Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Novembre 2018 (volume 19, numéro 10)
titre article
Justine Leret

Quelques pistes pour une anthropologie de la fiction

Jean Jamin, Littérature et anthropologie, Paris : CNRS Éditions, 2018, 368 p., EAN 9782271118974.

1Le titre que nous avons choisi place d’emblée ce compte-rendu en double porte-à-faux en regard du projet déclaré de l’auteur de Littérature et anthropologie. Aussi nous empresserons-nous de justifier un choix qui pourrait sembler réducteur et hardi. Loin de nous l’intention de faire basculer l’ouvrage du côté de la dérive ou de la « mode intellectuelle » consistant à « promouvoir une anthropologie de tout (et de rien) » (p. 15), vis-à-vis de laquelle l’auteur entend se démarquer. Le rapprochement entre littérature et anthropologie n’a certes rien de novateur. Jean Jamin en est l’un des penseurs emblématiques et cet ouvrage rassemble de façon exhaustive ses recherches et ses réflexions sur le sujet, menées en parallèle de ses travaux proprement ethnographiques et de ses recherches sur l’histoire et l’épistémologie de l’anthropologie sociale. Il propose ici une compilation « composite et libre » d’essais rédigés sur plus de trente années (de 1979 à 2016), tous revus et remaniés pour l’occasion. On ne s’étonnera pas, dès lors, de la diversité et de l’hétérogénéité des problématiques abordées, articulées suivant la logique des « fantaisies1 » musicales plutôt qu’en fonction d’un thème dominant, manière de « swing2 » qui fera toute la difficulté de notre tâche. Jean Jamin ne prétend pas « constituer un champ disciplinaire nouveau » et unilatéral mais, comme l’indique la conjonction de coordination, « examiner les rapports possibles, parfois ambigus, entre les deux domaines » (p. 15), sans se limiter à un angle ou à une approche spécifique, et sans renoncer à la distinction entre deux disciplines que certains travers théoriques post-modernes conduisent à confondre3. Vaste panorama dans lequel s’entrelacent diverses voies ouvertes au gré des questionnements d’une carrière voire d’une vie entière. Paysage luxuriant où il est aisé de perdre son chemin, et au travers duquel nous aimerions indiquer au lecteur quelques « pistes » majeures.

2Force est de souligner tout d’abord qu’en dépit du titre, c’est bien de « fiction » plutôt que de « littérature » qu’il est question. L’auteur ne se limite pas à l’étude des seules œuvres littéraires, mais il accorde une belle part de l’analyse à des arts tels que le théâtre, l’opéra ou le cinéma, tandis que la poésie est entièrement occultée (quelques vers chantés par Ophélie dans Hamlet mis à part). Il prête attention aux structures narratives, à leurs ressorts et à leurs effets avant tout, et assez peu à la lettre des textes. La littérature est mobilisée moins comme champ artistique spécifique qu’en un sens patrimonial, en tant que fonds de culture partagé par une société, communément réputé pour sa valeur d’universalité. De façon significative est exclue de l’enquête la dimension proprement « poétique » des œuvres (p. 30), parti-pris quelque peu décevant pour les lecteurs littéraires mais posture du reste prudente de la part de l’amateur de belles-lettres (au sens le plus noble qui soit) et anthropologue de profession qu’est Jean Jamin. Car en définitive c’est bien en anthropologue que l’auteur estime « pouvoir dire quelque chose » à propos des fictions (p. 15), et c’est en anthropologue encore qu’il se demande « ce que la littérature ou l’art […] peut apporter à l’anthropologie dans sa compréhension du fait social et culturel », à travers ses dispositifs propres (p. 30). Telle est la question cruciale : « comment donc parler en anthropologue d’œuvres littéraires et artistiques » (p. 30), comment constituer ces objets si particuliers en « objets d’étude », alors qu’ils se déploient eux-mêmes comme des discours concurrents du discours anthropologique, dans la mesure où les écrivains auraient « cette faculté de mieux dire – décrire ? — le monde […] en tout cas de mieux le restituer et de le faire mieux sentir » (p. 28) que les divers experts en sciences humaines.

