Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Carla van den Bergh

Saint-John Perse, le poète au masque de rhétoricien

Colette Camelin & Joëlle Gardes-Tamine, La « rhétorique profonde » de Saint-John Perse, Paris : Honoré Champion, 2002, 241 p., EAN 9782745306340.

1À ceux qui ne verraient dans la poésie de Saint-John Perse que jeux sur le langage, énigmes et mécanismes de répétition fonctionnant à vide, Colette Camelin et Joëlle Gardes-Tamine opposent la somme que constitue cet ouvrage de rhétorique profonde. Il faut d’une part comprendre ce terme de rhétorique profonde par opposition à celui de rhétorique restreinte. C’est bien à l’analyse d’une stratégie globale d’écriture que se livrent nos deux auteurs, et non à une lecture stylistique sectorisée. Dans la lignée de La stratégie de la seiche de J. Gardes-Tamine, les auteurs tentent ici une systématisation des procédés de défense du poète et de sa poésie, procédés de défense d’autant plus efficaces qu’ils trouvent leur unité profonde dans la rhétorique. La notion de stratégie est ici à entendre dans un sens large, dans la mesure où Saint-John Perse ne s’inscrit pas de lui-même dans un champ littéraire mais plutôt au-dessus. Cette stratégie est d’ailleurs datée et ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage que de démontrer que Saint-John Perse est en définitive un poète de la Belle Époque.

2D’autre part, si l’œuvre dense de Saint-John Perse a pu susciter de nombreuses études stylistiques encouragées par le poète qui y voyait un moyen de dissuader de toute interprétation biographique, ce n’est donc pas ce paravent que nous présentent les deux auteurs. On ne retrouvera donc pas ici les analyses fouillées des travaux antérieurs des deux auteurs mais une synthèse ambitieuse de ces travaux et des études de R. Caillois, E. Caduc, M. Frédéric, A. Henry, H. Levillain, R. Little, M. Sacotte, P.- M. Van Rutten, R. Ventresque, portant sur cet aspect de la poétique persienne. La méthode employée, très scientifique, consiste à poser une hypothèse pour la mettre à l’épreuve des textes, autorisant par ce retour aux textes la prise en compte de l’évolution de ces derniers. Pour ce faire, il s’agit de dissocier les niveaux d’analyse d’une stratégie aussi complexe : le niveau du texte dégage une dimension éthique, ou écriture en termes barthésiens, alors que le poète projette une image de lui ou ethos, qu’il dissocie de l’homme par de multiples parades, avant d’aboutir à son apothéose par la récriture ad hoc d’une œuvre en prose destinée à le légitimer. Le concept d’ethos trouve ici pleinement son emploi dans une stratégie sans équivalent distribuant les fonctions selon la nature du texte : à la poésie la charge de séduire le lecteur par elle-même, à la prose la charge de persuader de la grandeur de l’ethos du poète et partant, de sa poésie. Or la réinscription dans la tradition rhétorique n’équivaut pas à un recensement des sources rhétoriques anciennes et/ou plus modernes à la suite de Forged genealogies de Carol Rigolot. Ses enjeux sont autres : elle permet de lever le masque de la modernité et de montrer que la rhétorique demeure le plus sûr moyen d’unifier une œuvre-monument.

3Ce n’est donc pas à la prise en compte de tout le paradigme culturel du poète que s’attachent les auteurs mais à la mise au clair synthétique d’une stratégie individuelle consistant à créer une œuvre poétique exceptionnelle doublée de la création d’un personnage aussi exceptionnel : le poète Saint-John Perse. L’étude emprunte un cheminement guidé approximativement par la chronologie qu’a observée le poète, du choix d’une langue, d’un genre puis d’un pseudonyme à la construction de l’œuvre en passant par l’élaboration du poème.

Un poète dans sa langue

4La démarche consiste d’abord dans le premier chapitre à étayer l’influence de la rhétorique ancienne par le rappel de l’éducation et de la formation du poète, et l’on souscrit pleinement à la vision d’un Alexis Léger rompu aux Belles Lettres. Si critique il y eut de sa part d’une rhétorique réduite à quelques procédés, cela n’équivaut pas pour autant à un rejet de la tradition dans sa globalité. La rhétorique, en rattachant le poète à la pure tradition classique, semble justifier au contraire le choix d’une langue de « très pur style » pour ce descendant de colon.

