
L’Inconstante de Marie de Régnier, faux roman sentimental ou vraie transgression ?
1Marie de Régnier (1875-1963), née Marie de Heredia et signant ses œuvres sous le nom de Gérard d’Houville, est une poète, romancière et critique littéraire qui pourrait occuper une place de choix dans ce que Marc Angenot appelle la « conquête libératrice du “vrai”1 » selon une perspective féminine : en prenant la plume, elle acquiert une voix, met en scène son propre Moi et élargit la représentation d’un monde dont l’interprétation était majoritairement masculine. Mais son rôle subversif ne saurait se limiter à l’illustration de la volonté effrontée d’une jeune femme bourgeoise qui, poussée par une sorte d’ingénuité, se laisserait porter par l’amour et prendrait des amants sans éprouver de culpabilité. Sa subversion réside davantage dans sa position de femme écrivaine, dont le témoignage opère un déplacement du domaine du privé vers l’espace public, conférant à l’intime une portée collective, voire extime.
2Marie de Régnier publie en 1903 son premier roman, L’Inconstante, qui lui vaut la reconnaissance de la critique et du monde de l’édition. Considérée alors comme une écrivaine moderne, elle voit son roman réédité en 1925 chez Fayard, avec des gravures sur bois de Gérard Cochet, dans la collection « Le livre de demain » qui révolutionne l’édition typographique de l’entre-deux-guerres par la qualité du papier, la richesse de l’illustration et l’accessibilité des prix2. Après plusieurs décennies d’oubli, elle attire à nouveau l’attention de la critique littéraire en 2004, à l’occasion d’une exposition organisée par la Bibliothèque nationale de France à l’Arsenal, où ont été présentés des manuscrits et des objets issus de sa famille. Or cette manifestation fait d’elle plutôt un prétexte qu’un véritable sujet, car l’exposition et son catalogue visent surtout à explorer les cercles littéraires de la Belle Époque3. C’est en 2024, avec la réédition de L’Inconstante par Marie de Laubier, que son œuvre revient vraiment sur le devant de la scène, mettant en lumière non plus la figure marginale de cette muse de la Belle Époque, mais le rôle central d’écrivaine qu’elle a occupé aux côtés de ses contemporaines, telles que Colette ou Anna de Noailles.
3Près d’un siècle après sa dernière réédition, le choix de republier L’Inconstante n’est pas anodin : la date de sa parution constitue un moment de transgression littéraire qui, selon Marie de Laubier, se serait épanoui à la manière d’« une orchidée dans [une] serre bourgeoise surchauffée » (p. 11). Cette lecture rejoint le constat de la critique du début du xxe siècle, qui voit dans L’Inconstante la manifestation d’un mouvement plus général. Ainsi, pour La Vie heureuse, revue féminine fondée quelques mois avant la publication de ce roman et à laquelle participent de nombreuses femmes de lettres, 1903 est l’année où les femmes ont été « les reines de la littérature4 », en raison d’une série de publications retentissantes : outre le roman de Marie de Régnier, Marcelle Tinayre publie La Maison du péché, Anna de Noailles La Nouvelle Espérance, et la baronne Aimery de Pierre-Bourg, sous le pseudonyme de Claude Ferval, un roman sentimental intitulé Le Plus Fort. Parmi ces œuvres, L’Inconstante est un livre fondateur, « un conte délicieux et insouciant5 » qui, tout en se servant de la structure du roman sentimental, met en scène une femme peu commune, au comportement jugé immoral et aux mœurs audacieuses. En effet, l’héroïne, Gillette Vernoy, qui a fait un mariage d’intérêt, trompe son mari sans scrupule. Lorsque son amant, Valentin de Vérovre, part en Italie, lassée par son absence, elle entame une liaison avec un de ses amis, Michel de Nergy, qu’elle abandonne abruptement au retour de Valentin. Plongé dans le désespoir, Michel met fin à ses jours et le roman se termine sur une forme d’interpellation morale, face à laquelle l’héroïne demeure impassible, revendiquant sa liberté et se cantonnant dans une forme de nihilisme : « Nous aussi, nous mourrons » (p. 165), affirme Gillette.
4Cette histoire d’adultère au sein même d’un adultère prend une tout autre dimension lorsque l’on observe le fond autobiographique de l’œuvre. Marie de Régnier, dont la vie tumultueuse a été jalonnée de liaisons avec plusieurs figures littéraires, transpose en fiction sa propre aventure extra-conjugale avec les romanciers Pierre Louÿs et Jean de Tinan. La ressemblance avec le roman est frappante : en 1897, tandis que Pierre Louÿs voyage en Égypte, Marie cède aux avances de Jean ; elle finit cependant par le quitter, et ce dernier, affaibli par la maladie et miné par les excès, s’éteint à la fin de 1898 à l’âge de vingt-quatre ans.
