
Approcher l’art avec André du Bouchet : la poésie comme geste de création critique
1À l’automne 2024, alors que l’on fêtait le centenaire de la naissance du poète André du Bouchet (1924-2001), Martine Créac’h a fait paraître, en un ouvrage concis, une étude extrêmement fouillée de la relation singulière que l’écrivain a entretenue durant toute sa vie avec les arts plastiques, et en particulier la peinture.
2Grand amateur d’art, André du Bouchet a en effet consacré de nombreux textes aux œuvres de ses contemporains – dont Alberto Giacometti, Jean Hélion, Nicolas de Staël et Pierre Tal Coat – mais aussi aux œuvres de siècles antérieurs – notamment à celles d’Hercules Seghers, Nicolas Poussin, Théodore Géricault et Gustave Courbet. Une part importante de ces textes avait été rassemblée par Thomas Augais dans un livre paru en 2017 aux éditions Le Bruit du temps, sous le titre La peinture n’a jamais existé. Écrits sur l’art 1949-19991. Dans Sortir de l’art. André du Bouchet, M. Créac’h offre une analyse fine et renouvelée de ce corpus très riche qu’elle fait dialoguer non seulement avec d’autres textes de l’écrivain – y compris tous ceux qu’il a pu écrire sur la poésie elle-même – mais aussi avec ceux de ses aînés – Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Ossip Mandelstam – et ceux des poètes de son temps – Yves Bonnefoy, Pierre Reverdy, René Char, Paul Celan et bien d’autres encore. À travers cet essai éminemment polyphonique, elle poursuit ainsi son travail d’exploration des discours littéraires sur l’art et plus précisément des liens profonds qui unissent la peinture à la création poétique.
Un paradoxe inaugural
3Le titre de l’ouvrage – Sortir de l’art – est intrigant car a priori paradoxal : il suggère une volonté de la part d’André du Bouchet de prendre ses distances vis-à-vis de ce qui, justement, constitue l’objet de son attention la plus vive. Il confère même à cette volonté un caractère d’urgence qui donnerait presque l’impression que l’art étouffe celles et ceux qui le côtoient. M. Créac’h introduit son propos en nous éclairant sur ce point. Ce titre renvoie directement à celui d’un texte publié par André du Bouchet en 1969, en réaction à la rétrospective Giacometti qu’il vient de découvrir au musée de l’Orangerie à Paris : « ...tournant au plus vite le dos au fatras de l’art2 ». Ce qui s’opère à travers ce texte, c’est la distinction qu’établit le poète entre l’art – terme abstrait désignant un cadre figé par une longue tradition critique et par une institution muséale dont se méfie André du Bouchet – et, d’autre part, l’œuvre qu’il appréhende avant tout comme un objet très concret, passionnant dans la mesure où il est à la fois matériel et vivant, mouvant et inachevé. Elle oppose ainsi d’emblée le « fatras de l’art » à celui du monde vers lequel André du Bouchet éprouve le besoin de se retourner au moment d’entrer en contact avec une œuvre qui lui procure une émotion intense.
4À partir de cette distinction initiale, M. Créac’h va interroger de manière approfondie le double rapport d’André du Bouchet à la peinture et à la critique d’art. Elle fait l’hypothèse que ce rapport est fortement marqué par l’influence de John Dewey, philosophe pragmatiste états-unien opposé non seulement à l’idée d’une quelconque autonomie de l’art mais aussi à son exposition dans des musées ou des galeries dès lors qu’il s’agit d’espaces coupés du monde. Pour John Dewey, il est nécessaire d’appréhender toute œuvre d’art au prisme de sa réception et de prolonger toute expérience esthétique dans la vie quotidienne. À plusieurs reprises, M. Créac’h cite les ouvrages du philosophe, à commencer par L’Art comme expérience datant de 1934. John Dewey y déclare notamment que pour « comprendre la signification des produits artistiques, nous devons les oublier pendant quelques temps, nous détourner d’eux et avoir recours aux forces et aux conditions ordinaires de l’expérience que nous ne considérons pas en général comme esthétique3 ».