5Sans revenir à Malherbe, le choix de cette langue française, dotée par son abstraction d’un avantage comparatif sur les autres langues, permet aussi de lancer le débat sur son rapport à Mallarmé. Ce souci de la langue française, d’autant plus grand que le poète eut à défendre ce choix lors de son exil aux Etats-Unis, ce respect de la propriété et de la syntaxe font de Perse un poète français et classique. Il s’agit donc bien d’une option idéologique proche de celles de la NRF sur laquelle il aurait été bon de revenir, notamment dans ses rapports à la traduction.

6De cette option idéologique, le choix passe alors à celui du style selon la hiérarchie des styles, style sublime à distinguer de la conception du sublime théorisée par Longin, qui dépend de l’éthique et non du style employé. En effet, si le choix du style ou niveau de langue semble scellé d’emblée, c’est certes parce que le poète, par le style sublime, tend au sublime mais aussi en raison du choix d’un genre, qu’il s’agisse de l’épopée ou de la tragédie, genres supérieurs.

7Le rapprochement avec ces genres, opéré par la plupart des critiques, se fonde sur une structure partiellement narrative dans le cas d’Anabase ou dramatique dans le cas d’Amers mais ce rapprochement se justifie aussi par le choix d’un haut ton. Le lyrisme impersonnel que permettent l’épopée sans héros d’Anabase ou de Vents, et le dialogue entre les personnages stylisés d’Amers ou d’Amitié du Prince, revient à louer des notions plutôt que des personnages. Ce lyrisme impersonnel exige une abstraction de la langue, de la syntaxe et un processus de déréférentialisation sur lequel les auteurs reviennent dans le chapitre 3. Du moins le débat peut-il être ouvert sur la nature des mots poétiques dans la poésie de Perse.

8En effet, les auteurs analysent les résultats de l’étude lexicologique de Pierre Van Rutten en comparant la récurrence des termes abstraits propres à la poésie de Perse avec celle observée dans les œuvres de Racine. Pauvreté et concentration du lexique font de Perse un classique dans la mesure où elles seraient compensées par la suggestivité de l’abstraction et de la polysémie.

Les mots & la poésie

9Le débat se situe sur deux versants ; celui de la sensualité de la poésie persienne, et celui de la technicité des termes employés, la technicité servant souvent d’argument aux défenseurs d’une poésie persienne en prise sur le réel. Les auteurs ont choisi ici de circonscrire la difficulté en dissociant la sensualité de la poésie de sa haute teneur référentielle.

10Aux tenants de la sensualité de la poésie persienne, les auteurs opposent des explications de texte probantes, qui démontrent que tout emploi de terme renvoyant au corps est aussitôt nuancé, affiné par une épithète ou une image plus abstraite. Ainsi, l’emploi de pluriel pour évoquer les phénomènes naturels contribue d’une part, à amplifier la notion et d’autre part, à l’abstraire. La périphrase, quant à elle, participe d’une rhétorique de l’amplification héritée des grands genres antiques. L’image que se formera le lecteur de la réalité évoquée peut demeurer sensuelle mais cette sensualité est obtenue par des détours dont les moyens stylistiques sont ici analysés. Par ailleurs, les auteurs tentent d’analyser le sublime de la poésie de Perse, sublime résidant dans la tension entre un souci linguistique classique et une amplification romantique nécessaire pour rendre compte du sujet élevé. Les auteurs répondent ainsi par avance au débat sur les mots techniques dans la poésie de Perse.

11La plupart des termes techniques employés par Perse dans sa poésie relèvent de domaines bien circonscrits : droit, botanique, ornithologie, voile, équitation. Outre le débat sur la poéticité même de ces termes techniques, le débat porte sur les sources non avouées d’inspiration de l’auteur. D’une part, il ne s’agit pas pour Perse d’employer ces termes pour eux-mêmes, termes dont il détourne le sens en les replaçant dans un contexte insolite, mais plutôt de renvoyer à un savoir sur le réel. D’autre part, les auteurs rattachent à une évolution aristotélicienne de la poétique persienne le recours au lexique savant de l’ornithologie dans Oiseaux. En effet, le peintre Braque s’écarte de la stricte représentation pour retrouver la fonction même du mouvement et du vol dans la stylisation des oiseaux. Or pour la poésie, l’équivalent de cet accès au réel proposé par la peinture serait l’emploi de termes techniques. Cet emploi permet ainsi à la poésie de rivaliser avec les genres poétiques donnés par Aristote pour les plus mimétiques, la tragédie et l’épopée.

