Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Janvier 2024 (volume 25, numéro 1)
titre article
Christophe Cosker

L’Erreur de la ville. À propos du roman d’apprentissage urbain

The mistake of the city. About the urban bildungsroman
Luciano Brito, Les Mondains sauvages, Paris, Karthala, 2023, 255 p., EAN 9782384090242.

« La figure de l’apprenti urbain peut retrouver sa force mystérieuse de nos jours1. »

1Luciano Brito est né à Fortaleza au Brésil. Il a mené, sous la direction de Tiphaine Samoyault, une thèse de doctorat intitulée Les Mondains sauvages : formes de l’apprentissage urbain au vingtième siècle (Proust, Lins, Naipaul, Oates, Bolaño) soutenue en 2018. Le présent essai, publié dans la collection Lettres du Sud ― dirigée par Elara Bertho ― des éditions Karthala, en est issu. Le chercheur approfondit et revisite le lien entre le roman d’apprentissage et la ville. Mais son propos, qui théorise un roman d’apprentissage urbain, ne vise pas le prolongement du canon du roman parisien du xixsiècle, mais, dans une perspective moderne, sa déconstruction :

Il sera question de comprendre et de déconstruire ce mode de vie qui prédomine dans les récits de soi à l’âge de la mondialisation, que ce soit quand des individus y adhèrent en tant que migrants dans des situations critiques, ou en tant qu’arrivistes et opportunistes ; ou encore, ce qui correspond le mieux à l’intuition des romans que nous analyserons et au chemin qu’ils prendront, quand des individus le refusent. Au roman d’apprentissage de la maîtrise et du carriérisme des Rastignac, nous opposerons et préférerons le roman de la dépossession. Insister dès les premières lignes de ce travail sur l’erreur est une façon de ne pas être neutre quant aux directions que nous prendrons, tout en envisageant une posture nuancée de non adhésion. (p. 9)

2L’auteur se place dans la perspective de la mondialisation et adopte le point de vue du migrant, jadis fasciné par la ville, et dont le but était arriviste, opportuniste et carriériste. Luciano Brito s’intéresse davantage au migrant qui n’adhère aux valeurs de la ville dans laquelle il vient. Dès lors, le roman d’apprentissage se mue en un roman de la dépossession et il y a, selon l’auteur, erreur, au sens d’un dysfonctionnement du rapport entre l’homme et son lieu de résidence. Là est le nœud du livre. Pour rendre compte du présent essai, nous proposons de suivre d’abord la déconstruction du roman d’apprentissage urbain d’un point de vue théorique, avant de nous immerger dans le corpus retenu par l’auteur, principalement Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Joyce Carol Oates et Marcel Proust, ce qui nous permettra, en dernier ressort, d’esquisser une poétique de la migration urbaine.

Déconstruction du roman d’apprentissage urbain

3Luciano Brito propose le concept de roman d’apprentissage urbain qui s’avère particulièrement intéressant en ce que le roman d’apprentissage est souvent étudié du point de vue de la trajectoire du personnage. Le lieu passe alors peut-être inaperçu. Or, dans les romans d’apprentissage français du xixe siècle, la ville — souvent Paris — a un lien particulier avec le personnage, soit qu’il ne veuille pas se réaliser ailleurs soit qu’il ne le puisse. Autrement dit, la ville fait l’homme :

Quelques exemples canoniques des romans d’apprentissage du début de l’ère industrielle, comme Illusions perdues, d’Honoré de Balzac, et l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, sont des études critiques qui contiennent les semences de cette erreur, à partir du cas d’une ville perçue comme la capitale du xixsiècle, Paris. (p. 8)

4Telle est la relecture que propose Luciano Brito d’Illusions perdues (1837) ou de l’Éducation sentimentale (1869). Mais ce ne sont ni Balzac ni Flaubert qui retiennent son attention à titre principal, mais la façon dont d’autres auteurs déconstruisent ultérieurement ce modèle devenu canonique. Pour le comprendre, le chercheur développe le concept d’erreur métropolitaine :

Mais l’hypothèse que je soutiendrai ici est que, pour certains romanciers du xxe siècle, tracer l’histoire de l’arrivée dans une grande ville revient surtout à tracer l’histoire d’une erreur, inhérente à la mécanique même de ce récit : celle de croire que le parcours vers la liberté, le bonheur, la vie de l’esprit consiste à migrer vers les capitales, à participer aux rituels mondains, que ce soit de façon anthropologique ou intellectuelle, et à incorporer des mythes, des idéaux et des pratiques liées à la vie métropolitaine. (p. 8)