5L’Inconstante, on le voit, revêt une importance particulière, non seulement parce qu’il est le premier roman de Marie de Régnier, mais aussi parce qu’il illustre — et ce n’est pas un cas isolé — le parcours problématique d’une femme accédant au statut de romancière. Cette perspective devrait dissuader toute tentative de réduire ce récit à une simple exception ou à une œuvre personnelle de revanche. C’est en cela que la réédition dirigée par Marie de Laubier s’ouvre à des prolongements critiques. Faisant le point sur l’intérêt de son écriture, qui n’égale pas pour autant le style flamboyant de Colette, ainsi que sur son « indépendance d’esprit » (p. 7), Marie de Laubier reconnaît chez Marie de Régnier une double dynamique : d’une part, une tension entre les apparences d’une vie conventionnelle et les aventures privées de l’autrice, tension qui complexifie son rapport au féminisme car il se fonde sur un hédonisme individuel qui ne revendique pas l’union libre — rappelons que l’écrivaine ne se revendique pas comme féministe à une époque où les combats des femmes tournent plutôt autour des questions d’égalité dans le divorce récemment rétabli, de libre maternité ou de suffrage6 ; d’autre part, Marie de Laubier perçoit dans l’affirmation de la « désinvolture impudente » de l’écrivaine une posture revendicative qu’elle considère comme une valeur transversale, mais qu’elle observe aussi dans la manière dont Marie de Régnier juge le style d’autres écrivaines — celui-ci est le cas, par exemple, de sa réception de l’œuvre de Françoise Sagan en 1954 (p. 12).
Une poète romancière face à la critique
6Pour saisir la situation de son œuvre, considérons la manière dont Marie de Régnier est perçue par la critique de son époque, après la publication de L’Inconstante (1903). Reprenons, pour cela, les propos de Paul Flat — cités par Marie de Laubier dans la préface de sa réédition — qui affirme sans ambages que la femme est, à l’aube du xxe siècle, « un fait collectif7 » incontournable (p. 12). Cette référence, qui n’est pas approfondie par Marie de Laubier, est significative car elle résume l’idée que les hommes ont de la littérature écrite par des femmes dans les années 1900. Flat s’interroge sur l’absence de grandes œuvres féminines et conclut, sans s’attarder sur le contexte socio-culturel qui pourrait expliquer ce problème, que les femmes écrivaines sont, « par constitution mentale », enclines à « se plier aux influences »8. Ainsi, en s’appuyant sur un argumentaire d’ordre déterministe, selon lequel la nature « requiert implacablement la supériorité du mâle9 », il finit par infantiliser le travail de Marie de Régnier et des écrivaines de son époque.
7Bien au-delà de la simple reconnaissance d’un fait social — les femmes écrivent —, la position de Flat demeure paradoxale. S’il revendique une prétendue objectivité en justifiant sa démarche par l’absence d’échanges avec les écrivaines qu’il examine, il ne cesse d’osciller entre misogynie et anti-féminisme, comme s’il cherchait à se dégager de ce qu’Azélie Fayolle appelle « l’encombrant corps de l’autrice10 ». Quoi qu’il en soit, sa perspective n’est pas neutre et constitue le prisme à travers lequel il analyse aussi les œuvres d’Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus, Marcelle Tynaire ou Renée Vivien. Cette perspective s’inscrit dans une tendance récurrente de la critique de l’époque, qui, depuis les années 188011, dénonce avec dégoût la propension croissante des femmes à écrire — cette « mode des affranchies et des émancipées12 », remarque Christine Planté —, perçue comme une menace susceptible de remettre en cause la différence des sexes et, par conséquent, d’abolir « l’ordre d’un monde fondé sur la hiérarchie sexuelle et la domination masculine13 ».
8La stratégie de Flat relève d’une démarche de rectification. En examinant l’œuvre romanesque de Marie de Régnier à l’aune d’une série de préalables morales ou esthétiques, il cherche en effet à reconfigurer l’écriture « féminine » selon des critères d’acceptabilité. Il veut dire et fixer la norme. Et pour ce faire, il impose à Marie de Régnier l’image de poète avant même de la reconnaître comme romancière. D’après Flat, cette assignation découlerait de l’héritage familial de l’autrice qui bénéficie de solides appuis et manifeste un instinct d’imitation littéraire remarquable, fille de José-Maria de Heredia « qui poursuivait ses rimes à travers les mille occupations de la vie mondaine14 ». C’est d’ailleurs lui qui aurait donné à la Revue des deux mondes, en 189415, ses cinq premiers poèmes connus, contribuant à façonner le mythe, à la fois romantique et parnassien, de la femme de lettres à la plume affinée et au style délicat. Cette « fille de poète, femme de poète, sœur par alliance de romanciers » est ainsi placée sous l’influence d’un « puissant état-major »16 d’écrivains hommes.
