Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Juillet-Août 2012 (volume 13, numéro 6)
titre article
Marion Moreau

Le rythme créateur : pensée & pratique du rythme chez Michelet

Michelet, rythme de la prose, rythme de l’histoire, sous la direction de Paule Petitier, Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, coll. « Littératures », 2010, 228 p., EAN 9782757401408.

1Aborder l’œuvre de Michelet au prisme de la question du rythme constitue indéniablement un projet séduisant ; comme le souligne Paule Petitier dans l’avant‑propos au recueil collectif Michelet, rythme de la prose, rythme de l’histoire, les écrits de l’historien se prêtent en effet fort bien à ce type d’étude, d’une part parce que les critiques se sont très tôt attachés à révéler les qualités rythmiques de sa prose, d’autre part parce que l’écriture historique est indissociable de l’étude des rythmes, et enfin parce que Michelet lui‑même n’a cessé d’interroger la question du rythme, aussi bien dans sa dimension historique que biologique ou naturelle. Issues des travaux du groupe Michelet de l’université Paris VII, les contributions de ce collectif entendent aborder les différents aspects que peut revêtir cette problématique en convoquant des approches tour à tour stylistique, poétique et thématique. Au gré des études, l’œuvre de Michelet est envisagée dans sa diversité, de l’Histoire de France à La Bible de l’humanité, en passant par l’Histoire de la Révolution française, La Sorcière ou La Mer. Organisé selon trois parties qui reprennent les approches précédemment évoquées, le volume offre une belle unité, à laquelle contribuent fortement l’avant‑propos, les préambules qui introduisent chaque partie, mais aussi la précieuse bibliographie qui clôt l’ouvrage ; chacun de ces éléments vient rappeler que l’ouvrage est l’aboutissement d’un travail d’équipe au long cours1. Dans leur diversité, les contributions nouent les fils d’un double questionnement autour de la notion de rythme, l’un ayant trait à l’usage qui peut être fait de ce concept dans la démarche critique, l’autre à la définition du rythme qui se fait jour au travers de l’œuvre de Michelet.

Le rythme comme outil théorique

2Nombre de critiques soulignent le flou terminologique de la notion de rythme et l’absence d’idiome théorique commun. Ce concept présente la double caractéristique de pouvoir être convoqué par de très nombreuses disciplines, « de la physique à la linguistique, en passant par la biologie, l’anthropologie, la psychologie de la perception, l’esthétique, la musicologie et la poétique2 », et d’échapper à toute définition univoque. Il n’est que de se référer aux entrées proposées par le Trésor de la Langue Française pour rappeler que le rythme peut tout autant être conçu en termes de régularité, mesure, harmonie, qu’en termes de mouvement ou de remous. Ainsi Judith Wulf, dans son étude consacrée aux « Rythmes sémantiques » dans Richelieu et la Fronde, propose‑t‑elle une courte approche lexicologique de cette question ; elle montre ainsi que la conception du rythme adoptée par l’historien ne correspond pas à la définition lexicologique traditionnelle en termes de nombre, cadence ou mesure, mais embrasse une conception élargie, qui insiste sur l’idée de mouvement et de vitesse. Dans sa contribution relative aux « Rythmes du récit » dans les Guerres de religion, Éric Pillet se réfère pour sa part aux définitions proposée par Benveniste et Meschonnic, qui ont tous deux cherchés à théoriser le rythme : le rythme relève de ce qui est mouvant, de ce qui se transforme. Une nouvelle fois, l’idée de régularité semble écartée au profit d’une définition qui prend en compte l’aspect fluant du rythme. À la suite de Benveniste, É. Pillet insiste également sur une autre dimension du rythme, qui consiste à voir celui‑ci comme une notion davantage formelle que temporelle, ce qui présente un intérêt évident pour une étude avant tout stylistique du rythme, « le rythme linguistique recouvr[ant] une bonne partie de ce que l’on appelle le “style”3. » Quant à Éric Bordas, qui s’attache à souligner les difficultés inhérentes à la qualification du rythme, il emprunte à Pierre Sauvanet sa définition minimale : on appelle rythme « tout phénomène, perçu ou agi, auquel on peut attribuer au moins deux des qualités suivantes : structure, périodicité, mouvement4 ». Cette définition présente le mérite de pouvoir s’adapter à de nombreuses situations, du fait de ses combinatoires possibles — on peut ainsi penser une structure périodique sans mouvement, une structure en mouvement sans périodicité, ou encore un mouvement périodique sans structure… Dans un récent article publié sur le site « Rhutmos », P. Sauvanet précise sa définition :

[…] dans la lignée grecque, j’ai toujours défendu la notion de flux par rapport à celle de forme ou bien, dans ma définition, le concept de mouvement par rapport à ceux de structure et de périodicité5.

