Colloques en ligne

Olivier Guerrier

Fictions du droit et espace littéraire

1Si l’on a tissé ces dernières années de multiples relations entre le droit et la littérature sous l’Ancien Régime1, on a assez peu considéré avec précision les rapports pouvant unir fictions légales et fictions littéraires. La question, pourtant, paraît des plus pertinentes d’un point de vue méthodologique parce qu’elle se fonde sur les lieux où le savoir juridique sollicite explicitement l’imaginaire, dans des procédures répertoriées par la jurisprudence romaine, puis par les légistes des XVIe et XVIIe siècles. En privilégiant ces zones où la science juridique se rend elle-même perméable à des modes de raisonnement et des données qui ne reposent pas sur un référent réel, on se dote en quelque sorte d’une caution intrinsèque, apte à justifier les opérations de transposition effectuées d’un domaine à l’autre.

2Le problème se pose d’ailleurs avec une particulière acuité à la Renaissance, puisque certains traités de la jurisprudence de l’époque, non contents de réserver une place de choix à l’exposition de la fictio legis, ont recours dans leurs réflexions aux fictions des poètes. Cette singulière proximité accentue la difficulté en même temps qu’elle ouvre un espace de travail supplémentaire à l’analyse comparée, en lui fournissant des indices assez sûrs et féconds. Nous voudrions, en rappelant les différents visages que revêt la fiction dans le droit humaniste, montrer quels types de déplacement elle autorise et comment elle peut informer quelques textes d’écrivains.

3Les juristes ont depuis longtemps mis en évidence un ensemble de règles en vigueur dans le droit romain, par lesquelles on pose faussement la présence d’une qualité chez un sujet existant, on postule une existence qui n’est pas advenue, ou encore on nie un fait qui existe, en connaissance de cause2. Effet délibéré et agréé, déterminé par le principe de l’équité, qui décide de produire sciemment une contre-vérité afin de permettre au droit d’améliorer sa prise empirique sur les situations. Pour garantir à un pérégrin les droits de propriété réservés d’ordinaire au seul citoyen, on use ainsi d’une formule qui instaure une fiction de citoyenneté ; pour assurer la succession testamentaire d’un citoyen mort en captivité, on intente à la réalité en faisant comme si ce dernier était mort à Rome. Une série d’expressions propres à l’équiparation fictive (ita…uti, ita ut…ita, perinde, proinde, si, ac si, siremps atque si, quasi si) facilite l’adaptation du discours à une situation nouvelle ou imprévue. Par ce phénomène se trouve préservé un corps systématique d’institutions qui renforce pourtant son efficacité sur le monde. Les apparences sont sauves, même si l’audace est grande, puisqu’elle va jusqu’à faire fi des obstacles logiques ou naturels.

4C’est ce dernier point qui suscite méfiance et réticences de la part des glossateurs médiévaux. Dans la lignée du principe juridique fondamental, connu depuis Aristote, et selon lequel « ce qui est arrivé ne peut pas ne pas être arrivé », ils restreignent le champ d’application de ces fictions qui heurtent trop brutalement l’ordre voulu par Dieu à ce qu’ils considèrent comme biologiquement possible en dehors du miracle. On évoluera donc désormais sur le terrain du vraisemblable, de ce qui diffère de la nature tout en restant conforme au modèle, impératif éthique et gnoséologique qu’intègre la jurisprudence humaniste tout en redonnant à la fiction une vigueur nouvelle, au point qu’un ouvrage lui est spécialement consacré au milieu du XVIIe siècle, en l’occurrence le De fictionibus juris tractatus quinque […] d’un canoniste toulousain, Antoine Dadin de Hauteserres3.

5L’ensemble a pour mérite de fournir un condensé des données antérieures. Dans le premier traité, l’auteur insiste ainsi sur le fait que le fiction va bien à l’encontre de la vérité mais pas de ce qui est possible selon la nature, et qui, ainsi, passe pour vrai :

Fictiones inducuntur a iure contra rei veritatem ; sed non contra naturam, vel possibilitatem rei (…) Fictiones non admittuntur contra naturam ; quinimo iuris fictio debet convenire naturœ  (…) Fictio est juris dispositio super re certa contra veritatem, quœ est possibilis, & pro veritate habetur4.

