« Dans l’atelier de La Comédie humaine »
Dans l’atelier de La Comédie humaine
1Quinze ans après La Stratégie de la composition chez Balzac. Essai d’étude génétique d’Un grand homme de province à Paris, aboutissement d’un travail de thèse consacré à la seule deuxième partie d’Illusions perdues, c’est un ouvrage d’une tout autre ampleur qu’entreprend Takayuki Kamada dans le champ de la critique génétique, avec Balzac. Multiples genèses, dont la sphère d’investigation s’étend à rien moins qu’à La Comédie humaine en son entier. L’étude, variant sans cesse les échelles d’analyse, entre micro- et macrogénétique, ouvrant l’approche génétique aux outils et aux concepts de la poétique littéraire et à des propositions herméneutiques inédites, alternant questionnements théoriques et lectures concrètes de dossiers d’œuvres, se veut en effet essentiellement une tentative de systématisation de la méthode génétique appliquée au corpus balzacien et de modélisation du processus balzacien de création ou, pour utiliser une notion forgée par Anne Herschberg‑Pierrot1, du style de genèse balzacien. Entre récapitulation des enjeux soulevés par la critique génétique depuis son tournant conceptuel des années 1980 et mise en chantier de nouveaux travaux que T. Kamada appelle de ses vœux, Balzac. Multiples genèses se propose de montrer comment la prise en compte de ce que les généticiens nomme l’avant‑texte2 (l’ensemble des documents de genèse d’une œuvre, qu’ils soient manuscrits ou imprimés) multiplie les lectures possibles, mais, surtout, comment, en retour, les spécificités de l’écriture balzacienne mettent à l’épreuve des outils et des concepts forgés à partir de corpus et de processus génétiques différents, et qui ne sont pas toujours transposables tels quels aux modalités de la création balzacienne. Par cette attention aux défis propres lancés par la genèse de La Comédie humaine, T. Kamada ne fait que répondre à une remarque de Baudelaire qui, dès 1846, se montrait sensible (fût‑ce pour le condamner) au style de genèse si spécifique de Balzac et qui, pour l’occasion, était à l’origine de l’une des premières occurrences, à notre connaissance, du mot « genèse » dans l’acception qui intéresse aujourd’hui les généticiens. Il écrivait ainsi, à l’occasion de ses Conseils aux jeunes littérateurs consacrés aux « Méthodes de composition » :
On dit que Balzac charge sa copie et ses épreuves d’une manière fantastique et désordonnée. Un roman passe par une série de genèses, où se disperse non-seulement l’unité de la phrase, mais aussi de l’œuvre. C’est sans doute cette mauvaise méthode qui donne souvent au style ce je ne sais quoi de diffus, de bousculé et de brouillon, — le seul défaut de ce grand historien3.
2Or, à cette série de genèses, à ces « multiples genèses » d’un « objet herméneutique débordant de toutes parts » (p. 9) constitué par « une nuée de textes interconnectés, toujours en mouvement et en action, et dont la configuration n’en finit pas de se transformer » (p. 10), T. Kamada tente d’appliquer, comme mimétiquement, une « génétique polymorphe […] menée dans des directions multiples » (p. 17).
La génétique des textes à l’épreuve de la création balzacienne
3L’intérêt de la critique génétique pour le corpus balzacien n’est pas nouveau, même si T. Kamada ne manque pas de souligner le paradoxe suivant : cet intérêt fut relativement tardif — comparé à l’intérêt pour le corpus flaubertien ou pour le corpus proustien —, alors même que la masse de documents de genèse de Balzac est particulièrement abondante et aurait pu retenir l’attention des généticiens en quête de documents diversifiés. Ce retard critique tient certainement à la particularité du projet de La Comédie humaine, « macro‑œuvre » totalisante, dont chaque partie (chaque roman) ne peut être lue qu’au regard d’un tout qui les unifie : la genèse propre de chaque partie ne peut être comprise sans être rapportée à la genèse de l’ensemble, comme l’avait déjà montré Stéphane Vachon4, promoteur d’une lecture « macrogénétique » des romans de Balzac. C’est dans cette filiation que se situe le travail de T. Kamada, même si une attention plus poussée à des types de documents (avant tout les manuscrits et les épreuves corrigées, mais aussi les albums, la correspondance ou les catalogues) souvent négligés par la macrogénétique (une « génétique de l’imprimé », selon S. Vachon5) le conduit à diversifier la nature des documents à analyser, et partant à multiplier leurs interactions possibles, afin de mieux saisir les différentes stratégies de publication et de réorganisation mises en œuvre par l’auteur. L’ouvrage alterne donc réflexions globales sur la méthode d’écriture balzacienne (en proposant une modélisation de la création balzacienne), exploration de divers objets de poétique littéraire (le système des personnages, les chapitres, les préfaces, les dédicaces les « textes dans le texte »), analysés génétiquement à l’échelle de l’œuvre entière et lectures génétiques concrètes d’œuvres singulières, au premier chef Illusions perdues et César Birotteau, roman dont l’analyse occupe à elle seule toute la dernière partie de l’étude.