12Ainsi, les auteurs déplacent la question d’un cratylisme persien vers la solution consistant à tendre en une assimilation des mots et des choses qu’ils désignent. Certes, Perse choisit ses mots en fonction d’un contexte sonore mais aussi et surtout référentiel : la poésie peut prétendre ainsi atteindre à une connaissance du monde équivalente à celle offerte par la science, et même intégrer le savoir scientifique.

13La pratique du collage, consistant à insérer des descriptions scientifiques dans un contexte poétique, les transmute en un énoncé étrange mais du coup confère à la poésie une portée plus générale. Les termes techniques s’insèreraient donc dans une belle parole, un style sublime haut et juste, permettant ainsi selon les auteurs, non pas la seule diversification des images et des thèmes, mais une quête ontologique propice au sublime éthique.

14La dernière sous-partie intitulée « Le corps reconstitué » tend à développer cette ontologie dans un cadre plus large qui est celui des énumérations et des séries homologiques ou encore énumérations fondées sur un parallélisme, créatrices d’un plus haut degré de diversité et de généralité. Mais la relation entre ces énumérations et le rythme de la poésie persienne est réduite à un retour du temps sur lui-même, d’autant plus que ces reprises s’appuient généralement sur des mesures rythmiques paires. Le refus des auteurs d’entrer dans le débat sur la nature du rythme persien amène à relever les échos au niveau supérieur de l’œuvre de ces répétitions et à les rapporter à une dialectique plus générale de la variété et de l’unité du style. Le rythme reste défini de manière globale, comme un phrasé discursif suivant la souplesse de la pensée, procédant tantôt par la rupture de l’interjection, tantôt par l’amplification de la période.

15L’enjeu du chapitre second est d’ailleurs de relier le niveau apparent de l’expression à une ontologie de la poésie, en se fondant sur les études du rituel poétique de Perse, notamment celles d’Henriette Levillain et de Mireille Sacotte. Le choix du pseudonyme Saint-Leger Leger, puis de celui de Saint-John Perse, correspond à l’éthique d’un poète qui veut se dissocier de l’homme, Alexis Léger. Ce choix n’est qu’une étape dans la ritualisation de plus en plus marquée d’une poésie plus impersonnelle, ritualisation qui passe aussi par la rééducation d’une graphie anoblie et agrandie. La pratique habituelle par Perse d’ouvrages d’ésotérisme conforte cette vision d’un poète-chaman séparé des autres hommes par des signes distinctifs mais aussi par l’autorité naturelle que lui confère cette élection. Enfin ce rituel poétique ne se donne pas à lire seulement dans des indices paratextuels ou dans une éthique et un savoir qui se dégagent de l’œuvre, mais aussi dans tout un dispositif textuel qui célèbre le rituel de la parole.

16C’est dans cette perspective que les auteurs s’attardent sur le mode de la célébration, mode et modèle puissant de ritualisation. Les verbes performatifs inscrivent, dans le temps même de l’écriture, l’autorité d’un poète alors que la reprise de formules empruntées aux rituels biblique et chrétien renvoie la célébration du côté de la prière. Mais la description stylistique des archaïsmes, tours syntaxiques particuliers tels que l’inversion, l’absence d’article ou l’emploi du subjonctif, correspondent autant à une ritualisation de la parole qu’au niveau de langue sublime. L’hermétisme en découle et l’on sait gré à nos deux auteurs de ne pas éluder cette difficulté de taille que chaque lecteur éprouve lors de ses premières lectures.

Des modes de lecture possibles

17Face à cette difficulté les auteurs recensent les modes de lecture possibles et la nature des problèmes. Ceux-ci ne tiennent pas à la syntaxe mais à l’obscurité des images, faites d’images antérieures subverties, parfois inexplicables littéralement, comme le revendique leur auteur. Ces images demeurent perceptibles néanmoins à la faveur d’une lecture suggestive et intuitive, attentive aux sonorités et à leur glissement. Ce mode de lecture semble privilégié dans les écrits de l’auteur qui refuse toute glose par la culture et renie de manière catégorique toute influence culturelle, de peur de réduire les images à une systématique artificielle.

