Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Murielle Lucie Clément et Pascale Hummel

Entretien autour de Lou Andreas-Salomé

Philologue et historienne de la philologie, auteur d’une quinzaine de livres dont Regards sur les études classiques du XIXe siècle (PENS, 2005), Histoire de l’Histoire de la philologie (Droz, 2000), La Maison et le chemin (P. Lang, 2004), Pascale Hummel a tout récemment et par deux fois associé son nom à celui de Lou Andreas-Salomé : pour la première traduction française de Le Diable et sa grand-mère (1922), paru à l’automne 2005 aux Éditions Rue d’Ulm, et avec L'Heure sans Dieu et autres histoires pour enfants (1922) paru au printemps dernier chez le même éditeur. Murielle Lucie Clément, qui avait rendu compte pour Acta fabula de ces deux ouvrages (http://www.fabula.org/revue/document1249.php & http://www.fabula.org/revue/document1459.php), propose ici le texte d’un entretien avec la traductrice.

1Murielle Lucie Clément

2Les textes littéraires de Lou Andreas-Salomé ont été plus ou moins «oubliés», à la différence de ses écrits psychanalytiques, ou de sa correspondance. Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser aux textes littéraires de Lou Andreas-Salomé ?

3Pascale Hummel

4L’œuvre de Lou Andreas-Salomé est considérable, quantitativement autant que qualitativement. L’œuvre complète est en cours d’édition en Allemagne et, une fois publiée, rendra accessibles à un public large des textes qui jusqu’ici (pour toutes sortes de raisons) sont dispersés, en un petit nombre d’exemplaires, dans les biblio-thèques du monde entier. L’exégèse de l’œuvre de Lou Andreas-Salomé reste entièrement à faire. Nous sommes ici devant un cas tout à fait singulier : une œuvre importante, mais éclipsée par une vie pour ainsi dire colorée (pour l’époque du moins), que la tradition biographique a revêtue d’un caractère excessivement légendaire, et dont le travail de sape de la sœur de Nietzsche a minimisé la portée (et surtout le sens) dans les décennies qui ont suivi sa mort (en 1937). L’œuvre de Lou Andreas-Salomé est à prendre comme un tout insécable. Pour ma part, je ne vois guère de différence entre ce que vous appelez les textes théoriques, notamment psychanalytiques, la correspondance, et des textes qui seraient plus spécifiquement «littéraires». L’imaginaire de Lou Andreas-Salomé est vraiment idiosyncrasique, et les œuvres qui en découlent ne procèdent d’aucun genre en particulier. Je parlerais volontiers, pour ma part, de prose poétique pour l’ensemble de son œuvre. Même les textes mieux ou bien connus d’elle ne sont pas toujours correctement compris. Le style de Lou Andreas-Salomé est très raffiné, et sa pensée extrêmement subtile. Elle s’est surtout refusée à l’élaboration du moindre système, et n’a jamais entrepris de se gloser elle-même. Lorsqu’on prend le temps de lire les textes de près, la co-hérence apparaît pourtant avec une grande clarté. Pour répondre à votre question, je dirais donc que ce qui fait problème, c’est en réalité la «nature» des textes prétendument littéraires de Lou Andreas-Salomé. Le cas du Diable et sa grand-mère est une excellente introduction à cette difficulté, en quelque sorte générique ou épistémique.

5Murielle Lucie Clément

6Dans quelle mesure les textes les mieux connus ont-ils été méconnus ou méjugés ? Pensez-vous à des méprises particulières ?