4Forgés pour des styles de genèse très différents de celui de Balzac, certains outils de la critique génétique se révèlent inadéquats, ou du moins insuffisants, pour rendre compte précisément du processus de rédaction et de composition de l’écrivain. À partir du Dernier Chouan, premier roman appelé à intégrer l’ensemble romanesque qui deviendra La Comédie humaine en 1842, Balzac adopte en effet un procédé de rédaction qui redéfinit les fonctions propres du manuscrit et des épreuves : avant même que la première phase de rédaction soit achevée, l’écrivain envoie son manuscrit à l’imprimerie, et commence à retravailler le texte imprimé, tout en poursuivant la rédaction manuscrite de la suite du récit. Ce travail sur plusieurs fronts est illustré par la célèbre formule qu’utilise Balzac dans une lettre à Madame Hanska, en décembre 1842, au moment de la correction de l’édition Furne et de la refonte de l’ensemble romanesque en un seul objet éditorial : « J’ai corrigé l’édition qui sert de manuscrit6. » Une telle formule est un véritable défi pour la critique génétique. Elle l’est d’autant plus que l’acte d’écriture chez Balzac ne peut jamais être pensé sans garder à l’esprit que l’écrivain travaille toujours sur plusieurs chantiers à la fois et que les rédactions parallèles des différents romans s’entrecroisent sans cesse. Ce mode de gestation, dans lequel Baudelaire ne voyait — à tort — que désordre et dispersion, invite d’abord à repenser le dialogue entre les documents manuscrits et les documents imprimés. T. Kamada étudie de près les ressources propres qu’offrent les deux supports. Une analyse matérielle et une lecture rapprochée du manuscrit d’Un grand homme de province à Paris montrent comment la division des rectos de la page en deux parties aux fonctions distinctes — l’espace central et la marge — permet à Balzac, dès cette première phase, de mener concurremment deux opérations apparemment inverses, l’une de stabilisation et de fixation provisoire du texte, l’autre, avant même le recours aux épreuves, de remaniement, de recomposition et de densification. Cette exploitation des données matérielles en vue d’un processus de rédaction différencié s’avère plus profitable encore lorsque, à la division de la page en espaces distincts, s’ajoute l’hétérogénéité des supports, une fois que l’écrivain a envoyé ses premières pages manuscrites et qu’il commence à travailler sur des épreuves. L’objectivation du texte permise par l’impression et la distinction — plus visible que sur le manuscrit — entre deux espaces — espace typographié au centre et corrections manuscrites dans la marge — réactive le processus créateur, qui bénéficie du travail concomitant sur les deux supports. Diverses opérations sont ainsi rendues possibles : transfert de fragment entier d’un chapitre à l’autre, facilité par les épreuves, que Balzac peut couper et coller à sa guise ; travail simultané sur deux parties d’un même roman, que l’écrivain, grâce aux épreuves, peut mettre en regard dans une sorte de « fenêtrage virtuel » (p. 137) qui rend plus aisé, par exemple, l’ajout, dans une partie encore manuscrite du récit, d’un personnage qu’il fera apparaître en amont sur les épreuves. Cette méthode de travail favorise en outre l’intégration de chaque roman à l’ensemble de La Comédie humaine, en encourageant des remaniements, des corrections, des ajustements parallèles qui contribuent à la cohérence de ses parties.
