Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Danièle Leclair

Les travaux & les jours de Georges Séféris

The works and days of Georges Séféris
Georges Séféris, Journées 1925-1944 (traduit du grec par Gilles Ortlieb), Paris : Le Bruit du temps, 2021, 830 p., EAN 9782358731706.

1C’est à Gilles Ortlieb1, son traducteur, que l’on doit la première traduction2 exhaustive du journal de Georges Séféris — un travail d’envergure et un ouvrage qui fera date. Le premier volume3, Journées 1925‑1944, vient de paraître aux éditions Le Bruit du temps dirigées par Antoine Jaccottet : 830 pages denses, avec introduction, notes et documents annexes ainsi que quelques photographies, dans une édition remarquablement soignée. La richesse de la documentation et de l’annotation de cette traduction en fait un ouvrage essentiel, voire indispensable pour des lecteurs francophones souvent ignorants de l’histoire grecque moderne, particulièrement complexe. Saluons donc le traducteur et son éditeur pour avoir mené à bien une telle entreprise que méritait le premier écrivain grec à recevoir le prix Nobel de littérature4.

2Ce journal, tenu depuis le 16 février 1925, quand le jeune Séféris rentre à Athènes après avoir terminé ses études de droit à Paris, jusqu’au 11 mai 1971, peu avant sa mort à l’automne, n’a été édité5 en grec qu’à titre posthume : neuf tomes publiés de 1975 pour le premier à 2019 pour le dernier, « un monument sans équivalent dans son siècle et son pays » (Ortlieb, p. 10). Le volume publié au Bruit du temps rassemble les quatre premiers tomes grecs, qui avaient été entièrement revus et corrigés par Séféris. C’est sur cette édition originale et, pour les poèmes qu’il contient, sur la nouvelle édition grecque de 20146 que s’appuie cette traduction. Le traducteur a aussi intégré, en appendice de l’année 1941, huit longues lettres envoyées par Séféris à des amis depuis l’Afrique du Sud, qui accompagnent le manuscrit du tome IV des Journées.

Un poète novateur dans un temps hostile

3Journées 1925‑1944 révèle la lutte que Georges Séféris (1900‑1971) a dû mener pendant longtemps pour écrire et pour se faire publier. L’image très lisse (ou convenue ?) que nous avons en France du poète diplomate, aidé ou protégé par une carrière prestigieuse, à l’image de celles de Claudel ou de Saint‑John Perse, ne correspond en rien à la vie vécue par Séféris.

4Contraint d’embrasser un métier qu’il n’a pas choisi, en proie au doute permanent, à la recherche de la forme adaptée à la langue nouvelle qu’il défend, Séféris se trouve isolé, en butte à l’hostilité du milieu intellectuel athénien : avant 1945, ses recueils sont tous publiés à compte d’auteur à un petit nombre d’exemplaires7 et ne suscitent qu’indifférence ou critique virulente. Ainsi, quand, en 1935, paraît son recueil décisif8, Μυθιστόρημα [Mythistorima]9, Séféris note, désabusé :

C’est en passant […] devant la librairie Eleftheroudakis que j’avais réfléchi au titre. Aucun de ceux qui ont vu le manuscrit n’a eu la moindre réaction, il va de soi. Il a été imprimé ces jours‑ci, à cent cinquante exemplaires. Strophe10 avait été tiré à deux cents. C’est un progrès. (p. 253)

5Quatre ans plus tard, l’incompréhension de la critique demeure :

[…] on me dit et on me répète que ce que j’écris est incompréhensible mais [les critiques] que comprennent‑ils eux‑mêmes de ce qu’ils écrivent… ? […] Je suis de toute façon un écrivain antipathique aux yeux de mes confrères. (p. 334, fév. 1939)

6Par ailleurs, la situation politique tendue du pays, avec la dictature de Métaxas11 qui s’impose dès 1936, la Seconde Guerre mondiale, l’Occupation de la Grèce par l’Allemagne nazie, l’exil du gouvernement grec en Égypte, puis la guerre civile, n’est évidemment pas propice à la publication d’une œuvre poétique.

7Journées 1925‑1944 nous plonge dans le quotidien d’un homme qui, malgré les temps hostiles, a placé la poésie au cœur de sa vie et de ses préoccupations.

8Les interrogations de Séféris sur sa propre écriture, ses lectures, ses exigences littéraires et intellectuelles, mais aussi ses réflexions, souvent critiques, sur la politique européenne, sont enfin offertes aux lecteurs francophones qui peuvent ainsi découvrir la vie, souvent douloureuse, et le cheminement créateur du grand poète grec, ainsi que son regard lucide sur les événements historiques de plus en plus dramatiques qu’il traverse, souvent au plus près des décisions politiques puisqu’il devient très tôt diplomate, chargé de fonctions relatives à la communication du gouvernement grec — qu’il suit en exil à partir d’avril 1941 — et que ce premier volume du journal se clôt sur son retour à Athènes en octobre 1944 et sur la nomination du Régent12 dont il deviendra le chef de cabinet.