5Si, au xixe siècle, la migration vers une grande ville pouvait apparaître comme la garantie d’un accomplissement coïncidant avec la conquête de la liberté, du bonheur et de l’intelligence, il n’en va plus de même au siècle suivant. Au xxe siècle, migrer en ville s’avère une erreur et le personnage fait davantage l’apprentissage de la perte que celui du gain. C’est l’erreur de la ville. Dès lors, d’un point de vue esthétique, on trouve, dans les romans qui permettent à Luciano Brito de soutenir son point de vue, un imaginaire infernal de la ville :

Les cinq œuvres que nous étudierons ici, les romans de Marcel Proust, d’Osman Lins, de Vidiadhar Surajprasad Naipaul, de Joyce Carol Oates et de Roberto Bolaño, s’écrivent à l’intérieur de cette nouvelle complication. Elles se construisent dans le vague souvenir des romans d’apprentissage urbain ; font [sic] des villes et de la vie urbaine une énigme, une obsession, souvent une satire, indéfectiblement un cauchemar ; et, à partir de là, une problématique avant tout littéraire car aux fondements de la question se trouve un réflexion sur l’écriture et la pensée. (p. 8)

6La ville devient énigme, labyrinthe dans lequel on se perd. L’amertume du personnage contamine alors souvent le narrateur qui devient satirique. La ville se meut en un lieu cauchemardesque qui convoque d’anciens stéréotypes urbains comme Babylone ou encore Sodome et Gomorrhe. C’est la raison pour laquelle le chercheur étudie les textes de son corpus du point de vue de l’énigmaticité, de l’onirisme et de la sauvagerie.

Perspectives offertes par le corpus : Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Joyce Carol Oates et Marcel Proust

7Nous avons choisi d’approfondir la lecture de trois des cinq auteurs du corpus : Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Joyce Carol Oates et Marcel Proust. Nous commencerons par Naipaul qui occupe une place cruciale dans la démonstration de Luciano Brito en particulier un texte comme L’Énigme de l’arrivée :

Masque est un mot cher aux domaines francophone et anglophone en ce qui concerne ces stratégies. Faux anglais, camouflé en dandy, Ralph Singh ne projette pas un monde de mélanges heureux où des individus s’approprient en liberté des valeurs de leurs pays et des pays d’accueil. Sa violence vient du fait que son assimilation à l’Angleterre se fait de manière non résistante et neutre ; il accepte l’Occident, ses institutions, sa loi, ses formes, sa langue et son marché, sans réclamer une identité exotique, tropicale ou nationale. Pourtant, le résultat est tronqué : Ralph Singh, avec une vie intérieure perturbée, est trop anglais pour ses camarades et trop étranger pour l’Angleterre. Son nom – Ranjit Kripalsingh, R.R.K Singh, puis Ralph Singh, une traduction mobile entre anglais et hindi – comporte la trace de cette instabilité, conduit à la forme labyrinthique du livre. Sans faire appel à des stratégies explicites, tout en se méfiant de l’action humaine qui vise à transgresser les lois non rationalisables de la politique, le résultat implique une transgression. (p. 40‑41)

8Pour Luciano Brito, le personnage de Ralph Singh ne réussit ni une intégration ni une assimilation. Ralph Singh la souhaite, mais il occupe une place impossible étant à la fois « trop anglais » pour ceux qui ne le sont pas et « trop étranger » pour ceux qui le sont. Dès lors, il apparaît comme un personnage malheureux, « Faux anglais, camouflé en dandy », ayant commis l’erreur de la ville.

9Cette erreur de la ville est aussi celle commise par Marilyn Monroe selon Joyce Carol Oates dans Blonde (1999). Le centre urbain est modifié. Il ne s’agit plus de Paris, mais de Los Angeles et plus précisément d’Hollywood qui n’est pas un lieu d’apprentissage pour Norma Jeane, mais un lieu de perdition pour Marilyn Monroe :

