Mallarmé n’était pas modélisant
1Quand j’étais enseignant dans le secondaire, pour me réconforter, j’ai souvent pensé à la carrière de professeur de Stéphane Mallarmé. Certains matins d’hiver, en attendant le bus 308 à proximité de l’arrêt de RER Sucy-Bonneuil, je me disais qu’il avait sûrement beaucoup souffert. En tout cas, beaucoup plus que moi, qui ne suis pas poète, et qui, prosaïquement, souffrais des retards du bus 308. Mallarmé a été professeur d’anglais pour des enfants ou de jeunes adolescents pendant exactement trente ans. Trente ans à exercer un métier qui lui répugnait dès le début, et pour lequel il n’a jamais eu d’estime, un métier purement alimentaire dont il essayait de tirer le meilleur parti mais qui l’épuisait.
2Dans ce court texte, en évoquant la carrière d’enseignant de Mallarmé, j’aimerais montrer que les fonctions de poète et de professeur sont loin d’aller aisément de pair. Il est vrai qu’aujourd’hui les figures du poète-savant, du poète-philosophe ou du poète-professeur, nous sont devenues familières. Les études des sociologues de la culture le montrent : alors que le second métier des poètes a longtemps été celui de journaliste, ils sont aujourd’hui presque tous professeurs. Le bon écrivain-professeur, nous le connaissons : c’est celui qui tisse un lien entre les deux pratiques, entre l’écriture et l’enseignement, celui qui transmet son expérience littéraire dans sa salle de classe, et qui, en retour, enrichit ses écrits grâce à ses cours1. Le bon poète-professeur, ce pourrait être Jean-Marie Gleize ou Pierre Alferi. Ou pour nommer un de leurs plus célèbres prédécesseurs, Yves Bonnefoy, qui, comme Paul Valéry, a été professeur au Collège de France. Bonnefoy dénonçait ce qu’il appelait « la tradition postromantique » (2010, p. 26) consistant à dénigrer l’école. Ce grand admirateur de Rimbaud pensait que la rhétorique rimbaldienne anti-scolaire avait induit en erreur bon nombre de poètes ; il ne s’interdisait d’ailleurs pas d’écrire que l’auteur des Illuminations « aurait bénéficié de la lecture de quelques-uns des grands savants, philosophes ou phénoménologues » (Coustille, 2015, p. 476). Mallarmé, qui n’a jamais pu enseigner que dans des collèges de France, six au total, était plutôt d’accord avec Rimbaud pour dénigrer l’école : il l’admirait notamment pour avoir vendu « tous les prix de la classe de rhétorique », afin de « fuir vers Paris, fastueusement » (Mallarmé, 2003, p. 123).
3Je pourrais affiner les typologies de poètes-professeurs, distinguer les professeurs dont l’antiacadémisme de surface cache un profond conformisme de ceux qui donnent l’apparence de respecter l’institution tout en la subvertissant de l’intérieur ; je pourrais bien sûr dire que les conditions d’enseignement des années 1870 sont bien différentes des nôtres ; je pourrais même essayer de placer Mallarmé parmi les pionniers des poètes-professeurs ; mais je ne pourrais nier longtemps l’évidence : la catégorie à laquelle appartient le professeur Étienne Mallarmé dit Stéphane Mallarmé en poésie n’est pas glorieuse. C’est la catégorie des écrivains qui espèrent que le professorat leur assurera un salaire, un emploi du temps pas trop inconfortable et des vacances pour écrire – une planque.
4Mallarmé le confiait dans une lettre à son ami Cazalis au commencement de sa carrière, à vingt et un ans, en 1864, après avoir été reçu neuvième sur dix, lors d’un concours où le président du jury était un ami : « La vie de professeur dans un lycée est simple, modeste, calme. Nous y serons tranquilles. J’y vise. » (Faure, 1937, p. 107) Cette lettre était antérieure à la rentrée des classes du lycée de Tournon, en Ardèche, où il a occupé son premier poste. Quelques jours après la rentrée, il parle déjà du « hideux travail de pédagogue », et se plaint de classes affreusement pénibles : « Je suis peu respecté, et même, parfois, accablé de papier mâché et de huées. » Si quelques-uns de ses collègues et le directeur de l’établissement avaient une certaine estime pour cet enseignant fantasque, les bourgeois de Tournon n’ont pas du tout apprécié les élucubrations du professeur d’anglais de leurs enfants parues dans Le Parnasse contemporain. Une fois les élèves prévenus par leurs parents, la situation empire. Un matin, lorsqu’il entre dans sa salle, Mallarmé trouve une classe hilare face à un de ses propres vers inscrit au tableau : « Je suis hanté. L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! » Quelques jours plus tard, les parents exigent la démission du professeur. Difficile époque où les bourgeois lisaient des revues de poésie2.