18Or si les auteurs ne se privent pas de dévoiler le mécanisme de la référence perdue, leur étude ne va pas jusqu’à relever les influences possibles des contemporains. Ainsi l’obscurité, telle que la conçoit Perse dans son brouillage des référents originels, s’inscrit-elle dans la tradition mallarméenne. D’une part, Perse en reprend les acquis qu’il théorise dans le discours de Stockholm, concédant à cette obscurité la capacité d’éclairer quelque chose de l’obscurité humaine. D’autre part, il s’inscrit dans la tradition prophétique et dans le langage elliptique et aphoristique d’Héraclite censé atteindre dans sa fulguration le mouvement caché des choses.

19L’étude de la pensée analogique à l’œuvre dans la poésie persienne permet toutefois de dégager quatre sens de la lecture allégorique. A l’instar de la Bible, l’œuvre persienne pourrait ainsi se lire selon un mode littéral, allégorique, moral et anagogique.

20La lecture morale de l’œuvre conclurait à la nécessite de la régénération des anciennes cultures dans la plupart des œuvres d’inspiration épique de Perse alors qu’une lecture anagogique rechercherait une dimension transcendante à l’aventure humaine. Dans cette perspective allégorique, de nombreux symboles s’éclairent et l’intérêt d’une telle lecture allégorique, dans la mesure où elle s’est débarrassée d’une interprétation religieuse, est de placer sur le même plan ces quatre niveaux de signification sans en privilégier aucun. C’est l’allégorie en tant que processus de lecture qui intéresse Perse plutôt qu’un sens dévoilé déterminé.

21De même, les mythes à la signification fixée d’avance lui paraissent moins fertiles que les rites rapprochant d’une dimension supérieure sans préjuger du sens à leur accorder. A l’instar des termes techniques, les mythes sont réemployés dans un contexte qui les subvertit et les refond dans une trame narrative elle-même portée à la dimension du mythe. En effet, Perse use du caractère sacré des mythes pour conférer de l’autorité à sa parole mais critique leur distance parnassienne prise avec le réel. Ainsi Perse, qui s’est refusé doublement à inscrire sa poésie dans l’origine figée des mythes et dans la contingence historique, tenterait-il d’atteindre une « mythistoire » selon l’expression de Molino, recréant le mouvement de l’histoire à travers le mouvement du poème.

22Une fois ces principes théoriques posés, les auteurs reviennent au niveau du texte pour corroborer par une lecture stylistique des ouvertures et des rites de purification la tradition hermétique en acte. Cette étude permet de démontrer l’évolution chronologique des seuils, et la répartition au début et à la fin de l’œuvre poétique des références à Dieu, répartition correspondant à l’évolution des croyances personnelles de l’auteur, mais qui ne coïncide pas avec l’image unifiée d’un poète spiritualiste et agnostique dans la Pléiade. L’appréhension de l’être se fait par le biais de la participation aux forces vitales, qui est en fin de compte l’extase même de l’acte poétique. Mais cette participation ne suffirait pas afin d’atteindre l’être, surtout par le biais de l’écriture, et les auteurs se penchent sur les références schopenhaueriennes de « Sécheresse ». Les auteurs ont alors beau jeu d’introduire leur chapitre sur Saint-John Perse grand rhétoriqueur après avoir démontré la distance ironique que Perse arbore in fine à l’égard d’une mission métaphysique de la poésie.

Grand rhétoriqueur ou grand rhétoricien ?

23L’utilisation de l’appellation de grand rhétoriqueur qui doit permettre de rendre compte tout à la fois des jeux sur les mots et des stratégies de cryptage, voire de l’humour en résultant, paraît peu opératoire. Le fait de situer Perse par une référence passéiste aux grands rhétoriqueurs aurait pu permettre également de renvoyer à un nouveau classicisme prôné par Aragon avec des articles tels que « La rime en 1940 ». De plus, le chapitre précédent a déjà démontré, même avec des réserves, l’importance d’une éthique qui se dégage de l’écriture même. Cette appellation permet toutefois de revenir aux mots du poète comme à un passage obligé pour comprendre sa poésie. Au chapitre insistant sur le choix d’une poésie référentielle fait donc pendant ce chapitre qui revient sur la thèse de matrices lexicales, créant par associations sonores et sémantiques originelles tout un réseau de termes ; les deux thèses étant complémentaires. Les homonymes doublent la trame sémantique d’un sens caché alors que les jeux de mots, les paronomases semblent suggérer des associations paradigmatiques. Dans la remontée aux textes qui s’appuie pour l’essentiel sur le travail d’édition critique d’Anabase par Albert Henry, les auteurs rappellent in fine que la sélection des termes sur un axe paradigmatique ne correspond pas seulement à des critères phoniques mais aussi rythmiques.

