(Re)lire Balzac encore et encore
1Balzac ininterrompu reprend un procédé utilisé par l’écrivain tourangeaux dans une Autre étude de femme : créer une œuvre inédite en réunissant des fragments non-originaux. L’ouvrage de Joëlle Gleize est un recueil d’articles non révisés, publiés entre 1993 et 2019. On peut consulter chaque chapitre séparément en fonction de ses intérêts et sujets de recherche. Ce n’est là ni l’intérêt ni l’objectif principal du livre : Joëlle Gleize nous invite à un effort de relecture pour trouver un sens nouveau à ses articles qui forment un nouvel ouvrage à la problématique originale (p. 17). La professeure émérite à l’université d’Aix-Marseille n’a pas opté pour un ordre chronologique car elle ne veut pas faire le bilan de ses recherches mais relire l’œuvre de Balzac pour éviter qu’ on la « fossilise » ou la sacralise (p. 9-10). La chercheuse nous propose un parcours de relecture qui met en avant la diversité du projet balzacien. Le point commun de tous les articles réunis dans Balzac ininterrompu est une réflexion sur la lecture, qu’elle soit représentée dans l’œuvre ou impactée par les procédés d’écriture et d’édition ou encore partie d’une réflexion sur la réception de La Comédie Humaine. Joëlle Gleize opère une approche pragmatique au sens large qui embrasse tout le procès littéraire (p. 11). Balzac ininterrompu se demande donc ce que signifie lire en nous promenant dans l’univers balzacien, en interrogeant les effets de l’écriture balzacienne sur la lecture et en se demandant comment relire Balzac aujourd’hui.
Voyager en Balzacie
2La première partie se consacre aux premières œuvres de Balzac qu’il n’a pas signées de son nom mais n’a néanmoins jamais reniées (p. 23-24). Après ce passage par la genèse de La Comédie Humaine, Joëlle Gleize nous entraîne aux frontières de celle-ci en se penchant sur le cas des Études analytiques à qui elle redonne de l’importance en les comparant à La Cousine Bette. Dans la troisième partie, on entre dans le cœur de l’œuvre en s’intéressant aux effets de la lecture sur la représentation de la société. La quatrième partie nous extrait du texte pour penser avec Balzac les « conditions de publication et de réception de la littérature » (p. 14). Enfin, nous quittons l’œuvre dans la cinquième partie pour nous poser la question de la lecture de Balzac après Balzac.
3Le voyage ne se cantonne donc pas dans un recoin de l’œuvre. Joëlle Gleize ne veut rien laisser de côté, ni les textes publiés sous pseudonymes ni les ouvrages « au bord de La Comédie Humaine, du fait de leur statut générique ou de leur intégration tardive » (p. 13). De plus, elle multiplie les points de vue sur l’œuvre. Non seulement tous les ouvrages, connus ou non, doivent être lus, mais il ne faut pas se contenter des textes. Elle s’intéresse aux conditions de production, aux intentions de l’auteur ainsi qu’à la réception de l’œuvre. Il y a une volonté d’analyser la totalité du procès littéraire et pas seulement la totalité du corpus. De même, la visée totalisante de La Comédie Humaine ne se limite pas aux thèmes et à l’aspect documentaire (chapitre X, p. 199).
4Balzac interrompu nous fait ainsi goûter à la diversité de l’œuvre : diversité des procédés narratifs et stylistiques (deuxième partie), diversité des personnages, diversité des genres littéraires (p. 199, p. 269). Cette diversité se retrouve également en s’extrayant du texte : diversité des modes de publication (chapitre XI, chapitre XIV), des dispositifs éditoriaux (p. 207), diversité des modes de lecture (p. 207). À ceci s’ajoute la diversité des éditions (chapitre XVII), des discours critiques (chapitre XVI), des problématiques de la recherche (p. 10) et des interprétations (p. 152). Plus originale encore est la diversité des parcours de lecture au sein de La Comédie Humaine : chacun peut commencer là où il veut car Balzac a préparé un « labyrinthe » avec des personnages qui réapparaissent et des temporalités multiples pour guider ses lecteurs (p. 178‑181).
5La question centrale de l’ouvrage, et une des questions récurrentes des recherches de Joëlle Gleize, est en effet celle de la lecture. Balzac ininterrompu n’entend pas faire le catalogue de ce qui est divers chez Balzac mais s’interroger sur la lecture en privilégiant « l’acte de lire sur le livre » (p. 10).
Lire autrement
6Toute cette diversité n’est pas fortuite ; Balzac pense et planifie en permanence. Par exemple, s’il intègre d’autres genres au roman, c’est pour permettre à ce genre qu’il a choisi de surpasser les autres et d’ « appartenir à la grande littérature » (p. 269). De même, il ne cessera d’agir pour élargir son lectorat. Conscient du mépris dont le roman fait l’objet, il ne cherche pas seulement à plaire à l’élite (p. 23-25) mais à parler à « toutes les intelligences en littérature » comme il le dit dans La Cousine Bette, roman qui a connu un important succès (p. 199‑200). Afin de toucher un public varié, il multiplie les dispositifs éditoriaux et recherche des solutions meilleur marché. « Balzac poursuit ainsi avec obstination la recherche de solutions concrètes aux maux qui accablent la librairie, ces maux qu’il analyse et dénonce sans relâche : rareté et cherté du livre, diffusion trop restreinte » (p. 164). De son vivant, il réussit à gagner non seulement de nouveaux lecteurs mais aussi à changer les habitudes des anciens. Vers 1846, on ne lit plus Balzac comme on le lisait au début de sa carrière (p. 201).
