Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Février 2019 (volume 20, numéro 2)
titre article
Christophe Cosker

La bande dessinée : une intelligence communicationnelle trois fois subversive

Pascal Robert, La Bande dessinée, une intelligence subversive, Lyon : Presses de l’ENSSIB, coll. « Papiers », 2018, 311 p., EAN 9791091281959.

« Si c’est un artiste, il dessine faiblement, mais il a quelque idée d’écrire ; si c’est un littérateur, il écrit médiocrement, mais en revanche il a, en fait de dessin, un joli talent d’amateur. Si c’est un homme grave, il a des idées singulièrement bouffonnes ; et si c’est un esprit bouffon, il ne manque pas d’un sens assez sérieux. »

Rodolphe Töpffer

1Pascal Robert est Professeur des Universités à l’ENSSIB où il anime le séminaire « La bande dessinée en questions ». Il a dirigé l’ouvrage Bande dessinée et numérique (2016) et il est l’auteur de l’essai intitulé De l’incommunication de la bande dessinée (2017). Il publie aujourd’hui un nouvel ouvrage sur la bande dessinée considérée comme une forme d’intelligence communicationnelle subversive. Le point de départ de cette étude est l’invention par Rodolphe Töpffer d’une nouvelle forme de communication, la littérature en estampes :

C’est le propre des estampes […] que de réduire toute proposition en image vive ; que de transformer tout raisonnement en spectacle animé, distinct, lumineux ; que de réunir tous les éléments d’une éloquence simple, grossière même, mais appropriée merveilleusement à la nature et aux besoins des esprits bruts et sans culture. (p. 13)

2Cette citation indique que la bande dessinée apparaît comme un discours visuel d’adresse populaire. Ce point de départ permet de signaler la modestie et l’humilité de cette invention qui propose pourtant, de façon carnavalesque, une nouvelle forme d’intelligence :

Nous avons, notamment en France, une idée plutôt triste de l’intelligence. Car celle‑ci doit être laborieuse et morose et non pas facile d’accès et joyeuse. Ce qui condamne, par contrecoup, tout ce qui relève de l’aisance et du rire au superficiel ou à la bêtise, si ce n’est à l’enfantin. Ne pourrions‑nous pas en avoir une approche plus jubilatoire, qui se confonde plus avec la créativité qu’avec le seul travail ? (p. 16‑17)

3Cette nouvelle forme d’intelligence se caractérise par la joie et abandonne l’austérité, s’opposant à l’esprit de sérieux. De la littérature en estampes de R. Töpffer à la littérature dessinée, P. Robert propose à son tour de définir la bande dessinée comme un appareil d’« images scénarisées » (p. 69). Dans cette perspective, cette nouvelle forme d’intelligence a quelque chose de subversif, parce que la bande dessinée représente ce qui est devenu si ordinaire qu’on ne le voit plus, mais aussi parce que la bande dessinée remet en question la hiérarchie des savoirs et la langue comme son instrument le plus légitime. P. Robert construit donc une « pensée‑BD » qu’il définit comme « une intelligence théorique et pratique de la bande dessinée » (p. 25). Cette intelligence prend trois formes qui vont nous permettre de parcourir l’essai à la recherche des subversions de la bande dessinée. La première est l’intelligence cognitive, c’est‑à‑dire la capacité réflexive de la littérature en estampes ; la deuxième est l’intelligence sémiotique de la littérature dessinée, qui donne à comprendre en donnant à voir ; la troisième et dernière intelligence est d’ordre médiatique : elle envisage les différents supports des images scénarisées.

1. La subversion cognitive

4La pensée BD de P. Robert se présente à la fois comme une pensée sur, et de, la bande dessinée. Elle s’appuie notamment sur les trois théoriciens de l’intérieur que sont R. Töpffer, Will Eisner et Benoît Peeters. L’auteur rappelle que le père de la bande dessinée diffère en Europe et en Amérique qui reconnaît, de son côté : Richard Felton Outcault. R. Töpffer apparaît, dès l’origine, comme une intelligence cognitive parce qu’il compose et théorise la bande dessinée. On trouve en effet d’une part des albums comme Monsieur Pencil (1840), Histoire de Monsieur Cryptogame (1846) et l’Histoire de monsieur Jabot, dans lesquels l’auteur réfléchit sur la plume et sur la forme qu’il invente : « Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure, le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. ». On trouve, de l’autre, des écrits théoriques comme l’Essai de physiognomonie (1845), mais la frontière est floue, chez R. Töpffer, entre théorie et pratique, comme en témoigne la subversion parodique de la physiognomonie de Lavater. Le théoricien met en perspective la bande dessinée et la peinture, faisant notamment référence aux séries picturales statiques de William Hogarth au XVIIIe siècle. Mais Les Étapes d’une courtisane apparaissent davantage comme l’« acmé d’une action figée dans une situation », tandis que la littérature en estampes propose une « situation en transformation à travers l’action » (p. 34). P. Robert indique en outre que :

La bande dessinée utilise/mobilise la perspective comme on ne l’avait jamais véritablement fait : la peinture cherche à raconter une histoire dans le cadre de la (c’est‑à‑dire d’une) perspective, alors que la bande dessinée la raconte à travers de multiples fenêtres aux perspectives complémentaires. (p. 81)

5R. Töpffer développe également un éloge du trait qui n’existe pas dans la nature, contrairement au relief et à la couleur. R. Töpffer compare la littérature en estampes au daguerréotype : le premier exprime un caractère lorsque le second représente un homme.