24Dans ces jeux sur les mots, la comparaison avec les surréalistes se fait sur la base des ruptures de stéréotypes. Mais le procédé est conscient chez Perse alors qu’il est censé dériver de l’écriture automatique chez les surréalistes. Et l’on repart au niveau supérieur : celui du verset. Le recours aux travaux de Molino et Gardes-Tamine permet d’assimiler la répétition et le parallélisme à des substituts du mètre et de la rime dans la poésie de Perse dégagée de la versification traditionnelle. Mais si les exemples donnés montrent comment les parallélismes permettent de glisser d’un mot à un autre, d’un verset à un autre, voire d’une « laisse » à une autre, on peut regretter que les auteurs n’approfondissent pas davantage le rapport du verset à ce phénomène de répétition. En effet, si les amplifications peuvent se rapporter à deux types pour l’essentiel, celui de l’interpretatio et celui de l’expolitio, l’amplification apparaît dominer le développement du thème que constituent les énumérations, alors que le parallélisme ne semble plus qu’être une matrice formelle dans les séries homologiques disparates qui rapprochent alors la poésie de Perse de la poésie d’inventaire. Ces critères autant sémantiques que formels permettraient alors de fonder une typologie aussi légitime que celle établie par M. Frédéric, du moins si elle était complétée par rapport à ce modèle.

25Les jeux de dissimulation repris à la tradition des grands rhétoriqueurs mèneraient-ils à un sens crypté ? Le jeu sur les trois fils conducteurs d’Amers, la mer, l’amour et la femme, est étudié dans sa complexité et son interpénétration mais il ne s’agit pas ici de décrypter une référence perdue. Ce décryptage par un événement originel, et par des pastiches, est en revanche mis en œuvre pour expliquer Poème à l’étrangère et l’Histoire du régent. Enfin, le décryptage des allusions sensuelles dans Récitation à l’éloge d’une reine n’est rien moins que convaincant dans la mesure où ce cryptage fut pratiqué par Rimbaud, et auparavant par les Grands rhétoriqueurs et les troubadours.

26Le retour au procédé du collage rappelle la pratique assidue de la bibliothèque et la constitution de dossiers par thèmes. Cette pratique révélée par l’étude de la bibliothèque personnelle du poète, léguée à La Fondation Saint-John Perse un an avant sa mort, construit une œuvre nourrie de citations, de lectures. Le collage permet également de préparer le lecteur au rire de Saint-John Perse, rire né de l’humour des jeux de mots, rire que l’on entend derrière ce geste ironique de dévoilement, par le legs de la bibliothèque, de ce que le poète avait toujours occulté.

27Ainsi le choix d’une belle parole n’exclut-il pas le recours au pastiche du style biblique des énumérations, le niveau de langue sublime intègre-t-il des métaphores vitales de niveau bas dans la lignée homérique et la tension de l’ambiguïté des termes amène-t-elle le poète à prendre une posture de sage amusé, voire satirique. Le poète aurait-il laissé aux soins de ses exégètes la tâche de substituer au masque d’or porté sur la couverture de la pléiade un masque plus vrai de satirique ? C’est du moins la tâche à laquelle s’attellent nos deux auteurs dans le dernier chapitre.

L’œuvre ultime ou le masque mortuaire

28La réinscription dans la partie de l’invention de la preuve pathétique et de la preuve éthique permet de mettre en évidence par contraste la visibilité de la première inscrite dans l’énonciation même, et l’oblicité de la seconde qui n’implique pas nécessairement le passage par un « je ». Cette oblicité pose le problème de la subjectivité. Le lyrisme impersonnel relève de l’ethos ou du caractère construit par Perse. Ce caractère ne se confond pas avec l’homme et la stratégie rhétorique ne relève pas alors de la sincérité, comme dans le pacte autobiographique, mais de la crédibilité. A l’instar des Sophistes, Perse use bien d’une rhétorique utilitariste et son discours vise à convaincre de la grandeur de son œuvre et de son personnage. Or les auteurs abordent méthodiquement cette rhétorique de la Pléiade puis le statut de poète par rapport à la cité, statut construit par cet ouvrage. Ses conceptions de l’histoire et de la science sont alors identifiables dans le champ des années soixante.

