Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Céline Duverne

Le retour du sacré : Balzac visionnaire

The Return of the Sacred: Balzac visionary
Anne-Marie Baron, Balzac, spiritualiste d’aujourd’hui. Au-delà du Bien et du Mal, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2022, 386 p., EAN 9782745357625.

1Après Balzac et la Bible, une herméneutique du romanesque (2007) et Balzac occulte. Alchimie, magnétisme, sociétés secrètes (2013), cette étude clôt le triptyque qu’Anne‑Marie Baron consacre aux spiritualités chez le père de La Comédie humaine. En définissant le spiritualisme comme « une notion métaphysique qui suppose une distance, destinée ou non à être comblée, entre la matière et l’esprit » (p. 22), l’autrice prend à rebours les lectures monolithiques réalistes, politiques ou narratologiques du romancier, pour s’inscrire dans le prolongement des travaux valorisant la pluralité de son édifice romanesque. Ce parcours ponctué de six étapes s’ouvre sur une analyse balzacienne du phénomène de la pensée, avant de remettre en perspective la problématique du réalisme de La Comédie humaine. C’est ensuite l’épineuse question du Mal et du Bien qui est abordée, ainsi que le cheminement de l’âme vers l’au‑delà traduit par une écriture symbolique et allégorique, comme une invitation permanente à l’exégèse. Cet ouvrage d’une grande érudition montre que l’aspiration totalisante, chez Balzac, n’est pas volonté de tout dire et d’épuiser le réel, mais se comprend en approchant le « mystère » qui, dans la création, relie le visible à l’invisible, le fini à l’infini pour projeter l’homme au‑delà de lui‑même, dans un élan transcendantal.

Des spiritualités plurielles : Balzac, lecteur et penseur du sacré

2Anne‑Marie Baron synthétise et prolonge ses travaux antérieurs, en abordant le large spectre des influences spirituelles marquant le jeune homme comme le romancier de la maturité. Celles‑ci tendent à montrer que le modèle de sa réflexion « n’est pas le système rationnel occidental » mais « une sorte d’herméneutique universelle, qui doit autant à celle des exégètes bibliques ou des pères de l’Église qu’à celle des théosophes, des occultistes, des alchimistes » (p. 143). Ce sont d’abord les théosophes qui alimentent sa conception très personnelle mâtinée de mysticisme du fait religieux. Swedenborg et Saint‑Martin nourrissent son fantasme d’une Église primitive, privilégiant la relation intime au sacré sur le dogme institutionnel. Cet idéal d’une « religion du cœur » (p. 165), constitutif du romantisme balzacien, s’affirme dès le Traité de la prière et s’associera plus tard, notamment dans L’Église, à une orientation légitimiste. Le romancier puise enfin chez Jacob Boehme sa « conception toute dynamique d’un Dieu déchiré entre le Bien et le Mal, qui détermine le tragique humain » (p. 146). Illustrée par des personnages‑emblèmes transfigurés en mythes modernes, tel Lucien de Rubempré en qui l’autrice voit une actualisation du récit de Lucifer, ou encore Lord Dudley, incarnation de la souillure, cette approche du mal se révèle plus métaphysique que morale. A.‑M. Baron s’écarte ainsi des lectures exclusivement sociohistoriques des dysfonctionnements postrévolutionnaires, en analysant par exemple le péché véniel de l’envie dans une perspective biblique, comme un phénomène anthropologique.

3Le mal social se réalise avant tout dans l’adultère et la bâtardise. Là encore, l’autrice aborde cette obsession balzacienne d’un point de vue ontologique, au regard de la « hantise biblique du mélange, de l’indistinction qui a pour objectif d’éviter toute dégradation de l’œuvre divine, les hommes étant toujours tentés d’en bousculer les limites » (p. 112). C’est aussi aux grands textes sacrés que le romancier emprunte son idéal de justice humaine, calquée sur la justice divine. L’autrice met en évidence l’éclairage qu’apportent à Balzac les règles de la loi biblique ainsi que sa connaissance fine du Talmud, pour analyser les dérives contemporaines des lois bourgeoises et capitalistes — dont témoigne le sort réservé aux femmes. Les récits bibliques commentés par le Talmud deviennent « des sortes de loupes capables de grossir des cas d’école pour mieux étudier les modalités d’application d’un contrat et ses implications humaines » (p. 80), à l’appui de la jurisprudence talmudique qui révèle les vides juridiques et cas‑limites de la législation française. Le grand mérite de ces analyses, confrontant constamment les œuvres de Balzac à des sources sacrées, est de nimber d’une autre lumière la lecture de textes comme Le Contrat de mariage ou Le Colonel Chabert, et de révéler les modèles spirituels à la source de nombreux protagonistes — ainsi du juge Popinot, allégorie d’une justice divine impartiale transfigurée en Tsaddiq, c’est‑à‑dire en « homme juste » (p. 94), ou encore du comte Chabert rapproché de Job, figure des « justes injustement frappés » (p. 105).