9Dans Journées 1925‑1944, la pensée de Séféris, sa souffrance à la mesure de son attente, pour lui‑même et pour son pays, son amour inconditionnel pour ses compatriotes et pour sa langue, restée presque inchangée depuis Homère, se livrent et se déploient, parole précieuse pour quiconque cherche à comprendre et à approfondir une poésie concise et métaphorique qui se refuse à tout épanchement lyrique. On y suit également les relations amicales et professionnelles du poète en une période où la guerre menace puis s’abat sur l’Europe.

*

10Ce journal qui rassemble des « fragments de vie » n’a pas l’ambition de tout dire de son auteur : parfois elliptique, il est tenu de façon irrégulière, avec des intervalles de longs silences, d’un mois ou plus, et s’il relate de rares anecdotes, c’est le plus souvent pour rapporter des échanges de paroles qui ont amusé ou affligé le poète. Ainsi, au consulat de Londres où il se morfond, un jour où, « vissé à [son] bureau, affichant un sérieux tout ce qu’il y a de plus administratif », il renseigne un jeune officier de marine grec :

[…] alors qu’il s’apprêtait à prendre congé, il m’a dit en faisant sonner quelques pièces dans sa main :
– Tiens, prends ce shilling et va boire un café.
J’ai dû faire un effort considérable pour me retenir. La fraîcheur de ce garçon avait chamboulé toute ma journée ; c’est la plus belle rencontre que j’ai faite dans l’année. (p. 196, juillet 1932)

11Ou à Pretoria quand il désespère de trouver un endroit où acheter des livres (il a été contraint de laisser les siens en Égypte) :

J’ai trouvé deux tomes du Penguin New Writing. Lorsque j’ai demandé d’autres tomes, on m’a répondu :
– Ils sont au fond de la mer, Monsieur. (p. 575, août 1941)

*

12Traversé par le désir de garder trace des émotions vécues, des doutes, des lectures (Montaigne, Baudelaire, Gide, T.S. Eliot, Homère, Kornaros, Makryannis, Cavafy, Sikélianos, Solomos…), des traductions et des éditions en cours ainsi que des observations que suscitent les multiples déplacements liés au métier, d’Athènes à Koritsa, Chania, Le Caire, Alexandrie, Beyrouth, Jérusalem, Johannesburg, Pretoria, Londres, Cava dei Tirreni, mais aussi de la lutte quasi ininterrompue afin de dégager un peu de temps et d’espace pour l’écriture des poèmes, le journal semble représenter pour Séféris tout à la fois un refuge et un stimulateur de l’écriture ; un lieu secret qui protège le moi et ouvre un espace expérimental pour la poésie, insérant des projets abandonnés de Mythistorima ou des poèmes qui ne seront pas repris dans l’œuvre publiée, comme ceux de « La pierre aux loups » :

La pierre aux loups 3

Tu n’as plus à choisir maintenant que le navire a sombré.
Où que tu ailles, chaque endroit nouveau te sera une blessure ;
que ce soient des hêtres ou des pins, ou même le rivage
avec le vent donnant le signal d’un départ pour le bout du monde
Retiens ta voix, ne bouge pas, la pierre aux loups
demeurera inchangée, telle que la pluie et la neige l’ont sculptée. (p. 264, 1935)

13Si ce poème est effacé, l’imaginaire d’un monde perdu, la déchirure essentielle que représente pour Séféris la perte de sa terre natale en Ionie, et sa recherche acharnée pour relier les deux rives, le lieu et le temps d’avant et la modernité, se retrouveront dans toute son œuvre poétique, ce qu’illustre son vers célèbre : « Où que me porte mon voyage, la Grèce me fait mal13 », qui ouvre un poème scandé par des noms de lieux et de bateaux. Ce vers se trouvait déjà dans noté dans son journal en 1935, écrit au retour du Pélion (p. 25814).

14Dans Journées 1925‑1944, l’analyse de soi est toujours questionnement et recherche de la formulation la plus juste et la plus dépouillée (« comme une corde tendue », p. 141, oct. 1931), stimulée par une insatisfaction presque continue. Le vœu du poète et sa démarche s’apparentent ainsi au lent apprentissage de l’artisan : « Je n’aspire qu’à une seule chose, fabriquer des poèmes, patiemment, avec obstination, en y consacrant des mois et des années, comme un Chinois ou un artisan maniaque » (p. 87, mars 1927). Il faut pétrir son texte « comme une pâte à pain » (p. 141), « avancer pas à pas vers la racine » (p. 172). Le jeune poète part en effet de loin : si la richesse de la civilisation grecque et la culture française dont il est nourri lui offrent des sources incontestables, l’opposition de l’arrière‑garde littéraire athénienne à toute évolution de la langue « pure » vers la langue « démotique15 » constitue une première barrière à franchir. En 1925, de retour à Athènes après six ans d’exil en France, Séféris note « la situation misérable à laquelle se trouvent réduits, en Grèce, les jeunes gens qui veulent écrire. Personne pour les guider. Pas même un manuel de base pour qu’ils apprennent un tant soit peu leur langue. Climat moral nul » (p. 28).