5À partir de cette description minutieuse de la création balzacienne étape après étape (d’une phase pré‑rédactionnelle assez limitée aux dernières révisions post‑éditoriales, en passant par l’écriture foisonnante née du dialogue entre manuscrit et épreuves), T. Kamada est donc amené à complexifier la typologie des systèmes de composition élaborée par Louis Hay7, puis affinée par Pierre‑Marc de Biasi8. On sait que le premier a proposé de classer les pratiques d’écriture selon deux types principaux que suivraient les écrivains, une « écriture à programme », qui, après une phase préparatoire pré‑rédactionnelle décisive, s’efforcerait de respecter un plan défini à l’avance, et une « écriture à processus », libre d’une telle contrainte, et s’improvisant, pour ainsi dire, non pas certes au fil de la plume, mais au fil d’un texte s’engendrant sans médiation. Si cette dichotomie a d’évidentes vertus heuristiques, elle n’en demeure pas moins trop schématique pour analyser au plus près la genèse des œuvres, ce qui avait déjà conduit P.‑M. de Biasi à proposer une autre terminologie ; il oppose à une écriture « à structuration rédactionnelle » une écriture « à programmation scénarique ». S’il recoupe en partie la typologie de L. Hay, le modèle de P.‑M. de Biasi permet cependant d’insister sur la dimension processuelle des deux types d’écritures, alors que celui de L. Hay était ambigu sur ce point. Toutefois, on conçoit aisément comment le projet monumental de Balzac, cette Comédie humaine dont chaque texte — à en croire les déclarations de l’auteur lui‑même dans les commentaires qu’il fait de son œuvre — répond au plan, au programme qu’il a conçu, non pas pour un roman particulier, mais pour toute sa somme romanesque, s’adapte mal à ce classement. Structuration rédactionnelle et programmation scénarique ne s’excluent donc nullement chez Balzac, mais se complètent, car si chaque texte de La Comédie humaine, souvent peu contraint par un programme propre, suit une écriture à structuration rédactionnelle, le généticien ne peut pas oublier pour autant que la programmation scénarique, s’appliquant au tout, s’appliquent aussi à ses parties et oriente toujours l’écriture. Mais ce n’est pas là que la théorie génétique se montre insuffisante, car si la typologie de P.‑M. de Biasi ne permet pas de classer l’écriture de Balzac dans l’un des deux grands types, elle permet néanmoins de comprendre que, chez cette écrivain, le dialogue du tout et de ses parties et l’effort sans cette renouvelé pour unifier des œuvres qui ne répondent pas toujours au programme d’ensemble, appellent une forme de gestation des œuvres soumise en même temps à deux processus concurrents, l’un pouvant être décrit comme une structuration rédactionnelle, l’autre comme un programme scénarique. Alors que la schématisation habituelle permet d’opposer des modes de rédaction en fonction de leur principe, de leur cause efficiente (programmation ou auto‑engendrement du texte), elle ne rend pas visible la singularité de méthode de travail de Balzac à partir du Dernier Chouan et des premiers jalons du cycle romanesque. Pour mieux en rendre compte, T. Kamada propose de compléter la classification inventée par L. Hay et P.‑M. De Biasi, par une nouvelle catégorie, celle du régime de déploiement de l’écriture, qui opposerait un régime de déploiement homogène, lorsque les différentes phases de la genèse d’un texte (phase pré‑rédactionnelle, phase rédactionnelle, phase éditoriale) ne se succèderaient qu’une fois atteinte une première forme d’aboutissement, à un régime de déploiement hétérogène — qu’on peut appliquer à Balzac —lorsque, à un moment donné de sa gestation, un texte se situerait dans plusieurs de ces phases. En faisant jouer les deux classements, toute genèse d’écriture peut donc potentiellement correspondre à un profil d’écriture parmi quatre possibles. Confronté à un écrivain qui fait du travail combiné sur plusieurs supports le moteur de sa création et de la simultanéité des conceptions textuelles sa marque de fabrique, le généticien se voit ainsi forcé d’enrichir l’outillage de sa discipline, puisque la typologie forgée par T. Kamada ne demande qu’à être réemployée pour d’autres corpus.
