Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Avril 2024 (volume 25, numéro 4)
titre article
Yann Figuière

Écrire animal

Animal writings
Davide Vago, Le tissage du vivant : écrire l’empathie avec la nature : Pergaud, Colette, Genevoix, Giono, préface d’Anne Simon, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2023, 160 p., EAN 9782364414778.

Une synthèse sur l’histoire de l’écopoétique

1 Davide Vago inscrit son ouvrage, Le Tissage du vivant, dans le mouvement écopoétique dont il retrace l’histoire dans l’introduction, de façon à la fois claire et documentée. Il rappelle comment l’ecocriticism américain, développé à partir des années 1980 dans une perspective « d’activisme culturel » (p. 15), a été adapté par les chercheurs francophones sous la forme de l’écopoétique. Alors que pour le premier, « l’analyse littéraire est […] considérée comme préliminaire à une injonction pédagogique ou éthique » (p. 15), à savoir changer son rapport à l’environnement, l’écopoétique opère un retour à « la littérarité, comme lieu d’élaboration d’une conscience littéraire de l’environnement » (p. 17). L’auteur rappelle avec raison que les modifications survenues lors de ce transfert ne tiennent pas seulement aux traditions universitaires respectives de la France et des États‑Unis mais aussi aux corpus littéraires analysés. L’ecocriticism est né dans des études d’œuvres représentant la wilderness, « ces milieux naturels non contaminés, intacts, vierges, qui s’étendent souvent sur de vastes superficies » (p. 15). Walden ou la Vie dans les bois (1854) de Henry David Thoreau ou Nature (1836) de Ralph Waldo Emerson sont des œuvres iconiques de ce mouvement. La wilderness y est conçue comme un pôle opposé à l’humanité, comme une sauvagerie irréductible1. Cette représentation est beaucoup moins présente dans la tradition littéraire européenne, à partir de laquelle s’est développée l’écopoétique. C’est pour cette raison que le belge Pierre Schoentjes, propose de substituer à la wilderness le concept d’oïkos, qui « renvoie à l’habitation d’un monde situé » (p. 9) et partagé par les différentes espèces vivantes, dont l’homme2. Dans l’oïkos, l’homme et les autres formes du vivant ne s’opposent pas radicalement mais interagissent. Plus que ces interactions, ce qu’étudie Davide Vago est la compréhension du vivant par l’humain, sous une forme spécifique : la représentation du point de vue animal dans la littérature. Or représenter le point de vue (d’un) animal nécessite de l’empathie envers l’animal, c’est‑à‑dire la projection, « le passage d’un référentiel égocentré à un référentiel allocentré » (p. 25), et donc en même temps, d’un « référentiel » anthropocentré à un « référentiel » zoocentré. On peut regretter l’imprécision fréquente des définitions données, à commencer par celle de l’empathie. Le premier chapitre constitue un parcours synthétique à travers l’histoire de ce concept, développé par la psychologie puis repris par un grand nombre de disciplines (neurosciences, philosophie, sciences de l’environnement). Au terme de ce parcours, la définition retenue n’est pas des plus claires. Davide Vago rappelle que, lorsque la psychologie naissante cherche à se distinguer de la philosophie et développe pour cela un lexique spécifique, elle substitue l’empathie à la sympathie et que « l’élément qui différencie l’Eifühlung [empathie, en allemand] de la sympathie est l’insistance sur le corps » (p. 27), « la “projection”, conçue comme une activité musculaire3 ». La sympathie, au contraire, serait une activité exclusivement imaginative, relevant de la pure représentation mentale. Cette opposition est contredite par une autre définition de l’empathie, donnée quelques lignes plus bas : « celle‑ci peut être comprise de manière complètement perceptive, […] comme un prolongement du moi dans l’objet, ou de manière imaginative, comme reconstruction ou simulation4 ». C’est cette dernière définition que retient l’auteur : « la représentation littéraire de l’empathie avec la nature est étroitement liée à cette “appréhension par l’imagination” dont les écrivains se montrent hautement […] capables » (p. 34). La distinction opérée plus tôt entre empathie et sympathie semble avoir disparue, ce qui réduit la précision du concept d’empathie. En outre, on est en droit de s’interroger sur la pertinence de ces rappels historiques dont peu de choses subsistent dans la définition finale. La courte définition que Vincent Jouve, dans son ouvrage (certes ancien) L’Effet‑personnage dans le roman, propose de l’empathie comme « l’aptitude à saisir autrui de façon adéquate », c’est-à-dire « [c]omprendre l’autre comme il se comprend5 », n’aurait‑elle pas fourni un appoint heureux à cette mise au point théorique ?