15Le désespoir le gagne : « En 1927, à Athènes, je n’étais plus qu’une ruine », écrira-t-il quelques années plus tard (p. 148, déc. 1931), conscient que le poids de l’existence est aussi celui d’une génération marquée par la Première Guerre mondiale16 qui lui a légué une « inquiétude inconnue » et « le sentiment que toutes les bases ont été sapées dans les tréfonds de l’âme et de l’esprit » (p. 265, sept. 1935). Écrire suppose donc une véritable « désintoxication » (p. 269).

16Comment garder la trace vivante de la riche civilisation à laquelle le poète appartient sans en être prisonnier ? Comment réaliser une œuvre capable de s’inscrire dans la longue tradition de l’hellénisme tout en affirmant une écriture moderne débarrassée du néo‑classicisme en vogue à Athènes et de sa langue artificiellement « pure » ?

S’il était juste que ce pays grandisse, ce n’était pas pour avoir plus de députés, de préfets ou de gendarmes, c’était pour que l’Hellénisme – cette notion de la valeur humaine, de la liberté, et non sa version archéologique – puisse se développer sur un coin de la Terre. (p. 323, janv. 1938)

17Les questions que Séféris se pose à lui‑même dans Journées 1925‑1944, on les retrouvera dans les poèmes de Mythistorima : « Qui chassera cette tristesse de nos cœurs ? », « Mais que cherchent-elles, nos âmes, à voyager ainsi/ Sur des ponts de bateaux délabrés ? », « Que cherchais-tu ? », « à quoi bon lutter, résister ? », « Ces pierres qui sombrent dans les âges, jusqu’où vont-elles m’entraîner ? », « Pourrons-nous mourir d’une mort ordinaire17 ? »

18Mais l’œuvre poétique donne aussi à voir les réponses que Séféris est parvenu à leur apporter ; quand le poème fait le lien entre les traces du passé et l’émotion présente que suscite le paysage, la parole du poète devient célébration :

Fleurs de la pierre, figures
Surgies quand nul ne parlait et qui m’avez parlé
Et qui m’avez permis de vous toucher après le silence
Parmi les pins, les lauriers sauvages et les platanes18.

*

19La joie est rare dans ces Journées 1925‑1944, mais elle met en évidence les valeurs qui animent Séféris : la dignité, souvent celle de l’homme du peuple, l’attachement à la terre grecque, si souvent martyrisée par les dictatures, les guerres ou l’Occupation, la fidélité — à sa langue et à son pays — et l’amitié, un lien essentiel pour le poète qui souffre souvent de se sentir seul. À la fin des années 30, il était toujours heureux de faire un saut à Maroussi, dans la banlieue nord‑est d’Athènes, chez son ami Georges Katsimbalis qui avait créé en 1935 une revue littéraire et réunissait fréquemment chez lui des écrivains grecs et étrangers, Odysseas Elytis, Lawrence Durrell, Henry Miller... Après son départ d’Athènes, ses amis ne cesseront de lui manquer et il attendra leurs lettres avec impatience, intégrant souvent les copies des lettres qu’il leur envoie dans son journal.

20La solitude revient comme un leitmotiv dans l’ensemble du journal, amplifiée par les nombreux séjours à l’étranger que lui impose son métier :

- À Londres : « Ah, si j’avais un ami à mes côtés » (p. 141, 1931)
- Depuis Pretoria : « Écrivez-moi quelque chose, n’importe quoi, mais écrivez-moi », écrit-il à Lawrence Durrell ; « j’éprouve tous les sentiments d’un homme abandonné sur une île déserte. » (p. 602‑603, nov. 1941)
- Au Caire : « Travailler sans avoir de compagnons est une misère. » (p. 627, mars 1942)

21Ce besoin de l’autre, l’ami, avec qui échanger et partager, confère une profondeur particulière au choix de Séféris de donner voix dans ses poèmes à son double, Stratis le marin, que l’on retrouvera, embarqué avec ses compagnons de misère sur des bateaux vétustes aux trajets interminables. Dans Journées, Séféris annonce que son futur recueil aura pour titre, Les Poèmes de Stratis le marin19. De 1931 à 1933, il en fait un ami avec lequel il converse, il lui laisse la parole ou même s’efface complètement derrière lui : « Stratis a l’intention d’aller écouter le Ring cette année » (p. 228). Et parfois, Séféris se plaît à faire écrire Stratis et à signer : « Salutations, Stratis le marin » (p. 232, 1933). Ce marin qui marche dans les pas du poète traduit à la fois le sentiment de solitude du poète et son attachement viscéral à la mer. Sous le costume du haut fonctionnaire ministériel, l’âme de Séféris est sœur de celle d’un simple paysan comme son ami Sotiris Stamelos20, de Skiathos, ou celle d’un vieux marin. Séféris trouve ainsi du réconfort dans la dignité des Grecs pauvres, qui travaillent avec courage et modestie dans les champs ou sur les bateaux, et dans leur parler authentique.