9Si son premier roman, L’Inconstante, est le plus réussi, c’est parce que l’on n’y trouve pas « cet abus de demi-teintes et cet art, éminemment féminin, d’enjoliver les choses17 », remarque Imbert-Vier dans une chronique de 1912. Ce roman est, en revanche, écrit avec « franchise » et « simplicité »18. Dans l’ensemble de son œuvre publiée à cette date, observe ce journaliste, les héroïnes sont jolies et attirantes ; elles connaissent la « toute puissance de l’amour » et s’y abandonnent par curiosité et convoitise. Ce sont de « vraies » femmes capables d’émouvoir, et non pas « des saintes du foyer » ni « des martyres du ménage »19. Le critique en arrive finalement à une définition chimérique de l’écrivaine, conditionnée par la croyance préalable que la femme ne serait pas naturellement prédisposée au métier littéraire : « Madame Gérard d’Houville écrit comme un homme très averti qui aurait la délicatesse d’une femme20 », souligne-t-il.
10La critique, on le voit, hésite entre deux tendances opposées : d’une part, une masculinisation du talent de Marie de Régnier, qui sert à sa consécration d’écrivain ; d’autre part, une neutralisation de son œuvre, réalisée par le biais d’une reconnaissance de son écriture comme étant intime et émotionnelle, ce qui permet de la cantonner dans des registres moins exigeants, perçus comme féminins. Ainsi, d’après Flat, la singularité de l’autrice résiderait dans le fait que, parmi les écrivaines de son époque — Rachilde, Colette, Anna de Noailles —, elle serait la plus « personnelle », celle qui tire le plus en elle-même, dans « la subtilité de ses sensations », et qui, prenant le moins de témoins comme référents, chercherait une plus grande indépendance. Cette définition est fondée sur la faiblesse physiologique de la femme sensible qui, pour pouvoir s’affirmer en tant qu’écrivain, devrait chercher à émuler l’exemple des hommes. Plus encore, la tentative de cerner son génie littéraire s’appuie sur des clichés réducteurs : Flat invoque l’origine cubaine de l’autrice et une forme de mélancolie romantique pour expliquer l’harmonie de son écriture, et associe la figure de Marie de Régnier à ce tropisme issu d’un souvenir personnel, justifiant la dimension poétique de son style non par son talent propre, mais par une sorte d’aura sensuelle, supposément déterminée par ses origines hispano-américaines, comme si celles-ci seules pouvaient expliquer sa sensibilité. La stratégie de Flat est surprenante, car elle vise à valider l’écriture féminine de Marie de Régnier par le biais d’une « tropicalisation » de son écriture, une écriture qui ne cesse pourtant de mettre en scène des femmes européennes de la bourgeoisie.
11La position déterministe adoptée par Flat, ainsi que par une partie de la critique masculine, sous-estime assurément la part de création inhérente de l’autrice, qui non seulement reconnaît n’avoir jamais mis un pied à Cuba, mais avoue, dans la préface de son roman Le Séducteur (1914), avoir délibérément renoncé à s’y rendre, de peur de ne pas retrouver l’île de ses rêves. L’île de ses origines, d’ailleurs, a peut-être toujours relevé du mythe, « cette contrée que j’ai portée en moi depuis toujours, à la fois imaginaire et réelle, vivante et fantomatique, chimérique et précise21 », écrit Marie de Régnier. On ne peut donc pas réduire son style au résultat d’un travail par lequel l’écrivaine aurait cherché à maîtriser l’effusion tropicale, ce qui reviendrait à exotiser sa figure et son œuvre.
12Si la dimension déterministe doit être laissée de côté pour comprendre le geste littéraire de l’autrice, il n’est pas non plus question de s’appuyer, comme le fait Flat indirectement, sur le choix du genre, pour justifier la légitimité de l’écriture féminine : celui d’un roman sentimental et prétendument peu sérieux, souvent relégué à une littérature mineure, destinée aux seules lectrices. Par rapport à cela, la critique ne cesse de montrer de l’ambiguïté, reconnaissant tout de même dans les romans de Régnier une structure ramassée qui plaît, car elle a, remarque Flat, les vertus de « l’esprit français » et de « l’accent national »22. Par là, cette autrice sentimentale se rattacherait à la tradition classique, fondamentalement masculine, qui veut qu’il y ait un minimum de personnages, un drame intérieur et une composition concentrée. Un lien paraît ainsi se tendre entre L’Inconstante et le premier grand roman psychologique de la tradition française, reconnu transversalement par la critique littéraire de cette époque et écrit paradoxalement par une femme, La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette.
