Le Toubib des toxicos est en réa de William Lowenstein : la prose narrative entre explorations endophasiques et discours médical
1Dans l’histoire de la littérature française, les médecins écrivains ne sont pas rares, à commencer par Rabelais. Avec l’avancée technoscientifique depuis le XXe siècle, la scientificité et la technicité du discours médical se sont accentuées. Cette évolution a rendu plus problématique la relation intersubjective entre médecin et patient, car la subjectivité de chacun risque d’être effacée. C’est dans ce contexte que la discipline des humanités médicales est née à la fin du XXe siècle (McManus, 1995), cherchant à lutter contre la tendance à la dépersonnalisation en médecine. Il y a des médecins chercheurs qui ont contribué à l’essor de la médecine narrative, de l’éthique narrative. Il y a aussi des médecins qui se mettent à écrire, de façon différente. Parmi les médecins-écrivains contemporains de William Lowenstein, citons Christophe Rufin qui avoue qu’il lui est impossible de concilier le regard littéraire et le regard médical sur les mêmes sujets (Rufin, 2008). Il établit ainsi une séparation nette entre sa pratique littéraire et sa pratique médicale ; à l’inverse, nombreux sont ceux comme Martin Winckler qui reconnaissent un lien profond entre l’écriture et la médecine, comme il l’a expliqué :
Ce n’est pas son métier qui le fait témoin, ni cette pulsion trouble et mythique qu’on nomme la vocation, mais sa position. Il est là, a priori, pour écouter, pour regarder. Il écoute, il regarde, il examine, il scrute, il interroge, il cherche la petite bête. Autrement dit, il est aussi voyeur, inquisiteur… il ne lui suffit plus d’être témoin, il veut également témoigner. (Winkler, 2000, p. 164)
2En 1999, le médecin William Lowenstein signe son premier roman Le Toubib des toxicos est en réa, qui est en fait son unique roman parmi ses essais scientifiques destiné au grand public. À première vue, le statut autobiographique de ce roman est à la fois évident et ambigu. Le protagoniste est également un médecin addictologue qui dirige un centre de soins en addictologie. Il porte le même nom que celui que l’auteur a géré dans les années 90. Pourtant, dès les premières pages, le protagoniste tente de se suicider, et est alors envoyé en réanimation, restant mourant jusqu’à la fin du roman où sa mort est impliquée. Son corps est cloué au lit en réa, tandis que sa conscience se plonge dans des bribes de souvenirs. Ce roman est ainsi très marqué par les troubles énonciatifs et narratifs qui capturent notre lecture. La première phrase résonne avec la citation de Martin Winckler : « Parler des autres, ce n’est jamais que parler de soi-même et les autres j’en ai tellement vu, tellement entendu, tellement sauvé, tellement tué. Les autres m’ont envahi, m’ont bouffé, m’ont aliéné. » (Lowenstein, 1999, p. 9) Rendre compte des vies des autres revient-il à se rendre compte de soi-même ? Dans un milieu médical qui laisse peu de place à la subjectivité des soignants et des soignés, l’écriture littéraire peut-elle ouvrir un espace permettant aux médecins d’explorer l’intérieur de son statut professionnel et de transcrire son témoignage sensible pour ceux qui souffrent ? Dans ce sens-là, l’écriture des médecins-écrivains rejoint aussi « le projet thérapeutique » de la littérature française contemporaine proposée par Alexandre Gefen qui constate que la littérature d’aujourd’hui veut faire face à la fragilité et aux souffrances des individus (Gefen, 2016). Le roman de Lowenstein se caractérise ainsi par un renversement et une double ambiguïté : d’abord un renversement total des statuts de médecin et de malade. Le médecin qui s’occupe des toxicos choisit de se suicider par une injection d’héroïne et se retrouve dès lors dans un état de dépendance totale. Ensuite, le pacte narratif est très ambigu dans le sens où le personnage raconte à la première personne, mais il est cloué au lit, confiné dans un espace-temps strictement réservé aux représentations intérieures. On observe donc diverses techniques de restitution de la vie intérieure, pour exposer non seulement la vie intérieure du je mais aussi des autres personnages qui viennent le voir. Ce roman nous pose ainsi deux questions associées : comment l’auteur construit-il un imaginaire de son statut de médecin à travers cette prose narrative ? Pourquoi cet imaginaire est-il tellement marqué par les explorations endophasiques ? Pour y répondre, notre analyse se divisera donc en trois parties : premièrement, nous allons nous interroger sur le statut énonciatif paradoxal. Deuxièmement, nous nous intéressons au rapport du protagoniste avec son corps. Finalement, nous analyserons les troubles génériques ainsi que les formes littéraires aptes à restituer la vie intérieure.