« … comme un pissenlit cuisant dans un chaudron »

22Le métier qui occupe Séféris presque toute la journée est globalement détesté, comme le furent les études de droit imposées par son père, avocat à Paris, puis professeur de droit international à l’université d’Athènes : « Je ne veux pas devenir avocat, ni journaliste, ni bohême. Je n’aspire qu’à une seule chose, fabriquer des poèmes… » (p. 87, mars 1927), écrit‑il à 27 ans alors qu’il vient d’entrer au ministère des Affaires étrangères. « Je vais souffrir toute ma vie d’une sujétion imposée ; elle va me garder emmuré » (ibid.).

23Journées nous fait ensuite partager le lourd fardeau des tâches imposées au milieu de bureaucrates incompétents, d’hommes politiques pleutres et indécis, au sein d’un gouvernement instable, miné par les rivalités et les oppositions ; alliances incertaines, dissensions et atermoiements, consignes absurdes, cabales ridicules, mondanités insupportables, « entre intrigues et soupçons » (p. 537), « chacals et charognes » (p. 585), le poète souffre :

- Au consulat de Londres : « j’accomplis les tâches les plus stupides que j’aie jamais accomplies de ma vie […] Mon supérieur est un personnage borné, un imbécile, un triste sire. » (p. 139, oct. 1931) ;
- Au Caire : « L’ambassadeur est un animal de foire ; […] tous, sans exception, le trouvent insupportable ; les uns l’insultent, les autres se moquent de lui » (p. 556, juin 1941) ;
- En poste à la légation grecque de Pretoria : « A Jo’burg ce matin, pour le travail. Rien là qui m’intéresse. » (p. 580, sept. 1941).

248 avril 1941 : l’armée allemande avance vers Thessalonique. 16 avril : « Le front albanais se désintègre » (p. 515). Séféris note : « Le gouvernement [grec] est sur les dents. Pas un seul de ses membres qui ait gardé son sang‑froid. Personne ne sait très bien pourquoi il s’en va21, ni ce qu’il fera où il ira. Aucun plan, aucuns préparatifs. […] Du ministère, tout le monde se fiche » (p. 515). Quand le gouvernement, à peine arrivé en Crète, décide de s’exiler plus loin, en Égypte, Séféris juge que ce « climat de débandade généralisée offre un triste spectacle à la population » (p. 536).

25Il subit la méfiance à son égard d’un gouvernement qui, depuis 1936, a imposé au pays une dictature et n’apprécie guère ses positions politiques en faveur d’un régime démocratique22. Quand sa parole déplaît trop, il est envoyé en poste dans des pays lointains sans importance stratégique. Contraint de suivre le gouvernement en exil jusqu’en 1944, il pense avec déchirement au peuple grec qui souffre de la famine à Athènes, aux Crétois bombardés massivement, aux résistants qui se battent dans les montagnes (au Caire, il reçoit des délégations de résistants23) et critique l’état‑major anglais qui semble faire peu de cas des Grecs. Alors même qu’il est chargé de la communication officielle et des relations avec la presse grecque et étrangère24, sa parole est fréquemment retardée ou censurée, aussi bien à Athènes qu’au Caire. Tandis qu’il est évincé d’Égypte et nommé en Afrique du Sud, il apprend « qu’un journaliste de province, qui ne connaît aucune langue étrangère, a été nommé inspecteur des bureaux de presse en Afrique. Nous en sommes tous à nous demander ce qu’il va bien pouvoir inspecter » (p. 556, 1941). Au sein du gouvernement, on dit de lui : « Il est célèbre, Séfériadis25, mais il ne peut pas faire l’affaire pour la propagande » (p. 714, mai 1943).

26La comparaison « J’avais impression d’être comme un pissenlit cuisant dans un chaudron » (p. 679) peut s’appliquer à tout ce que Séféris ressent durant ses années au Caire ; outre la chaleur insupportable, le « sadisme des bruits » de la ville, un travail écrasant, des critiques incessantes, le climat moral est si éprouvant qu’il parle de « gangrène » et de « poison ». Dans une lettre à son ami Nanis, il résume ce qu’il éprouve : « les années de service m’ont été néfastes, pour ce qui est de l’écriture, j’entends » (p. 601, 1941).

27Grâce à Journées 1925‑1944, on suit pourtant l’intense activité littéraire de Séféris, le lent cheminement qui le conduit de ses premiers poèmes aux importants recueils, mais aussi son activité de traducteur (de T.S. Eliot notamment), de critique littéraire et même d’éditeur. Tout cela qui constitue « son métier d’homme », que Séféris oppose à « son métier de fonctionnaire26 » (qui tend toujours à écraser son autre part, la plus vivante), est réalisé dans des conditions très difficiles. En effet, au manque de temps s’ajoute un cruel manque de matériel et d’argent. Séféris travaille toujours seul, de façon artisanale, recopiant les textes à la main et recherchant des financements.