6De telles définitions ne font que reprendre ce que l’on trouvait déjà chez des jurisconsultes de la Renaissance comme Menocchio ou Alciat ; elles font également écho aux prescriptions des rhéteurs et des poéticiens nourries du débat sur le vrai et le vraisemblable, qui agitent les esprits depuis la redécouverte de la Poétique d’Aristote, vers 1540.

7Le troisième traité, pour sa part, se concentre davantage sur des situations contractuelles fondées sur des gestes symboliques, incluant dans la fiction ce que le droit romain qualifiait plutôt de « simulation »5. C’est notamment le cas de la « solutio per aes et libram » (« par l’argent et la balance »), utilisée quand un créancier annule les dettes de son débiteur, ou encore lors de l’ « émancipation », acte par lequel on aliène son droit de chef de famille, assimilée par analogie à une vente du fils par le père naturel, son propriétaire, au père adoptif. Là encore, Dadin de Hauteserres s’inscrit dans la continuité des juristes du siècle précédent, qui déjà confondaient dans la « fiction » ce qui relevait d’une formalité strictement discursive et ce qui devait s’exprimer en un cérémonial très concret, en présence de témoins, propre à valider la transaction6. Et il relie ce dernier type de résolution à d’autres pratiques courantes dans la Rome antique, reposant sur quelques gestes ou symboles qui suffisent à les rendent légitimes : l’héritage, par danse et claquement de doigts (Plures actus legitimi fiebant olim per aes & libram, ut testamenta, donationes : cretio, per saltationem & percussionem digitorum), l’affranchissement, par un soufflet, le traçage d’un cercle et le bonnet d’affranchi (manumissio, per alapam, circumductionem, & pileum), l’abus par la section d’une baguette (usurpatio, per fractionem surculi)7.

8Pour exemples d’affranchissement consacré par le bonnet d’affranchi, le juriste cite alors un vers de l’Amphitryon de Plaute, un autre des Satires de Perse. La poésie comique, en particulier, lui fournit des cas remarquables parce qu’elle met justement en scène des situations quotidiennes et conventionnelles d’échange. C’est reconnaître, de la manière la plus probante qui soit, les rapports qu’entretiennent les procédures du droit et le régime de la comédie, que l’on décèlerait bien au-delà de la comoedia palliata8. Avec ceci de spécifique que la « fiction » juridique repose intrinsèquement sur du signe et du spectaculaire, que le théâtre peut aisément mobiliser, voire gauchir, en fonction de ses propres intentions.

9Il y aurait lieu de prolonger les choses en direction des genres narratifs. Une occasion le permet, dans la littérature de la Renaissance, par laquelle nous revenons à la « solutio per aes et libram » proprement dite. Au chapitre XXXVII du Tiers Livre, cherchant à persuader Panurge de solliciter le conseil de « quelque fol », Pantagruel relate l’anecdote du Portefaix qui « mangeoit son pain à la fumée du roust » avant de se voir sommé par le Rôtisseur de payer cette dernière9. Pour régler le différend, on fait alors appel à Seigny Johan, « le fol citadin de Paris », qui, ayant obtenu du pseudo-débiteur un « tournoys Philippus », déploie une chorégraphie semblable à celle qui est de mise dans la fiction « par l’argent et la balance»10 : il fait mine de peser le métal et d’en vérifier la pureté en le faisant sonner plusieurs fois, puis, sa marotte au poing, il rend son verdict :

Seigny Johan le print, et le mist sur son espaule guausche, comme explorant s’il estoit de poys ; puys le timpoit sus la paulme de sa main guausche, comme pour entendre s’il estoit de bon alloy ; puys le posa sus la prunelle de son œil droict, comme pour veoir s’il estoit bien marqué. Tout ce feut faict en grande silence de tout le badault peuple, en ferme attente du Roustisseur, et desespoir du Faquin. En fin, le feist sus l’ouvroir sonner par plusieurs foys. Puys en majesté Praesidentiale tenent sa marote on poing comme si feust un sceptre, et affleublant en teste son chapperon de martres cingeresses à aureilles de papier, fraizé à poincts d’orgues, toussant prealablement deux ou trois bonnes foys, dist à haulte voix : « La Court vous dit que le Faquin qui a son pain mangé à la fumée du roust, civilement a payé le Roustisseur au son de son argent. Ordonne la dicte Court que chascun se retire en sa chascuniere : sans despens, et pour cause »11.