7Pascale Hummel

8«Méjugés» me paraît excessif. Si l’on a un peu le souci de la cohérence et de l’exhaustivité, on ne peut manquer d’être surpris, voire choqué, par le fait que la presque totalité des exégètes et des traducteurs de Lou n’a pas lu l’intégralité de son œuvre, mais se contente d’une connaissance fragmentaire ou partielle. Leur attention se porte d’emblée sur les écrits qui situent Lou, d’une manière que j’appellerais fallacieusement identifiable, dans un réseau de relations, de penseurs, de courants littéraires ou artistiques : ce qui a pour effet de baliser l’approche et d’en limiter la portée. Comme je l’explique assez longuement dans l’essai qui accompagne L’Heure sans Dieu, la difficulté de Lou réside dans le refus viscéral chez elle de toute auto-exégèse et de toute limitation dogmatique. Plus j’avance dans l’étude de son œuvre, plus je trouve franchement choquant que des gens aient pu écrire des biographies ou des essais sans prendre la peine de regarder l’ensemble des textes. Donc, pour répondre plus directement à votre question, la correspondance, les journaux, ou les écrits psychanalytiques n’ont pas été mal compris, mais il manque quelque chose à l’éclairage qui en est donné, parce que leur compréhension n’est pas mise en relation avec toutes les facettes d’une œuvre où rien, à mon sens, n’est dissociable de rien. Sur les écrits de Lou plane quelque chose comme l’ombre d’une image dans le tapis, qui n’est autre que Dieu (et le diable en dialogue avec Lui), c’est-à-dire l’Insaisissable, l’Innommable, l’Indéfinissable : en s’approchant de cette image, ou de Lui, c’est toute l’œuvre de Lou qu’on se donne alors les moyens de percer.

9Murielle Lucie Clément

10Dans la postface du Diable, vous attirez, en effet, l’attention sur ce qui reviendrait à une omniprésence de Dieu dans l’œuvre de Lou Andreas-Salomé. Vous citez une vingtaine de textes qui s’y réfèrent explicitement par leur titre, et vous dégagez comme motif central de l’œuvre «l’art d’être homme ou âme sous le regard de Dieu». Ce qui, en même temps, ferait de cette œuvre une «somme théologique», difficilement compatible avec le personnage de la femme indépendante que vous esquissez. Difficilement compatible aussi avec l’étonnante intelligence des choses sexuelles que suggèrent ses réflexions psychanalytiques. Quel est donc ce Dieu qui la préoccupe tant ?

11Pascale Hummel

12Je ne vois aucune incompatibilité entre les différents ordres de réalité que vous mentionnez. La pensée de Lou est une pensée de la non-dissociation, voire quelque chose comme une non-pensée, si l’on entend par «pensée» une démarche théorique, abstraite, systématique ou dogmatique. Je ne crois pas, d’autre part, qu’elle ait grand-chose à voir avec la «sexualité», mais plus justement avec l’érotisme. Dans la postface de L’Heure sans Dieu, je consacre un long développement à la curiosité étrange qu’a suscitée la vie sexuelle de Lou Andreas-Salomé. Vierge jusqu’à l’âge de trente-sept ans, Lou a eu plutôt la vie d’une mystique ou d’une sainte, qui semble avoir fait l’expérience d’un érotisme spirituel (voire peut-être d’une hiérogamie ou d’une visitation, comme le suggère un passage énigmatique de L’Heure sans Dieu) ; elle a eu très peu d’amants, et sa vie sexuelle en tant que telle est limitée dans le temps, même si elle a sans doute été intense et pleine de sens. La sœur de Nietzsche porte une lourde responsabilité dans la perception erronée de l’intimité de Lou. Je vois une analogie troublante avec Marie-Madeleine, une vraie sainte, dont l’institution ecclésiale (en superposant plusieurs figures féminines de la tradition) a fait une prostituée, certes repentie, mais admise au rang des saintes uniquement en tant que pécheresse rédimée. Pour revenir à votre question, quelle que soit la sexualité de quiconque, le lien avec Dieu ne se pose nullement en termes de compatibilité ou d’incompatibilité. Il y a chez Lou un rejet évident de l’institution ecclésiale, assez pesante dans la Russie de son enfance, et de la tradition protestante dont son éducation fut empreinte (et qui explique en grande partie, sans doute, son accès tardif à la sexualité). En cela, elle rejoint Friedrich Nietzsche comme je l’expliquerai dans un prochain livre : dans les deux cas, ni iconoclasme ni diabolisme, mais la revendication d’un contact personnel avec le Tout de la Vie. C’est le contraire d’une «théologie» par conséquent, mais plutôt l’invention d’une morale sans morale en quelque sorte. Lou vécut dans une grande proximité avec Dieu, si par ce mot-nom on entend la Substance même de la Vie, la Vigueur du Sens. Et c’est précisément la raison pour laquelle son œuvre est si inclassable : elle se situe «par delà le Bien et le Mal». Pour en parler, il faut accepter de quitter le vieil homme de la morale chrétienne. Elle est en dehors et au-delà de tout présupposé : il faut l’aborder avec une sorte de virginité intellectuelle et spirituelle. Je me retiens ici de développer trop longuement ces questions, qui m’occuperont dans la monographie que je vais consacrer à l’ensemble de ses écrits et de sa pensée.