2 Pour décrire formellement les modalités littéraires de cette empathie, Davide Vago recourt au concept « délibérément flou » (p. 22) de « ruses énonciatives » (p. 38). Il utilise surtout la définition et la typologie des points de vue développées par Alain Rabatel6, auxquelles il adjoint ponctuellement des remarques stylistiques.

Pergaud, Colette, Genevoix, Giono

3 L’ouvrage est composé de quatre courtes études monographiques : trois articles remaniés, consacrés respectivement à Louis Pergaud, Maurice Genevoix et Jean Giono, ainsi qu’un inédit sur Colette. Il a l’avantage de rapprocher trois auteurs canoniques de Louis Pergaud, que l’histoire littéraire a réduit à La Guerre des boutons et au rang d’écrivain pour la jeunesse. C’est sans doute, d’ailleurs, un des mérites principaux du livre de Davide Vago que de faire redécouvrir cet auteur négligé. Les monographies suivent à peu près l’ordre chronologique. Certes, Pergaud, présenté en premier dans le livre, a commencé à publier après Colette, mais sa mort pendant la Grande Guerre interrompt son œuvre plus tôt. Le parcours proposé permet aussi d’esquisser une histoire littéraire des représentations littéraires de l’animal avant et après la Première Guerre mondiale. Avant-guerre, l’effort des auteurs étudiés porte avant tout sur la représentation du « milieu » de l’animal, des façons dont l’animal le comprend et l’utilise. Louis Pergaud et Colette (plus le premier que la seconde) ont conscience de l’écueil de l’anthropomorphisme et tâchent d’y échapper en représentant « le monde perceptif » et la « conscience » de l’animal (p. 57). Après 1918, la violence de la guerre a suscité une réflexion sur la bestialité chez Jean Giono et Maurice Genevoix, tous deux anciens combattants, au point que dans leur œuvre l’empathie pour le vivant aboutit à un brouillage des frontières ontologiques entre l’humain et l’animal. Les motifs de l’hybridité et de la monstruosité, présents également dans le roman de Colette La Chatte (1933), cristallisent ce brouillage. L’absence de liaison entre les études, malheureusement, fragmente le continuum historique et n’en donne pas une représentation explicite.

4 Chacune de ces monographies s’appuie sur des études pertinentes qu’elle synthétise. Par ailleurs, le livre conserve l’équilibre entre l’unité du projet d’ensemble et la spécificité de chaque auteur : la représentation du monde animal est associée chez Colette à la régression infantile ou pulsionnelle, chez Pergaud au travail des matériaux régionaux (régionalismes linguistiques, folklore et civilisation matérielle), chez Genevoix à la réflexion philosophique sur l’individu et la mort, chez Giono à un sensualisme cosmique, « panique ». Le défaut principal de l’ouvrage, cependant, est la faiblesse de ses conclusions. Les monographies peinent à dépasser le formalisme descriptif. On aurait pu espérer, à partir des études textuelles, une réflexion sur des points plus abstraits comme les limites du langage humain, thématisées dans des textes de Pergaud et de Giono. Plus généralement, les raisonnements ne sont pas toujours menés avec la plus grande rigueur. Telle assertion n’est pas démontrée7, telle référence à Schopenhauer frappe par son caractère approximatif8. Seul le chapitre consacré à Colette, sans doute le meilleur du livre, propose une véritable interprétation en reprenant les idées développées par Julia Kristeva : à travers la représentation du point de vue animal, « Colette se révèle capable d’une osmose totale avec le refoulé le plus archaïque et le pré‑psychique qui habite nos pulsions et nos sensibilités9 ».

5 Les insuffisances de ces études tiennent, au fond, au projet du livre tel que Davide Vago le résume dans la conclusion : « la redécouverte ou la relecture [des quatre auteurs étudiés] pourrait aider à imaginer des réponses inédites face aux défis qui attendent l’humanité toute entière » (p. 144). Finalement, l’analyse de ces textes littéraires semble n’être pas une fin en soi, ce qui relèverait de l’approche écopoétique, mais plutôt un moyen pour conduire à l’action écologique, comme dans l’ecocriticism tel que Davide Vago le décrit.