29L’historique de la confection du volume de la Pléiade montre comment Perse a su en être l’instigateur durant près de dix ans. À la demande de Gallimard, Perse sélectionne et même compose des textes inédits pour étoffer un volume conforme aux standards de la collection.

30La construction de cet ethos apparaît ainsi comme la dernière œuvre de Perse, dans la mesure où il réintègre le personnage public du diplomate, toujours dissocié jusque-là du poète, pour composer le masque d’or de Saint-John Perse. Les témoignages, qui ressortent des preuves indépendantes de l’art selon Aristote, confortent alors l’ethos de l’orateur, quand il rend hommage à de grands écrivains, hommage qui est reversé in fine à son crédit. De même, les témoignages politiques placent le diplomate Alexis Léger, qui accepte enfin d’apparaître comme le double du poète, au rang des grands de ce monde, et les textes politiques le présentent comme un défenseur « de la liberté et de la dignité humaine ».

31La Biographie rapporte ainsi à la résistance les années difficiles d’exil, sans préciser la nature de ce rapport, mais en donnant pour preuve extrinsèque la traduction d’une lettre de nomination. Perse ne rejette donc pas toute interprétation biographique mais celles qu’il n’aurait pas lui-même orientées, contrôlées…

32Les renseignements ainsi donnés ne sont pas tous conformes à la réalité et se contredisent, dans la mesure où la volonté de faire apparaître sa poésie comme dénuée de toute inspiration culturelle se heurte aux références citées dans sa correspondance et dans la Biographie. Cette Biographie est donc fausse, d’une part parce qu’il s’agit d’une autobiographie non revendiquée et d’autre part, parce que sa structure, sa phantasmatique généalogique et sa tonalité recréent une chanson de geste moderne analysée dans de nombreux travaux récents. Mais elle est vraie esthétiquement car elle s’accorde avec la tonalité épique de nombreux poèmes tels qu’Anabase et Vents. L’étude de la correspondance place d’ailleurs sur un même plan ce diptyque de l’œuvre en prose et l’œuvre poétique. Cette étude, qui s’appuie pour l’essentiel sur les remarquables travaux d’édition des lettres d’Asie par C. Mayaux et de la correspondance de Caillois par J. Gardes-Tamine, met en valeur la composition des sections, la réécriture a posteriori, et la censure sur des points délicats comme les invites à écrire sur son œuvre ou les médisances. En dernier lieu, c’est tout le procédé de renvois du volume de la Pléiade qui constitue un parcours labyrinthique, où le lecteur ne peut se repérer qu’à l’aide des fils proposés par l’auteur : critiques littéraires en note, lettres.

Saint-John Perse, un rhétoricien du début du siècle ?

33Les correspondants prestigieux sélectionnés par Perse le situent, dès ses œuvres de jeunesse, parmi les écrivains capitaux du xxe siècle, Gide , Claudel, Jammes, Rivière, Larbaud, mais ces références datées accroissent le décalage de sa poésie avec l’idéologie dominante des années soixante. Cependant l’ethos du poète n’a cessé d’évoluer, même si le volume de la Pléiade en présente une image rétrospective définitive.

34Du rejet du culte de l’art symboliste, et même du rejet de la mélancolie romantique au nom de la vie, le poète passe à une mission qui est d’atteindre la vie par l’art. Ce revirement le positionne toujours, en fin de compte, par rapport au symbolisme et au romantisme alors que concomitamment, ce revirement implique davantage de distance à l’égard du spiritualisme symboliste au profit de références telles que Spinoza et Hegel, voire Nietzsche, références exigeantes qui ramènent le poète au classicisme. À cet égard, les auteurs considèrent que la rhétorique fut une solution à la crise traversée par le poète dans les années 1910, alors qu’Anabase reprend sur un mode épique et non plus élégiaque la mission du poète et qu’Exil lui confère une position romantique. Mais il semblerait que la position de ressentiment romantique contre le temps s’achève avec Vents, recueil annonciateur d’une vie nouvelle, et que c’est davantage vers la mission toujours romantique de prophète que se tourne le poète. Il s’agit de participer à la nature intemporelle de l’homme par un savoir large et une vision humaniste ; posture Nobelisable.