10La dernière formule confirme l’orthodoxie de l’ensemble, puisque l’ex causa est une clause courante qu’on ajoute aux jugements qui s’écartent du droit commun12. De dépense, il n’y en aura point, la pièce étant censée représenter la somme due, et la dette étant annulée par le procès. Le problème est qu’à l’origine, il n’y avait pas non plus de dette réelle, comme le Faquin l’avait suggéré, puisque « jamais n’avoit esté ouy que dedans Paris on eust vendu fumée de roust en rue ». De sorte que la fictio proposée par le « fol » intervient ici pour résoudre un conflit extravagant, fondé d’emblée sur de l’immatériel. Ou plus exactement, les modalités de la formalité légale sont adaptées par Rabelais, pour faire prévaloir et parachever une logique de la fantaisie parfaitement cohérente avec elle-même : à dette imaginaire, solution fictive, dont le bouffon mime les différents moments (voir la récurrence des « comme » dans la pantomime), en opposant à la fumée du rôti non pas une somme que matérialiserait le « tournoys », mais le son de celui-ci, qui sied mieux à la vapeur dérobée.

11Ainsi, en reprenant et en étoffant un cas que de nombreux légistes avant lui (Jean André et Tiraqueau, entre autres) ne mentionnaient que sommairement, par surimposition d’une gestuelle inspirée des procédures du droit civil, Rabelais montre finalement comment les espaces imaginaires s’appellent et s’interpénètrent mutuellement. Intégré au Tiers Livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel, et à la longue tirade du héros qui occupe le chapitre, le récit de ce conflit fondé sur rien gagne un territoire qui lui est adéquat. En outre, il s’enrichit de pratiques propres à la fiction juridique, qui sont singées par le fou ou détournées de leur visée habituelle. Cette intensification et cette généralisation du jeu, dans tous les sens du terme, ne sont pas totalement futiles : outre que l’exemple est sans doute plus apte que n’importe quel autre - qui serait dérivé du paradoxe paulinien de la « folle sagesse » de l’Evangile sur lequel Pantagruel ouvre sa tirade - à convaincre Panurge, il consacre la part de convention qui régit les relations monétaires13, jusque dans leurs formes institutionnelles les plus symboliques.

12Cependant, il faut insister sur le fait qu’ici encore la transposition est facilitée par la dimension scénographique inhérente à l’acte juridique. Autrement dit, que tout ce qui dans le droit revêt l’allure de la scène ou du scénario est en mesure d’être réexploité sur le plan dramatique ou narratif. Une autre orientation est possible, qui tient cette fois à l’aspect strictement formulaire de la fiction légale, à son statut gnoséologique, et au mode de raisonnement qu’elle implique. La fiction a pour particularité de se situer entre le vrai et le faux, d’être un « mensonge » reconnu et validé par le discours d’autorité en raison de son efficacité pratique. Par elle, la jurisprudence renforce l’adéquation à son objet, améliorant ainsi ce qu’il faut bien appeler sa « vérité ». Montaigne ne dit rien d’autre dans une addition de l’Apologie de Raimond Sebon, greffée sur la liste des inventions avouées comme telles :

[A] Tout ainsi que les femmes employent des dents d’ivoire où les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vray teint en forgent un de quelque matiere estrangere : comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoint de coton, et au veu et sçeu d’un chacun, s’embellissent d’une beauté fauce et empruntée : ainsi faict la science [B] (et notre droict mesme a, dict-on, des fictions legitimes, sur lesquelles il fonde la vérité de sa justice) [A] elle nous donne en payement et en presupposition les choses qu’elle mesme nous aprend estre inventées : car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l’Astrologie s’aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne pour le mieux qu’elle ait sçeu inventer en ce subject : comme aussi au reste la philosophie nous presente non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse14.