Le statut énonciatif paradoxal
3Le protagoniste est condamné à une situation narrative où il perd la capacité de parler. Il est immergé dans un état onirique après sa tentative de suicide, et voit son grand-père qui lui dit : « Tu ne peux me parler ; tu ne peux que voir et écouter. » (Lowenstein, 1999, p. 38) Cette phrase renvoie au statut énigmatique du narrateur dont la conscience est encore réveillée dans un corps déjà paralysé. Dans ce cas, le roman donne l’impression, de manière extrême, d’« un phénomène d’intériorisation de la voix narrative » (Martin-Achard, 2017, p. 10) dans la littérature française contemporaine. Le pacte communicationnel de ce roman est en effet basé sur un paradoxe, c’est-à-dire qu’il faut avoir une perte totale du langage extérieur pour que le protagoniste puisse raconter en langage intérieur. La fin du premier chapitre marque bien l’ambivalence du je :
Dans mon lit, tranquille.
Une photo. Pour découvrir la violence et la mort. Une femme nue et sans sexe.
Ainsi, tout était possible. Être femme, être grosse puis osseuse, être mère et être tuée, être juive et devoir se cacher. Ne pas être juive et pouvoir tuer.£Après cette photo, ma vie n’a plus tendu qu’à la mort. Comme un film, loin de sa bande sonore. Qui se défile avant de brûler.
Je n’ai qu’à fermer la porte de Monte Cristal, aller dans mon lit qu’en fait je n’ai jamais quitté. Simple marionnette stupéfiée, je me suis agité. À côté, pour une fuite en avant. Tournant les pages pour rien. Sans jamais décoller mon esprit de cette photo.
Il est temps que je rejoigne mon bouquin. Que je m’offre le mot : « Fin. » (Lowenstein, 1999, p.16)
4Dans la dernière phrase, le redoublement du je par le déterminant possessif mon dans l’avant-dernière phrase (« mon bouquin ») et la tournure pronominale dans la dernière (« m’offre ») pourrait s’interpréter dans la perspective de commentaires métalittéraires d’un auteur achevant son manuscrit ou dans le sens d’un auteur devenu personnage de son propre livre. La boucle valencielle de la tournure pronominale suggère ici une boucle paradoxale d’un je qui ne se raconte pas tant qu’il est raconté par une voix intérieure qui n’est même pas seulement la sienne propre.
5En effet, l’instabilité pronominale caractérise tout le roman si bien que les voix intérieures qui racontent ne semblent pas toujours découler du protagoniste. Quand le protagoniste se plonge dans ses souvenirs, son « je » disparaît souvent. Il arrive aussi que d’autres personnages se mettent à raconter en « je » et que le protagoniste devienne celui qui les écoute ou témoigne. Retraversant sa propre vie, le protagoniste alterne entre la première, la deuxième et la troisième personne.
6Par exemple, dans le prochain passage cité, il raconte l’histoire de Marie, délégant la parole à cette dernière, le protagoniste apparaît à la troisième personne, sous le nom propre « le toubib », dans la mesure où le lecteur se retrouve immergé dans la vie intérieure de Marie :
Marie avait traîné dans son bain pour se laver des parasites de l’après-midi. Vapeurs d’eau et sels d’orchidée tentaient de la purifier des implorations, des râles et des jouissances de ses soumis.
Elle se voulait légère et sereine pour regarder son toubib. Lui donner de la vie. Du solaire dans son univers lunaire. Dans son antichambre froide de l’ailleurs, dans son enfer glacé réinventé par l’homme pour l’homme. Marie savait que parfois il revenait. De ses comas, de ses expéditions du souvenir ?