Balzac à l’épreuve de la génétique textuelle
6Balzac. Multiples genèses pourrait être lu comme une défense et une illustration des potentialités heuristiques et herméneutiques de la critique textuelle. Certes, une telle entreprise pourrait sembler vaine, aujourd’hui que la discipline jouit d’une indéniable assise institutionnelle, grâce notamment à l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) établi au sein du CNRS et maintenant que semble fini le temps des polémiques virulentes, comme celle qui, pendant l’hiver 1996‑1997, opposa dans les pages du Monde Laurent Jenny et P.‑M. de Biasi9 et dont T. Kamada nous rappelle les termes. L. Jenny reprochait notamment à l’approche génétique de noyer l’exigence herméneutique des textes dans la masse de leurs avant‑textes, ce à quoi P.‑M. De Biasi répondait que l’attention portée aux divers documents de genèse permettait, tout au contraire, un renouvellement de l’interprétation. La génétique n’a plus besoin aujourd’hui de s’affirmer dans le champ universitaire et de se distinguer à la fois de la Nouvelle Critique et de la philologie traditionnelle, comme elle dut le faire dans les années 1970. Et pourtant les soupçons d’inefficacité ou d’inutilité qui ont longtemps pesé sur elle ne semblent pouvoir être désamorcés qu’« [a]u bout de [l’]examen », mené par T. Kamada, de toutes les réticences théoriques qui lui ont été opposées : « notre conclusion sera positive quant à la question de la vertu interprétative de la génétique » (p. 49). Mais cet examen s’accompagne aussi d’une réserve : pour rompre avec les problématiques de la critique traditionnelle des manuscrits, la génétique textuelle a pris acte, avec Roland Barthes, de « la mort de l’auteur », pour n’être plus sensible qu’à l’écriture, à l’œuvre en train de se faire, dont le critique peut reconstituer l’itinéraire à l’aide de différents indices trouvés dans son dossier de genèse. Or, se priver de « l’épaisseur opérationnelle de ce que l’auteur peut impliquer aux niveaux divers » (p. 57), c’est se condamner à rester aveugle aux stratégies d’agencement et de réagencement de l’œuvre pour des raisons internes ou éditoriales et aux interventions du créateur pour s’adapter aux logiques économiques et commerciales dont dépendent ses publications.
7T. Kamada ne manque pas de rappeler que la genèse de La Comédie humaine et de ses constituants ne peut se comprendre sans avoir en vue le contexte de leur publication, contexte qui est d’abord celui de l’importance accrue des logiques commerciales et publicitaires dans le champ littéraire, celui de la dépendance de plus en plus étroite des créateurs vis‑à‑vis des lois du marché, celui qui est très exactement montré dans Un grand homme de province à Paris et qui justifie que Baudelaire écrive, juste avant le passage évoqué plus haut : « Aujourd’hui, il faut produire beaucoup ; — il faut donc aller vite ; — il faut donc se hâter lentement ; il faut donc que tous les coups portent, et que pas une touche ne soit inutile10. » 1836 représente, à cet égard, un vrai tournant, puisque c’est à cette date qu’est publié, dans La Presse d’Émile de Girardin, La Vieille Fille, premier roman‑feuilleton de l’auteur. Les stratégies éditoriales successives suivies par l’écrivain ont notamment des conséquences poétiques sur la chapitration de ses romans, dont les avant‑textes gardent la trace. La nécessité dans laquelle se trouve le créateur de respecter le rythme élevé des parutions conduit à une fragmentation textuelle et à une augmentation du nombre des chapitres, alors que l’écrivain avait jusqu’alors fait preuve d’une grande diversité en ce domaine (trente‑six chapitres pour Le Médecin de Campagne en 1833, six pour Le Père Goriot, d’une longueur