13Murielle Lucie Clément

14Intellectuelle, mystique, sainte, femme «fatale», vierge, demi-mondaine, appréciée pour ses contributions à la sexualité féminine, notamment dans sa dimension anale, amie de Nietzsche, de Rilke et de Freud, psychanalyste... Difficile de s’y retrouver dans ce tissu de portraits et de mythes, de faits et de fantasmes. Qui est donc Lou Andreas-Salomé à vos yeux ?

15Pascale Hummel

16«Fantasmes» est le mot qui convient, en effet. Je cite dans les deux livres les appréciations de plusieurs de ses contemporains, qui tous insistent sur le mys-tère, la discrétion et la modestie de Lou. De la même façon qu’elle n’a jamais fait la synthèse ou l’exégèse de ses propres écrits, de même elle n’a jamais jugé utile de se gloser elle-même en tant que personne ni de construire (ou d’im-poser) un «personnage», dont elle aurait souhaité que la postérité conserve le souvenir adorateur. La sœur de Nietzsche a fait rigoureusement le contraire : pendant les quatre décennies qui ont suivi la mort de Nietzsche (1900), elle a littéralement tissé la légende d’un dieu vivant, alors que le philosophe allemand était relativement peu connu de ses contemporains et que ses livres se vendaient assez mal (au maximum quelques centaines d’exemplaires). J’ai achevé récemment un livre à paraître à l’automne 2006 : il s’agit de la traduction de l’étude de la sœur de Friedrich Nietzsche sur les femmes dans la vie de ce dernier, accompagnée d’un essai. À chaque page, à chaque ligne presque, de cet ouvrage (paru en 1935) Elisabeth Foerster-Nietzsche oriente le regard du lecteur, s’interpose entre sa liberté de jugement et les figures qu’elle évoque. Le procédé est si grossier que l’ensemble se trouve en quelque sorte contaminé par le soupçon. Pour en revenir à Lou, je crois que les rares photographies qui nous soient parvenues d’elle reflètent avec éloquence sa personnalité : une grande force jointe à une grande douceur ; une perception juste des êtres et des choses, en même temps qu’un contact secret avec l’invisible. Il y avait en elle quelque chose de la déesse, avec tout ce que cela peut évoquer de «monstrueux» et d’«indécodable» pour le commun des mortels. Je ne peux que renvoyer aux développements que je consacre à cette idée dans les deux livres qui viennent de paraître. Il y a dans le cas de Lou une doxa presque ridicule qui flotte autour d’un nom, dont l’œuvre reste à lire et à interpréter, en dehors de tout présupposé et de toute paresse intellectuelle.

17Murielle Lucie Clément

18Selon vos propres termes, Elisabeth Foerster-Nietzsche «porte une lourde responsabilité dans la perception erronée de l’intimité de Lou». Vous voyez, pour reprendre vos mots, «une analogie troublante avec Marie-Madeleine», laquelle aurait été contaminée par la vision de l’institution ecclésiale, position à laquelle il me paraît difficile de ne pas souscrire. D’autre part, cette institution était sans doute principalement, pour ne pas dire exclusivement, composée d’éléments masculins. N’est-il pas troublant de voir, dans le cas de Lou, que c’est la gent féminine, la propre sœur de Nietzsche, qui fut l’instigatrice de la perception déviée de l’intimité de Lou ?