13La corrélation assimile les parures féminines aux constructions de la cosmologie15 et de la philosophie, glissant du plan prosaïque au plan spéculatif. Significativement placée au centre de la séquence, la phrase ajoutée introduit un savoir qui gère les affaires les plus concrètes, de filiation, de testament. Disparaît la perspective esthétique qui assurait le lien entre les différents domaines usant de contrefaçons, au bénéfice d’un enjeu strictement gnoséologique. La formation et les activités au Parlement de Bordeaux du futur auteur des Essais, ainsi que l’empreinte que les pratiques du droit ont sans doute laissé dans le « seul livre au monde de son espèce »16, attaché à un sujet de la « commune sorte » et régi par un certain rapport à la vérité, invitent à ne pas seulement voir dans cette allusion une pointe satirique. Plus exactement, on est conduit à se demander dans quelle mesure la « fiction légitime » peut avoir valeur de modèle, de schème mental, à l’intérieur d’un espace textuel comme celui des Essais.

14Car dans la « peinture » qu’il élabore, Montaigne passe par la feinte, comme il le reconnaît lui-même dans un passage célèbre du chapitre « Sur des vers de Virgile », où une addition, autographe cette fois, vient enrôler cette dernière dans la série des formes de parole susceptibles d’égarer le lecteur :

[B] (…) Quand on m’a dit, ou que moy-mesme me suis dict : « Tu es trop espais en figures : Voilà un mot du creu de Gascoingne : Voilà une frase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmy les rues françoises : ceux qui veulent combatre l’usage par la grammaire se moquent) : Voilà un discours ignorant : Voilà un discours paradoxe, en voilà un trop fol : [C] Tu te joues souvent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dies à feinte. [B] - Oui, fais-je,  mais je corrige les fautes d’inadvertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout? Me represente-je pas vivement? Suffit. J’ay faict ce que j’ay voulu. Tout le monde me reconnoit en mon livre, et mon livre en moy »17.

15Echos d’une censure que la pensée a pu intérioriser, les premières réprimandes s’enrichissent de la condamnation des tours d’un bonimenteur-sophiste qui risque de berner son monde par des subterfuges qu’on prendra « à droit ». Méprise possible, mais que la vigoureuse réaction qui suit situe dans son ordre propre, celui de l’erreur commise par ceux qui ne savent pas saisir la règle du jeu. En effet, considérer gravement ce qui ressortit au ludique revient à fausser une logique qui institue le détour et la dissimulation en éléments du portrait composé dans le livre. Cependant, pour être accrédités, ces derniers doivent être identifiés, désignés par le texte et l’auteur, devenus les substituts de l’institution qui rend légitimes les fictions qu’elle utilise. Quels sont les indices qui vont dans ce sens?

16Si l’on tient compte du projet très tôt formulé selon lequel, avec l’essai, Montaigne ne « tâche point à donner à connaître les choses », mais, par réduction phénoménologique, lui-même, comme sujet contingent qui s’y applique18, on ne peut envisager le discours des Essais comme un discours démonstratif, traitant objectivement des matières dans un souci de démontrer et de convaincre. Bien plutôt, il faut appréhender chaque parole, fût elle impersonnelle, comme soumise à une opération réflexive par laquelle le sujet jauge ses aptitudes et ses options précaires, pour les proposer à l’approbation éventuelle du partenaire. Dès lors apparaît une modalité discursive qui correspond assez bien à la parole « à feinte » telle que nous venons de la décrire : les citations poétiques, introduites de loin en loin dans l’œuvre par la formule « les poètes feignent ». Certes, de semblables séquences se rencontrent dans les traités des orateurs ou des philosophes. Mais elles entrent alors dans une argumentation suivie, à laquelle elles confèrent un tour plus assuré, tandis que, dans un dispositif d’essai, elles invitent à suivre l’esprit qui s’y écoute, qui se déchiffre, autrement dit, dans le prisme de la fiction poétique.