« Littérature & anthropologie » : deux domaines jumeaux. Le défi épistémologique

3C’est le premier défi auquel se confronte l’anthropologue de la fiction. Dès le premier chapitre, Jean Jamin rappelle que « de toutes les sciences de l’homme, l’anthropologie est sans doute celle qui a eu le plus partie liée avec les mondes de la fiction » (p. 31). Ce point constitue l’un des « rapports possibles » entre littérature et anthropologie : les deux domaines ont de nombreuses racines et problématiques communes, et elles n’ont jamais cessé de se croiser et de s’inspirer mutuellement, si bien qu’interroger la littérature du point de vue de l’anthropologie relève à certains égards d’un jeu de miroirs. En définissant la fiction, l’anthropologie examine ses propres limites, historiquement édifiées, périodiquement défiées4. Ainsi, les œuvres hybrides qui bousculent les frontières et les catégories, interrogeant les marges de chaque discipline, occupent une place importante dans le corpus, des « récits de voyage » inclassables de James Fletcher ou de Victor Segalen à L’Afrique fantôme, journal de bord de la mission Dakar-Djibouti tenu par Michel Leiris, alors surréaliste dissident. L’anthropologie est souvent confrontée à la tentation de la littérature : un récent numéro de fabula explore les liens entretenus par les ethnologues à l’égard de la poésie5, tandis que Vincent Debaene, dans sa thèse consacrée au « double livre » des ethnographes, insiste sur la « perméabilité entre des modes de pensée et des types de discours qui semblent relever tantôt de la science, tantôt de la littérature »6 chez des auteurs tels que Bataille, Lévi-Strauss ou Barthes, prolongeant en cela une tradition française qui va de Montaigne à Rousseau et qui mêle « réflexion philosophique, curiosité pour l’exotique, retour sur soi et méditation sur la nature humaine7 ».

4Mais si cette dimension n’est pas négligée dans l’ouvrage (bien au contraire, on navigue sans cesse d’une interaction et d’une imbrication à l’autre, au détriment de la netteté de la ligne argumentative parfois), c’est bien à la fiction en tant que domaine indépendant que J. Jamin s’intéresse prioritairement. Aussi est-il indispensable, conformément à la prescription de Jérôme Bruner, de la prendre « au sérieux »8. Pour J. Jamin, on ne peut élucider les rapports entre anthropologie et fiction si l’on part du postulat que le discours scientifique revient lui-même « à une sorte de récit » (p. 33) ; il n’est pas nécessaire d’emprunter à la littérature « ses tours et ses tournures pour en rendre compte » (p. 41). J Jamin ne remet pas en cause le partage des disciplines. Le discours ethnographique est une construction intellectuelle soumise à l’épreuve de la réfutabilité par les faits, et ni son histoire commune avec la littérature, ni son usage de la langue n’autorisent à en faire une « fiction ». Néanmoins, J. Jamin ne limite pas la fiction à la sphère étroite du divertissement ou à la pure gratuité de la forme, il ne la réduit pas à sa dimension factice, « pas plus qu’en musique une fausse note ne s’oppose à une note qui serait vraie (c’est une note juste qu’on souhaite entendre et qu’on veut jouer — la dissonance n’est pas une fausse note) » (p. 41), il ne l’oppose ni à la vérité ni à la réalité. Il ne lui dénie pas la faculté de dire quelque chose du monde, mais il s’intéresse en anthropologue aux modalités spécifiques d’expression de la vérité ou de la réalité par la fiction. Cela ne va pas néanmoins sans poser de question si ce n’est d’« obstacle épistémologique » (p. 19), pour deux raisons au moins qu’il convient de formuler plus nettement : la proximité de la fiction avec l’ambition de l’anthropologie en tant que discipline d’une part, et la proximité de la fiction avec les objets traditionnels de l’anthropologie d’autre part.