19Pascale Hummel

20Elisabeth Foerster-Nietzsche fut ce que j’appellerais une presque vieille fille, une formule qui ne la choquerait nullement. Dans son livre sur les femmes dans la vie de Nietzsche, elle fait l’éloge de la chasteté et brosse le portrait de tantes restées célibataires, c’est-à-dire vierges. Elle se maria sur le tard, et fut veuve après quelques années de mariage : la chair tint sans doute une toute petite place dans cette union, si toutefois elle fut consommée (ce dont nous ne savons rien, puisqu’elle n’eut pas d’enfant). Elisabeth avait la robustesse d’une matrone, à la différence de la mère des enfants Nietzsche, délicate et frêle (dont le visage n’est pas sans ressemblance avec celui de Lou, comme cela m’est apparu récemment). L’affection d’Elisabeth pour son frère est sans conteste de type incestuel : je développe tout cela dans mon livre à paraître bientôt (nous pourrons en reparler à cette occasion) : elle fut en quelque sorte l’«épouse» post-hume de son frère, par la façon dont elle s’appropria son héritage intellectuel et présida à la construction biographique de sa vie privée (qui nous est surtout connue par elle). La jalousie (voire la haine) qu’ Elisabeth Foerster-Nietzsche porta à Lou fut dévastatrice. Lou pourtant fut tout sauf une «méchante» ou une catin. À l’époque où son chemin croisa la famille Nietzsche, elle était encore bien jeune et avait la sauvagerie d’une ingénue, portant sur la religion, et surtout l’institution ecclésiale, un regard aussi critique que Nietzsche lui-même (tous deux étaient protestants). Une certaine tradition biographique (je pense à la peu mémorable Françoise Giroud en France, car ce point de vue réducteur est surtout français) a surtout voulu voir en Lou une femme «libre», jusqu’à faire d’elle une championne de l’émancipation féminine, ce qu’elle ne fut pas. Sa personnalité est assez éloignée d’une Alma Mahler par exemple.

21Lou est un être libre, au sens le plus noble du terme, au sens métaphysique presque. Ce qu’elle fut en tant que femme, ou plutôt la façon dont elle fut femme mérite largement réflexion. Sa virginité jusqu’à un âge avancé a donné lieu à des interprétations aussi ridicules que déplacées. Sa sexualité (intense à certaines périodes, mais sans continuité réelle dans le temps) reste (et restera toujours sans doute) un point énigmatique : mon idée est qu’elle connut sexuellement très peu d’hommes (2-4 ?), peu longtemps, et ne fut vraiment et profondément liée qu’à un seul, Rilke. Nous savons à la fois beaucoup de choses sur ce sujet et bien peu : il règne là un flou presque paradoxal pour quelqu’un qui imagina des manières originales de se dévoiler.

22Pour préciser le parallèle avec Marie-Madeleine (dont vous faites bien de souligner l’importance), il y a de toute évidence dans les deux cas une difficulté d’accepter (pour les hommes ?) l’idée d’une sainteté pour ainsi dire «impure». Mais plus profondément encore, d’une sorte de pureté vécue au sein même de la sexualité (un vaste sujet, un peu extérieur aux deux livres que j’ai traduits jusqu’ici). J’ai presque envie de dire que Lou fut «vierge» toute sa vie et vécut son engagement érotique (à tous les sens du mot) le plus fort avec Rilke (sous une forme totale, transcendée, engageant tous les aspects de son être, intellectuel, physique, affectif, etc.). Elle a deux âmes-sœurs en réalité (Nietzsche et Rilke), alors que ce terme se décline en général au singulier. Chacun eut sa trajectoire propre, et Lou fut peut-être toute sa vie dans le deuil de cette incomplétude, en manque de cette moitié, qu’elle trouvait tantôt chez Nietzsche, tan-tôt chez Rilke.

23Dans LHeure sans Dieu, il est question d’une «visitation», sans plus de détails : Lou aurait-elle été visitée par un ange, aurait-elle vécu quelque chose de surnaturel (comme Léda visitée par Zeus) : j’en suis réduite à des conjectures, mais il y a là un mystère, peut-être la clef de son plus grand secret, à mettre en relation avec le personnage de Christa dans le même livre, c’est-à-dire le Christ au féminin, de l’Élue donc, telle Léda ou Marie-Madeleine (l’épouse du Christ).