6Le deuxième penseur de référence de la littérature dessinée est W. Eisner, auteur des Clés de la bande dessinée, ouvrage dans lequel le neuvième art est considéré comme un art séquentiel. W. Eisner théorise sa propre pratique dans cet ouvrage en manifestant une intelligence cognitive. En effet, ses ouvrages apparaissent comme des fables réflexives sur la condition humaine, notamment grâce à son héros de prédilection, Spirit :

Le vieux tueur à gages qui retrouve un ancien contrat, devient ami avec lui, cherche encore à le tuer et finit par mourir de crise cardiaque en concoctant une dernière souricière ; ou encore cet homme qui rentre chez lui, passe par‑dessus un corps tombé d’un bâtiment, puis, pris de remords, a peur d’être dénoncé pour non‑assistance à personne en danger au point de vouloir se sauver par la fenêtre, de sauter et de se retrouver dans la même situation que le supposé défenestré… qui n’était qu’un mannequin (du Spirit… lui‑même chargé de l’affaire). (p. 42).

7Le troisième penseur de référence de la bande dessinée est B. Peeters, auteur de Cités obscures, dont le titre original est Case, planche, récit. L’auteur pense la bande dessinée à partir des éléments du titre et théorise, selon une expression heureuse, une image incapable de faire « bande à part ». Il met de son côté en perspective la case et l’écran de cinéma, le premier ayant sur le second l’avantage d’une taille variable, extensible ou réductible. Mais cette intelligence cognitive de la bande dessinée se comprend principalement comme une pensée de l’entre deux cases : « La véritable magie de la bande dessinée, c’est entre les images qu’elle opère, dans la tension qui les relie. » (p. 43). C’est la raison pour laquelle l’auteur théorise une case fantôme qui dérobe l’action au profit de l’image de ses causes et de ses conséquences.

8D’autres penseurs, et d’autres images, viennent sous la plume de P. Robert, comme Scott McLoud ou Fred, l’auteur de Philémon qui, dans la page classique en deux dimensions, donne l’illusion d’une page en trois dimensions. Winsor McCay, l’auteur de Little Nemo, est également cité ou encore Little Sammy Sneeze, bande dessinée dans laquelle le personnage qui éternue fait exploser la case. La série de Marc‑Antoine Mathieu, intitulée Corentin Acquefacques, manifeste une intelligence cognitive particulièrement subversive, remettant en question l’usage des couleurs et celui du noir et blanc, interrogeant le sens de la lecture et se demandant s’il faut faire coïncider le début du livre et celui de l’histoire. De son côté, dans Buiding Stories, Chris Ware emploie la case comme élément architectural d’un bâtiment en construction, dans un univers subversif qui se caractérise par un art de la miniature. Interrogeant les modalités d’ouverture et de fermeture de la case qu’il considère comme un véhicule, P. Robert met l’accent sur la subversion de la page qu’il considère comme un véritable actant de la bande dessinée. L’une des preuves en est la page qui, de bande dessinée, est devenue un globe dans l’univers graphique de M.‑A. Matthieu, la page se métamorphosant alors en une anti‑case noire.

2. La subversion sémiotique

9La deuxième forme subversive de l’intelligence de la bande dessinée est d’ordre sémiotique. P. Robert adosse son raisonnement au concept de décor qui lui apparaît comme un impensé des théories de la bande dessinée, notamment celles de W. Eisner, Thierry Groensteen, B. Peeters, Scott McCloud, Philippe Marion ou encore Pierre Fresnaut‑Deruelle. Sa thèse est que le décor ne s’identifie ni à l’illustration, ni au décoratif, ni au decorum ; il est également un actant :

Que serait pourtant un super‑héros américain, sans une ville américaine ou le héros quotidien de Tanigushi, sans une ville japonaise traditionnelle ? Que serait la commune de Paris sans une évocation précise du Paris de l’époque ? (p. 102)