5L’anthropologue semble à la fois admiratif et désemparé face à cette « connaissance de l’homme » que produit la littérature en dehors de toute procédure ou méthodologie systématique, en se passant complètement des exigences de la science, ignorant superbement les « avancées [autant que les] méthodes, [les] tables vérifonctionnelles ou [les] acquis de cette discipline [l’anthropologie] » (p. 20) qu’elle concurrence. Dès l’introduction, J. Jamin lutte avec ce qu’il présente comme une énigme :

Quelle connaissance peut-on attendre de l’écrivain (ou de l’artiste) sur les mœurs et coutumes d’une société qu’il lui arrive de prendre à bras-le-corps et de restituer jusqu’aux plus petits détails, jusqu’à leur décor le plus chargé et leur histoire la plus mouvementée (comme dans La Débacle de Zola), sans pour autant se donner pour but de les déchiffrer, ni certes d’en découvrir les lois de fonctionnement, les modes de transformation ou les principes d’immutabilité ? (p. 19)

6L’idée de la prise « à bras-le-corps » s’oppose à la distance et à l’objectivité idéale de la science et évoque l’appréhension immédiate ou empirique par la littérature de son objet, qui se passe le plus souvent de théorie. Et même si l’écrivain recourt à des carnets d’observation préparatoires, ce n’est pas d’eux que vient ce « lisible » (p. 29) qui fait en quelque sorte la magie de la littérature, au sens où l’astuce secrète du tour échappe au spectateur. Cette idée d’une compréhension et d’une restitution spontanées de l’expérience nous paraît en effet quelque peu fantasmatique. Une œuvre n’a certes pas à être « ethnographiquement vraie ou fausse » (p. 26), mais l’absence de système n’implique pas l’absence de médiation. Non que les écrivains se passent entièrement de méthode, mais chacun élabore la sienne de façon originale et en fonction de son objet. La littérature (et moins encore la fiction en général) ne constitue pas une discipline unifiée, uniforme et univoque, mais elle rend compte du monde suivant un nuancier potentiellement infini. C’est sa force que de viser toujours au particulier, par le particulier. C’est en ce sens infléchi que la littérature est « depuis toujours, une science de l’homme, et la plus générale, car elle vise le particulier (ce qu’affirmait déjà Aristote dans la Poétique)9 » selon Alain-Michel Boyer. D’où la capacité paradoxale et fascinante de la fiction à « ouvrir des fenêtres sur notre monde, hic et nunc » (p. 30) à travers des univers « forcément clos ».

7Mais la difficulté est encore accrue lorsque J Jamin remarque que les fictions ne se contentent pas, à l’instar de l’anthropologie, de produire une « connaissance » ou un savoir sur la réalité humaine. De fait, elles appartiennent de façon intrinsèque à cette réalité, elles participent à sa construction et parfois elles la construisent davantage qu’elles ne la comprennent. Comme il le souligne, elles jouent un rôle éminent dans « la construction du lien social et l’organisation de la pensée symbolique » (p. 30) que l’anthropologue ne peut manquer d’interroger. Dès le premier chapitre, J Jamin énonce ce qu’il considère comme un invariant de l’expérience humaine : « d’où qu’il soit, d’où qu’il vienne, où qu’il aille et s’installe, il semble que l’homme ait cherché obstinément et singulièrement » (p. 42) à élaborer des fictions, en inventant « d’autres mondes » et d’autres « figures ». De ce point de vue la littérature n’a plus grand chose à voir avec les desseins de l’anthropologie ; elle a en revanche tout à voir avec ses objets d’étude traditionnels. Une mise au point s’impose : J Jamin déplore, dans l’histoire de la discipline, la confusion qui règne souvent entre les différentes notions de représentation, de croyance et de fiction. Il déplore également l’opposition ordinaire et trop simpliste entre d’un côté les productions fictionnelles des sociétés primitives dont les individus seraient les dupes, socialement forcés à croire, et de l’autre côté nos sociétés modernisées prétendument vaccinées contre l’irrationalité, qui auraient relégué les fictions dans l’aire exclusive de la « feintise ludique », dans les limites de ce « parc national »10 décrit par Lévi-Strauss où la pensée sauvage est « relativement protégée » et autorisée à prospérer.