28Il va ainsi consacrer six mois à faire imprimer au Caire le manuscrit clandestin de Sikélianos (écrivain très engagé à Athènes contre l’occupant allemand), Poèmes acritiques, sur lequel il prononcera aussi une conférence ; il s’emploiera en outre à créer une revue littéraire, Evnostos [Heureux retour], présentera à Alexandrie une conférence sur Makryannis qui rassemble 1 500 auditeurs et fait événement, rédigera une préface pour l’édition d’un recueil poétique de Kalvos.

29Son étude sur l’œuvre poétique de Cavafy27 commencée en 1937 n’est reprise qu’en octobre 1941 à Pretoria, où le manque d’activité à la légation grecque lui permet d’occuper ses journées28 à analyser les poèmes qu’il a lui‑même recopiés en y ajoutant des annotations29 ; on suit alors l’avancée de son étude. En janvier 1942, il indique que le commentaire de chacun des vingt‑deux poèmes parus en plaquette est terminé, ce qui représente plus d’une centaine de pages et qu’il va poursuivre en étudiant les poèmes suivants quand il est brusquement rappelé au Caire, ce qui lui fait dire : « Cavafy va rester inachevé » (p. 619). Et de fait, ce livre, qu’il rêvait de faire éditer à Alexandrie, ne verra jamais le jour.

30On mesure ainsi la persévérance, la patience et la résistance morale de Séféris, finalement loin de la fragilité du pissenlit et plus proche de la résistance du pistachier lentisque, arbuste de la garrigue méditerranéenne auquel il associe Makryannis.

31Ensuite, après le retour à Athènes en octobre 1944, ce sera la guerre civile, le manque d’eau, d’électricité, de nourriture, les tirs d’obus, les explosions, les morts dans la rue : « La Grèce, la pauvre Grèce : un corps crucifié, sur lequel tous s’acharnent rageusement » (p. 792, déc. 1944).

*

32Journées 1925‑1944 garde cependant les traces de quelques instants de grâce : ainsi en septembre 1940, alors que la guerre s’amplifie et que la radio de Londres fait état de bombardements sur la capitale anglaise :

Ce matin, à Vouliagmeni30. La mer, enfin, après des semaines d’attente – comme un rêve doré, un cadeau en or. J’ai pris un canot de bois et je me suis aventuré au loin. Sensation de l’immensité. Tout ce qu’il y a d’âme dans les corps chantait tout autour de nous. (p. 447)

33Ou à Jérusalem, en juillet 1942 :

Sur la grand route, un soldat, un Noir. Sur ses épaulettes, le ruban orange des Nord-Africains. […] Debout, immobile, il observe pendant longtemps un mendiant assis […] qui demande l’aumône en gémissant de façon syncopée. Le Noir ne peut détacher son regard du mendiant qu’il observe comme un phénomène étrange. Puis, avec des gestes lents, il sort une bourse de sa poche, choisit une pièce et la lui donne. Belle image. (p. 666)

34Et le 22 octobre 1944, après la Libération d’Athènes, sur le bateau qui ramène Séferis en Grèce, lorsqu’il aperçoit de loin Le Pirée, quitté trois ans et demi plus tôt :

Ce matin, la pointe orientale d’Hydra, Poros et puis la montagne d’Égine, épine dressée derrière le promontoire, et ensuite, dans les jumelles, l’Acropole. J’ai été, je crois, le premier à l’apercevoir. […]
C’est la plus belle journée du monde, la plus légère. (p. 784‑785)

*

35Tout au long de Journées 1925‑1944, c’est la voix d’un homme profondément humble que nous entendons : sa persévérance pour donner le jour à ses propres poèmes et faire connaître ceux des autres poètes se double d’une écoute de l’homme grec ordinaire, l’anonyme dont il veut transmettre la voix : « je suis plein de corps souffrants », écrit-il (p. 698, 1943). Le mot « anonyme », que l’on retrouve à plusieurs reprises dans son journal, traduit l’effacement personnel d’un poète qui souvent se fond dans le « nous » et prend ainsi en charge le peuple tout entier, le destin de toute la Grèce. Face à la guerre qui frappe l’Europe et aux compromissions des hommes politiques, le peuple grec, lui, semble faire exception. Évoquant « le peuple tout seul, non souillé, tellement détaché de ceux qui le gouvernaient, quels qu’ils fussent » (p. 567, juil. 1941), il note :

Il est troublant, vertigineux, de penser que, ce que le peuple a fait, il l’a fait tout seul – tout seul. Les six mois de la guerre ont été marqués par deux phénomènes tout à fait distincts. D’un côté, un épanouissement, une résurrection anonyme31. Et de l’autre, le cancer du Bretagne32 avec ses couloirs obscurs et ses gesticulations désespérantes. (p. 533, 1941, en Crète)