13La critique semble ignorer ce renversement de rôles qui consiste à comprendre que la dame qui lit des romans et qui connaît le code sentimental prend cette fois-ci la plume. Certes, son œuvre témoigne d’une tentative de réécriture de l’intime, son île intérieure, mais il serait simpliste de la définir par le biais d’un exotisme féminin fondé sur un déterminisme tropical, ce qui reviendrait à l’enfermer dans un stéréotype genré. Loin de la ramener à une écriture de l’intériorité — ce que Béatrice Didier appelle une « écriture du Dedans23 », qui serait en transition vers un intérieur nostalgique et une « intégrité originelle24 » — son œuvre invite plutôt à voir un jeu formel, poétique, voire politique, sur l’appropriation critique du genre sentimental en tant que possible lieu de subversion littéraire face au regard masculin. Sans rompre totalement avec les conventions, Marie de Régnier met en scène des femmes qui témoignent de leurs états intérieurs mais jouent avec leur position, mettant en crise les attentes de l’époque, même dans les limites de ce genre prétendument mineur. Si ces héroïnes ne revendiquent pas toujours explicitement leur condition sociale et morale, elles affirment une identité propre, tout en illustrant leurs relations de dépendance et d’indépendance vis-à-vis de l’influence masculine. Soumises aux exigences spécifiques du code intime, elles assument parfois leur position avec une apparente naïveté, dévoilant ainsi, par un jeu de contrastes que la critique de l’époque peine à saisir, le regard masculin réifiant.
Écrire le moi : stratégies d’autoreprésentation
14Marie de Régnier appartient à un ensemble de femmes écrivaines chez lesquelles la revendication d’une prise de parole sur le champ littéraire rend compte d’un paradoxe : tout en s’insurgeant contre la morale traditionnelle et en affirmant un idéal nouveau de la femme libre, elle garde ce que Anne Martin-Fugier décrit comme « les vieux instincts de la femme d’autrefois25 ». Comme l’observe Marie de Laubier lors des rencontres littéraires organisées par la librairie L’Écume des pages, l’autrice est « une féministe qui s’ignore, […] une femme très libre mais qui ne revendique pas forcément [cette liberté] pour les autres26 ». Dans sa préface de la réédition de 2024, Marie de Laubier reproduit ces propos et affirme que, comme chez Colette, « il n’y a pas de féminisme affiché chez Marie de Régnier, mais une envie irrépressible de s’affranchir des règles et de planter l’étendard de sa liberté personnelle » (p. 11). Nous retenons de ces propos deux idées : si féminisme il y a, chez Marie de Régnier, celui-ci ne relève pas d’une prise de position que l’autrice arbore ouvertement, mais s’inscrit plutôt dans sa démarche individuelle d’écrivaine bourgeoise, en accord avec le système social dans lequel elle évolue. C’est également sous cet angle que nous croyons devoir interpréter son recours au modèle du roman sentimental, qui ne témoigne pas, selon nous, d’un simple conformisme littéraire, mais d’un décalage social qui atteint son point culminant à cette période : la position de l’héroïne de L’Inconstante rend compte d’une tendance qui, comme le précise le sociologue Niklas Luhmann, consiste à « trivialiser l’amour », compris comme passion, et à le « rendre universellement accessible »27 en dehors de l’idéologie du mariage. Marie de Régnier est en ce sens héritière de toutes les romancières de la fin-de-siècle qui s’emparent du roman sentimental pour produire des héroïnes non-conventionnelles — Rachilde, Jane de la Vaudère, Camille Pert, parmi d’autres.