8Aussi J. Jamin plaide-t-il pour une définition de la fiction qui rende compte à la fois de sa spécificité (toujours ambivalente : il ne s’agit pas de croire, mais de jouer à croire, ce qui n’est pas un simple jeu non plus) et de la diversité de ses manifestations (diversité derrière laquelle se cache un dénominateur commun voire universel). Il prend position contre les différents systèmes interprétatifs qui l’ont successivement soit diluée « dans une pensée magique diffuse et participative qui serait le propre d’une mentalité que Lucien Lévy-Bruhl avait jadis qualifiée de « primitive » », soit dissoute dans une théorie de la superstructure dans laquelle l’imaginaire serait destiné à exprimer ou à dissimuler « les rapports de force sociaux », soit réduite à sa « dimension instrumentale (fonction de communication) » (p. 43). J. Jamin propose implicitement d’accorder à la fiction un statut anthropologique particulier, en la définissant non par rapport à la question de la vérité, mais à travers sa « dimension pragmatique11 », conformément aux thèses de Jean-Marie Schaeffer. Car ce ne sont ni sa vérité ni sa fausseté qui sont déterminantes, mais bien plutôt la posture du récepteur, comme l’a montré Jean-Marie Schaeffer en étudiant la genèse de la « capacité ludique à « faire comme si » » à partir de laquelle s’élabore cette « compétence fictionnelle » qui nourrit — entre autre — notre « aptitude à s’immerger dans des œuvres de fiction »12.

Un nouveau terrain d’enquête ?

9Ayant présenté (et tenté de démêler) les difficultés conceptuelles posées par une anthropologie de la fiction ainsi que les positions de l’auteur, examinons désormais quelles sont les modalités d’application des procédés de l’enquête ethnographique au domaine de la fiction. J. Jamin, s’il ne l’expose ou ne le théorise pas de cette manière, tend néanmoins à faire de la fiction un nouveau « terrain » de l’anthropologie et en explore différents angles et champs d’investigation. Il ne s’agit pas, on l’aura compris, de prendre l’œuvre romanesque comme « une source documentaire ou comme un gisement d’informations ethnographiques et historiques » (p. 27), mais de l’approcher « dans son entier », comme tout « objet de l’enquête ethnologique […] c’est-à-dire approchée, étudiée avec les mêmes méthodes ». Il entérine ainsi cette nouvelle attitude de l’anthropologie vis-à-vis de la littérature évoquée dans le numéro de la revue Critique consacré aux « écritures tous terrains » en novembre 2016, qui consiste à cesser de « regarder ce frère jumeau qu’est la littérature comme une tentation, un regret ou une fin de voyage, afin d’y déployer de nouvelles analyses dont l’une et l’autre pourraient bénéficier13. » Comme le rappelle Stéphane Massonet, le terrain est « le paradigme même de l’ethnologie14 », c’est à la fois sa spécificité et son « rite de passage ». Le regain d’intérêt que suscitent ces dernières années les contrées de papier doit peut-être, selon lui, aux métamorphoses subies par les terrains traditionnels, sous « les effets dévastateurs de la globalisation » qui ont miné la diversité des cultures, comme l’annonçait Lévi-Strauss, et avec elle les conditions d’exercice du métier d’ethnologue.

10Dans le cas de J. Jamin, la réflexion sur la littérature est due à une prédilection de longue date qui lui a permis d’expérimenter plusieurs manières d’aborder le terrain qu’est le texte, grâce à un côtoiement ininterrompu des œuvres. Dans les chapitres II, III et V, c’est bien en tant qu’œuvres d’art qu’il étudie les phénomènes de fiction et qu’il entend mettre au jour leur spécificité. Il y analyse l’articulation entre les structures narratives (la forme et la composition du récit) et les structures anthropologiques (contenues, mises en scènes dans le récit) à travers plusieurs exemples, de Faulkner à Shakespeare. Il s’intéresse alors à l’« ethnographie sauvage15 » à l’œuvre au cœur de la dramaturgie, suivant une méthode proche de l’ethnocritique, laquelle consiste selon ses pionniers à « articuler une poétique contemporaine du littéraire et une ethnologie du symbolique16 ». À l’instar des ethnocriticiens, J. Jamin considère l’approche narratologique comme insuffisante pour rendre compte de la richesse d’une œuvre de fiction dans la mesure où celle-ci est inscrite dans une culture et où il convient de restituer à la littérature cette dimension culturelle. Si une anthropologie du texte est possible, sinon nécessaire, c’est bien parce qu’« un roman, un drame décrivent un univers qui, certes, n’est pas réel, mais ils expriment quelque chose du monde réel et, dans une certaine mesure, y renvoient inexorablement » (p. 65) de façon inter, extra ou intratextuelle. Ainsi, dans le chapitre II, il reprend des analyses développées dans son ouvrage sur Faulkner publié en 201117, dans lesquelles il montre que les perturbations de l’ordre social se répercutent dans l’écriture à travers le bouleversement de la logique romanesque classique :