24Bref, sa vie se situe à un tout autre plan que celle d’Elisabeth Foerster-Nietzsche, ancrée dans la matière, la contingence, et surtout enfermée dans une doxa traditionaliste qui rejoint celle de l’Église (et de la majorité des hommes de son temps).

25Murielle Lucie Clément

26Très éloignée de la personnalité dune Alma Mahler, dites-vous, Lou fut loin d’être une championne de lémancipation féminine, tout en étant cependant fréquemment présentée comme une femme «libre». Ne pensez-vous pas que le fait quelle soit restée vierge jusquà l’âge de trente-sept ans soit en contradiction avec cette perception féministe qui voit en elle une femme libératrice de ses consœurs ?

27Pascale Hummel

28L’essentiel est ailleurs. Dans ce qu’elle vécut, et dans la liberté (métaphysique, humaine) à laquelle elle aspira avec une soif inextinguible d’absolu. Cela n’a pas grand-chose à voir avec l’idée d’une libération militante ou organisée. Comme le souligne Stéphane Michaud dans son essai biographique, Lou Andreas-Salomé se tint toujours à l’écart de tout engagement politique, idéologique, ou autre. Il est vrai qu’elle fut d’origine aristocratique : il y avait en elle une vraie grandeur naturelle, jointe à la simplicité d’une fille du peuple. Toute sa vie est un élan ardent vers le meilleur de l’esprit et de l’âme : en cela peut-être, il y a libération. La question de la sexualité, sans être secondaire, n’est pas centrale. Lou Andreas-Salomé a parlé de la sublimation de la libido par la création. Elle n’a jamais fui le mâle, mais son besoin (presque physique) d’absolu fut tel qu’elle pouvait difficilement trouver un partenaire à sa hauteur, en dehors des tout grands qu’elle côtoya, et qu’elle aima surtout d’âme et d’esprit. L’accouplement avec l’âme-SŒUR relevant pour ainsi dire de l’inceste, ce genre de femme a le choix entre des succédanés, la quête effrénée du même à travers le multiple, ou la chasteté par attachement platonique à l’amant impossible (le frère, Rilke en l’occurrence).

29Murielle Lucie Clément

30Dans Le Diable et sa grand-mère, à la page 69 de la postface, vous écrivez : «la petite âme ou petite fille en quête de Dieu ou du sens magique du monde» est un motif qui se retrouve dans trois des écrits de Lou (Le Diable et sa grand-mère, La Cape magique, L’Heure sans Dieu). Toute l’œuvre de Lou tendrait vers une seule et même recherche. Comment expliquez-vous ce désir de Dieu en lien avec la perte de la foi survenue à la mort de son père ?

31Pascale Hummel

32Lou n’a jamais perdu Dieu, sinon peut-être le Dieu de l’Église, donc Celui du dogme et de l’institution. Toute son œuvre est un élan vers Lui, sous la forme d’un mysticisme laïque, sensualiste même peut-être. Elle trouve Dieu dans l’immanence de la Vie, en dehors de tout système, de toute loi et de toute foi. C’est ce qui explique sa simplicité, sa modestie, pleine d’écoute et de générosité. Sa vie et sa pensée sont l’expression d’une empathie avec les choses et les êtres, et une telle démarche se passe presque de langage. D’où ce caractère assez étrange de ses écrits, notamment des deux textes traduits. C’est l’âme qu’on entend avant tout le reste, l’esprit avant la lettre.

33Murielle Lucie Clément

34Puisque nous parlons de Dieu, comment expliquez-vous ce titre : L’Heure sans Dieu ? Si à la lecture du premier texte, il est encore possible d’avoir le sentiment de comprendre, n’est-on pas perdu avec Les histoires de la pâquerette et des nuages et Le pacte de Tor et Ur ? Quelle serait la place de Dieu dans ces deux textes selon vous ou peut-être Son absence, devrais-je dire ?