La résistance à l’intelligence par Norma Jeane est signalée par une épithète : blonde idiote. Le titre du roman mérite quelques lignes. Si la blondeur féminine comme signe d’ignorance est un stéréotype saturé, s’approprier ce stéréotype pour problématiser notre rapport au savoir dépasse la problématique du genre. Car s’effondrent sous cette appropriation la charge péjorative de l’ignorance, le mythe émancipateur féministe blanc, le mythe émancipateur tout court. Sans toucher à des questions postcoloniales ou d’intersectionnalité qui deviendront de plus en plus visibles dans les études de genre, Oates défait le féminisme occidental en renversant ses mythes. Ce féminisme étant l’un des récits dans l’idée de libération urbaine l’ébranlement opéré touche le noyau des récits : l’idée occidentale de libération se défait. Avant de commencer la lecture, nous sommes confrontés à ce bouleversement. La suggestion d’émancipation dans Blonde n’est pas de l’ordre du passage existentialiste au choix ; il faudrait trouver un autre mot pour illustrer le processus mystique et hagiographique que Norma Jeane subit. (p. 56‑57)

10En intitulant son roman Blonde, Joyce Carol Oates reprend un stéréotype sexiste auquel le féminisme s’oppose. Mais le roman démontre, plus fondamentalement, que la « méthode ignorante » (p. 58) du personnage n’est pas l’absence de méthode, mais une forme d’intelligence qui n’adhère aux valeurs dominantes du monde dans lequel elle se trouve. Au lieu d’être éduqué par la ville, elle sera donc détruite par elle.

11Relire La Recherche du point de vue du roman d’apprentissage urbain apparaît davantage comme une gageüre : même si Proust compose une œuvre qui peut se lire comme un roman d’apprentissage, l’importance de la ville ne saute pas d’abord aux yeux. Voici comment Luciano Brito rattache Marcel Proust à sa problématique :

Aux problèmes sociologiques et urbanistiques s’ajoute donc une question philosophique. Parler de migration pour Proust serait à première vue forcer les choses ; mais le passage du privé au public – du langage familial aux découvertes des langues étrangères, de la chambre de Combray aux salons, aux bordels et aux rues bombardées de Paris –, jusqu’à l’art qui défait l’intelligence et obscurcit à nouveau ce monde, constitue le mouvement mélancolique de La Recherche. La jouissance avec laquelle les habitués de Jupien célèbrent des secrets pendant que les bombes de la Grande Guerre tombent sur Paris n’est ni intelligible ni rationalisable. (p. 61)

12La Recherche touche donc au thème de la migration par la mise en scène des langues dans le texte. Le centre parisien y prend une importance croissante étant donné que le Temps retrouvé se termine sur le bombardement de Paris. Mais c’est aussi et surtout le style du narrateur, appelé ici « mouvement mélancolique » qui s’avère pertinent aux yeux de Luciano Brito. La Recherche est un roman d’apprentissage urbain subverti parce qu’il montre, de façon moderne, que la fonction de l’art est, notamment, de défaire l’intelligence et d’obscurcir le monde.

Poétique et politique de la migration urbaine

13Luciano Brito ne cache pas la dimension politique du problème qu’il traite. En effet, à l’ère de la mondialisation et du capitalisme, la circulation des êtres humains s’est accrue et accélérée. Et si le roman d’apprentissage urbain du xixe siècle montre ce que, consciemment ou inconsciemment, le migrant est venu chercher en ville, l’auteur indique que cette quête sera déçue parce que le modèle est périmé. Naipaul incarne, d’un point de vue spirituel et non pas économique, ce paradigme :

De son côté, le premier Naipaul envisage le roman comme un moyen pour un migrant de ne pas retomber dans la marginalité. Mais il n’est pas rentré à Trinidad pour le défendre. En choisissant d’écrire en anglais et d’universaliser son propos dans cette langue, Naipaul résiste aussi bien à la politique des intraduisibles qu’au relativisme. Pour lui, en tout cas au début de sa carrière, il y a humain, roman et liberté ; et on les écrit en anglais, bien sûr avec distance et ironie. À partir du moment où plusieurs pays des Caraïbes s’émancipent – Trinidad et la Jamaïque en 1962, la Barbade en 1966, Antigua, Barbuda et d’autres par la suite – il crée des personnages qui finissent par choisir l’Europe. (p. 47‑48)

14Chez Naipaul, les personnages font le choix de l’Europe même lorsque leur pays d’origine s’émancipe du joug colonial et obtient son indépendance. Néanmoins, cette migration n’aboutit pas à une fusion avec la ville d’arrivée. Le choix de la langue anglaise coïncide avec cette trajectoire. Mais, même au centre, le style ironique de Naipaul le signale comme volontairement marginal. Dans cette perspective, Luciano Brito oppose deux paradigmes : « Le migrant qui rentre devient étranger dans son pays d’origine, Lins ; le migrant qui devient un exilé dans le pays d’accueil, Naipaul : deux modèles » (p. 49). La figure qui se détache de l’œuvre de Naipaul est celle de l’étranger à l’étranger tandis que, chez Lins, c’est celle de celui qui reste étranger alors qu’il a regagné son pays d’origine. Le détour par la migration change donc le rapport entre l’ici et l’ailleurs. Pire, il le dérègle d’irrémédiable façon. Dès lors, une poétique de la migration prend la forme suivante :