humiliés, dépouillés, meurtris à cause de la guerre de Sécession, les héros faulknériens ne peuvent que ressasser sous une forme mythique dégradée — les codes cosmogoniques et cosmologiques tournent à vide — leur débâcle morale, sociale et militaire d’hommes blancs du Sud des États-Unis (p. 68).

11Le roman met en scène le délabrement du mythe : « la temporalité, la causalité, le cours de l’histoire sont mis sens dessous dessus », les personnages échouent à faire revivre leur mythe originel, dont la narrativité « contrapuntique » est l’un des vestiges, mais dont il ne reste que « des bribes de surcroît frappées de malédiction ». Dans le chapitre III, il qualifie la pièce Woyzeck de Georg Büchner de « drame de la tyrannie ordinaire » (p. 93) et il admire cette « découverte de l’humble » (p. 91) si proche de la démarche de l’ethnographe. Inspirée d’un fait divers, l’intrigue fait du meurtrier Woyzeck un anti-héros, l’enveloppant d’une compassion muette. J. Jamin insiste sur le caractère précurseur de cette pièce dans la modernité théâtrale. Replaçant le fait divers dans la logique sociale, elle en dénonce les rapports de force. Dans le chapitre V, enfin, J. Jamin s’arrête sur la figure d’Ophélie et en particulier sur un vers mystérieux qu’elle chante dans Hamlet : « On dit que la chouette a jadis été la fille d’un boulanger », auquel il trouve une explication en puisant dans la tradition orale populaire et en remontant à un conte issu du folklore anglais, avec l’obstination d’un enquêteur acharné à élucider une énigme, et il analyse l’un de ces contes moraux anglais rapporté par Isabelle Lafonta (p. 145) de façon éclairante. Une telle articulation de la littérature orale et de la littérature écrite est au cœur du projet ethnocritique, fondé sur la transposition des logiques orales dans ce que Jacques Goody appelle « la raison graphique18 ». Mais J. Jamin n’approfondit pas les modalités de cette transposition, sinon en montrant l’effet d’épuisement qui a lieu, insistant sur la tension entre persistance et effacement de ces logiques dans l’écriture. On peut regretter évidemment que ces analyses ne soient pas prolongées par une étude plus approfondie de la langue et de la poétique, que Jamin exclue d’emblée de son propos, car, comme le remarquait déjà Jackobson, « le langage et la culture s’implique mutuellement […], la linguistique est étroitement liée à l’anthropologie culturelle »19, c’est pourquoi il convient d’« entreprendre l’étude de l’art du langage sous tous ses aspects et dans toute son étendue ».

Vers une anthropologie des pratiques de la fiction. Méthode de l’observation participante

12C’est une autre piste que celle de la fiction comme texte et comme structure que nous aimerions mettre en valeur pour finir. J. Jamin ouvre en effet la voie à une anthropologie des pratiques de la fiction, lesquelles sont susceptibles d’être observées suivant un protocole ethnographique plus traditionnel. Dans le chapitre II, il esquisse une ethno-topographie des pratiques de l’écriture à partir de l’exemple de Michel Leiris, lequel sépare géographiquement son activité d’écrivain (ancrée dans sa chambre, rive gauche) et son travail d’ethnographe (cantonné au bureau du musée de l’Homme, rive droite). Il montre ainsi que « l’œuvre de Leiris n’est pas détachable des lieux où elle se produit, toute activité littéraire paraissant exiger chez lui, peut-être plus que chez quiconque, une mise en scène de l’écriture et une imprégnation par le ‘‘génie du lieu’’ » (p. 85), sorte de mystique de l’écriture qui inscrit dans l’espace urbain moderne une division des régimes intellectuels. Mais un tel constat n’est rendu possible que par la longue amitié liant J. Jamin à Leiris, lui permettant de connaître de près les inclinations de l’écrivain. En dehors de ces situations exceptionnelles, comme le remarque ironiquement V. Debaene, « il est difficile pour l’ethnologue de camper sa tente à proximité du bureau de l’écrivain pour observer directement la création littéraire20 ». Le résultat risquerait de toute façon d’être décevant, car ce n’est pas dans la présence physique de l’écrivain que réside le « lisible » — ce n’est pas là du moins qu’il est observable. Le « fameux regard éloigné » de l’ethnographe se prête mal à l’étude d’un objet si immatériel.