15Il est indéniable, précisons-le, que la remise en question du genre sentimental se fait, dans le cas de Marie de Régnier, par la reprise d’une expérience personnelle, ce qui ne devrait pas faire de L’Inconstante un simple réceptacle du moi ou une émanation de sa personne. Cela n’est pas sans rappeler les romans psychologiques et sentimentaux de quelques écrivains hommes à cette même époque — comme Paul Bourget, qui collaborera plus tard avec Marie de Régnier —, où l’introspection masculine se teinte, elle aussi, des expériences et parfois des frustrations masculines. En tout état de cause, la question du mariage permet de reconstruire le lien entre la vie de l’autrice et sa création littéraire, et occupe une place dans son premier roman, comme le montre le destin de Gillette, « mariée depuis deux ans à un mari qui l’aim[e] beaucoup et qu’elle aim[e] de toute la moitié de son cœur » (p. 22), ce qui ne constitue en rien une réussite personnelle pour l’héroïne, qui évolue dans une société rigide et hypocrite. Cette situation fait écho au mariage de l’autrice avec Henri de Régnier, survenu huit ans avant la parution du roman, et qui relève lui aussi d’un arrangement où l’amour occupe une place secondaire. On sait que le choix du père José-Maria de Heredia, qui consent à cette union, est dicté par des impératifs financiers et qu’il accepte le mariage sans verser de dot en échange du règlement de ses dettes. C’est d’ailleurs cette raison qui le pousse à préférer Henri de Régnier plutôt que Pierre Louÿs, un jeune écrivain prometteur et sans fortune que Marie de Régnier prendra plus tard comme amant. La question de l’argent, ainsi posée, soulève un problème social qui ne concerne pas seulement Marie de Régnier en tant qu’individu particulier, mais touche à la place de la femme dans la famille, premier lieu de l’impunité masculine, et au rôle de la femme écrivaine dans la société. Dans ces deux sphères, l’autrice se fait la représentante d’une subjectivité qui, bien qu’instable et « clivée en contexte patriarcal28 », assume une fonction de témoin public face à une injustice systémique.
16Une autre écrivaine, Marie-Louise Lédé, a essayé de saisir la démarche de sa collègue, lorsque, à l’occasion d’une conférence donnée à la Sorbonne et présidée par Abel Hermant en 1930, elle précisa : « On a l’impression que [Marie de Régnier] écrit non pour travailler, mais, comme autrefois, pour s’amuser ; qu’elle se livre à un jeu divin29. » Ce propos peut désarçonner les lecteurs et faire penser que le recours à l’indolence inconsciente de l’héroïne ferait de Marie de Régnier une sorte d’enfant terrible prenant la plume et auquel on devrait pardonner les insolences. Il faut en réalité pondérer ce que Lédé qualifie d’« espièglerie » naïve chez l’autrice, perspective reprise par la critique masculine pour neutraliser toute critique « féminine » ou « féministe ».
17Ne retrouve-t-on pas dans le choix du pseudonyme de Gérard d’Houville une forme d’espièglerie ou de fausse naïveté ? Ce choix traduit-il une tendance à la virilité, voire à une forme de — fausse — neutralité pour échapper au préjugé de la critique et de la norme masculine ? Ou bien s’agit-il d’une tentative de reniement d’une féminité déçue ? Il nous semble que ce choix ne résulte ni de l’une ni l’autre, mais qu’il est plutôt, comme le suggère Christine Planté, « l’expression d’une ambivalence, et d’un rapport problématique à la condition féminine30 ». C’est qui est certain, comme le rapporte Marie de Laubier dans la brochure de l’exposition de 200431, c’est que Marie de Régnier ne se revendique pas comme une femme de lettres : si l’on croit l’une de ses héroïnes, elle éprouve même de l’aversion pour cette appellation32. Quoi qu’il en soit, bien que Marie de Régnier prenne un pseudonyme masculin, elle est contrainte de se situer comme être sexué. La critique ne cesse d’ailleurs de l’appeler « Mme Gérard d’Houville » et d’inscrire sa féminité au cœur de son œuvre. Ce glissement est d’autant plus frappant qu’il suggère qu’elle aurait épousé un certain Gérard d’Houville, qui n’est autre qu’elle-même.
18La posture de la critique masculine rend compte d’une incompréhension à l’égard d’une tension, voire d’un « passage », bien plus problématique, entre un nom et un pseudonyme. Changer de nom est une forme d’imposture, un acte d’oubli et en même temps de genèse. Lorsqu’on efface un nom pour en graver un autre, une lignée s’ouvre par laquelle le nouveau nom échappe à la contingence. Comme le précise Martine Reid, « faire du nom que l’on s’est choisi son nom “véritableˮ, c’est décider que le vrai nom n’est pas celui qu’on croit33 ». La fiction constitue en ce sens un espace d’invention permettant à l’autrice de se détacher de son expérience personnelle. C’est là que le « je », remarque Azélie Fayolle, est « désingularisé dans des expériences archétypales34 ». C’est précisément le cas de L’Inconstante, où l’autrice met en scène une héroïne dont le désir se heurte au regard masculin et qui demeure soumise à une contrainte morale qui veut qu’elle soit punie pour avoir conduit un homme au suicide.
