Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Nathan Maggetti

Découvertes douces-amères au bureau des objets perdus

Bittersweet discoveries at the lost property office
Arlette Camion, Les temps ont changé, Paris : Presses Universitaires de France, 2021, 208 p., EAN 9782130832836.

1Comment, sans y être né.e et en avoir depuis toujours subi le conditionnement, assimiler la société ultracontemporaine qui a fait de la nouveauté sa valeur cardinale et du changement son mode d’existence ? Docteure ès Lettres et spécialiste de littérature germanique, mais aussi sidérée de « n’habite[r] plus ce monde qu’[elle] ne comprend plus » (p. 9), Arlette Camion entreprend de comprendre les mutations sociétales qu’elle a vécues sans toujours s’en rendre compte, et de s’en amuser. Ceci, en glosant leurs manifestations les plus prosaïques, les plus concrètes : les disparitions de certains objets du quotidien d’autrefois, désormais désuets, dépassés — mais pas oubliés. « Prendre les objets disparus et les interroger, les faire scintiller à la lumière du monde d’aujourd’hui » (p. 11), telle est l’ambition de son ouvrage : dressant l’inventaire d’une trentaine d’objets exhumés par des souvenirs personnels mais génériques, Les temps ont changé s’inscrit dans la lignée du Je me souviens de Perec1, exégèses analytiques et remarques ironiques en sus. L’exercice, « futile sans doute », mais « amusant » (p. 11), se campe ainsi en un croisement décontracté entre socio-histoire et Altagsgeschichte, dans sa double interrogation du façonnement d’un présent social par le passé et de la dialectique entre vie quotidienne et évolutions socio-politiques à large échelle, entre micro- et macro-phénomènes.

Miroirs & baromètres du temps, de l’espace & des groupes sociaux

2À mesure que l’autrice passe en revue les objets-fantômes de sa jeunesse, décortiquant les enjeux sociaux, culturels, politiques, économiques et idéologiques qu’ils soulèvent, se dessine le schéma conceptuel qui lui sert de socle. Produits et conditionnés par les structures sociales, les objets du quotidien les reflètent, les mettent en œuvre et en reconduisent les dynamiques, en véritables outils. Dès lors, les changements de structures opérant nécessairement les modifications des panoplies matérielles, l’histoire des objets, tendue d’un reflet à l’autre, est celle des groupes sociaux, from below. A. Camion s’y attelle avec humour et nostalgie, mais aussi une certaine finesse critique, dans une langue relâchée qui mêle expressions argotiques et familières, archaïsmes et jargon académique, non sans s’autoriser quelques élans poétiques.

3Si les objets obsolètes collectionnés par l’autrice étayent son constat que les temps ont changé, c’est en premier lieu parce qu’ils témoignent par leur disparition d’une évolution du temps lui-même, en tant que construit social. Devenu « quelque chose que l’on perd, ou curieusement que l’on gagne » (p. 29), le temps n’est plus durée et les époques où A. Camion estime que l’« on se reposait dans la lenteur » (p. 10) ont emporté dans leur tombeau les accessoires qui garnissaient leur quiétude. Exit l’horloge parlante, inutile quand « l’heure est de toute façon partout » (p. 28), qu’elle régit les corps et esprits jusque dans ses passagères abolitions, pauses, vacances et autres pseudo-correctifs indispensables à la perpétuation du « rythme d’enfer » (p. 30) imposé2. Reconfiguré par l’économie et ses injonctions néolibérales, par « l’américanisation de notre chère Gaule » (p. 29), le temps est perçu, vécu différemment dans la société qu’il régit et chronomètre. Ainsi la vieillesse n’y a-t-elle plus droit de cité — c’est alors la canne, son fier attribut d’antan, qui se démode — et la mort à plus forte raison : « nous nions la mort bienveillante et discrète qui est là dès le début, qui accompagne secrètement la vie, la libère du poids de l’éternité et qui la rend légère » (p. 148). Le brassard de deuil, comme le deuil même, ne se porte plus.

4La manivelle de moteur ou la couchette de seconde classe rappellent elles aussi à l’autrice cette lenteur perdue. Témoins d’un rapport au temps différent et déchu, celui du déplacement, elles sont également les symboles d’un autre rapport à l’espace, modifié en profondeur, englouti par la mondialisation. Les « mondes à découvrir » et les « ailleurs par milliers » (p. 201) que promettaient les mappemondes se sont amenuisés, rationalisés, transformés en un système globalisé : celui-là même qui a fait disparaître, dans les campagnes françaises, l’odeur du fumier, les balances romaines des fermières et les cendriers Martini des bistrots. Celui-là même qui a fait disparaître certaines espèces animales — sur les plages, les ballons et jokaris remplacent les filets à crevettes ! — ; celui-là même qui fait disparaître vaillamment les papiers gras et les déchets, feignant d’ignorer que « les détritus sont la pollution la moins grave, mais la plus visible » (p. 160).