comparable, dans La Revue de Paris en 1834‑1835). La comparaison entre la version d’un roman parue en feuilleton et celle de la première édition originale laisse apparaître des cas où feuilleton et chapitre ne coïncident pas, que Marie‑Ève Thérenty avait déjà signalés en évoquant les « scansions‑fantômes » de La Comédie humaine11. Ce morcellement textuel est paradoxalement contemporain des premiers efforts d’unification et d’intégration de l’œuvre, processus qui conduira, pour l’édition Furne de 1842, à un revirement complet dans la poétique des chapitres : la plupart des divisions textuelles sont supprimées — à quelques exceptions significatives près, celle de Séraphîta, par exemple, roman qui garde sa division symbolique en sept chapitres d’une édition à l’autre — l’« Avant‑propos » à La Comédie humaine est rédigé pour l’occasion, et le souci de l’unification du monument semble l’emporter, l’auteur ayant employé tous ses soins à « relier ses compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque12. » Or, loin de clore l’édification de la somme romanesque, l’édition Furne, à laquelle l’auteur ne cessera d’apporter des corrections manuscrites jusqu’à la fin de sa vie, favorise la diversification des projets de publication. Balzac continuera à recourir à l’écriture feuilletonesque, et les derniers grands romans (La Cousine Bette, Le Cousin Pons, La Dernière Incarnation de Vautrin) démontreront sa maîtrise de ce mode de publication et des adaptation esthétiques qu’il commande. Il inventera des formes narratives novatrices, par exemple dans Les Comédiens sans le savoir, sorte de parade bouffonne menée à bâtons rompus par la troupe de La Comédie humaine.
8Cette continuelle recomposition de La Comédie humaine par son créateur, au gré des différents projets éditoriaux et des rédactions de romans qui imposent une réorientation permanente du programme et du plan de l’ensemble, T. Kamada en montre des manifestations concrètes à la faveur de l’étude génétique d’objets poétiques aussi variés que le système des personnages, les éléments péritextuels que sont les préfaces ou les dédicaces, et « les textes dans le texte » que sont, par exemple, les prospectus, les lettres, les enseignes, les titres d’ouvrage, voire les fragments d’œuvres littéraires insérés dans un roman. Étudiés au fil des oscillations et des hésitations de leur gestation, toutes ces entrées génétiques dans l’œuvre montrent un écrivain faisant sans cesse dialoguer son projet totalisant et ses réalisations particulières, tirant profit de la rédaction simultanée de certains romans, et revenant, jusqu’à sa mort, sur tous les romans déjà publiés, dans le but d’accroître la cohérence interne de son cycle romanesque, mais aussi de dynamiser sa construction. Maintes fois décrit en synchronie, le réseau tissé par le personnel romanesque de La Comédie humaine et le principe bien connu du retour des personnages d’un roman à l’autre, principe systématisé à partir du Père Goriot en 1834 — en dépit de l’existence de personnages reparaissant dès les romans de jeunesse — mérite d’être relu avec un regard génétique, qui laisse apparaître une élaboration complexe, longue, redynamisée d’un projet à l’autre, et dont T. Kamada propose la modélisation : il faut ainsi distinguer les opérations menées en cours de route — c’est‑à‑dire une fois que le retour des personnages est institué à partir de 1834 — qui consistent à faire réapparaître dans des nouvelles publications des personnages déjà apparus ailleurs et à leur attribuer d’autres fonctions, des opérations menées rétrospectivement, dans des textes parus avant 1834 et dont les rééditions deviennent l’occasion d’ajouts et de substitutions de personnages qui unifient leur mise en réseau.