Elle voulait être là, pour lui dire de rester encore un peu. (Lowenstein, 1999, p. 53)
7Autre exemple, dans un passage où il se souvenait de l’époque où il était un médecin remplaçant à la Thillay, nous pouvons remarquer qu’il se désigne souvent « le médecin » au lieu d’utiliser le « je » :
À l’annonce de l’hospitalisation nécessaire pour une méningite, ils regardaient le médecin remplaçant dans les yeux, le jaugeaient pendant de longues secondes… (Lowenstein, 1999, p. 86)
Il ne manquait à tous, médecin compris, que le certificat de garantie. (Lowenstein, 1999, p. 87)
8Cette instabilité pronominale peut s’interpréter de deux façons : d’une part, elle implique une sorte de dissociation chez le protagoniste, et cette aliénation se manifeste précisément à travers son statut de médecin, dans le sens où il y a souvent une incompatibilité identitaire entre son « je » et son rôle de médecin. D’autre part, l’instabilité pronominale indique des changements de points de vie et des sauts d’une vie intérieure à une autre. De là vient notre deuxième question sur le statut énonciatif paradoxal : est-ce un médecin ou un malade qui parle ? Bien plus, recevons-nous à travers ce récit à la première personne des bribes de plusieurs vies intérieures ? D’une seule voix intérieure d’un mourant, traversée par les voix des autres ? Cette confusion de statut ponctue les stratégies narratives, faisant de ce roman une sorte d’autodiagnostic poétique. Le personnage se dédouble en deux parties de soi. Dans ses souvenirs, l’image du médecin en lui et l’image du malade en lui sont complètement confondues ; la sphère professionnelle et la sphère intime le sont aussi. Il s’identifie régulièrement à ses patients et évoque son échec en tant que médecin. La relation médecin-patient imprègne profondément sa vie. Par exemple, il apparaît souvent que le registre médical et le registre amoureux sont mélangés. Lorsqu’il parle de son ancienne épouse : « Elle avait été mon inguérissable patiente. Elle restait mon échec. Le plus affectif. Elle était encore aujourd’hui ma contre-addiction la plus viscérale. Ma première fin de manque. » (Lowenstein, 1999, p. 116)
Se dire et dire la douleur
9Le « lit » constitue un leitmotiv du roman et sa première occurrence au début sert juste de prélude au suicide du protagoniste. Il écrit : « [J]e n’ai qu’à fermer la porte de Monte Cristal [le centre qu’il gère], aller dans mon lit qu’en fait je n’ai jamais quitté. » (Lowenstein, 1999, p. 16) Il se rend compte que, de l’enfance où il lisait le livre photographique de guerre à sa carrière d’aujourd’hui où en tant que médecin, il ne fait toujours que tourner les pages dans le lit, regardant défiler les corps souffrants et abîmés. Il décide enfin de retrouver son lit pour se suicider et c’est bien dans le lit de réanimation qu’il entreprend son dernier voyage intérieur vers sa mort.
10Nous pouvons constater que le lit est à la fois symbolique et physique pour lui. Paradoxalement, l’image du médecin et celle du malade sont toutes deux associées à travers ce « lit » qui implique une perte d’agentivité chez le protagoniste. Il évoque à plusieurs reprises son impuissance en tant que médecin, parce qu’il ne peut que témoigner des effondrements des corps d’autrui. Cette fois, c’est son propre corps qui s’effondre, et il est condamné au lit de réa en tant que malade. Nous remarquons ainsi chez le protagoniste un corps du malade qui souffre et une conscience du médecin qui l’examine.
11En décrivant son expérience de suicide et ses douleurs en réa, il porte un regard observateur sur son propre corps et, d’une certaine manière, son corps devient un lieu d’observation et son attention à la physiologie, aux sensations de son corps semble dissimuler un évitement absolu de ses sentiments intérieurs, comme le suggère l’extrait suivant :
Douleurs continues dans les bras, dans le thorax, dans le ventre. Douleurs intérieures, indécentes, incandescentes, braises soufflées jusque dans le cou où était logé le tube siliconé pour respirer. M’empêchant de parler. M’interdisant de crier ma peur, ma douleur, ma découverte de la solitude des morts-vivants.
Sur ce fond d’algies permanentes, se greffaient d’autres douleurs plus aiguës, rythmées par quelques savantes nécessités médicales : enfoncement de pieux dans les veines du cou, sous la clavicule ou dans les bras, tir à l’arc dans les artères des poignets ou va-et-vient asphyxiant dans la tranchée et les bronches avec un bruit de succion qui me faisait redouter d’être entièrement aspiré, étiré par la pression, par le vide, dans le tuyau, dans le bocal, dans le mur. (Lowenstein, 1999, p. 30-31)
12Dans le premier paragraphe, les groupes nominaux liés à la douleur ou aux objets cliniques qui se trouvent au centre de phrases averbales, alors que la première personne apparaît indirectement dans des tournures nominales (« m’empêchant », « m’interdisant ») et à travers trois déterminants possessifs dans des groupes nominaux compléments d’objet de la forme en -ant « m’interdisant » : « ma peur, ma douleur, ma découverte de la solitude des morts-vivants ». Cette répartition traduit un état de passivité dans lequel le « je » se trouve. L’expression de son corps prédomine et suggère une aliénation par rapport à soi-même. Dans le second paragraphe, le narrateur utilise les articles définis pour désigner les parties de son corps plutôt que des possessifs. Tout se passe comme si ce corps était doté d’une vie propre, par réaction à l’héroïne et aux différents gestes cliniques. L’interdiction déjà citée, « m’interdisant de crier ma peur, ma douleur, ma découverte de la solitude », construit ainsi le leitmotiv du roman : bien que j’identifie ma peur et ma douleur, je n’arrive toujours à l’exprimer.