35Pascale Hummel

36La question est fort pertinente en effet. Je n’ai jamais vraiment compris les conclusions que les biographes de Lou tirent de certains épisodes tout à fait mineurs ou secondaires de sa vie. Je ne vois aucune mort ni perte de Dieu, sinon symbolique ou ludique, mais une quête spirituelle constante et assoiffée. Si un Dieu est perdu ou mis en cause, c’est celui de l’Église et du dogme. Les très belles choses que Lou écrit sur le manteau de Dieu couvrant le monde, etc., témoignent de la grande compréhension qu’elle eut du sens profond des choses et de la présence bien réelle (et agissante) de Dieu parmi les hommes. LHeure sans Dieu est un livre étrange, on ne peut le nier : certains aspects du récit sont opaques et confus. Sans chercher à excuser ce qui relève peut-être de la maladresse (?) narrative, on peut dire que l’auteur donne à pressentir un mystère.

37Murielle Lucie Clément

38Comment expliquer ce titre L’Heure sans Dieu pour ce triptyque ? Y voyez-vous la prédominance du premier texte, et, si c’est le cas, de quelle façon l’interprétez-vous ?

39Pascale Hummel

40Comme je l’explique dans la postface, les trois textes ont été écrits séparément, à une date antérieure à la publication groupée. Aucun document ne subsiste qui éclairerait sur le choix de l’éditeur ou l’intention de Lou. La solution est sans doute du côté de l’euphonie, de l’harmonie évocatoire : c’est le titre le plus original des trois, le plus poétique. Inutile de creuser plus avant. Mais vous avez raison d’insister sur le caractère un peu dépareillé de l’ensemble, même si l’enchaînement se révèle convaincant à la lecture.

41Murielle Lucie Clément

42Dans «Le partage du sens», vous mentionnez que les trois écrits de L’Heure sans Dieu, bien qu’inscrits dans un espace-temps donné, se déroulent «comme en apesanteur, hors de tout repère géographique et chronologique affirmé». N’est-ce pas là aussi un trait du Diable et sa grand-mère, et voyez-vous là une spécificité de l’écriture de Lou Andreas-Salomé ?

43Pascale Hummel

44Sans aucun doute. Lou appartient en quelque sorte à un autre monde. Comme F. Nietzsche, elle a part à l’éternité, au monde des dieux pour ainsi dire. Il a été dit et redit que jusqu’à l’âge de cinquante ans, elle eut un physique très juvénile. Je dirais volontiers qu’il y a en elle une part d’immortalité : si Nietzsche fut dieu, elle fut déesse. Le monde auquel elle a accès n’est pas aisément transposable en langage humain. D’où ce mélange étrange (presque sensuel) d’abstrait et de concret dans son écriture. Une interprétation psychiatrique n’est pas à écarter non plus (même si je me suis abstenue d’en faire mention dans les deux livres), car par moments son style est presque autiste ou schizophrène, et le lecteur est perdu. Le travail de la traduction est extrêmement ardu pour ces deux textes : je n’aurais pu le réaliser sans le hors-texte (ma vie privée) qui m’a conduite à entreprendre cette tâche. Lou a vécu des choses indicibles, qu’elle a choisi d’occulter sous la métaphore et la transposition burlesque. Je continue de m’étonner qu’elle n’ait pas laissé un seul texte plus explicite sur le sujet. Je cite dans les postfaces son petit texte sur le Paradis, publié dans une revue, que je compte traduire aussi. À plus long terme, j’envisage une grosse monographie sur la pensée de Lou à partir de l’ensemble de son œuvre, qui demande vraiment à être regardée de près.

45Murielle Lucie Clément

46Une question d’importance est le style de Lou Andreas-Salomé. Même s’il est difficile d’en apprécier les caractéristiques intrinsèques par le biais d’une traduction, la particularité de ces textes inclassables, riches et originaux, laisse supposer que vous avez certainement rencontré divers obstacles dans votre travail de traductrice. Quels problèmes se sont présentés, pour lesquels vous avez dû faire des choix tranchants ?

47Pascale Hummel

48Les deux textes sont difficiles, surtout le deuxième. L’interprétation suppose bien plus que la compréhension de la lettre : c’est l’esprit qu’il faut saisir. Le sens est comme «chiffré». J’ai rarement rencontré cela, même si l’on peut voir une analogie avec Rilke, dont les textes sont souvent opaques. C’est un langage plutôt qu’une langue. Ce qui ramène une nouvelle fois à Dieu, au mystère, à l’idée d’un langage divin, et surtout d’un indicible, non seulement intraduisible, mais inscrit dans l’allemand même. Le sens est à construire dans un hors-champ pour ainsi dire, et en cela les deux œuvres sont «ouvertes», ce qui est un trait caractéristique de la modernité dans tous les domaines artistiques.