9Après avoir souligné le statut problématique du paratexte, au sens que Gérard Genette donne à cette notion, pour la critique génétique — car la notion de paratexte, en se focalisant sur les relations qu’entretient un texte avec ce qui l’entoure, réinstaure une définition figée du texte, que la génétique avait précisément contribué à dépasser — T. Kamada propose une lecture génétique de deux dispositifs paratextuels, la préface et la dédicace, en décrivant les différentes opérations de remaniements effectuées sur ces objets par Balzac tout au long de la gestation. Les avant‑textes du paratexte apparaissent aussi continûment mouvants que l’ensemble romanesque de La Comédie humaine, dont ils accompagnent, et même favorisent, l’éternelle reprogrammation. On comprend aisément que les préfaces — nombreuses chez Balzac —, qui offrent à l’auteur un espace où il lui est loisible de commenter sa propre création, soient un des lieux privilégiés pour l’observation génétique, puisque c’est là que l’auteur peut justifier a posteriori les révisions de son projet, en établir les nouvelles orientations, annoncer de futures réalisations, mais aussi tenter de masquer d’éventuelles déviations de l’ensemble romanesque par rapport au dessein initial. L’auteur se montre en train de chercher une identité, un « scénario auctorial » (p. 236). Nombreuses sont les préfaces où Balzac, pour se défendre contre les attaques de la critique, invite son lecteur à ne pas perdre de vue que chaque roman ne doit pas être jugé isolément, mais seulement dans la perspective du monument en cours de réalisation. Des préfaces aux premiers recueils de romans et nouvelles (Romans et contes philosophiques en 1831, Études philosophiques et Études de mœurs au xixe siècle, en 1834 et 1835) où le discours auctorial est délégué à Philarète Chasles puis à Félix Davin — mais en fait contrôlé par l’auteur lui‑même, comme en attestent la correspondance et un manuscrit de sa main — jusqu’à l’« Avant‑propos » de La Comédie humaine rédigé pour l’édition Furne, en passant par les préfaces servant de seuil à un grand nombre de romans, le paratexte est non seulement un espace de commentaire de l’œuvre, mais aussi de dialogue avec l’œuvre. Une analyse fine des épreuves de la préface à la version d’Illusions perdues de 1837 (qui correspond grosso modo à la première partie du roman que nous connaissons aujourd’hui) montre un écrivain corrigeant laborieusement son (para)texte et cherchant à justifier la publication d’un roman qui devait clore la série des Études de mœurs au xixe siècle, mais dont il vient de décider de poursuivre l’écriture et qui triplera de volume. La préface du roman a donc pour fonction d’accompagner et de défendre le remodelage de tout l’ensemble romanesque.
10Les dédicaces balzaciennes, et parmi elles les dédicaces qui prennent la forme d’une épître dédicatoire à valeur préfacielle, sont soumises à des fluctuations similaires, elles aussi connaissent des changements d’ordre génétique. Ainsi de la dédicace d’Illusions perdues à Victor Hugo, qui apparaît dans l’édition Furne, lorsque, remarque T. Kamada, les dédicaces semblent prendre en charge les fonctions paratextuelles des préfaces, supprimées pour l’occasion. L’adresse au poète, dont le romancier souhaite que le « nom victorieux aide à la victoire de cette œuvre qu’[il lui] dédie13 », et dont il fait un héros de la résistance contre la bassesse des journalistes, devient l’occasion d’une comparaison implicite flatteuse entre les deux créateurs, en même temps qu’elle prépare la description caustique du monde du journalisme, au cœur de la deuxième partie du roman. La correspondance révèle par ailleurs des interactions fort intéressantes entre des avant‑textes divers, puisqu’elle révèle que le choix du dédicataire survit à une brouille entre les deux artistes — Victor Hugo a laissé un de ses proches éreinter Balzac dans un article — mais le réemploi par le romancier d’un jugement assassin du personnage de l’incorruptible Michel Chrestien sur Lucien le vendu pour déprécier Hugo (« Un grand écrivain et un petit farceur ») vient complexifier les jeux d’identifications de la dédicace et troubler sa transparence interprétative.