3Encore une fois, c’est bien l’idée de mouvement qui se trouve privilégiée, bien que les autres déterminations possibles du rythme ne soient pas entièrement rejetées et viennent au contraire en compléter la définition. La dimension polysémique du rythme peut donc être vue comme une richesse, qui témoigne de la fécondité d’une notion qu’il importe de considérer et d’employer davantage au pluriel qu’au singulier, comme le font d’ailleurs plusieurs contributeurs du recueil.

4Outil précieux d’analyse de l’écriture, le rythme l’est d’autant plus dans le cas de l’historien, qui doit penser et représenter les scansions du temps, étudier les rythmes de l’histoire. Ayant déjà co‑dirigé avec Gisèle Séginger un collectif consacré aux Formes du temps6, P. Petitier souligne dans son avant-propos l’intérêt que présentent la convocation de la notion de rythme et l’œuvre de Michelet pour une telle étude :

Avec le rythme l’on touche l’une des caractéristiques les plus fortes de cette œuvre : sa capacité, liée au refus profond d’opposer le matérialisme à l’idéalisme, d’inventer des formes et des notions qui lui permettent de tenir ensemble la matérialité de l’histoire et son sens, l’évocation de l’expérience concrète de ses acteurs et la conceptualisation de la temporalité et du devenir. C’est dans la mesure même où cette indissociabilité définit le texte de Michelet que les études de ce volume élargissent légitimement l’acceptation de la notion de « rythme » et croisent continument les approches stylistiques, poétiques, thématiques et historiographiques7.

5Étudier la question du rythme dans l’œuvre de Michelet permet donc d’envisager cette notion dans ses différents aspects et de se prêter à une étude approfondie des textes de l’historien, en conjoignant approches formelles et interrogations sur le sens de son écriture. Dans cette optique, les contributions s’offrent à lire comme autant de possibles ouverts, de chemins frayés dans le champ foisonnant du rythme, tout en offrant d’intéressantes perspectives de déchiffrement de l’œuvre de l’historien.

Le rythme comme instrument intellectuel de l’historien

6Comme le rappelle J. Wulf, « l’histoire n’est pas qu’une question de données, d’informations, c’est aussi un problème de perspective qui passe par la recherche d’une mise en forme adéquate8 ». L’historiographie implique d’adopter un point de vue rythmique, de penser un « modelage du temps9 », non seulement de repérer les ruptures et les répétitions, les temps forts et les temps faibles, mais de le rendre perceptible dans l’écriture. Plusieurs des contributeurs du recueil soulignent ainsi que Michelet s’attache à créer une dynamique dans son écriture. C’est le cas de P. Petitier, qui s’interroge sur l’existence d’un « mètre pour l’Histoire de France » et montre que « la régularité, réelle, de la structure des tomes, sert évidemment de support à des irrégularités significatives, par lesquelles l’effet de répétition (recherché pour témoigner d’une histoire qui pendant trois siècles d’un interminable entre‑deux patine) est modulé10 » ou d’Aude Déruelle, qui, dans son étude sur les notes et les digressions dans l’Histoire de la Révolution, témoigne du refus de la linéarité narrative de la chronique dans l’écriture michelétiste, et, convoquant une métaphore géométrique, affirme que l’historien substitue la courbe à la droite11. La création d’une dynamique de l’historiographie peut également recourir à des effets de dramatisation, comme le montre Guillaume Délias, qui consacre son article à « “L’entrain” de l’historien » et étudie l’intégration de sources a priori « indramatisables12 » (comme un traité ou une ordonnance) dans le récit historique. Pour Muriel Louâpre, la dynamique du texte michelétiste ressortit à des effets de changements d’échelles, de superposition entre plans rapproches et grands angles, qui autorisent l’historien à adopter une « vision synoptique », « la spatialisation seule permet[tant] de poser une structure et de se perdre ensuite dans les faits particuliers sans oublier l’ensemble13 ».