13La méthode malinovskienne de l’observation participante peut en revanche s’appliquer aux pratiques de réception de la fiction. Selon V. Debeane, l’anthropologie est une discipline appropriée pour parler de la littérature dans la mesure où elle « sait traiter les singularités » et où elle se gardera d’en parler comme d’une chose abstraite et générale21. Elle peut étudier avec nuance « les réalités affectives » que la fiction suscite, disséquant dans « l’événement littéraire » ce qui fait « la passion ou l’émotion » du lecteur. J. Jamin ne souscrit pas à l’appel de V. Debaene jusqu’à décrire, ranger et classer ces produits — geste typologique qui serait néanmoins envisageable et pertinent — mais il en esquisse quelques perspectives. L’astuce de J. Jamin consiste à se prendre lui-même comme premier objet d’étude, en livrant les récits de son immersion soutenue au milieu des livres et de ses propres pratiques de lecteur. L’ambition ethnographique n’est certes pas la seule motivation aux interludes biographiques qui scandent régulièrement le propos (plaisir de l’anecdote et de la confidence au lecteur, qui donnent autant d’occasions de faire le bilan d’une carrière désormais longue), mais celle-ci amplifie indiscutablement leur portée. Le récit de la visite au cachot du comte de Monte-Cristo dans le château d’If au large de Marseille, qui suscite chez l’auteur une méditation sur les lieux mythiques de la littérature (lesquels constituent un premier « terrain » possible) et leur « effet d’illusion dans le réel » (p. 49) met en évidence une première modalité des pratiques de la fiction (joie de l’automystification et du jeu « pour de faux » (p. 56), sur le principe des jeux enfantins). L’anthropologue évoque également tout au long de l’ouvrage sa relation intime avec telle ou telle œuvre, et l’importance que celles-ci ont eu dans son parcours intellectuel et dans ses réflexions sur l’homme ou sur sa discipline. Les choix du corpus répondent à cette logique du cheminement personnel à travers la littérature, au hasard des rencontres avec les œuvres. L’auteur confie ainsi qu’il doit à Michel Leiris la découverte de Robert James Flechter, dont les récits de voyage auraient donné à Leiris le goût de l’ethnologie. Il esquisse ainsi une anthropologie en acte de la construction intellectuelle d’un homme de science et humaniste, dont la confrontation permanente avec les œuvres littéraires n’a cessé de stimuler la réflexion, lui permettant de repenser certains de ses « objets classiques de recherche » (p. 19), à force de les regarder « de biais » ou « de très près ». La posture de J. Jamin vis-à-vis des œuvres est loin d’être révérencieuse cependant. Il décrit avant tout l’ivresse et l’excitation intellectuelles qu’il y recherche :

ces auteurs et leurs fictions m’ont paru être surtout des expérimentateurs de sensibilité et de pensée, en même temps que des inventeurs (prestidigitateurs?) de langage par leur capacité à désorbiter l’écriture, déraciner l’expression, broder sur les mots (comme en musique on brode des variations sur un thème), et en faire des outils, se servant d’eux comme autant de poignées par où attraper les choses et les pousser sur l’échiquier de la langue, quitte à leur trouver de nouvelles positions, fonctions et valeurs : tout cela de manière impie, si peu providentielle, presque magique ou ludique, et pas toujours éclairante. (p. 18)