5L’enseignant est alors envoyé à Besançon où il se plaint beaucoup du temps glacial à ses proches. Il sollicite une mutation dans le midi : ce sera Avignon, où il ne se plait pas non plus et où ses absences répétées agacent. Le poète-professeur demande alors un congé avec solde pour préparer une thèse sur « l’accointance de l’Idée de Science avec l’Idée de Langage » (Mallarmé, 1998a, p. 503), et il obtient une bourse pour l’année 1870. Puis, ses soutiens parviennent à le faire nommer à Paris.
6Un certain nombre des élèves de Mallarmé ont acquis une renommée dans le milieu littéraire. À Condorcet, il aurait même pu être le professeur du jeune Marcel Proust. Mallarmé, tout de noir vêtu, faisant réciter des vers du Roi Lear à Marcel en blouse d’écolier. La scène est édifiante, elle n’a malheureusement pas eu lieu. En revanche, le poète a été le professeur de Léon-Paul Fargue, qui a raconté les cours reçus :
Mallarmé vidait longuement son pardessus de ses journaux, de ses revues et de ses livres, les installait méthodiquement sur divers points de sa tablette et presque aussitôt, après quelques mots méticuleux et vagues sur l’emploi du temps, se plongeait dans la lecture comme un cheval dans sa mangeoire. [...] Bientôt, nous nous mettions à remuer et à chuchoter autour de cette mare de calme et d’absorption. Lorsque le chahut montait, Mallarmé, réveillé comme un dieu, émergeait de sa lecture, donnait dans l’air chargé de fritures un coup sec de la tête, empoignait, de cette main qui avait débouché un flacon poétique d’un prix inconcevable, une règle filetée de cuivre, je l’ai vue de près, cette règle, et projetait sur trois tons : « Assez, assez, assez ! J’ai dit ! » (Fargue, 1967, p. 131-132)
7Les inspections, qui avaient lieu presque tous les ans, se passaient souvent mal. En 1879, l’inspecteur Lerambert, qui l’avait pris en grippe, concluait ainsi son rapport : « on serait tenté de se demander si l’on n’est pas en présence d’un malade » (Gill, 1968, p. 269). Aujourd’hui, les enseignants sont inspectés beaucoup moins souvent, et de telles relations d’inimitié ne peuvent normalement s’installer. Une appréciation aussi insultante est impossible. Les grilles du ministère pacifient le discours et harmonisent les notations. Il m’a paru intéressant de soumettre le professeur Mallarmé aux critères d’évaluation actuels.
8Tâchons de justifier ces notations. Contrairement à ce que prétend Lerambert dans un autre rapport, je ne crois pas qu’on puisse dire qu’il soit « dommage que Mallarmé n’ait pas voulu apprendre l’anglais » (Gill, 1968b, p. 269). Bertrand Marchal a montré, par la publication des Mots anglais (2003a), puis par une magnifique édition des fiches de travail dont Mallarmé se servait en classe (Marchal et Pouly, 2014), que celui-ci « maîtrisait les savoir disciplinaires et leur didactique », disons de manière « très satisfaisante ». Pour le « langage clair et adapté », c’est plus compliqué : un des inspecteurs de Tournon notait un « esprit cultivé, mais prétentieux, parlant beaucoup de poésie et d’idéal, mais professant une médiocre estime pour le Sort Commun » (Gill, 1968a, p. 9). L’inspecteur s’étonnait ensuite que les élèves soient astreints à traduire du Shakespeare sans avoir appris préalablement la moindre notion d’anglais. Je donnerais généreusement un « Satisfaisant ». Les jeux de fiches laissent imaginer que Mallarmé prenait en compte « la diversité des élèves », et peut-être proposait-il des exercices différenciés, même si on ne peut en être certain. En se référant au commentaire de Léon-Paul Fargue, on peut affirmer que le professeur donnait une certaine autonomie à ses élèves : après tout, le bavardage, comme dit la grille, « favorise la socialisation ». La cinquième case consacrée à l’évaluation pose un cas de conscience. Dans l’Éducation nationale, on le sait, il faudrait toujours noter avec bienveillance. Malheureusement, même en poussant très loin la bienveillance, on doit tenir compte de témoignages qui convergent dans la même direction : les élèves, les inspecteurs et même le professeur disent que les paquets de copies s’accumulaient sans être corrigés, ou alors avec des annotations étonnantes. D’où un « à consolider ».