35Le point sur la réception de Perse dans les années 50 et 60 révèle la traversée du désert qu’à connu l’œuvre de Perse, victime d’un malentendu. Les gaullistes ne lui pardonnaient pas de ne pas avoir rallié de Gaulle durant la guerre, les sartriens et la gauche sa poésie parnassienne et ésotérique. L’emploi d’un lexique rare, de mesures métriques dans les versets, la prégnance de la rhétorique se sont retournés contre une œuvre semblant venir du siècle dernier.

36Du coup, la référence au surréalisme, au lieu d’accréditer la modernité de Perse dans ce panorama des années soixante, l’amoindrit. Son contrôle de la langue doit lui permettre de faire droit à l’inconscient mais ses images semblent trop concertées. Bien qu’il ait voulu se situer entre Breton et Valéry, on pourrait conclure de la lecture de cet ouvrage qu’il fut à son insu tiré vers le second pôle plus conservateur à l’instar de la NRF, qui se voulait au début du xxème siècle entre l’anarchisme et la clarté française.

37Le refus de se situer par rapport à l’engagement politique est en revanche, en notre époque de recul du communisme, réévalué avec un oeil favorable. L’humanisme universel défendu par Perse au détriment de toute idéologie aliénante plaît aux démocrates américains des années 50, à l’ONU mais ce succès ne lui ouvre pas alors les portes du monde intellectuel français, pour une part engagé dans l’existentialisme. La position métaphysique de Perse, ni religieuse ni scientifique, mais en fin de compte vitaliste, peut sembler dater par sa référence à Bergson. Le vitalisme se mue alors en rhéisme à la faveur des lectures présocratiques et du taoisme en vogue dans les années 50. Mais Perse, à son habitude, recompose ces lectures en affirmant avoir lu Empédocle dès sa jeunesse, auteur antique prestigieux, afin de donner une vision unifiée de cette ontologie sans dualisme. S’agit-il alors d’une réhabilitation in extremis opérée par nos auteurs, dans la mesure où le chapitre deux jetait quelques doutes sur la sincérité de ces positions philosophiques ? Du moins, les auteurs laissent au poète le mérite romantique de défendre la mission de la poésie.

L’œuvre à venir

38Les auteurs ont su mettre en œuvre une stylistique qui aborde les enjeux réels de l’œuvre, et prennent position dans la plupart des débats qu’elle suscite – même si parfois certains de ces débats sont laissés encore ouverts, tel celui du rythme ou de l’influence mallarméenne. La poésie de Saint-John Perse et la création d’un personnage, d’un ethos digne de cette poésie sont définitivement replacées dans le cadre rhétorique qui leur a donné naissance et protection. Mais cette hypothèse forte de travail et le syncrétisme des références ne permettent pas toujours de situer Saint-John Perse dans le champ littéraire. Certes, Saint-John Perse se place paradoxalement d’emblée dans la lignée d’une littérature institutionnelle, et à bien des égards dans la mouvance NRF, ne serait-ce que par son souci de la langue et de la propriété des mots. La figure même de l’exilé ne fait pas illusion : les références faites par nos deux auteurs aux romantiques, par le biais des travaux de Bénichou et Béguin, rappellent que Perse n’est pas un marginal. Si les deux auteurs s’attachent dans le premier chapitre à retracer la formation de Perse, dans le second à démontrer en quoi Saint-John Perse est symboliste, reprenant les missions du poète et de la poésie élaborées par Mallarmé à la suite du romantisme, et dans le dernier à préciser les positions philosophiques de Perse par rapport au milieu littéraire des années cinquante et soixante, elles n’abordent que rapidement les références au surréalisme et aux autres courants. Or l’auteur, même lors de son « exil américain » a lu ses contemporains comme l’attestent sa bibliothèque et les études récentes sur sa pratique du collage, collage valide également en ce domaine. Il est vrai qu’étudier l’apport de la rhétorique de ses contemporains aurait demandé tout un autre livre.

39Paradoxalement, le mythe d’une œuvre-comète isolée, inscrite dans une trajectoire classique est ainsi maintenu. Cette lecture s’appuie probablement sur le travail d’édition que les auteurs ont élaboré en collaboration avec C. Mayaux sur ce volume de la Pléiade qui fut l’œuvre d’une vie, ce volume dont le pacte de lecture devient un mode d’emploi empreint de l’auctoritas du poète et qui devait conjurer toute œuvre nouvelle. Or l’œuvre à venir est certainement l’édition enfin critique de Saint-John Perse proposée par ces auteurs chez La Licorne, et qui a dû attendre presque trente ans après la mort de Perse pour voir le jour.