De nouveaux chantiers pour la critique
11L’ouvrage de T. Kamada, pour si ambitieux et concluant qu’il soit, vaut presque autant pour les pistes qu’il ouvre que pour les lectures et les analyses qu’il propose. À n’en pas douter, l’effort de systématisation et de modélisation déployé dans Balzac. Multiples genèses, et le souci d’une pratique polymorphe de la génétique textuelle qui y est déployé, se verraient eux‑mêmes démultipliés par la contribution de chercheurs qui reprendraient la même méthode, consistant à diversifier les types de support génétiques et à se montrer sensible à leur fonction propre dans la gestation de l’œuvre. Un tel chantier ne pourrait être que le fruit d’une collaboration scientifique. La présence, en annexe, d’un descriptif exhaustif des dossiers de genèse de chaque ouvrage de La Comédie humaine de la Collection Spoelberch de Lovenjoul conservée à la Bibliothèque de l’Institut de France, donne une idée de l’étendue des possibilités qu’offre l’avant‑texte balzacien à la génétique textuelle de perfectionner ses outils et d’affiner ses concepts. L’étude d’un dossier d’œuvre particulier, consacrée par T. Kamada au dossier de César Birotteau, mériterait d’être menée — idéalement — pour chaque dossier de La Comédie humaine. T. Kamada montre bien que la création de chaque roman constituant l’ensemble monumental ne répond que partiellement au programme imposé par ce dernier, et que c’est justement l’écriture de chaque ouvrage qui conduit le programme à se métamorphoser à son tour, à se remanier en fonction des nouvelles contraintes émergeant des phases successives de rédaction. Dans César Birotteau, l’introduction d’un « texte dans le texte », le prospectus publicitaire de l’« Huile Céphalique » rédigé par Finot, facilité par l’introduction antérieure du prospectus du parfumeur Birotteau, permet l’apparition du milieu des journalistes et prépare ainsi sa description satirique dans Un grand homme de province à Paris. C’est au cours de la genèse de ce même roman que, peu à peu, le baron de Nuncingen, absent de la liste initiale des personnages, acquiert toute son épaisseur langagière — son très caractéristique et très approximatif patois alsacien — à la faveur d’une promotion actancielle qui lui permettra ensuite de devenir un des personnages les plus caractéristiques de La Comédie humaine. Chaque dossier d’œuvre pourrait, de la même façon, révéler sa contribution propre à la genèse de l’œuvre totale, et les dynamiques d’ensemble seraient rendues plus visibles si la méthode proposée par T. Kamada était appliquée systématiquement à chaque dossier. Un travail génétique similaire mériterait d’être mené pour le système de l’ensemble des personnages, dont le parcours pourrait être retracé d’un document génétique à l’autre, comme celui d’Étienne Lousteau dans l’étude de cas proposée dans l’ouvrage, afin de constituer ce répertoire génétique des personnages, « qui permettrait de saisir leur surgissement et l’aménagement progressif de leur portrait biographique » (p. 197). Le bilan prospectif qu’est Balzac. Multiples genèses parvient à démontrer que la critique génétique ouvre à la critique balzacienne un certain nombre de champs de recherche.
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12Mais il est tout aussi manifeste qu’un intérêt soutenu à l’ensemble des dossiers de genèse de La Comédie humaine offre à la critique génétique l’occasion d’un renouvellement de ses concepts. L’adjonction de la catégorie du régime de déploiement de l’écriture (homogène ou hétérogène) à la division fondamentale entre écriture à structuration rédactionnelle et écriture à programmation scénarique, permettant de passer d’un classement binaire à un classement à quatre termes, ne s’avère pleinement fructueuse que si elle est moins une tentative de clore les termes de la classification qu’une invitation à inventer, à partir de corpus divers, des catégories applicables à d’autres corpus, comme Takayuki Kamada le souligne lui‑même lorsqu’il imagine faire entrer en jeu, par exemple, « l’emploi du support, le rythme de travail, ou éventuellement la contrainte éditoriale pour envisager totalement la modalité d’organisation des efforts de mise en forme selon les écrivains » (p. 112). On peut d’ailleurs regretter que T. Kamada n’ait pas cherché à démontrer l’efficacité heuristique de la catégorie du régime de déploiement et que la dimension comparative de son étude se limite à une comparaison entre Balzac et Flaubert, rapprochés en raison de leurs méthodes hétérogènes alors que le premier est traditionnellement présenté comme un écrivain « à processus » (ce que la prise en compte du projet de La Comédie humaine avait déjà permis de nuancer) et le second comme l’archétype de l’écrivain « à programme ». Il est certain qu’une classification à quatre termes (ou plus) serait utile pour comparer les procédés de la création balzacienne aux procédés d’auteurs qui, comme Zola pour Les Rougon‑Macquart ou Proust pour La Recherche, écrivaient aussi avec un souci contradictoire de totalisation et de différentiation. La diversification des corpus étudiés par la génétique textuelle s’avère tout aussi profitable à la discipline qu’à la lecture des œuvres.