17Cela suffit-il à ériger le droit en caution ? Nous sommes désormais assez loin, semble-t-il, des raisonnements des juristes. Mais l’examen de certains traités révèlent une particularité propre à renforcer notre hypothèse. Repartons de l’ouvrage tardif de Dadin de Hauteserres, abondamment illustré, comme on l’a vu, de citations empruntées aux écrivains de l’Antiquité. Il apparaît comme une survivance de la jurisprudence humaniste, laquelle avait recours à toutes sortes d’exemples ou de considérations inspirés par l’histoire, la théologie ou la poésie. Très vite cependant eut lieu un travail d’épuration qu’allait consacrer B. de La Roche Flavin dans ses Treize livres des Parlements de France19, et que déplore J.Bodin dans son Discours au sénat et au peuple de Toulouse de 1559 :

Il y a déjà longtemps qu’on a soutenu à Toulouse que la culture littéraire s’accordait assez mal avec la science du droit : mais cela revient à peu près à dire que nul ne peut être jurisconsulte à moins d’être reconnu pour un barbare et un sot. Ce qu’on aurait dû tenir pour un sanglant outrage envers les juristes, car les maîtres de leur science ont rempli leurs livres non seulement d’éloquence mais de philosophie et de toutes les grâces de l’humanisme, si bien que dépouillée de sa forme littéraire on rendrait cette discipline non seulement pénible, mais repoussante, non seulement ingrate mais incohérente. C’est justement cette souillure honteuse et dégradante attachée au nom de juriste que Budé a effacée, et après lui Alciat, Connan et bien d’autres (…)20.

18Bodin n’assigne pas uniquement un rôle ornemental aux « grâces de l’humanisme » ; il indique aussi qu’en les retranchant, on affecte la cohérence des discours des jurisconsultes (« verumetiam inepta »), qui ne sauraient se réduire à une pittoresque bigarrure, comme le montrent assez bien les Parergôn Juris libri VI d’Alciat (1536), traité constitué d’une suite de notes sur les textes de lois, et composé par l’auteur en marge de ses cours et de ses commentaires proprement juridiques (les Paradoxa et les Dispunctiones). Dans certains de ses développements, l’étude de la fiction donne lieu à des échappées en direction de l’imaginaire littéraire. Ainsi, le premier chapitre du sixième livre « Ce qu’est une fiction ; et que les choses impossibles ne peuvent être supposées à titre de fictions, pas même par les poètes » restreint le domaine d’application de la fiction aux cas possibles, ce qui exige qu’on prête attention aux facultés des intéressés afin d’éviter que la loi ne paraisse faire rentrer en jeu quelque chose d’impossible. Interviennent alors les poètes :

19

Du reste, nous constatons que les poètes aussi ont observé ce principe, de ne pas introduire sans scrupule des données impossibles. Les commentateurs d’Homère ont noté que, comme le poète devait décrire Ulysse nageant trois jours dans la houle après son naufrage, ce qui semble dépasser les forces humaines, il a ajouté que cela put se faire grâce à Leucothéa qui lui donna son kredemnon, c’est-à-dire son diadème ou son écharpe, à passer sous sa poitrine pour être soutenu à la surface de l’eau : (...)

Prends ce voile divin ; tends-le sur ta poitrine ;

Avec lui, ne crains plus la douleur ni la mort.

Mais lorsque, de tes mains, tu toucheras la rive

Défais-le, jette-le dans la sombre mer,

Au plus loin vers le large 21.

20Si le créateur de fables s’est abstenu d’introduire une invraisemblance, a fortiori le droit doit-il s’en garder. Certes, expliquer les réserves à observer dans le développement d’une fictio legis en sollicitant les remarques des interprètes sur le vraisemblable et l’invraisemblable, le possible et l’impossible, c’est confondre, au nom de la fiction et des principes auxquels elle doit satisfaire, un système de régulation sociale et une exégèse de la poésie. Mais c’est accorder à ces remarques et à ces règles une légitimité qu’elles n’ont pas ailleurs, en utilisant la Fable pour justifier le bon fonctionnement des affaires humaines.