14J. Jamin est fidèle en cela à l’attitude d’un Leiris cherchant à mettre en jeu la vie dans l’écriture, quête à la fois transgressive et sacrée, ou à celle d’un Rimbaud, premier amour littéraire de l’auteur, prônant comme sacrés le désordre de son esprit et le dérèglement des sens. En désordonnant la langue, les écrivains reconfigurent la pensée et la sensibilité, et ils modulent l’expérience humaine comme on module un thème musical. La pratique de la lecture introduit une stylisation de l’existence, au sens où l’entend Marielle Macé dans Façons de lire, manières d’être22. Notre expérience est modelée et élargie par ces expérimentateurs d’être que sont les écrivains, et « cette vie qu’on ne peut essayer, l’écriture elle, par ses biffures à moins que ce ne soit ses « rinçures » (Rimbaud), permet que l’on s’essaye à la vivre autrement » (p. 254). Selon M. Macé, « la stylisation est […] cette opération générale par laquelle un individu ressaisit de façon partiellement intentionnelle son individualité, répète toutes sortes de modèles mais aussi les module, redirige, infléchit les traits23 », permettant à chacun l’esthétisation et l’extension de l’ordinaire. Dans le chapitre VI, l’attention portée à différentes œuvres de Marc Augé (anthropologue, auteur d’un ethno-roman, pluri-artiste) donne l’occasion de mettre en évidence l’unité et la cohérence d’une intention intellectuelle ou d’un style au sens macéen à travers la diversité des supports et des disciplines, car selon Jamin, au cinéma comme dans ses travaux anthropologiques, c’est « à voir le temps » (p. 169) que Marc Augé invite de façon constante, « le temps qui pour lui s’offre au regard, à la sensation, à l’imagination, à la pensée ».


***

15Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, Lévi-Strauss a rendu hommage au surréalisme, non en raison de son éventuelle « anthropologie » mais en ceci qu’il a « transformé notre sensibilité, et que nous lui sommes redevables d’avoir, au cœur de nos études, découvert ou redécouvert un lyrisme et une probité24 ». La littérature génère en permanence des déplacements dans la pensée. Jean Jamin rappelle la formule de Maurice Merleau-Ponty à propos du langage du romancier, qui serait d’abord « une déformation cohérente imposée au visible » (p. 28). Plutôt qu’un reflet de la réalité, le roman en propose une image déformante, propre à infléchir le regard porté sur le monde, à rendre celui-ci étrange, par un « processus d’acculturation à l’envers », enseignant la faculté à sortir de soi et de ses projections familières. En cela il y a bien, comme le relèvent François Flahault et Nathalie Heinich, « homologie entre l’expérience anthropologique » et la littérature, en tant qu’elle implique toutes deux « une forme de défamiliarisation »25. V. Debaene remarque dans L’Adieu au voyage que le récit de voyage, pour Leiris ou pour Lévi-Strauss, permettaient de « poursui[vre] et [achever] un mouvement de désubjectivation que le voyage n’avait pu qu’entamer »26. Pour lui, ce n’est pas à d’autres cultures qu’ouvre l’ethnographie, mais « à d’autres formes de subjectivité et à d’autres modes de subjectivation ». Dans cette perspective, la lecture des œuvres éduque le regard ethnographique, l’écriture le prolonge. Et entreprendre une anthropologie de la fiction artistique, c’est faire une anthropologie de ce déplacement du regard à l’origine de la démarche ethnographique. C’est ce que suggèrent en effet Nicolas Adell et V. Debaene, considérant que cette étrange « capacité d’estrangemen» explique qu’à l’instar de J. Jamin, « l’anthropologie du proche [soit] d’abord le fait d’anthropologues en prise avec le poétique, c’est-à-dire d’une attention aux différences et aux ressemblances maintenue par une pratique du poème, acte premier d’attention »27, révélant ainsi « l’origine poétique de cette opération de dédoublement qui est au cœur de toute entreprise ethnologique ». En interrogeant le sacré de l’expérience ordinaire et du quotidien moderne, que les œuvres de fiction contribuent à alimenter, J. Jamin s’inscrit dans l’héritage du Collège de sociologie, auquel il rend hommage dans le chapitre X, en le réhabilitant contre ceux qui voudraient en sous-estimer la portée, et en invitant à prolonger ses perspectives. Il rappelle ce qui constitue à ses yeux l’originalité et la force de cette entreprise, à savoir affirmer la puissance de la subjectivité, en se demandant constamment, contre l’évidence fallacieuse de l’altérité, « comment et à quelles conditions un sujet [peut] poser d’autres sujets en objets de connaissance » (p. 233), et en se prenant soi-même pour premier objet.