7La question du rythme n’intéresse pas seulement les critiques qui entendent interroger l’écriture michelétiste. Elle est également au cœur des préoccupations de l’historien, qui est contraint, du fait même de son objet d’étude, de s’interroger sur les scansions du temps, que ces dernières soient pensées en termes de périodes, d’époques, de cycles ou encore de crises. Michelet ne se contente donc pas de rendre compte des rythmes de l’histoire, ils les construit, les élabore, leur donne sens et vie. Ainsi É. Pillet peut‑il affirmer que la Saint‑Barthélémy apparaît comme le « séisme majeur de cette période de l’Histoire de France, dont les répliques et les répercussions se feront sentir durant plus de deux siècles14 », ce qu’il démontre en étudiant l’importance de cet événement en termes de « vitesse du récit », le volume narratif de cet épisode étant sans commune mesure avec la durée réelle de l’événement. Plusieurs contributeurs insistent sur la dimension éminemment temporelle du rythme, comme Maria‑Juliana Gambogi‑Teixeira, qui rappelle la lecture que Michelet propose de la Science nouvelle de Vico15, faisant du ricorso une clé d’interprétation de l’histoire, y compris dans sa dimension progressiste16. C’est également le cas de Ludmila Charles‑Wurtz et Göran Blix, qui proposent tous deux une lecture des études de Michelet relatives au Moyen Âge recourant à la notion de crise. Conçu comme une période de désespoir historique, une époque a-rythmique, « un temps mort où tout n’est qu’ennui, monotonie et répétion17 », le Moyen Âge est cependant traversé par des crises profondes et salvatrices, qui prennent la forme de danses frénétiques pour L. Charles-Wurtz18, de l’apparition de la sorcière, incarnation du principe naturel, vital, s’immisçant dans l’histoire pour G. Blix. Gisèle Séginger, toujours selon cette perspective temporelle, étudie pour sa part le rôle de la discontinuité au sein de l’écriture michelétiste. Dans son étude sur la « Pensée du temps (Bible de l’humanité) », elle montre comment l’historien invente dans cette œuvre-manifeste une « autre forme d’histoire qui fait de la discontinuité une paradoxale logique » ; au-delà des silences et des trous de l’histoire, le présent renoue avec l’Inde des Védas.

8Examiner l’œuvre de Michelet à l’aune de la question du rythme permet en outre de mettre en exergue le lien qui unit forme et fond, de montrer dans quelle mesure le travail sur les modes d’écriture permet de mettre au jour le sens de ces écrits. Selon plusieurs des auteurs du recueil, l’adoption d’un certain rythme dans l’écriture induit une vision particulière du temps historique. Comme le souligne G. Délias, « […] dès qu’on l’applique à l’écriture de l’histoire, le concept de “rythme” a pour particularité d’interroger simultanément la philosophie de l’histoire, sons sens global, ainsi que son écriture19. » J. Wulf étudie la mise en œuvre d’une forme rythmique dans l’écriture michelétiste et affirme que « contrairement à la forme schématique, extérieure à l’objet qu’elle décrit, étrangère à la subjectivité qui la lit et qui cherche à effacer les traces de celle qui l’écrit, la forme rythmique mime la spécificité de l’époque historique, épouse l’état d’esprit de l’écrivain et accueille physiquement le lecteur20. » Cette définition de la forme rythmique met en exergue un autre trait important du rythme, en rappelant qu’il est tout autant un effet de réception qu’une question de production : le rythme n’existe qu’à condition d’être entendu, perçu. P. Petitier mentionne également le lien qui s’établit entre le rythme de l’écriture et la perception des rythmes historiques, en montrant que l’adoption d’une certaine forme d’écriture conduit à une conception du temps spécifique : « chapitres plus courts, règnes divisés : cette nouvelle pratique a pour résultat d’offrir une vision du temps où se multiplient les fractures, les seuils, les fins et les avènements21. » Le rythme est donc vu comme un facteur de cohérence signifiant, qui permet de structurer la pensée, tout en préservant sa dynamique. L’étude rythmique permet en outre d’aborder l’œuvre de Michelet en prenant en considération tout autant l’époque dont elle traite que celle où elle fut écrite, époques qui peuvent présenter des rythmes contrastés, voire contradictoires, comme le relève J. Wulf :

L’étude stylistique du rythme nous donne donc des informations à la fois sur l’esprit spécifique de la période décrite et sur les modalités de son appréhension par un homme du xixe siècle, révélant une mimesis particulière qui tient compte aussi bien de la particularité du contenu historique que de la singularité du contexte énonciatif22.