7C’est pourtant dès le début de sa carrière d’écrivain qu’il a entamé sa réflexion sur l’écriture. Ses préfaces, et ce dès les œuvres pseudonymes, témoignent de sa réflexion sur la fiction qu’il n’a jamais voulu faire passer pour vraie (p. 46). Il n’est pas sans ignorer les dangers de l’imagination pour le lectorat comme pour les romanciers. Modeste Mignon, Le Curé de Village, Albert Savarus et Les Illusions perdues témoignent de cette réflexion sur les risques de la fiction (p. 114‑119).
8Son souci du détail, qui lui est régulièrement reproché, participe à la prévention des dérives de l’imagination romanesque. Les détails permettent tout d’abord à Balzac d’apporter des nuances et d’éviter les stéréotypes. Le chapitre IX analyse comment il construit l’identité allemande de ses personnages en évitant les clichés. L’auteur de La Comédie Humaine veut en effet changer les habitudes de son lectorat, en ne leur montrant pas ce dont ils ont l’habitude comme ils en ont l’habitude. Balzac n’accepte pas de couper son texte pour coller aux attentes même si cela retarde la publication1. Les détails permettent également de ralentir la lecture et obligent à réfléchir (p. 147).
9Balzac entend changer les modes de lecture à défaut de changer la société :
« C’est d’abord dans la lecture que doit s’opérer une véritable conversion qui, dans un second temps, peut devenir celle que l’on porte sur le monde » (p. 147).
Lire sans cesse à sa façon
10La lecture de Balzac ininterrompu implique un va-et-vient entre des œuvres particulières, des questions de contexte ou d’écriture et une analyse de la réception. Joëlle Gleize nous invite ainsi à garder un rapport dynamique à l’œuvre et nous encourage à une lecture ininterrompue. Les livres de Balzac n’ont en effet jamais de fin. Chaque réédition pouvait donner lieu à une réécriture car l’écrivain se corrigeait sans cesse (p. 165). Aujourd’hui, les éditeurs peuvent faire des choix différents et les lecteurs choisir entre plusieurs éditions (chapitre XVII). De plus, les œuvres, comme elles s’insèrent dans La Comédie Humaine, n’ont pas une fin définitive mais intermédiaire (p. 191‑196). Il n’y a ni début ni fin dans La Comédie Humaine et par conséquent pas de sens pour la lire (p. 196). Chacun est libre d’y aller et venir comme Balzac allait et venait entre l’écriture et l’édition. La multiplicité des parcours de lectures s’accompagne d’une multiplicité d’interprétations possibles. Ainsi la lecture de Huysmans n’est pas celle de Michon (chapitre XVIII et XIX).
11Dès ses premiers écrits, Balzac bouleverse les relations entre auteur, narrateur et lectorat (p. 30-32). Il tient à faire participer ce dernier notamment en l’informant de la situation du monde de l’édition. Dans les œuvres signées Horace de Saint-Aubin, « Balzac donne ainsi à voir dans ces préfaces l’exploration des ruses possibles à l’écrivain aux prises avec la librairie » (p. 59). Plus tard, il représentera les conditions de production et de réception des œuvres dans ses romans (p. 113). Il veille aussi à solliciter son lecteur en proposant toujours une intertextualité (p. 181).
12On pourrait pourtant penser que Balzac restreint la liberté de ses lecteurs en leur imposant un contexte historique précis et des descriptions détaillées. Or le chapitre XV, qui analyse la pluralité des lectures possibles et effectives du Colonel Chabert, montre que les lecteurs savent s’émanciper du cadre imposé en sélectionnant les détails qu’ils retiennent et mettent en relation (p. 219‑220). De même, « Le système des personnages reparaissants, qui pourrait sembler destiné à enfermer le lecteur dans un monde plein, l’oblige de fait à devenir coauteur » (p. 172). Les lecteurs lisent dans et entre les ouvrages, se construisent un portrait des personnages et se retrouvent ainsi dans une position similaire à l’auteur qui a su déjouer les contraintes du monde de l’édition et les conventions pour gagner en liberté créatrice (p. 172, p. 185). À plusieurs reprises, et ce malgré la diversité des lectures, les lecteurs rejoignent l’auteur. Ainsi une enquête révèle que la diversité des lectures du Colonel Chabert recouvre la diversité des manuscrits. « Étranges rencontres que celles par lesquelles un lecteur, retrouve sans le savoir un texte raturé, enfoui » (p. 230).
13Les intentions de l’auteur ne sont donc jamais tout à fait perdues dans la réception et chaque lecture permet de faire vivre son œuvre. «Les lecteurs successifs [peuvent] la faire résonner ou consonner avec les discours qui leur sont contemporains » (p. 9).
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14Le pari de faire un livre neuf avec d’anciens articles est réussi. Balzac ininterrompu enrichit notre réflexion sur les conditions et les effets de la lecture mais surtout nous rappelle que la recherche n’a pas encore tout dit sur l’œuvre de Balzac. En 1990, avec Balzac au pluriel, Nicole Mozet nous mettait en garde contre une lecture monolithique de Balzac2. Trente-trois ans plus tard, Joëlle Gleize nous rappelle l’importance de la diversité des approches et nous invite à retourner aux textes de Balzac, à leur contexte et à leur réception. Réfléchir sur la lecture implique de s’intéresser à la fois au texte, à son auteur et plus largement au contexte de la création ainsi qu’à la réception. L’ouvrage permet d’appréhender La Comédie Humaine sous différents angles sans pour autant proposer tous les angles possibles. Les études de genre ou les relectures contemporaines de Balzac sont ainsi les grandes absentes de l’ouvrage. De Balzac ininterrompu, on retiendra qu’il ne dépend que nous de (re)lire Balzac et de saisir en quoi il est moderne.