9Le bloc vert est également « à consolider » : non, Mallarmé ne souhaitait pas « coopérer au sein d’une équipe » ; non, il ne souhaitait pas « contribuer à l’action de la communauté éducative et coopérer avec les parents d’élèves et partenaires de l’établissement » ; et on ne peut pas dire qu’il ait cherché à « installer et maintenir un climat propice aux apprentissages ». La priorité du professeur était plutôt d’installer et maintenir un climat propice à l’écriture poétique, et, à en croire sa correspondance, il n’y parvenait pas non plus. Le poète agissait bien selon des « principes éthiques », au premier rang desquels l’absolu et, si on suit Blanchot, le silence3 – mais ces principes gouvernaient sa poésie, non pas sa salle de classe. Je ne sais pas très bien ce qu’il faut comprendre par « l’accompagnement des élèves dans leur parcours de formation », mais je ne crois pas que Mallarmé s’y soit beaucoup investi. En tout cas, moins que dans sa « démarche individuelle de développement professionnel » : le poète-professeur a toujours été très au fait des possibilités d’évolution de carrière qui s’offraient à lui, et il serait injuste de dire qu’il a laissé les choses se faire d’elles-mêmes. Je vais y revenir dans un instant.
10Avant cela, j’aimerais dire un mot de ma propre inspection au collège de Sucy-en-Brie. À cette occasion, j’avais voulu rendre hommage à Mallarmé, au poète mais aussi au professeur. Dans le cadre d’une séquence intitulée « Comprendre et analyser l’angoisse et le néant », j’avais proposé à mes élèves de quatrième de travailler sur L’Azur. J’espérais une séance flamboyante, mettant en évidence l’intelligence et le goût pour la poésie de mes élèves, et permettant d’apprécier leur bonne entente avec l’enseignant. Ce devait être une séance qui laverait les outrages autrefois reçus par le professeur Mallarmé : cette séance, ce devait être l’anti-Tournon. Malheureusement, j’ai commis un certain nombre d’erreurs.
11La première a été de ne pas avoir prévenu les élèves que j’allais être inspecté. En guise d’accueil, l’intrus a été dévisagé avec un mélange de déférence et d’hostilité. Son style de cadre dynamique contrastait avec notre lino moucheté et nos murs à la peinture écaillée. Et puis, peu nombreux étaient mes élèves capables de réciter la première strophe que j’avais pourtant demandée d’apprendre par cœur afin de préparer le cours. Rayan, mon meilleur élève, a bien voulu essayer : « De l’éternel azur la serénironie / euh, avale, non, accable, belle in-do-lément comme les… fleurs / euh, le poète impuissant qui, euh, maudit, son génie / Et, à travers un dessert stérile, euh, de douleurs ? »
12Ma deuxième erreur a été de poser des questions trop précises. J’avais cru bien faire en demandant aux élèves de relever les mots appartenant au champ lexical de l’angoisse, mais l’inspecteur me ferait savoir qu’il n’était pas souhaitable d’orienter la lecture pour laisser s’exprimer ce qu’il appelait joliment « la dimension existentielle de la littérature ».
13Et ma troisième bourde a consisté à proposer une correction fastidieuse inspirée du commentaire que Mallarmé a lui-même fait du poème dans une lettre à Cazalis (Mallarmé, 1998b, p. 655). Je comptais notamment insister sur la sixième strophe, qui, selon les mots du poète « commence par une exclamation grotesque d'écolier délivré », à savoir « Le ciel est mort ! » Je pensais expliquer que le métier de professeur était décisif pour comprendre la poésie de Mallarmé : non pas que Mallarmé professe par sa poésie, mais plutôt par la réaction allergique à l’école qui était la sienne. « Le ciel est mort » n’est pas un vers d’inspiration nitezschéenne ou même profane : c’est une idiotie que Mallarmé a sûrement entendue dans la bouche de ses élèves. Mais alors, comment comprendre que, dans une lettre à Octave Mirbeau de 1892, il présente ses poèmes comme des « devoirs de collégien » (Mallarmé, 1981, p. 64) ? Fausse modestie ou retournement du rapport entre le scolaire et le poétique ? La sonnerie a retenti alors que j’en étais encore à l’explication de la troisième strophe.