5Indicateurs de changements dans les rapports au temps et à l’espace, les objets du passé sont surtout, toujours in absentia ou plutôt per absentiam, les révélateurs de mutations dans les rapports sociaux et les représentations collectives. Marqueurs sociaux, les habits, accessoires et ustensiles surannés portent au jour les dynamiques qui infléchissaient le monde d’hier, et renseignent sur leur évolution. L’abandon de la gamelle, symbole de « la classe ouvrière d’autrefois, avec sa noblesse et sa rogne, sa franchise et sa révolte » (p. 88), exprime la transformation des modes de dominations et, partant, du statut des dominés, comme l’inutilisation du Gaffiot, du papier buvard et du parc à bébé pose les jalons d’une histoire de l’éducation, de la formation et de la famille — id est l’histoire du « calibrage des esprits » (p. 98). La faucille et le marteau, le bénitier, les ventouses et la boîte à compas servent à A. Camion, pour leur part, en tant qu’indices des changements d’idéologies politique, religieuse, médicale et scientifique.

Dématérialisation : le crime parfait ?

6Dans sa démarche d’une sociologie amusante, l’autrice fait la part belle aux potentialités mnésiques des objets3 : non seulement ils apparaissent comme saillances mémorielles du fait de leur concrétude et de leur manipulabilité, mais encore ils concentrent en eux d’autres souvenirs, plus labiles, dont ils sont tout à la fois les points d’ancrage et les vecteurs de déploiement. Les élaborations réflexives et critiques, dont nous avons esquissé supra les linéaments, tempèrent la nostalgie que le caractère personnel des souvenirs inculque au texte. Les grands poncifs réactionnaires en sont esquivés — on ne coupe tout de même pas à la « pitoyable dépendance de nos bambins » aux téléphones portables (p. 18) —, et c’est au même pilori que l’autrice cloue avec une redoutable causticité les sociétés d’hier et d’aujourd’hui. Néanmoins, son anticapitalisme résolu mais désabusé tend à lui faire préférer les inégalités et les insanités du passé à celles de nos jours. Non pas per se, mais pour leur intelligibilité : au moins peut-on trouver refuge dans la compréhension des rapports de forces, aussi iniques soient-ils.

7Cette intelligibilité, chacun des chapitres nous en donne l’exemple, réside en partie dans la sémiotique des objets, lesquels, marqueurs sociaux ou symboles, révèlent à qui sait les décrypter les dynamiques socio-économiques et culturelles dont ils sont les produits et les agents. Or, le changement le plus radical qu’A. Camion aborde, toile de fond de tous ceux qu’elle commente, est bel et bien celui de ce langage des objets, brouillé voire aboli par la dématérialisation de la société, par la dissipation des marques visibles, dans notre quotidien, de ses structures et lignes de forces. La disparition du serre-tête, « diadème bourgeois » (p. 35), est l’occasion d’expliciter ce phénomène de dématérialisation (et les dangers qu’il représente) : « La classe dominante est devenue invisible, c’est dommage car l’étourdi croirait presque que la démocratie a triomphé » (p. 38). Les objets regrettés le deviennent au nom d’un désarroi épistémologique et idéologique, pendant critique de la sidération intuitive de l’autrice. Les bénitiers abandonnés lui permettent d’exposer ses méfiances, extrapolable à l’ensemble de son entreprise :

Sommes-nous enfin devenus adultes, sans amulettes et sans hochets ? Serons-nous les pionniers d’un monde sans l’éternel Père, sans l’encombrant Seigneur ?
J’aimerais y croire. Mais, bien sûr, cela ne serait qu’une croyance de plus, tant il est vrai que nous en avons besoin, nous sommes incorrigibles. (p. 129)

8En mettant hors-circuit les objets qui le reflètent, le capitalisme tentaculaire effacerait ainsi derrière lui les preuves de ses dysfonctionnements. Et pourtant, la création, la production et la consommation d’objets n’est de loin pas abolie ; si leur organisation et leur système de signification s’est transformé, à nous de polir ces miroirs contemporains, de dégager leur dispositif sémiotique, de démasquer les impostures qu’ils signalent. A. Camion ne s’y est pas risquée : par nostalgie, par désabusement, par confort épistémologique personnel ? Peu importe, retenons seulement la fécondité de sa méthodologie, et la pertinence de son mot d’ordre : mieux vaut connaître sa prison que de changer de cellule en pensant s’évader.