21D’autres chapitres délaissent les fictions juridiques, pour ne plus examiner que des aspects de la législation à la lumière des vers des poètes. Il en va ainsi du sixième du premier livre (« Ce qu’est l’opinion publique, ce qu’est la rumeur, et qu’elles sont fausses la plupart du temps, d’après des vers de Virgile et d’Ovide ») :

 (...) De là vient que la loi tantôt requiert [pour garantie] l’opinion publique, ou des rapports concordants, tantôt elle déclare que la clameur publique suffit. Sans doute, le crédit qu’il faut accorder à l’opinion publique ou aux rumeurs est laissé pour une grande part à l’appréciation du juge : souvent en effet on constate que ces rumeurs sont loin de la vérité. C’est pourquoi Virgile écrit :

Le dirai-je? Scylla, fille de Nisus, celle que la renommée décrit

Avec, ceignant sa blanche taille, des monstres hurlants?

alors que cette même Scylla n’était pas la fille de Nysus, mais celle de Phorcius. Il est sûr que le poète a été l’esclave de l’opinion publique, qui a coutume de tirer le plus grand profit du mensonge (…)22.

22

23Le texte met en rapport la description d’une procédure judiciaire et la glose d’un extrait des Bucoliques (VI, 75-76). Le discours jurisprudentiel et le commentaire de la Fable se combinent en une réflexion sur les assises du droit et son application, faisant une nouvelle fois des ouvrages littéraires le garant des options prises par la loi.

24Bien entendu, ce mélange témoigne d’un désir d’harmoniser les données de la jurisprudence et les leçons du patrimoine humaniste. Mais, par lui, les fictions poétiques sont introduites dans l’armature d’une science empirique, qui repose sur un régime de type contractuel. Qu’elles apparaissent lorsqu’il s’agit de penser les points les plus hardis de cette dernière, et à l’intérieur de ses productions les moins orthodoxes23, ne fait qu’encourager la confrontation avec des œuvres qui relèvent de ce champ mal délimité qu’on appellera plus tard « littérature ». Il n’est pas exclu ainsi que le mode de sélection évoqué par Alciat ait laissé son empreinte sur l’enquête à laquelle se livre Montaigne dans les Essais. Relisons l’addition manuscrite qui conclut le chapitre « De la force de l’imagination » :

Aussi en l’estude que je traitte, de nos mœurs et mouvemens : les tesmoignages fabuleux, pourveu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais24.

25Si l’influence du « vraisemblable » des poéticiens n’est pas à négliger, il est ici question d’un tri de témoignages et de leur commentaire, non d’un bel objet agencé de manière nécessaire. Le travail de Montaigne et les normes qu’il se donne s’élaborent très certainement à l’intersection de plusieurs domaines de savoir, parmi lesquels le pyrrhonisme et le droit25. Plus largement, on peut se demander si, avec un tel arrière-plan, les citations poétiques ne fournissent pas à l’écrivain des jalons privilégiés pour s’aventurer en des voies distinctes de celles qu’empruntent les discours « à certes », pour explorer les contrées les moins balisées de l’« humaine condition », tout en maintenant un rapport à la vérité lié au protocole qui régit les Essais dans leur ensemble. En substance, incluses désormais à une herméneutique de soi qui revendique en permanence la contingence de ses investigations et de ses acquis, les fictions sollicitent, plus que toute autre modalité, l’assentiment du lecteur. De la sorte, elles sont exemplaires du pacte de reconnaissance et de confiance mutuelle, qui seul peut prêter consistance à une « chasse de cognoissance » entreprise sur les décombres de la certitude objective.

26Les configurations que nous venons de présenter sont donc plus que les pièces d’un quelconque cabinet de curiosités. Elles appartiennent à une époque de synthèse et d’échanges vivaces entre les disciplines et les univers, qui se nourrissaient de leurs apports respectifs. De même que les légistes pouvaient utiliser les poèmes pour illustrer ou justifier leurs préceptes, de même les écrivains pouvaient-ils faire fructifier, sur le terrain de leur création, les points téméraires du droit, quitte à en accuser ou en infléchir les traits. Outre qu’elles compliquent probablement encore la distinction entre « fiction » et « diction » de la poétique moderne, ces interférences révèlent combien la littérature malmène l’opposition entre vrai et faux, sérieux et ludique, pour livrer une représentation problématisée du réel, et inventer ses propres critères de légitimité.