14Lors du rendez-vous de carrière qui a suivi mon cours, l’inspecteur a été indulgent. Il m’a notamment remercié pour mon enthousiasme, et aussi pour avoir abordé avec les élèves « un texte stimulant bien qu’un peu difficile ». Il m’a toutefois reproché quelques écarts de langue, des expressions inhabituelles selon lui dans une salle de classe : « votre langage doit être plus modélisant4 », m’a-t-il dit. Le compte-rendu d’inspection que j’ai reçu quelques jours plus tard était assez neutre, avec une majorité de croix dans les cases « satisfaisant » et « très satisfaisant », mais j’y percevais aussi une certaine réserve. En tout cas, contrairement à mes collègues inspectés le même jour, je n’ai pas obtenu le passage à l’échelon supérieur du grade des professeurs certifiés de classe normale. Compte tenu de ma réduction horaire de 15%, demandée afin de poursuivre des activités universitaires, je restais bloqué au salaire mensuel de 1433 euros. Cette mauvaise nouvelle m’a fait regretter le temps où les carrières n’étaient pas encore réglées par iprof et par des lois comptables aussi obscures qu’implacables.
15Quand j’y pensais, la progression de carrière de Mallarmé me rendait terriblement jaloux. À son époque, les changements de postes et les augmentations de salaires n’étaient pas directement liés à l’ancienneté : ils s’obtenaient par la négociation, parfois avec l’aide de soutiens au sein du ministère, et surtout par une importante correspondance avec l’administration. Il faut dire que Mallarmé avait un talent extraordinaire pour la préciosité administrative, notamment quand il s’agissait de remercier un protecteur pour avoir accédé à sa requête5. En 1866, en début de carrière, Mallarmé gagnait 1700 francs annuels, soit environ une fois et demie le salaire d’un ouvrier. Entre 70 et 73, le poète a le soutien de Jules Simon, ministre de l’Instruction publique, et favorable au développement de l’enseignement des langues étrangères. Il est aussi protégé par le député de l’Ardèche Charles-André Seignobos, qu’il a connu à Tournon, et qui lui permet de passer « professeur délégué » (2300 francs annuels) puis « chargé de cours » (2800), avant que Jules Simon ne le fasse devenir « chargé de division » à Condorcet (3300 francs). Mais son collègue d’anglais gagne plus d’argent que lui (3800 francs). En 1873, Mallarmé demande une mise à niveau au prétexte que ce salaire lui permettrait de préparer sereinement l’agrégation à laquelle il s’inscrirait l’année suivante. Le ministre la lui accorde sans qu’il ne passe le concours. Sous le ministère de Ferry, le poète peut compter sur le secrétaire Henry Roujon, mais il doit composer avec l’hostilité de l’Inspecteur général Charles Zevort qui s’oppose à son avancement tant que ses notes d’inspection ne montent pas. Après divers courriers dans lesquels Mallarmé s’engage à être plus sérieux, il obtient 5000 francs annuels, mais il doit quitter Condorcet pour Janson-de-Sailly. Cela l’éloigne considérablement de la rue de Rome où il habite ; alors, en signe de protestation, il obtient un arrêt maladie pour trois mois : on menace de lui enlever la moitié de son salaire. Dans une sorte de conciliation, un poste qui le rapproche de son domicile lui est attribué dans le IXe arrondissement. Dès 1888, Mallarmé attend avec impatience la retraite, d’autant que sa santé ne lui permet pas toujours d’enseigner. L’administration lui accorde divers congés avec un traitement légèrement réduit. En 1891, l’inspecteur général Bossert le trouve cependant « nerveux et fatigué », et le directeur de son établissement, Monsieur Rousselot, note que « M. Mallarmé est un professeur maladif ». Mais ce n’est qu’en 1893 qu’il pourra solliciter une retraite anticipée pour raisons de santé. Le certificat médical fait état d’un professeur « atteint d’un rhumatisme articulaire aigu avec complication cardiaque et menace de rhumatisme cérébral » ; le médecin « certifie, en outre, que les infirmités de Monsieur Mallarmé semblent avoir été provoquées par les fatigues de l’enseignement, l’état du malade allant s’aggravant dans l’exercice ses fonctions » (Gill, 1968b, 282-283). Malheureusement pour lui, en septembre, le poète-professeur apprend que ses calculs étaient approximatifs : pour avoir droit aux 2500 francs annuels alloués après trente ans de service, il lui manquait encore cinquante jours de travail. Le ministère insiste ; Mallarmé ne veut plus aller enseigner. On finit par le laisser en paix et lui accorder sa retraite.
