, de la peinture, « María Zambrano, Ramón Gaya et El Niño de Vallecas de Velázquez. La grâce de l’idiot ». Camille Lacau St Guily croise les interprétations du portrait d’un idiot par deux amis, l’une philosophe, l’autre peintre. Tout comme l’article précédent, on apprécie, dans ce dernier travail, l’analyse d’une mise en valeur laudative de la bêtise, ici objet d’une contemplation permettant une élévation intérieure, une « épiphanie comme visage » (Emmanuel Lévinas).

19Clôturant ce volume, la conclusion de Philippe Guérin rassemble nombre des problématiques abordées en offrant une ouverture sur « la chance que nous offre la bêtise, comme clef pour aller à la découverte de ce que nous sommes » (p. 308). Il y a ainsi des bêtises nécessaires, fécondes et utiles. En somme, pour reprendre le titre de Maurizio Ferraris (2016), « l’imbécillité est une chose sérieuse ».