4Certains motifs bibliques occasionnent de judicieux rapprochements, tel celui de l’Ecce homo (« Voici l’homme ») emprunté aux Évangiles et développé par Saint‑Martin, emblématique d’une « quête de vérité » (p. 57). Chez Balzac, cette formule s’illustre à travers le thème séminal de la pensée qui tue, et donne son titre à un article de 1836 théorisant l’autodestruction de tous les « Christ(s) de la pensée » (Des artistes) ainsi que la croyance au Magisme. Exhumant à l’attention des balzaciens des textes très peu lus pour en montrer le rôle pivot, A.‑M. Baron fait également preuve d’audace en rapprochant l’Ecce homo (1888) de Nietzsche de Louis Lambert comme histoire intellectuelle et portrait philosophique, en comparant leurs visions du génie, du mécanisme de la pensée et de la politique. L’auteur de Séraphîta et des Proscrits est abordé à la lueur de cette « sorte d’évangile moderne » (p. 51) que constitue Ainsi parlait Zarathoustra. Ces analogies philosophiques s’illustrent également dans la lecture que fait Balzac de Rousseau, pour étayer sa réflexion sur la maladie sociale et l’Église primitive. En 1832, le romancier consacre au Contrat social un projet d’article, là encore très méconnu, « texte plus théosophique que politique, plus philosophique que clairement monarchiste, donc central dans la pensée balzacienne », dont l’autrice fait apparaître « l’extraordinaire cohérence depuis les essais philosophiques de jeunesse jusqu’aux grands textes politiques de la maturité » (p. 138).

5D’autres lectures moins canoniques témoignent de l’ampleur de la culture du romancier. A.‑M. Baron fait état d’une « démonologie balzacienne » (p. 121) inspirée de textes qui, au tournant des xve et xvie siècles, élaborent la définition de la sorcellerie démoniaque. Les Contes drolatiques, en particulier, y font ironiquement référence en humanisant la sorcière Zulma, « figure de la Lilith talmudique et kabbalistique », réhabilitée en femme sensuelle sujette à ses pulsions. Explorant la psyché de l’écrivain à l’appui de cette « scène primitive de son inconscient » (p. 132) qu’est l’adultère maternel, l’autrice dévoile derechef en Balzac un visionnaire, en ancêtre de Lacan et de Freud, lequel verra dans le démon la forme ancienne des névroses, un phénomène d’ordre psychique.

Une herméneutique de la spiritualité : Balzac & la doctrine des Correspondances

6Si ce faisceau d’influences imprime à La Comédie humaine sa philosophie, elle détermine également son architecture, conformément à la doctrine swedenborgienne des Correspondances entre le monde humain et la sphère céleste. À l’échelle macrostructurelle, Balzac s’inspire aussi bien des cercles concentriques de la Divine Comédie que de Swedenborg, en distinguant trois sphères de l’univers social, moral et métaphysique — l’Instinct, l’Abstraction et la Spécialité —, dont la hiérarchie esquisse un itinéraire spirituel. A.‑M. Baron invite à appréhender les Scènes de la vie privée comme un équivalent de la Genèse, La Maison du chat‑qui‑pelote tenant lieu d’« ouverture — symbolique ou musicale — de premier chapitre », qui pose les problèmes fondamentaux de l’union sexuelle et sociale, de la descendance, avant de « transporte[r] à Paris l’Éden » pour questionner la tentation de l’adultère dans Une fille d’Ève (p. 104). À l’autre bout de l’échelle, Jésus‑Christ en Flandre et Le Lys ont été écrits comme « des Apocalypses, dont il faut ouvrir un à un tous les sceaux pour en découvrir le sens caché » (p. 223), inspiré des récits juifs, chrétiens et gnostiques, notamment celui d’Ézéchiel et son vivier d’images fortes. L’autrice montre le travail de la matière à l’œuvre dans cette grande fresque tendue vers l’ineffable du sacré, en évoquant l’« orchestration macrocosmique des thèmes et des motifs » (p. 282), comparant par exemple la construction d’Illusions perdues aux mouvements d’une symphonie. Certaines des hypothèses présentes dans l’étude Balzac et la Bible sont ici approfondies.