19Dans le roman, nous trouvons quelques marques d’affirmation d’une volonté personnelle qui permettent au lecteur de faire un rapport direct avec le moi biographique et qui rendent la tension entre fiction sentimentale et biographie problématique. Pour commencer, signalons que Marie de Régnier ne s’efface pas de son œuvre lorsqu’elle choisit de dédicacer L’Inconstante à sa mère, un geste qui rend visible une part de son moi. Pourrait-on lire alors ce roman comme l’expression d’« un désir profond de vengeance », ainsi que le suggère Marie de Laubier dans son entretien donné à L’Écume, et comme elle le redit dans sa préface de 2024 (p. 10) ? Si vengeance il y a, convenons-en, celle-ci n’est pas le catalyseur principal de l’œuvre ni explique la relation particulière que l’autrice entretient avec sa création. Mais ne serait-elle pas la conséquence d’un système ayant cantonné la femme au rôle d’épouse ?
20Il y a peut-être dans ce choix un peu de duplicité volontaire, comme le fait remarquer l’héroïne de L’Inconstante, à propos de son propre nom : Gillette, « c’est un nom gai, mais d’une certaine fourberie » (p. 56). Aussi cela pourrait-il expliquer l’obsession que le narrateur et les personnages ont pour les miroirs qui, à l’image des fleurs qui emplissent le récit, illustrent la difficulté à cerner l’identité dérangeante et insaisissable de la femme. Cela ne peut que mettre en perspective, avec un peu de dérision, l’image figée par la critique masculine qui cherche à faire de la femme une sorte de madone traitresse et inconstante, condamnée à la tromperie par sa condition biologique.
21Cette fourberie dérangeante, nous la retrouvons également dans les références directes de Marie de Régnier au père, José-Maria Heredia, dont les vers sont cités — ironiquement ? — en guise d’épigraphe au début de la troisième partie du roman (p. 111), et à son mari, le poète Henri de Régnier, que l’autrice ridiculise dans un passage de la première partie (p. 60). Les vers d’Heredia — « Les deux Enfants divins, le Désir et la Mort » — semblent signaler une tension qui traverse le récit et qui place l’héroïne sous le signe de l’interrogation en ce qui concerne sa prétendue identité de femme vouée aux plaisirs de l’amour et, plus particulièrement, au service de l’homme. Chez elle, cette tension prend la forme à la fois d’une tristesse mélancolique et d’un sentiment épicurien, qui la pousse à prendre conscience de la nature illusoire du monde. L’autrice joue sur l’ambivalence des choses, un motif récurrent dans le roman, notamment à travers la « poudre » qui recouvre le visage des femmes, mais aussi les opportuns narcisses et les objets des intérieurs mondains (p. 40). Le maquillage et les fleurs symbolisent le rôle que les choses, tout comme les femmes, doivent adopter pour séduire et briller aux yeux du monde.
22L’inquiétude masculine, représentée par l’insaisissable femme qui assume son désir et néglige les contraintes morales, refait surface dans la voix de Valentin. Ce dernier récite à Gillette des vers d’Henri de Régnier, où il évoque un miroir qui parviendrait enfin à saisir la femme convoitée dans un « Silence à mi-voix » et un « Amour à mi-corps » (p. 60). Entre l’expression désincarnée d’une voix narrative et la vie incarnée par un roman qui laisse toutefois des traces, on entrevoit l’effort d’une écrivaine jouant sur deux tableaux : la vie qu’elle peut montrer et celle qu’elle ne peut pas, mais qui se dévoile indirectement dans L’Inconstante. D’un côté, il y a le statut social et littéraire de l’autrice hérité de son père, son appartenance au monde bourgeois de l’Académie française, dont elle a reçu le prix de littérature en 1918. De l’autre, derrière le rideau, se dessinent son mariage avec Henri de Régnier, qu’elle n’a pas réellement accepté — un « mariage blanc », selon les termes de Marie de Laubier (p. 9) —, et sa liaison avec Pierre Louÿs et Jean de Tinan. Il en ressort une vie trépidante et audacieuse, entourée d’hommes, où l’argent, bien au-delà de son mariage, demeure un moteur essentiel, car il faut écrire pour subvenir aux besoins de ses proches, en particulier ceux de son fils Pierre, surnommé Tigre, né de sa liaison avec l’auteur d’Aphrodite et tragiquement emporté par sa consommation de cocaïne.