13Le vocabulaire médical qui se double d’intertextes culturels tisse un rapport au corps exacerbé par la douleur. La rencontre de ces différents discours donne souvent lieu à une poétisation qui en accentue l’étrangeté. Ainsi le chapitre commence-t-il par une citation de chanson qui par contiguïté se prolonge par une analyse prosodique du contexte hospitalier :
« Sous le soleil exactement, pas à côté, pas n’importe où, sous le soleil, sous le soleil, exactement, juste en dessous… » La lumière, sans nuit, sans jour, rendait obsédante, lancinante, la phrase de Gainsbourg. Le Siemens 900 C donnait le rythme. De la chanson et de ma respiration. Mélodie parfois troublée par les extrasystoles qu’hoquetait proprement le score relié à moi par je ne sais quel fil d’araignée. Les seules fausses notes étaient le bruit de talons des infirmières dans cet aquarium sans eau. Talons claquettes plus que talons chaussures… Orange mécanique, tant le bruit me vrillait le cerveau ou du moins ce qu’il en restait.
Bruits et douleurs en réa.
Le héros d’orange mécanique avait joué dans Caligula.
Je m’en souvenais. Quelle scène de fellation ! Banderais-je encore si je la voyais ?
Mais je ne savais même pas comment était ma queue, pis, où elle était !… Je ne la sentais pas. Je ne sentais pas mes jambes, alors l’entrejambes… Je ne sentais, pour interrompre mes divagations – penser, je ne pouvais que penser ou dormir – que la douleur. Non, les douleurs. (Lowenstein, 1999, p. 29)
14La succession des substantifs suggère une conscience du monde extérieur qui amplifie les composantes de la vie intérieure, à partir de la chanson de Gainsbourg. Puis ce rapport entre extérieur et intérieur se métamorphose et la représentation de l’extérieur est contaminée par le champ lexical notionnel de la musique : « rythme », « chanson », « mélodie ». L’expression figée « fausses notes » se trouve ainsi quasiment remotivée dans ce contexte où les « talons » ne peuvent être que des « claquettes » et non des « chaussures ». La collusion entre monde intérieur et monde extérieur se prolonge en vagabondage mental et passe cette fois par l’univers cinématographique pour revenir au corps du je, précisément à son sexe qu’il ne sent plus, avant d’aboutir à la fois aux mots « divagations », « penser » et « douleur ». La parenthèse indique l’alternance entre deux types de langage intérieur, onirique ou conscient. La reprise nominale sous forme d’épanorthose « non, les douleurs » accompagnée du passage du singulier au pluriel rappelle bien qu’il ne s’agit pas de « la douleur » en théorie mais bien de douleurs corporelles concrètes et vécues. Une poétisation du vocabulaire médical s’amorce donc, soulignée par les références intertextuelles artistiques, pour se désamorcer quelques phrases plus loin.
Les troubles génériques
15Comme nous l’avons évoqué avant, l’état physique du protagoniste ne lui permet pas du tout d’extérioriser sa pensée ou son langage d’une façon réaliste. Les lecteurs ont curieusement accès à sa voix intérieure, mais nous avons toujours du mal à mesurer le degré de la médiation narrative qu’il envisage par rapport à sa vie intérieure.
16D’abord, on peut constater que cette écriture hésite toujours entre un roman à la première personne et le monologue intérieur. Ce n’est pas un monologue intérieur (pour une réflexion sur le monologue intérieur et sa définition comme genre littéraire, voir également Smadja 2021a, p. 261-306 et 2021b, p. 42-54), mais on reste aux lisières des codifications énonciatives de ce dernier. À l’ouverture du roman, nous pouvons nous interroger sur le pacte de lecture : comment se noue-t-il dans l’incipit ?
Parler des autres, ce n’est jamais que parler de soi-même et les autres j’en ai tellement vu, tellement entendu, tellement sauvé, tellement tué. Les autres m’ont envahi, m’ont bouffé, m’ont aliéné. Il est temps que j’arrête tout. Eux et moi. Eux dans moi.