9Le rythme apparaît donc comme un outil heuristique de premier ordre pour l’historien qui entend représenter et donner sens au temps historique, mais il constitue également une précieuse clé de lecture pour qui aborde l’œuvre michelétiste, dans la mesure où il permet de penser l’écriture et son sens, la forme et le fond dans un même mouvement.

Rythme, mouvement, musique

10Nous voudrions, pour conclure cette étude, qui ne prétend nullement à l’exhaustivité23, revenir sur deux traits majeurs de la conception michelétiste du rythme qui se font jour au travers de certains de ces articles. Il semble manifeste, à la lecture de ces contributions, que le rythme chez Michelet est avant tout conçu en termes de mouvement, ce qui s’explique aisément par la convocation de références fréquentes aux rythmes biologiques ou organiques. Ainsi É. Bordas, qui consacre son étude à La Mer, affirme‑t‑il d’emblée la prégnance du mouvement dans la représentation michelétiste de la mer ; il montre en outre que l’adoption d’une prose rythmée permet de conférer sens à cette représentation :

Le rythme […] prend en charge une représentation intellectuelle que le discours semble laisser en plan : comme si au déficit de la pensée pour signifier, Michelet opposait la sécurité rassurante de la caractérisation affective pour faire exister l’objet du désir24.

11Myriam Roman s’intéresse également aux rythmes naturels et biologiques et affirme que

[l]es rythmes du vivant, contrairement à une cadence mécanique, impliquent ainsi la diversité de la vie, la variabilité, le degré, suivant un mode d’enchaînement qui évite, autant que faire se peut, la solution de continuité et lui préfère l’involution, la spirale : cela constituerait peut-être pour Michelet le rythme idéal qui proscrit l’à‑coup et favorise l’infinie nuance25.

12Comme dans la contribution d’A. Déruelle, on voit apparaître ici une référence à une forme géométrique courbe, la spirale, métaphore de cette pensée de la nuance et du changement. Selon M. Roman, cette conception du rythme correspond à la critique développée par Michelet à l’encontre de la mécanisation propre au xixe siècle, ce « mauvais rythme contemporain26 » que J. Wulf qualifie, en empruntant son expression à l’historien lui‑même, de « maladie de l’allure27 ». Michelet rejette donc toute idée de régularité et se place délibérément du côté du rythme dynamique, vivant. Selon une conception que P. Petitier qualifie de romantique28, le rythme n’est pas tant conçu en termes de mesure ou d’ordre que de flux, de transformation ; ainsi G. Blix consacre‑t‑il une large part de son étude sur La Sorcière à la puissance de métamorphose de cette figure. Outre cette référence naturelle et biologique, l’idée de mouvement renvoie aussi bien évidemment à l’univers de la danse. La contribution de L. Charles‑Wurtz est ainsi consacrée à la comparaison entre deux formes de danse qui s’épanouissent à la fin du Moyen Âge, la danse de Saint‑Guy d’une part, danse frénétique de malades, et la danse macabre de l’autre, qui apparaît comme une forme postérieure et théâtralisée de la première. Le spectacle se substitue à la convulsion, le corps retrouve son rythme naturel, au moment même où la conscience nationale se développe chez le peuple. Sayaka Sakamoto, étudiant la place et le rôle de la danse dans La Sorcière, montre également que Michelet semble attribuer des vertus curatives au mouvement rythmé, puisque « la danse sabbatique apparaît comme le moyen d’une “audacieuse homéopathie” redonnant un bon rythme à l’organisme emporté par le tourbillonnement pathologique29. » La danse est donc perçue par l’historien à la fois comme une mise en scène, une chorégraphie, mais aussi comme un retour vers un rythme naturel, originel. La danse serait donc au corps ce que le chant est à la parole ; or, le chant et l’oralité constituent deux idéaux de la parole michelétiste, comme le rappelle l’étude d’Arnaud Bernadet sur cette « manière peuple » à laquelle aspirait Michelet et qui se trouve présentée comme « une question d’oralité de l’écriture, de rythme30 ».