5Dans cette perspective, M. Créac’h nous invite à considérer la « sorti[e] de l’art » opérée par André du Bouchet après la rétrospective Giacometti de 1969 comme un mouvement d’ouverture plutôt que de repli, un mouvement qui consiste non pas à se détourner des œuvres mais, bien au contraire, à les ramener au monde et, pour ainsi dire, à la vie. Ce mouvement – qui entre d’ailleurs singulièrement en résonance avec les hommes qui marchent et qui chavirent sculptés par l’artiste suisse dans les mêmes années 1960 – est impulsé par l’idée qu’une œuvre accomplie n’est pas une œuvre achevée, mais une œuvre dont celui ou celle qui la reçoit peut « reprendre le geste qui l’a créée », selon les mots de Maurice Merleau-Ponty cités dans l’introduction du livre (p. 18). Cette approche dynamique de l’œuvre défendue par André du Bouchet confère à l’écrivain qui se situe du côté de la réception esthétique un haut degré d’agentivité. C’est ce que suggèrent les titres des six chapitres composant l’essai de M. Créac’h, chacun étant centré sur un ou plusieurs verbe(s) d’action ou de déplacement à l’infinitif : « entrer », « écrire », « traduire », « greffer », « faire bouger », « agrandir », « mettre à découvert », « donner à toucher ». Autant de gestes, dépliés par l’autrice au fil des pages, qui permettent à André du Bouchet de dépasser la critique d’art conventionnelle en faisant de la création poétique « le plus juste moyen d’approcher l’œuvre d’art » (p. 102).
6Les détours qui préservent l’étrangeté d’une œuvre
7Dans le premier chapitre, M. Créac’h montre comment André du Bouchet « entr[e] dans le temps des œuvres » (p. 23), à partir d’un cas particulier, à savoir un ensemble de textes qu’il a consacrés aux gravures de Seghers. C’est en vivant pendant longtemps avec ces gravures découvertes au milieu des années 1960 et donc en nourrissant pour elles une forme d’attachement très fort – ce que John Dewey nomme « prizing » dans La Formation des valeurs4 – que le poète en approfondit progressivement la signification. Cet approfondissement s’opère tout d’abord par le biais de la pratique poétique : André du Bouchet établit notamment un parallèle entre les blancs qui ponctuent certaines gravures de Seghers et les silences qui occupent une place majeure dans sa propre poésie. Dans les deux cas, il importe à l’écrivain que ces espaces résistent toujours au déchiffrement. L’approfondissement de la signification s’opère également par la confrontation à d’autres discours qui retiennent l’attention du poète à plusieurs moments de sa vie : d’une part, celui d’Yves Bonnefoy qui publie un écrit sur Seghers en même temps qu’André du Bouchet dans un numéro de la revue L’Éphémère daté de 19675 et qui relève dans l’œuvre du peintre une rupture fondamentale par rapport à son époque : d’autre part, celui de Michel Foucault qui consacre un chapitre au Don Quichotte de Cervantès dans Les Mots et les Choses en 19666. Dans ce texte-ci, Michel Foucault affirme que le roman de Cervantès « dessine le négatif du monde de la Renaissance », constat dont André du Bouchet a pu s’inspirer au sujet de Seghers dont la peinture contraste radicalement avec celle qui triomphe au siècle de Rembrandt et Vermeer, notamment parce qu’elle déjoue le schéma triomphant de la perspective scientifique. Là encore, c’est le caractère insolite et insoluble de l’œuvre qui est mis en valeur par le poète.
8Le deuxième chapitre est consacré au rapprochement singulier qu’André du Bouchet effectue entre l’expérience de l’art et celle de la traduction. Le poète ayant lui-même traduit un nombre important d’œuvres depuis l’anglais, l’allemand et le russe – Joyce, Faulkner, Hopkins, Hölderlin, Celan, Mandelstam –, il a éprouvé à quel point la langue française était séparée du langage pictural et des autres langues littéraires par un même écart irréductible. Par conséquent, il considère qu’une peinture ne peut être déchiffrée davantage qu’un texte écrit dans une langue étrangère. En revanche, la traduction permet selon André du Bouchet d’entendre, « à l’écart de la signification », une « parole »7 à travers laquelle subsiste toute l’étrangeté du visible. Ce chapitre est l’occasion pour M. Créac’h d’expliquer en détail la manière dont André du Bouchet a pu approcher, en qualité de traducteur, l’œuvre d’Hercules Seghers. Dans L’Incohérence8, un recueil datant de 1979 qui rassemble à la fois des essais sur l’art et des traductions, le poète met en place un dispositif étonnant au sein d’un texte qu’il dédie au peintre néerlandais : au lieu de présenter des reproductions de ses gravures, il choisit de désigner chacune d’entre elles par son titre flamand. Ainsi, c’est par l’unique biais de ce « matériau sonore » (p. 46) qu’il souligne l’étrangeté des œuvres qu’il mentionne. Chaque page est divisée en deux colonnes, celle de gauche comportant les mots d’André du Bouchet en français tandis que les titres flamands se déploient sur celle de droite. Au fil du texte, la colonne de droite prend de plus en plus d’importance par rapport à celle de gauche, « comme si, écrit M. Créac’h, le passage par la langue étrangère transformait l’essai sur l’art en poème » (p. 48) pour sous-entendre que quelque chose demeurait absolument inintelligible dans l’œuvre de Seghers.