Sur l’amoralité ou l’immoralité de l’œuvre et de la femme
23La critique de l’époque semble s’enliser dans le problème de l’amoralisme ou de l’immoralisme du roman, frappée par la bonne conscience de l’héroïne, qui ne ressent pas de culpabilité au moment de tromper ni son mari ni son amant. L’affranchissement des relations sexuelles de la part de Gillette fait de ce roman, comme le précise de Laubier, « un marivaudage 1900 qui tourne mal » (p. 8). Nous assistons à la performance corporelle d’un personnage qui pourrait bien, remarque Annelise Maugue à propos de Colette Yver et Marcelle Tinayre, avoir intériorisé « les schémas » et « les valeurs patriarcales »35. Gillette, qui est un « petit animal câlin36 » selon Paul Flat, serait absorbée par la sensation, condamnée à l’existence d’amante, à l’image de cette autre héroïne de Marie de Régnier, Grâce Mirbel, qui, dans L’Esclave (1905), subit aussi le despotisme amoureux des hommes. Or, sous le jeu de l’amour et par l’influence d’une supposée « veine poétique37 », se cachent en réalité une relation de domination et une stratégie de manipulation qui vise à mettre la victime en situation de faute vis-à-vis de l’amant : cette femme ne saurait se libérer du joug de la volupté, condamnée par la nature à trop jouir. Représentation érotisée d’une « âme simple » qui marche avec élégance et mange des pâtisseries avec gourmandise, l’héroïne réveille les désirs d’une critique qui insiste à voir dans l’immoralité de Gillette, qui n’est autre chose que du désintérêt à l’égard de toute tentative de séduction volontaire, une autre forme de séduction, « car tout le monde désire cette femme qui a vingt ans et qui est touchante comme un enfant38 ».
24« Seule une femme pouvait décrire avec autant d’exactitude fine l’amoralité spontanée d’une jolie femme et les gestes auxquels cette amoralité l’amène inéluctablement39 », observe Ernest-Charles dans une chronique du 11 avril 1903. Le critique semble troublé par ce qu’il perçoit comme une « pose » trop appuyée de la part de l’autrice, ce qui ferait de son héroïne une femme « païenne », « inconséquente » et « inconsciente ». Or, ne pourrait-on pas envisager que, pour Marie de Régnier, cette « pose » relève moins d’une exagération artificielle que d’une stratégie d’écriture visant à instaurer une distance critique vis-à-vis d’elle-même dans le corps textuel du roman ? Dans ce cas, sa posture pourrait constituer une manière d’illustrer, voire de dénoncer, les mécanismes qui réduisent la femme à un artifice. L’insistance masculine, proche du harcèlement, et la jalousie de l’amant, justifiée par des présupposés moraux, dévoilent les frustrations qui rongent les hommes et limitent la liberté des femmes : « Ce n’est pas ma faute si les jeunes gens, les hommes mûrs et les vieillards me suivent ! », s’exclame Gillette (p. 25). Car c’est précisément parce que « les héroïnes de madame d’Houville sont des femmes40 », comme le précise Joë Imber-Vier, qu’elles se montrent en tant que telles, sans être réduites à des figures stéréotypées de martyres ou de saintes, et qu’elles peuvent, bien qu’en suivant les codes sociaux, marquer leurs préférences et faire leurs choix amoureux. Elles expriment leurs désirs et endossent le rôle de la maîtresse dans un système qui ne cesse de les objectiver en tant que corps de désir, et qui voit dans ce rôle la cause de leur immoralité.
25La critique ne peut se débarrasser du préjugé biologiste et moral qui veut que la femme soit considérée comme immorale dès lors que, supposément guidée par son instinct sexuel, elle prend un amant. Cette perspective néglige les conditions sociales et culturelles qui influencent ses choix. Nous avons déjà mentionné, avec Marie de Laubier, ce qui semble constituer une oppression originelle pour l’autrice : son mariage « blanc » et donc non-sensuel. Cette contrainte spécifique hante aussi bien l’écrivaine que la critique et éclaire la représentation du corps féminin dans L’Inconstante : Gillette est une femme mariée qui s’ennuie, dont le corps ne cesse de perturber les hommes, et qui se déshabille sans complication devant le regard stupéfait de l’amant. Avec une grâce légère, elle se donne franchement, sans perversité, et s’affirme sans vouloir du mal à son mari. Dans le sillage des mouvements féministes anarchistes individualistes pour l’union libre41, mais sans manifester une revendication de ce genre de manière ouverte, son attitude remet en question l’institution du mariage et l’obligation morale qui impose à la femme une fidélité illusoire : « n’est-elle pas un leurre et cela nous empêchera-t-il de mourir ? », s’interroge Gillette dans une lettre adressée à son amie Marion (p. 50).
26Pour Marie de Régnier, l’inconstance n’est pas une contingence de la vie féminine, mais une condition perçue comme fatale par le regard masculin, qui condamne les femmes à la souffrance ou à l’esclavage. Ainsi, en décrivant la froideur sensuelle de Gillette, l’écrivaine ne cesse d’illustrer le désir incontrôlable des hommes face à ce « magma informe42 » qu’est le corps féminin. Cette vision s’inscrit dans un arrière-plan pessimiste, où la vie elle-même se révèle inconstante et fugitive et où la présence de la mort est sans cesse rappelée. L’inconstance, forme alternative de liberté dans une société codée et aux rôles définis, pourrait être la condition naturelle de la force de la femme et de son être-féminin : en apparaissant comme libre de faute mais justifiée par les a priori masculins, cette figure de la femme fatale mettrait en lumière la responsabilité indirecte des hommes dans la construction de cette posture féminine.