En voici les deux images du migrant de L’Énigme de l’arrivée : la première est celle du migrant incontrôlable, libre, singulier ; après avoir conquis et dépassé les gouverneurs dans leur langue, il n’a plus peur. Son éloignement de la société est concomitant de son développement comme écrivain exceptionnel. Avec calme et insolence, il perfectionne son écriture, livre après livre, contre la nature qu’il regarde de loin. La deuxième image est celle du migrant quelconque, qui accepte la protection des gouverneurs et ne rêve qu’au minimum nécessaire pour sa dignité : avoir une maison et des droits. Il ne se différencie pas de l’environnement, devient lui-même partie de la nature, moins un agent qu’un élément de la végétation ; il participe aux rituels et aux cycles, vit pleinement sa simplicité. Désir de transgression ; puis volonté de renonciation. (p. 50)

15Deux modèles s’affrontent : distinction versus dissolution. Luciano Brito oppose la transgression à la renonciation. Deux choix s’offrent aux migrants à la lecture de Naipaul. Le premier est celui de la distinction. Elle est ici symbolisée par la maîtrise de la langue, dans sa dimension littéraire. Le migrant devient un écrivain. Le second est la dilution. Le migrant renonce à sa singularité. Le premier choix semble plus courageux que le second. Chacun des deux renvoie à un certain rapport au pouvoir ― représenté par le « gouverneur » ―, entre rébellion et soumission. Mais le second modèle possède, par rapport au premier, une vertu écologique et Luciano Brito termine son ouvrage en indiquant les enjeux d’une phrase végétale qui germe. Le mondain sauvage est celui qui, après avoir fait l’expérience de l’erreur de la ville, retourne à la forêt, lieu étymologique du sauvage et emblème de la nature. À la suite des études postcoloniales, Luciano Brito promeut le modèle de l’hybride :

Pour Bhabha, ‘hybridité’ et ‘métissage’ ne sont pas équivalents. L’hybride se caractérise par son ambiguïté et sa puissance énigmatique. Il est compréhensible que ce sens ait donné place à celui, plus souhaitable par les discours commerciaux, du mariage interculturel affiché. Les personnages de Bolaño, Naipaul et Lins, s’ils sont entrecroisés de langues et de fantasmes de langue, sont sensibles au problème, caressent l’idée de camouflage : l’hybride envisagé n’est pas celui prescrit par la propagande capitaliste qui, sous des déguisements de liberté et de diversité, vise le contrôle et l’homogénéisation. (p. 43)

16Reprenant à son compte la distinction Homi K. Bhabha entre hybridité et métissage, l’auteur promeut l’hybridité inquiétante. Le migrant hybride a un comportement ambigu et se présente comme une énigme. Luciano Brito relit les personnages de Bolaño, Naipaul et Lins comme des hybrides et non comme des métisses qui cherchent à se faire oublier.

*

17En conclusion, nous avons suivi la manière dont Luciano Brito déconstruit le modèle du roman d’apprentissage urbain parce que la ville a changé. Les œuvres de Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Joyce Carol Oates et Marcel Proust donnent à lire ce changement qui est subversion de valeurs. L’auteur esquisse une poétique de la migration qui, après avoir connu le stade de la ville ayant entraîné une stratégie de distinction ou de dilution, se termine dans la nature. Le postcolonial rejoint ici l’écopoétique. Nous dirons enfin un mot du style sinueux qui, peut-être, déroutera d’abord le lecteur, car le chercheur efface son geste pour laisser parler les œuvres :

Notre méthode sera toujours suscité par les romans. Il est utile de préciser à cet égard que nous ne procéderons pas par progression mais par renversement, comme le font d’ailleurs Proust et Naipaul entre le premier et le dernier chapitre. Il y a des changements de direction. Certaines hypothèses seront oubliées au fil des pages et ne reviendront plus, ce qui veut dire que notre travail ne sera pas un exposé des résultats mais la trace d’une pensée en marche qui se fait en compagnie d’œuvres ayant une conduite comparable. (p. 24)