7L’élan spirituel imprimé par ces parallélismes structurels informe toutes les grandes thématiques du répertoire balzacien, qui sont aussi celles des textes sacrés. L’autrice montre que le romancier, loin de les dupliquer, en livre souvent une lecture très personnelle. Articulé à l’expérience mystique du génie, le martyre est moins « un sacrifice consenti dans la foi au Christ et une participation eucharistique qu’une performance mentale qui permet de traverser une Passion », et fait du proscrit « un voyant ». C’est pourquoi, au côté des « martyrs de la famille » dont l’abnégation fait signe vers le Christ, les « martyrs de la société » (p. 169) sont l’apanage des êtres d’exception qui confinent à la sainteté. Quant aux femmes saintes, outre les vierges et les prostituées repenties, Balzac innove en ménageant une large place au dévouement des épouses et mères, rarement sanctifiées dans le canon chrétien. Superposant les temporalités, cette perspective « marque l’intrusion de l’éternité dans la durée d’une vie humaine », en quoi Balzac excède largement le rôle d’un historien des mœurs. Toujours tendue vers le mythe et la légende, son œuvre obéit à une vocation hagiographique, au croisement de la cathartique aristotélicienne et de la littérature populaire de la consolation telle que la définit Umberto Eco, dans une perspective clairement « missionnaire » (p. 177). A.‑M. Baron emprunte à Sophie Nordmann son titre de « phénoménologie de la transcendance », vouée à « indiquer la destination future que le romancier entend assigner à l’homme de bien », dans une « eschatologie interne à La Comédie humaine » (p. 183).

8À travers cette approche, il faut souligner que l’autrice s’écarte de certaines lectures récentes consacrant l’ambivalence, voire la réversibilité axiologique des motifs sacrés dans l’imaginaire balzacien1. Pour autant, loin de figer l’interprétation dans un carcan heuristique, cette étude accorde toute sa place à la pensée plurielle, reliée à l’exégète de la Bible qui « donne à chaque mot non seulement un sens défini, mais une pluralité de sens dénotés et connotés », souterrains et symboliques. Récusant implicitement la systématisation de l’ironie, l’autrice préfère parler de « distance volontaire destinée à dissimuler le sérieux réel de thèmes philosophiques ou métaphysiques », ou d’humour servant de « paravent contre le sérieux de l’émotion », dans certains textes des Études analytiques privilégiant le passage de l’abstrait au concret, de l’implicite à l’explicite, à l’instar du raisonnement talmudique (p. 308).

9Si le lecteur peut donc, ponctuellement, ne pas partager certaines orientations interprétatives (par exemple, la lecture d’Eugénie Grandet en « véritable sainte » p. 9 et 171), il ne pourra qu’être sensible à la cohérence interne de la démonstration, ainsi qu’au dynamisme intellectuel qu’apporte la question des spiritualités pour renouveler l’analyse de nombreux textes. À rebours du badinage journalistique auquel la Théorie de la démarche est souvent rapportée, l’autrice illustre la présence de que Ricœur nomme la « métaphore vive ». Le romancier y a recours pour sa valeur démonstrative, abordant allégoriquement la question de la pensée pour pratiquer « la théorie de la démarche de nos idées » (p. 28), pour faire de la démarche « une expérience spirituelle » mimétique de la création divine, allant « de la Pensée pure au Verbe, puis au Geste » (p. 34). Une telle articulation de la pensée, du verbe et du geste réalise la « démarche transcendantale » (p. 185) du romancier pour rendre tangible l’au‑delà, excédant l’étroit costume de l’historien des temps modernes.

Un « réalisme spéculatif » : Balzac, philosophe visionnaire

10Dans la controverse critique opposant les tenants du « Balzac réaliste de toujours », attachés à étudier l’exactitude de ses romans à l’appui de données chiffrées, et ceux d’un « Balzac penseur, de plus en plus reconnu2 » (p. 10), A.‑M. Baron se situe clairement — et situe clairement la modernité critique — du côté des seconds. Elle adopte pour point de départ ce constat polémique : le père de La Comédie humaine ne peint pas le réel mais sa réalité tissue de fantasmes, idéalisée et saturée de chercheurs d’absolu. Les effets de réel ne doivent donc pas, selon elle, escamoter les énigmes les plus cruciales de son imaginaire métaphysique — les rapports entre le corps et l’âme, le fini et l’infini. Le chapitre II, « Un réalisme balzacien ? », remet en perspective l’histoire et l’évolution de cette construction critique de Lukacs à l’ère contemporaine, en montrant que la considération du sensible fait toujours signe vers l’invisible.