36Alors qu’il dit tout son mépris pour les hommes politiques qui discutent sans fin des décisions à prendre et cherchent personnellement à se mettre à l’abri, Séféris révèle son admiration et son émotion face à l’engagement du soldat ordinaire, meurtri dans sa chair, qui combat pour défendre son pays : « Ces hommes anonymes sont ce que le pays a de plus précieux » (p. 535, mai 1941). Et, en février 1941 :

Maro, le soir, me raconte qu’elle a accompagné un blessé, qui non guéri encore, voulait quitter l’hôpital pour rentrer chez lui à pied. Elle s’efforçait de le soutenir pour l’empêcher de tomber, cependant que lui monologuait :
– Elle a qui, la Grèce, pour la guider ? … Elle se traîne dans l’obscurité, la Grèce… (p. 493)

37C’est pour tous ces anonymes que Séféris écrira en 1942 son texte « 28 octobre33 » célébrant l’héroïsme du peuple grec ; ce tract signé Aéra34 sera tiré à mille exemplaires pour être largué au‑dessus d’Athènes par un avion de la RAF, Séféris rêvant que son ami Georges Katsimbalis resté à Maroussi le trouve et reconnaisse sa voix.

38Son désir d’anonymat n’est donc pas une pose littéraire mais la revendication authentique d’un effacement qui trouve son expression à travers les personnages de Stratis le marin ou de Mathias Pascalis, ses doubles poétiques. Elle naît d’une observation sensible et émue de ses concitoyens, d’une attention à leurs visages35, dans lesquels il lit une permanence et un « raccord » direct entre l’aujourd’hui et le passé, entre l’homme et d’autres forces du vivant. À Jérusalem, en août 1942, alors qu’il visite un camp militaire grec, il dira de l’officier qui le reçoit : « C’est un Grec de toutes les époques. Je ne parle pas en historien ; je veux dire qu’il est à l’image de l’olivier, par exemple, arbre immémorial en Grèce » (p. 667).

39Émotion face aux visages, émotion face aux paysages. La montagne aussi est un être vivant. Avec elle, Séféris entretient une conversation ininterrompue que l’on suit dans son journal et dans ses poèmes ; sur le bateau, il observe la montagne qui se rapproche : « J’ai repris la conversation que j’avais entamée là‑haut36 avec elle » (p. 263, août 1933). L’imaginaire du poète est traversé par ce dialogue sensible entre l’homme et la nature, où les images — métaphores ou comparaisons — recomposent un paysage apaisé où ils cohabitent sans rupture.

La beauté du mont Parnès. […] ces montagnes […]. On les dit immatérielles, et cela ne veut rien dire ; cette matière même qui les rend si vivantes : elle danse, exige, se métamorphose, comme si elle avait une âme ; elle te parle et l’absence d’amis n’en devient que plus cruelle. (p. 430, août 1940)

40Pour Séféris qui a dû se former seul, l’attitude dépourvue d’artifice de l’homme du peuple, dans sa vie quotidienne et dans la guerre, constitue un modèle qui doit inciter l’artiste à se dépouiller de son ego pour tenter d’atteindre une épure de la parole apte à traverser les temps, comme le peut aussi la montagne dont il observe le contour de la ligne de crête sur l’île de Poros : ligne qui dessine la tête d’une femme endormie, tantôt fondue dans le paysage, tantôt se détachant comme un masque d’or antique. Absorbé par la beauté de ce paysage, le poète en tire des leçons pour sa propre écriture : elle élargit « notre existence à l’infini », « tout ce qu’il y a de mortel en nous se dépouille sans effort » (p. 406).

De l’intérêt d’une traduction intégrale

41Dans son introduction, G. Ortlieb rend hommage au travail pionnier réalisé par Denis Kohler, chercheur spécialiste de l’hellénisme moderne, qui s’est employé à faire connaître Séféris en France et à le traduire37 : il est l’auteur d’une biographie du poète et d’une étude de son œuvre, de la traduction d’une sélection d’Essais et d’une anthologie du journal, Pages de Journal 1925‑197138 publiée en 1988. Pour sa traduction de Pages de Journal, accompagnée de riches annexes et d’un trajet biographique détaillé, D. Kohler indique d’emblée le choix qu’il a opéré : traduire « les entrées concernant le rapport de Séféris avec sa création et son thème essentiel, le couple Grèce / hellénisme » ainsi que « les notes relatives aux événements tragiques », ajoutant : « De sa vie privée, au sens banal du terme, on ne trouvera rien.39 »

42Et de fait, dans les extraits de Pages de Journal, les émotions, souvent fortes, que suscitent les marches de Séféris à travers la ville et ses environs, au cours desquelles il observe le paysage et les gens de la rue, ou celles que fait naître en lui l’écoute de la musique se trouvent souvent sacrifiées40.