13Si, comme l’évoque P. Petitier, l’accent a souvent été mis sur la dimension visuelle de l’œuvre de Michelet, sur sa capacité à faire surgir des image, il est indéniable, comme en témoignent les études stylistiques de ce volume, que le référent musical pourrait tout autant être convoqué pour qualifier son écriture. É. Pillet clôture ainsi son article par une très courte analyse dans laquelle il propose une double référence à la symphonie et à la sonate :

[…] avec ses mouvements d’amplitude variée, ses accélérations et ses ralentissements, ses accents et ses points d’orgue, sa mise en résonance de matériaux divers, l’écriture de l’Histoire de France s’apparente au modèle de l’écriture symphonique. Dans ce cadre, l’épisode de la mort de Ramus apparaît comme la coda d’une sonate, le final pathétique d’un mouvement, caractérisé par la reprise sur le mode mineur du motif principal (l’assassinat d’un grand homme), par des échos des phrases musicales qui peu à peu, de rebonds et soubresauts, s’épuisent jusqu’à extinction31.

14L’on aurait certes pu souhaiter que cette analyse soit davantage développée, en particulier dans le cadre d’une étude sur le rythme de la prose de Michelet ; il n’en demeure pas moins qu’elle propose une piste de réflexion et d’étude de l’écriture michelétiste fort intéressante, d’autant plus qu’elle entre en résonance avec ce thème de l’oralité ou du chant précédemment évoqué et qui tend à prendre une importance toujours plus grande dans la pensée de l’historien, dans le même temps que cette dernière semble tisser des liens de plus en plus étroits avec la pensée mythique. Ainsi Claude Rétat s’attache-t-elle à montrer que la Bible de l’humanité accorde, dans sa première partie, une place de premier ordre au double principe du cœur, rythme premier de la vie, et du chant ou du poème : l’Indien Valmiki ou le Perse Firdûsî sont poètes, ils scandent et chantent leur tradition et s’inscrivent de manière évidente dans une conception mythique du monde. À l’inverse, la seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux peuples de la nuit, signe la disparition du rythme, ou du moins sa corruption :

Le mot même de rythme, on l’a vu, disparaît de la deuxième partie de la Bible de l’humanité, les peuples du côté sombre étant voués par Michelet à l’à-coup, à la dissonance, la cassure, la sécheresse, à tout ce qui n’est ni rythme, ni mesure ni harmonie32.

15L’idéal michelétiste ne se situe donc pas que du côté du mouvement, il tend aussi à l’harmonie. Il est en tout cas indéniablement du côté de la vie, comme prétend l’être son texte, ce que souligne É. Bordas à propos de La Mer :

La mer, d’abord, ça s’entend ; puis ça se voit, ça se sent. La Mer, d’abord, ça s’impose dans le mouvement d’une phrase en liberté, présence au monde d’un sujet incontrôlable sans limite apparente, puis ça se lit, et, éventuellement, mais est-ce sa vérité ? ça se comprend33.

16Encore une fois, la perspective rythmique permet de penser dans un même mouvement forme et fond, de prendre en considération la création et la réception, d’embrasser d’un regard la richesse de l’écriture de Michelet.

17Le rythme, notion éminemment protéiforme, constitue indéniablement un outil précieux d’analyse des textes littéraires. Cela est d’autant plus vrai de textes qui s’intéressent aux scansions du temps historique ou aux rythmes naturels, comme les écrits de Michelet. Les différentes études de ce recueil offrent une vue d’ensemble de l’œuvre de l’historien, abordée tant dans sa dimension stylistique que poétique et thématique et en proposent, dans leur diversité, une vision cohérente. Pour Michelet, le rythme est avant tout assimilable au mouvement, il est du côté de l’inattendu, de la transformation, et surtout du vivant. Il permet à l’histoire de s’incarner sous la forme d’un chant, hymne à la nature et à l’homme, hymne à la liberté créatrice.