11L’autrice étaye son argumentaire en analysant la description, terrain privilégié de la critique réaliste, à la lumière de quelques courants de pensées philosophiques. L’apparition chez Balzac du décor matériel est perçue comme « un phénomène au sens heideggerien du terme, agréant des qualités objectives, mais détachables de lui et descriptibles hors de lui ». Dans la perspective du « réalisme spéculatif » (p. 62) inspiré de la métaphysique post‑phénoménologique, l’association d’un individu à son environnement n’est pas seulement emblématique sociologiquement, mais « imprime une signification existentielle et métaphysique à chaque intrigue » et « contribue à approfondir le sens » (p. 63). À l’instar également de Hume, dont l’appréhension du réel est à la fois réaliste et spéculative, Balzac mène en philosophe « une enquête sur tout ce qui est — le possible et le virtuel — par rapport auxquels se joue notre manière d’exister », en intégrant dans sa réflexion les qualités réelles, sensibles et sensuelles du décor intérieur. Chemin faisant, A.‑M. Baron s’inscrit dans une tradition critique qui, depuis Baudelaire auquel Balzac est comparé, préfère à la thèse de l’observateur celle du visionnaire passionné, guidé par son imagination créatrice et, en cela même, résolument romantique.

12Aussi bien la description du monde naturel est‑elle abordée au prisme de la transfiguration. Dans une expérience de « botanique spirituelle » (p. 197), l’autrice approfondit l’étude des métaphores florales entreprise par ses prédécesseurs, en déployant le spectre symbolique du lys comme fleur de l’Immaculée conception et du « lys des vallées » comme couronne des humbles ; ou encore la saxifrage, fleur hybride découverte par Séraphîta et devenue son emblème. Cette nature « dans laquelle se lisent les “signatures des choses” » relève donc davantage d’une nouvelle divine comédie ou d’une « dramatique céleste » que de « la fresque réaliste analysée généralement » (p. 239). Balzac partage ainsi l’objectif de Dante qui inscrit les groupes sociaux dans des sphères cosmiques et leur trace un chemin vers le ciel. L’originalité de l’autrice est ici d’envisager la poétique de l’espace moins dans une perspective « historique » que dans le croisement de la vision « horizontale » qu’offre le regard panoramique sur l’enfer terrestre et d’un mouvement « vertical », qui refuse de choisir entre matérialisme et spiritualisme, mais oriente l’œuvre du bas vers le haut (p. 276).

13Cette herméneutique de l’invisible, qui confère à chaque détail une valeur spirituelle, s’arc-boute à des modalités d’écriture aptes à traduire cette tension vers un au‑delà. Le chapitre VI de l’étude, « Écriture et spiritualité », illustre l’ambition portée par la préface du Livre mystique : forger une nouvelle forme narrative qui rende la doctrine « attrayante comme un roman moderne », dans le sillage de Moore, Milton et Chateaubriand. Lecteur de Saint‑Martin, mais aussi de Thérèse d’Avila et d’Antoinette Bourignon, Balzac trouve dans la prière un modèle d’écriture du sublime, « lieu de rencontre entre le religieux et le profane, la prose et la poésie, l’écrit et l’oral » (p. 271), quête qui confronte le romancier au défi de l’ineffable. En montrant, à titre d’exemple, que l’expérience d’une prose poétique et métaphorique s’efforce de retrouver « le souffle du kérygme biblique » (p. 203), l’autrice s’inscrit dans les axes critiques privilégiant une lecture transgénérique de La Comédie humaine, fruit d’une « méthode symphonique, qui fasse collaborer tous les arts — peinture, sculpture, musique — et tous les genres — Histoire, drame, épopée, opéra — dans une composition unique prétendant rendre toute la réalité, mais aussi ce qui est caché derrière les apparences » (p. 343).

14C’est en érigeant Balzac en philosophe de cette énigme métaphysique qu’Anne‑Marie Baron fait de lui, plus encore qu’un visionnaire romantique, un prophète du monde contemporain, conscient de l’insuffisance de la connaissance rationnelle. Le lecteur sera sensible à l’actualisation qu’apportent les analogies avec des disciplines postérieures au romancier — telle la médecine psychosomatique reliée à la théorie du pouvoir de la pensée, à travers des scènes de miracles ; ou encore son analyse des « phénomènes de prescience ou de dédoublement » (p. 340) qui font aujourd’hui l’objet des recherches neurologiques. Cette hypothèse de lecture invite, en accord avec le titre, à voir en Balzac un précurseur de la représentation du monde physique issue de ces sciences, « non plus descriptive, mais prédictive, non plus matérialiste, mais spiritualiste » (p. 344).

***

15Le grand mérite de cet ouvrage est donc d’avoir su se ressaisir de la thématique des spiritualités, qui inscrit Balzac dans un patrimoine culturel pluriséculaire, pour relier la modernité postrévolutionnaire de La Comédie humaine à l’éternité du questionnement métaphysique, transhistorique.