Une approche qui transcende l’histoire littéraire & l’histoire de l’art
9Le troisième chapitre s’intéresse à la façon dont André du Bouchet « greffe » (p. 51) régulièrement à ses textes les phrases d’autres penseurs, en adoptant une forme d’hétérogénéité qu’il observe dans les tableaux de Nicolas Poussin, notamment dans son Paysage avec Orion aveugle où les êtres humains semblent avoir plusieurs provenances tant elles sont disproportionnées les unes par rapport aux autres. Ainsi se mêlent à sa propre voix celles de philosophes – Pascal, Descartes, Wittgenstein – et de poètes – Rimbaud, Rilke, Mallarmé – qui, pour autant, n’apparaissent pas comme des figures d’autorité, André du Bouchet se réappropriant très librement leurs paroles, sans se soucier de mentionner ses sources. En émaillant sa poésie critique de citations anonymes et souvent transformées, André du Bouchet cherche à enrichir l’échange qu’il entretient avec les œuvres en trouvant dans les mots des autres de nouvelles prises pour les explorer différemment. M. Créac’h prend plusieurs exemples dont celui du Coup de dés mallarméen9 greffé aux « Notes devant Seghers » en 196710. Le texte de Mallarmé y est cité à maintes reprises, notamment à propos d’une gravure représentant un paysage montagneux mais gardant la trace d’un vaisseau fantôme, vestige d’une gravure antérieure effectuée sur la même plaque de cuivre : André du Bouchet choisit de donner du sens à ce vaisseau à partir du « naufrage » qui se joue dans le Coup de dés deux siècles plus tard. Il fait ainsi fructifier son approche de Seghers par l’anachronisme, et va même plus loin en lisant Mallarmé contre lui-même dans un passage où il présente son poème comme un texte ébauché plutôt qu’achevé, alors même que l’auteur du Coup de dés affirmait que « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre »11. Et M. Créac’h de conclure : avec André du Bouchet, « la parole poétique devient la condition d’une approche inventive des œuvres d’art qui s’affranchit des guides » (p. 62). Elle ajoute un peu plus loin qu’à travers cette pratique des citations anonymes, André du Bouchet s’émancipe de l’histoire littéraire en fragilisant la place que celle-ci accorde à l’originalité comme à la propriété intellectuelle.
10La réflexion se poursuit dans le quatrième chapitre où M. Créac’h met en évidence la manière dont André du Bouchet bouscule aussi l’histoire de l’art et les classifications qu’elle impose pour développer une forme de compréhension alternative de la peinture. Dans cette optique, le poète choisit de faire dialoguer entre elles des œuvres picturales de différentes époques, comme John Dewey le préconisait au sein de la Fondation Barnes à Philadelphie dès le début du xxe siècle. Il propose par exemple de comprendre Nicolas de Staël par le biais de Gustave Courbet. L’un des rapprochements qu’il entreprend entre les deux artistes concerne les Bouteilles dans l’atelier de Staël (1953) et Un enterrement à Ornans de Courbet (1849-1850). Dans le texte d’André du Bouchet, à rebours de l’ordre chronologique, c’est la scène de genre qui surgit de la nature morte, et non l’inverse. La comparaison invite à oublier le sujet de chaque tableau pour considérer ce que les deux œuvres ont en commun : la monumentalité des figures au premier plan – êtres humains et bouteilles –, la masse qui constitue l’arrière-plan – falaise ou forme avoisinante –, le vacillement de la perspective, mais aussi et surtout ce qui nous renvoie à la matérialité de la peinture : la réduction de la gamme chromatique à des variations de gris et de blanc, variations rehaussées d’un rouge auquel André du Bouchet accorde une attention particulièrement soutenue, ce que révèle avec force une expression – « l’émouvant rouge humain12 » – qu’il emploie pour distinguer cette couleur dans toute son intensité. Ici, la démarche du poète ne consiste pas à reconnaître une éventuelle source d’inspiration de Staël ni à imposer un sens à son œuvre, mais à lui donner une épaisseur nouvelle ou, comme l’écrit M. Créac’h, « à défamiliariser la peinture, à la rendre plus étrangère » (p. 80).