Je sais que quand je fermerai la porte de Monte Cristal, je ne la rouvrirai plus jamais. Je n’appuierai plus sur le digicode numérique en hésitant, en maudissant la tyrannie des chiffres dans ma vie, pour me remémorer le 2, le 7, le 5 et le 7 ; comme 27 et 57, 27e jour d’un mois de l’année 1957. Sans jamais savoir quel mois de 1957 n’avait pas eu droit d’ouverture. Je n’avais pas pensé à le demander à celui qui avait ainsi, aux deux tiers, programmé le sésame sans âme. (Lowenstein, 1999, p. 9)
17L’alternance des tiroirs verbaux entre passé, présent et futur, la modalisation « je sais que », le choix de commencer par une formule rappelant un énoncé gnomique évoquent davantage un récit à la première personne qu’un monologue intérieur. Une voix narrative émerge dès le départ, en disant « je », raconte un épisode douloureux de sa propre vie. Tout donne ainsi à penser à un pacte autobiographique (Lejeune, 1996) où le je du narrateur serait équivalent au je du personnage et au je de l’auteur. Pour autant, le champ lexical notionnel de la « pensée » émaille le texte de la même façon que les techniques de restitution de la vie intérieure se multiplient pour évoquer cette dernière.
18Ensuite, nous pouvons également remarquer une oscillation entre roman à la première personne et restitution de vie intérieure sous forme de discours indirect libre. À titre d’exemple, revenons sur le passage de Marie cité ci-dessus (Lowenstein, 1999, p. 53). Le début est conforme aux codes du récit avec l’introduction d’un personnage Marie. Ensuite, la locution « elle se voulait légère et sereine », renvoie à un psycho-récit qui rapporte la vie intérieure de Marie. Puis, « lui donner de la vie » prend l’allure d’un discours indirect libre mais la troisième personne est aussi possible en parole intérieure. Dans ce cas-là, cette phrase pourrait être un discours rapporté d’une phrase adressée en tu, ou un fragment du langage intérieur de Marie qui se parle à elle-même, rapporté en discours direct libre. Ensuite, « du solaire dans son univers lunaire », oscille également entre un commentaire du narrateur, un discours indirect libre de Marie et sa parole intérieure en discours direct libre. Enfin, on revient à un psycho-récit sous contrôle du narrateur.
19Ainsi remarquons-nous des troubles énonciatifs appuyés au sens où nous ne savons pas si ces segments de phrases relèvent du discours rapporté de Marie ou du discours du narrateur. On glisse du récit à des représentations de vie intérieure qui font passer dans d’autres formes et d’autres genres.
20Cette oscillation crée, de surcroît, une hésitation entre la prose et la poésie. Notamment au début du roman, dans les chapitres 3 et 4, on peut remarquer nettement le passage à des vers et le blanchiment de la page :
Je flottais définitivement.
Plus besoin de respirer.
N battement cardiaque. Anachronique.
De moins en moins soulevant.
Juste bon à irriguer le plomb palpébral.
Cyclopéen de l’intérieur, je voyais un voyage si doux, si blond.
Comme les blés de la nuit que le vent caresse sous la lune.
Insensible au temps.
Transparent.
Une poésie d’enfant.
Posée. Retrouvée.
Utérine odyssée. (Lowenstein, 1999, p. 27)
21Cela dépeint l’un des moments les plus critiques du roman, à savoir le moment de la presque mort. Se déploie l’une des grandes questions de la littérature : comment dit-on le moment de la mort ? Le narrateur s’approche suffisamment près du moment de la mort, et il fait du silence, à travers un blanchiment de l’espace de la page. Il semble que la prose ne suffise plus pour accueillir le grand moment de la mort. Les vers émergent. L’écrivain choisit ainsi de recourir à une représentation de la poésie pour la mort.
22Pour conclure, ce roman nous montre un véritable travail de littérarisation à l’œuvre, à plusieurs titres, mis en avant par des marqueurs clairs, notamment intertextuels. Se remarque alors dans cette œuvre une littérarisation revendiquée, qui nous donne à voir une prose héritant du « patron endophasique » (Philippe et Piat, 2009, p. 106) dans l’histoire de la prose française. La vague endophasique a irrigué la littérature française à partir des années 1920. Nous avons accès à une vie intérieure imprégnée d’un vocabulaire médical qui crée une tension entre poéticité et prosaïsme. Ce n’est ni un monologue intérieur ni un récit à la première personne, mais une sorte de prose qui dérive vers la poésie sous forme d’un vagabondage mental et qui tend à s’échapper des codifications génériques habituelles, pour nous donner à voir une représentation singulière à la fois de l’addiction, du corps souffrant et de la mort.