27Aussi l’autrice s’affranchit-elle des scrupules chrétiens, par une sorte de paganisme esthétique, neutralisant la préoccupation morale par un idéal de beauté épicurienne. Gillette est d’ailleurs, comme le précise Marie de Laubier, « symptomatique d’un monde qui va disparaître », l’expression singulière d’une « littérature sans Dieu » (p. 13) : elle n’a pas « l’ombre du sens moral, ce qui lui épargn[e] des réflexions inutiles sur sa conduite et des remords plus inutiles encore » (p. 27). Suivant cette perspective, cette œuvre, qui se présente comme amorale, serait davantage une œuvre « immoralisatrice » (p. 12), voire démoralisatrice, non tant par la représentation de l’héroïne que par la façon dont la romancière légitime son désintérêt pour toute considération morale. C’est peut-être pour cette raison qu’elle devrait être « proscrite aux jeunes filles », comme l’observe Jules Bois, sans pour autant être interdite « aux jeunes hommes »43. Car Gillette est pure « dans le sens grec du mot », loin des « madames [sic] compliquées de la psychologie moderne » et son corps est libre sans que son âme soit abaissée. Ce type de femme supérieure et émancipée des « brumes », se dresserait « en tout éblouissement dans la lumière du beau ciel d’Hélénie » qu’elle crée autour d’elle « malgré les grisailles de Paris »44.
28Si Gillette échappe à la lecture genrée qui cherche à définir la condition féminine de la bourgeoise, ce décalage ne saurait discréditer la femme ; bien au contraire, il renvoie la question à celui qui l’observe. Cette interrogation apparaît à plusieurs reprises dans la bouche de l’amant : les « mauvais instincts » sont-ils réellement du côté de la femme qui revendique sa liberté, ou bien de l’homme qui, en la jugeant et en l’interpellant, tente de la contraindre à un cadre moral qui n’est pas le sien ? Si amoralisme il y a, il s’agit d’un amoralisme assuré, constant et non pas inconstant : Gillette se reconnaît inexacte, incapable de jalousie, et va jusqu’à avouer à son mari qu’elle a un amant, sans que celui-ci ne la prenne au sérieux.
*
29En somme, entre vie réelle et création littéraire, la critique de l’époque se leurre en cherchant à cantonner Marie de Régnier dans une écriture qui dévoilerait l’âme féminine selon les codes inégalitaires mais intériorisés d’une morale fondée sur un déterminisme biologique. Cette critique affirme fortement des valeurs patriarcales comme une défense du territoire masculin de la littérature. L’image renvoyée par la femme indifférente, qui assume ce rôle pour jouer à l’amour, trouble en réalité l’identité des hommes, tant dans le domaine de la fiction — les personnages masculins — que dans celui de la critique — c’est le cas, par exemple de Flat, à l’égard de Marie de Régnier. Dans L’Inconstante, plus particulièrement, ce sont leurs regards et leurs désirs qui sont mis en scène — jouissance passagère des amants qui projettent sur Gillette des fantasmes qu’elle s’amuse à déjouer et privilège interdit d’un mari impuissant ou absent. Nous croyons que Marie de Régnier, en faisant apparaître des hommes désorientés face à une femme qui ridiculise les codes amoureux traditionnels, renvoie à une crise plus large du modèle masculin, à la fois dans le champ social représenté par les personnages et dans le champ littéraire illustré par la critique.
30Ce roman, qui peut être interprété comme une œuvre de vengeance, pourrait bien être une stratégie de désamorçage contre l’entreprise de culpabilisation et de chantage du devoir menée par les hommes pour fixer le féminin dans une sorte d’image clichée et poétique. À la lumière de la critique de son époque, L’Inconstante s’avère aussi une œuvre d’émancipation, dans les limites imposées par les conditions matérielles et les contraintes sociales d’une femme de lettres qui ne se revendique pas pour autant comme une féministe engagée. L’autrice, comme le précise Marie de Laubier, « s’est émancipée par le sexe mais aussi par la littérature (et par l’argent qu’elle procure) » (p. 13). Sa liberté à elle serait celle de Gillette, cette « Nietzschéenne45 » pour qui « la liberté ne se revendique pas, [mais] elle se prend sans faire (trop) d’éclats » (p. 13).