43Il est bien entendu légitime de privilégier tout ce qui se rapporte à la création d’un écrivain mais supprimer les éléments de sa vie jugés « banals », notations affectives ou matérielles, ne risque-t-il pas d’effacer des éléments importants pour sa construction mentale et son écriture, et de donner de lui une image incomplète, voire de fausser notre perception du poète ?

44Parce que la vie et l’œuvre d’un artiste sont étroitement intriquées, parce que Journées livre des informations personnelles qui seront évacuées de l’œuvre poétique mais qui n’en participent pas moins au contexte créatif, voire à la naissance des poèmes, l’entreprise de G. Ortlieb pour procurer aux lecteurs francophones une traduction intégrale du journal de Séféris représente donc une contribution décisive pour la connaissance d’un poète réservé dans l’espace public et soucieux d’éliminer tout épanchement sentimental dans ses poèmes. Elle nous le rend plus proche en nous faisant revivre et partager ses difficultés, ses sentiments et les émotions qui le bouleversent.

45Dans la traduction intégrale en effet, on découvre que l’homme au visage sérieux, souvent sombre, que l’on voit sur les photographies connues de lui, le diplomate policé, mesuré dans ses propos, cède à l’impulsivité quand il se moque de son supérieur ou quand il décide la veille pour le lendemain de se marier avec sa compagne, et laisse souvent libre cours à l’humour, à la colère ou à la fureur face à ses collègues du gouvernement.

46Même s’il est pudique dans l’expression de ses sentiments, dans Journées 1925‑1944, Séféris va révéler son premier grand amour pour une jeune pianiste française dont il attend avec impatience (et désespoir) les lettres, une fois retourné à Athènes, puis sa relation secrète avec Lou, musicologue et femme mariée qu’il retrouve dans une banlieue d’Athènes (et à qui il écrira régulièrement quand il sera en poste au consulat de Londres) et plus tard, son amour pour Maro41, celle qui divorcera pour lui et deviendra sa femme. Femmes qui ne sont jamais nommées dans l’œuvre poétique42.

47Mais Lou est quasiment sa seule interlocutrice de 1931 à 1933. Grâce aux lettres qu’il lui adresse et qui constituent l’essentiel des Journées 1931‑1933, nous est révélée toute la place que prend la musique classique au cours de ces années londoniennes. En effet, Séféris assiste à de très nombreux concerts et échange ensuite avec Lou sur les œuvres et leurs interprétations, tout en regrettant de n’avoir pas une meilleure culture musicale43. La musique a le pouvoir de le faire sortir de lui-même ; les œuvres jouées par les compositeurs eux-mêmes (Stravinsky, Ravel) et plus grands interprètes (Beethoven par Furtwängler44) sont sources de profondes émotions mais aussi de réflexion sur la création, notamment sur la sienne. Dans cette période d’intense réflexion sur son écriture, il cherche dans la musique des chemins qu’il ne trouve pas dans la littérature de son temps : « Bach est d’une telle portée générale et d’une telle exigence que je me dis parfois qu’[…]il sera plus à même de m’apprendre comment écrire Stratis le marin45 » (p. 227‑228). De longs développements sont consacrés à Beethoven, Schubert, Ravel, Debussy, Stravinsky. Au sortir d’un concert de Schubert où il a entendu l’introduction à Rosamunde, la Symphonie inachevée et la Symphonie en do, il note :

[…] j’ai découvert là des choses qui me sont apparues pour la première fois : la sensation de mesurer le pouls d’un corps vivant, avec des subtilités infinies jusque dans la moindre nuance ; un velouté qui en était presque tangible, et une humanité dans les bois et les cuivres, surtout, qui en devenait fraternelle46. (p. 160)

48La restitution de ces passages éclaire le cheminement de Séféris, son approfondissement pour atteindre la note juste comme les musiciens aimés ont pu le faire.

49De même, si Séféris ne dit rien de la vie quotidienne de Maro, si elle n’est que simplement nommée47, elle est à ses côtés, partageant les découvertes des lieux et les épreuves. C’est par elle — qui est bénévole à l’hôpital — qu’à Athènes, il apprend et note les souffrances des soldats blessés ou malades du typhus, et leur patriotisme. Les présences en filigrane de Lou et de Maro apportent donc au journal une dimension humaine et poétique qui éclaire l’œuvre qu’elles ont accompagnée.