16À la réflexion, je ne sais pas s’il y a là de quoi être jaloux. Mais empêtré dans mes histoires d’échelons et de progression par points délivrés en fonction d’un barème incompréhensible, au lendemain de l’inspection, je trouvais toujours plus difficiles mes journées à Sucy-en-Brie et il m’était encore plus pénible d’attendre le bus 308. Or, dans l’Éducation nationale, tout le monde le sait, arrivé à un certain point de blocage, quand les demandes de mutation ont été refusées, quand on a téléphoné à tous les numéros du rectorat sans obtenir de réponse, quand le SNES et même le SNALC disent ne rien pouvoir faire, quand on pense avoir tout essayé, il n’y a plus qu’une solution : tâcher d’obtenir les 1000 points attribués en cas de grave problème de santé, garantie d’une mutation vers le lieu de son choix ou presque.
17Il n’est pas vraiment question de feindre un handicap physique : le subterfuge est trop gros et on n’obtiendrait jamais les certificats voulus. Non, ce qu’il faudrait réussir à faire, c’est à simuler une maladie mentale et convaincre le médecin conseil du recteur qui, en dernier recours, tranche sur l’attribution des points (un peu comme autrefois, le médecin de l’armée, pour le service militaire, devait différencier les vrais fous de ceux qui voulaient simplement se faire réformer). Pour accomplir cette démarche auprès du rectorat, il semblait possible de s’appuyer sur Mallarmé, puisqu’il a réussi en 1863 à être exempté du service militaire en raison de crises de folies. Faut-il s’en étonner ? Souvenons-nous de l’inspecteur Lerambert, qui percevait Mallarmé comme « un malade ». Pensons également à Igitur, sous-titré La folie d’Elbehnon, ou bien sûr aux Divagations. Et puis, le poète était connu pour ses déclarations publiques à la limite du délire : « la lune me gêne » (Durand, 2000, p. 206), disait-il à Coppée ; ou, se rendant chez Heredia : « Je viens de faire une pièce superbe, mais je n’en comprends pas bien le sens et je viens vous trouver pour que vous me l’expliquiez. » (ibid., p. 21) Je pensais être capable de formules similaires, et en préparais un petit nombre, sûrement moins géniales, mais assez effarantes tout de même, afin de les glisser lors de l’entretien avec le médecin du recteur.
18Afin de préparer le rendez-vous, je suis allé sur le forum neoprofs.fr où j’ai pu lire différents comptes rendus d’examen chez ledit médecin. Ils m’ont fait comprendre que l’Éducation nationale n’était pas aussi laxiste que l’armée : même les cas psychiatriques qui me semblaient les plus graves n’obtenaient pas les 1000 points, y compris ceux qui, sans l’ombre d’un doute, auraient été classés P4 à l’armée (après tout, il vaut mieux confier une classe à un illuminé plutôt qu’un fusil mitrailleur). Ce stratagème ne suffirait donc pas à me libérer de mes obligations. Et puis mes pastiches de Mallarmé n’étaient pas très bons. Cette identification au grand poète, ces imitations plus ou moins ratées, relevaient peut-être d’une sorte de folie douce, mais en aucun cas d’une folie dont le médecin conseil du recteur tiendrait compte.
19Il faudrait encore me confronter à mon angoisse, au bus 308 de Sucy-en-Brie et à tout ce qui allait avec. « Où fuir dans la révolte inutile et perverse ? », se demandait Mallarmé dans l’avant-dernier vers de L’Azur. Ou, comme il l’écrivait dans l’interprétation de son poème à destination de Cazalis, celle que je n’avais pas eu le temps de présenter à mes élèves et à l’inspecteur : « Je veux fuir encore, mais je sens mon tort et avoue que je suis hanté. » (Mallarmé, 1998b, p. 655) Mallarmé ajoute : « Il fallait toute cette poignante révélation pour motiver le cri sincère, et bizarre, de la fin : L’Azur ! » (ibid., p. 655)