10Il en veut également pour preuve la simplicité de la niche de Snoopy avec laquelle le personnage joue pourtant, parce qu’il est tantôt dedans, tantôt dehors, tantôt devant, parfois même dessus. En outre, S. McCloud ouvre son livre par une représentation de lui‑même dans son atelier de travail, ce qui montre l’importance de cet outil de légitimation. Les décors d’Hergé deviennent de plus en plus complexes, en particulier après‑guerre. Chez Fred, les décors brumeux sont des anti‑décors dont il faut sortir pour retrouver la couleur. Toujours chez Fred, le décor n’a plus rien de décoratif et les objets débonnaires deviennent dangereux, à l’instar du piano qui lutte contre le pianiste dans une arène de corrida. De même, Tardi tente aussi de rendre visible l’impossible. Seul Largo Winch s’en tient à la difficile dénotation du réel tandis qu’Hugo Pratt rend le décor flottant et verse dans l’imaginaire. Sergio Toppi explore les mystères de l’arrière‑pays, terme repris à la poésie de Bonnefoy, dans Sharaz‑De, bande dessinée au « décor statique, hiératique, tout figé dans une sorte de minéralité » (p. 181). L’art de Toppi montre que les personnages « n’évoluent pas dans un décor, mais avec un décor et en complicité avec ce décor » (p. 184). Pour ce faire, l’auteur fait fusionner le premier plan, l’arrière‑plan et le gros plan. Son dessin entrelace les êtres et les choses du monde en une arabesque et encastre des vignettes non délimitées pour une expérience graphique qui bouleverse la perception ordinaire.

11La subversion sémiotique du décor est liée à une subversion du dessin dont Franquin est un exemple probant. En effet, la ligne claire, apollinienne chez Hergé, devient dionysiaque chez Franquin parce qu’il y a chez lui rébellion du dessin. Ainsi peut‑on opposer le premier Gaston empesé au second qui vacille, la ligne droite ayant disparu. Le dessin de Gaston se fait de plus en plus mimétique du gag qu’il représente, devenant crayonné lui‑même ironique. En outre, la signature de Franquin, qui varie en fonction du gag de l’épisode, est également ironique.

3. La subversion médiatique

12La troisième et dernière forme d’intelligence subversive est d’ordre médiatique. D’emblée, la bande dessinée mêle les deux supports que sont le texte et l’image. P. Robert appuie cette forme de subversion sur le corps, considéré comme un actant médiatique. L’auteur commence par rappeler que le corps est, en bande dessinée, un corps sans chair, contrairement aux corps théâtral et cinématographique. Il distingue le corps classique d’un autre plus scandaleux qui, après 1968, exhibe la violence et le sexe. Il y a le corps qui fait l’amour et celui qui ne le fait pas, celui qui bouge et celui qui ne bouge pas, à l’exemple de ceux de Corto Maltese ou du Jimmy Corrigan de Chris Ware. Pour l’auteur, le corps de la bande dessiné n’est pas psychologique, mais le lieu d’une morale de l’action, à l’instar de la force de Benoît Brisefer, du petit corps d’Astérix au celui, imposant, d’Obélix. Dans Mauvais genre de Chloé Cruchaudet, les corps des personnages qui dansent se substituent au décor qu’ils effacent.

13Du point de vue des media, la bande dessinée dialogue avec la forme journalistique. P. Robert rappelle l’analogie qui fait de la littérature en estampes l’équivalent de la fête foraine qui côtoie l’exposition universelle : elle a donc une fonction de contrepoint. Marginale, elle appartient à la page de divertissement du journal. Comme le feuilleton littéraire, elle fonctionne sur le mode de la dramatisation et de l’attente du retour. De façon plus générale, la large diffusion de la presse bénéfice à la littérature dessinée et démocratise cette forme. Aux États‑Unis, c’est l’importance symbolique de la lutte du Bien contre le Mal qui suscite l’apparition des super‑héros. Du point de vue des magazines spécialisés, avant les fanzines, la bande dessinée est liée à la littérature de jeunesse qu’elle met en débat, notamment Les Pieds nickelés. La bande dessinée devient ensuite progressivement autonome, du bel album aux publications moins onéreuses comme les pulps. La réception médiatique de la littérature dessinée incite à faire du lecteur un témoin et à réinterroger la pertinence de l’usage du verbe « lire » pour une bande dessinée sans texte comme l’Arzach de Moebius.


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14L’essai de Pascal Robert propose ainsi une archéologie de la subversion en bande dessinée, c’est‑à‑dire à la fois une analyse des subversions réalisées et une perspective sur les subversions possibles dans les domaines cognitif, sémiotique et médiatique, en particulier dans la bande dessinée numérique en construction. La littérature en estampes se comprend entre abstraction figurative et modélisation expressive ; elle est à la fois exploration et construction de l’image. Nous terminerons en indiquant que cet essai, qui a quelque chose de phénoménologique dans son style, prône un retour aux choses mêmes, qui prend ici la forme de l’intelligence théorique de la critique avant de laisser la place à l’intelligence pratique de la lecture de la bande dessinée.