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50Alors que la brièveté des entrées conservées dans Pages de Journal pour les années 1925 et surtout 1926‑1927 le masquait, nous découvrons dans la traduction intégrale le mal‑être qui submerge alors Séféris. À 26 ans, le jeune poète ne cesse de dire son angoisse et son profond désespoir : « Quand je regarde derrière moi : un ruban noir ; devant moi : rien d’accessible » (p. 52, mars 1926). Les termes utilisés en 1926 dénotent une profonde dépression : « sanglots », « malheur », « pensées qui m’anéantissent », « suicide à petites doses », « solitude déprimante »… Années noires où il écrit se sentir très mal, avec le sentiment que « la vie se tarit » et qu’il ne parvient pas à trouver sa voie. La page écrite le 7 septembre 1926 atteint un paroxysme :

Ah, mourir …/ Je me sens malade […] /
Je suis un animal malade ; tristesse sans mélange. Je repense à ce chien enragé, empoisonné durant les premiers jours de notre installation à Kifissia. Combien de temps a-t-il fallu pour qu’il crève ? […]
Je me vois finir comme lui […].
Je suis gravement atteint48. (p. 78)

51L’année suivante, il traduit en grec le chapitre des Essais de Montaigne « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (p. 89). Les pertes intimes s’accumulent : sa mère est morte juste après son retour à Athènes, sa fiancée française s’éloigne, il souffre tant de devoir embrasser une carrière qu’il n’aime pas qu’en 1926, il ne se présente pas à l’examen. C’est donc sur un désespoir essentiel que sa vie se construit, c’est sur une souffrance intérieure que se bâtit son œuvre poétique.

52Bien plus tard, quand le métier et l’œuvre poétique se seront imposés dans sa vie, le déchirement perdurera. À cela s’ajoutent des difficultés matérielles, insoupçonnables sans ces confidences que le poète livre à son cahier. La traduction intégrale de Journées nous révèle ainsi que la fonction ministérielle de Séféris est loin de lui assurer des revenus suffisants ; régulièrement, Journées évoque sa pauvreté :

— Difficultés financières. Après quinze années de labeur, je ne gagne toujours pas ma vie ; pas assez pour me nourrir, me loger, m’habiller. (p. 450, sept. 1940)
— Il est triste de devoir sans cesse compter ses sous. (p. 578, sept. 1941)
— Je me réveille avec le sentiment de ma pauvreté, au milieu de gens nantis. (p. 704, 1943)

53Et quand Séféris rentre à Athènes en 1944, après la Libération, il n’a pas d’autre choix que d’aller vivre avec Maro chez son père, dont la maison abrite déjà le frère et la sœur de Séféris ainsi que le mari de celle‑ci. Et leur situation s’aggrave quand l’armée anglaise réquisitionne le rez‑de‑chaussée (et bientôt une partie du premier étage) pour en faire un hôpital de campagne. Les morts gisent dans la rue et les blessés agonisent dans sa maison.

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54Grâce à cette nouvelle traduction du journal, on visualise parfaitement de petites scènes du quotidien marquantes. Séféris et sa femme sont par exemple assis par terre contre la soute du bateau surchargé qui les emmène en Crète : le poète observe en silence les officiers anglais expliquer aux leurs comment utiliser canots et gilets de sauvetage en cas d’attaque allemande, et ajouter en regardant les Grecs : « Les autres se débrouilleront comme ils le pourront » (p. 523). Ces scènes brièvement relatées révèlent à la fois le regard lucide du poète et la condition peu enviable du diplomate grec : le manque de logement, les pensions sales, étouffantes et bruyantes, l’entassement dans les bateaux ou trains pour réfugiés… Les Anglais « nous ont traités comme les membres d’une tribu à qui ils feraient l’aumône », écrit-il (ibid.). Ce mépris des Anglais envers les Grecs accroît son sentiment d’être partout un réfugié, allant de pays en pays, contraint d’abandonner amis, livres et valises : « Nous ne sommes pas des hommes, ici, nous sommes les étrangers », note-t-il au Caire (p. 677).

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55Même si Georges Séféris a l’impression pendant la guerre que son cahier ne contient que « de pauvres traces, des habits élimés » (p. 650), sur la durée de ces vingt années, on voit que son journal — qui n’est jamais abandonné — constitue malgré tout un viatique précieux, qui lui permet de ne pas rompre avec l’écriture personnelle quand les événements l’empêchent de se consacrer à la poésie. Ses épreuves lui permettent de partager le sort du peuple grec. S’il souffre de son métier et des circonstances, il résiste à sa façon et n’abandonne ni son métier ni la poésie. Porté par plus haut que lui, il a choisi de faire vivre l’hellénisme.

56Ainsi l’œuvre poétique de Séféris, que les lecteurs français ont pu lire depuis longtemps en traduction, se trouve dotée d’un arrière‑plan qui permet à la fois de comprendre la complexité de ce que vit alors la Grèce et de saisir le travail du poète, la façon dont il met à distance une réalité historique et personnelle douloureuse pour ne garder dans le poème que son épure. Les jours vécus sont décantés pour tracer une ligne continue entre morts et vivants. Mais les événements qui ont disparu des poèmes continuent à tourner dans le cœur du poète, dans le chaudron de la création. On peut donc dire que cette traduction de Journées 1925‑1944, qui nous donne à lire ce bouillonnement intérieur et toute la difficulté des travaux et des jours de presque deux décennies cruciales, constitue une entrée idéale pour aller à la (re)découverte de la poésie de Séféris.