49Murielle Lucie Clément

50Vous dites que Le Diable et sa grand-mère est une excellente introduction à la difficulté, en quelque sorte générique, des textes littéraires de Lou Andreas-Salomé. Pensez-vous que le second ouvrage que vous venez de traduire, L’Heure sans Dieu et autres histoires pour enfants, lève quelque peu le voile sur le mystère de cette forme sans précédent dans la littérature ?

51Pascale Hummel

52Si le lecteur commence sa découverte de Lou Andreas-Salomé par là, en effet. Mais Le Diable n’est pas tout à fait un programme ou une introduction : les deux textes (de la même année, même s’ils ont été rédigés plus tôt) sont à mettre sur le même plan. Ils sont fondamentalement atypiques, en quelque sorte sui generis. Lou bricole d’une certaine manière. Aucun de ses écrits ne fait état de ses lectures passées, de ses goûts littéraires : c’est une lacune historiographique importante ; il n’existe pas non plus de catalogue de ce que pouvait être sa biblio-thèque (plutôt aléatoire, car elle voyagea beaucoup, et n’était pas reliée à un lieu, à un point d’attache). Que lisait-elle, qu’aimait-elle, comment forgea-t-elle son goût ? Il y a beaucoup d’empirisme autodidacte chez elle apparemment. Elle n’a jamais vraiment fait d’études, au sens «académique» du terme (à la différence de Friedrich Nietzsche). Elle s’est faite toute seule, avec l’aide de précepteurs parlant diverses langues. Elle existe en dehors des circuits officiels du savoir et de la reconnaissance institutionnelle. Elle ne fait partie d’aucune école et ne pratique guère l’échange entre créateurs dans une intention créatrice. Elle se fabrique son petit monde littéraire toute seule.

53Murielle Lucie Clément

54À lépoque de Lou Andreas-Salomé, divers écrivains (et pas des moindres, je pense à Kafka, Musil, etc.) ont marqué leur temps, en renouvelant le contenu et la forme de la littérature. En quoi consiste, selon vous, la singularité de Lou ?

55Pascale Hummel

56Cette unicité réside dans le fait (pour Lou Andreas-Salomé) d’être à la fois en deçà et au-delà du champ littéraire (comme F. Nietzsche l’est de la philosophie). Dans les deux cas, la vie (le «vécu», pour employer un terme jargonneux) prime sur l’œuvre, ou du moins n’en est pas dissociable. La vie commande («informe» même) l’écriture et la pensée, qui pour cette raison est rebelle à toute classification générique. La question de savoir si Lou Andreas-Salomé est du côté de la littérature, de la philosophie, de la poésie, de la psychanalyse, ou encore de la théologie, n’est pas pertinente. Parce que la substance de la vie n’est pas réductible à un style, à un genre, ou à un territoire, elle ne peut être appréhendée que sur le mode du labile et du multiple, de l’informe (au sens de non-forme) même peut-être : c’est ce que nous avons chez Lou Andreas-Salomé. Sa modestie est telle, d’autre part, qu’elle ne semble pas s’être beaucoup souciée de bâtir une œuvre. Les deux livres qui font l’objet de cet entretien semblent (presque) avoir été écrits pour elle-même, un peu comme un essai ou une farce, dont elle rirait toute seule. La question de l’unicité est centrale aussi d’un autre point de vue (la même remarque vaut pour Friedrich Nietzsche) : en quoi ces textes livrent-ils un sens partageable ? Que leur manque-t-il, ou qu’ont-ils qui les rend (ou non) universels ? (la même remarque, une nouvelle fois, vaut pour Nietzsche). Le sens n’étant pas donné tout construit, le lecteur a sa place dans son édification. La construction du sens crée l’œuvre et l’individu-lecteur d’un même geste créateur (et vivifiant). Cela nous ramène à Dieu... Qu’est-Il, sinon la possibilité d’être l’unique (c’est-à-dire soi) dans l’Autre, seul et ensemble ?

57Murielle Lucie Clément

58Y aurait-il de la part de Lou Andreas-Salomé un certain jeu dans le fait de rendre l’accès de ces deux écrits difficile ou aventureux ? Pourquoi cet aspect n’a-t-il jamais été relevé par les biographes ou les commentateurs de son œuvre ?

59Pascale Hummel

60L’ensemble de ses écrits a été très peu commenté, même en Allemagne. C’est une œuvre encore à découvrir. Il est difficile de savoir si Lou a souhaité ou maîtrisé l’effet que ses textes (ces deux-là en particulier) produisent. Si l’opacité en est volontaire, c’est sans doute parce que Lou Andreas-Salomé met à l’épreuve la perception ou le discernement de ses lecteurs, comme dans le cadre d’une thérapie. L’appropriation du sens se fait sans repères d’aucune sorte : le lecteur est littéralement invité à construire le sens, en se frayant un chemin au milieu de signifiants déconcertants. Les deux textes reposent sur la logique paradoxale du contre-l’attente. Le sens ultime réside de toute évidence dans un «chiffre», un indicible et un non-dit. L’unicité de Lou vient de ce qu’elle est porteuse des clefs les plus secrètes du Sens, qui mène à Dieu (et à son envers complémentaire, Satan, qui n’est pas un méchant, mais un vide en quête du plein).

61Murielle Lucie Clément

62Ce travail sur Lou semble tout juste commencer, si je vous comprends bien. Que reste-t-il encore à accomplir selon vous, et quels sont les projets que vous envisagez vous-même ?

63Pascale Hummel

64Un tel constat est assez grisant en réalité, plus réjouissant en tout cas que si nous croulions sous une tonne de choses déjà dites et pensées (comme dans le cas de Friedrich Nietzsche, sur lequel il reste toutefois beaucoup de neuf à dire aussi : je m’y attellerai). Lou Andreas-Salomé, c’était jusque-là un nom relativement connu, d’une manière assez extérieure et superficielle, une légende biographique confinant à la mythologie, et une doxa exégétique aussi mince que schématique. J’ai plusieurs traductions en cours : de textes de Lou Andreas-Salomé elle-même (certains longs, voire très longs ; d’autres courts, parus dans des revues), d’auteurs, féminins notamment (plus ou moins importants), ayant œuvré dans son entourage, et de penseurs contemporains (F. Tönnies). Je compte avoir fini d’ici deux-trois ans la monographie (la toute première de ce type) que je vais consacrer à l’œuvre de Lou Andreas-Salomé, d’un point de vue neuf et inédit, que je ne peux dévoiler pour le moment. Lou Andreas-Salomé est un auteur très «inspirant», en raison du caractère ouvert de ses écrits, défini plus haut. Son unicité tient à cela aussi : elle nous accompagne sans rien nous imposer, nous guide sans nous forcer, nous invite au partage sans nous brusquer ; elle s’infiltre en nous. Un esprit très particulier s’instille par là en chacun, par le biais d’une lettre en apparence fuyante. Et en creusant bien, on trouve la totalité du sens, donc Dieu, un dieu laïque en quelque sorte, sans église ni loi, sans or ni rite, mais dont le nom embrasse la totalité du réel disponible (sous toutes ses formes, y inclus le surréel, à savoir l’au-delà, le miracle, etc.).

65Murielle Lucie Clément

66Nous nous réjouissons de lire vos traductions dans les années à venir. La monographie que vous mentionnez sera aussi attendue avec impatience, et nous vous souhaitons tout le courage nécessaire pour l’accomplissement de ce travail de titan. Nous vous remercions d’avoir pris le temps d’évoquer avec nous les deux textes déjà parus. Sans vouloir abuser de votre disponibilité, nous aimerions poursuivre cet entretien après la parution de la traduction du livre dElisabeth Foerster-Nietzsche, vers le mois d’octobre.

67Pascale Hummel

68Merci à vous, et surtout merci à et pour Lou. Elle a encore beaucoup à nous apprendre, et c’est un vrai plaisir de parcourir le chemin — semé d’inconnu(es) — que ses écrits ouvrent sous nos pas.