11Bien que fondée sur le bouleversement de son cadre interprétatif traditionnel, l’approche esthétique d’André du Bouchet n’occulte ni l’histoire avec un grand H ni ses tragédies. Cependant, elle s’y confronte en privilégiant le détour par la peinture. C’est ce que M. Créac’h s’attache à démontrer dans le cinquième chapitre de son essai. Dès le premier article qu’il publie en 1946 dans une revue de l’Université de Harvard et qu’il intitule « La Violence de Géricault13 », André du Bouchet s’intéresse au « lien rattachant l’œuvre à des événements ». Il le fait d’abord à propos de L’Exécution de Maximilien, un tableau d’Édouard Manet qui renvoie explicitement aux remous politiques survenus au Mexique en 1867 mais qui, dans le contexte des années 1940, fait surtout écho à ce qui vient juste de se jouer en Europe. Dans le même article, André du Bouchet s’en prend à Matisse qui éprouve selon lui le besoin de « jeter un voile pudique sur les souffrances inesthétiques » lorsqu’il renoue avec ses « splendides dessins de fleurs et de nus » au sortir de la guerre. Le poète accuse également l’art abstrait d’avoir « cessé de penser » en renonçant à prendre en charge des « aspects de la vie » marqués par la « lutte » et par le « conflit ». Quelques temps plus tard, il salue donc le retour à la figuration de Jean Hélion qui abandonne l’abstraction à la fin des années 1950 en déclarant avoir « la nostalgie des formes du monde14 ». André du Bouchet valorise alors le caractère profondément « altéré » de sa peinture qui témoigne à ses yeux d’une exigence éthique : celle de rester attaché à la vie, y compris par ce qu’elle abîme et par ce qu’on y perd. D’après M. Créac’h, c’est la même exigence qui conduit le poète, en 1986, à considérer Le Martyre de Saint Érasme de Nicolas Poussin depuis le temps présent – qui est celui la peinture dans sa dimension matérielle, au-delà de ce qu’elle représente –, afin de saisir toute l’horreur qui se déploie dans ce tableau peint plus de trois cents ans auparavant au prisme de la violence qui a traversé toute l’Histoire du xxe siècle.
Le double privilège accordé à la matérialité de l’œuvre & au sujet esthétique
12Pour André du Bouchet, la force d’une œuvre tient donc moins dans le sujet représenté que dans sa matérialité qui engage plus intensément celles et ceux qui l’approchent. Dans le sixième chapitre de son essai, M. Créac’h montre ainsi comment l’écriture du poète sur la peinture permet de « donner à toucher » (p. 93) plutôt qu’à voir. Elle se penche notamment sur le texte qu’André du Bouchet consacre à Lascaux après avoir découvert la grotte en 1950 : elle précise que, là encore, le poète n’aborde pas Lascaux à partir de savoirs historiques mais à partir des questions que se posent les peintres de son époque. Ce qu’André du Bouchet met en avant, c’est le mouvement des figures animales qu’il souligne dans son texte à travers une multiplicité de formes verbales et qu’il relie au mouvement de la paroi elle-même : le poète s’intéresse à la manière dont ces animaux ont pu être peints en interaction avec leur support, sans les contraintes de la perspective, à partir de conditions matérielles invitant à dépasser une relation purement optique à l’œuvre. De ce fait, il établit un parallèle entre ces peintures pariétales qui engagent les corps au-delà du regard et celles des Fauves qui créent eux aussi des espaces affranchis de la perspective et libèrent par là même « un monde hurlant de terreur, courbaturé à force d’être bâillonné »15. On comprend ici que la question de la matérialité conduit vite à celle du sujet esthétique et de sa nécessaire prise en compte dans l’interprétation des œuvres. À ce propos, M. Créac’h nous donne un autre exemple : celui de L’Objet invisible de Giacometti dont André du Bouchet propose une exploration tangible qui convoque tour à tour une « superficie pure – palpable », un « polyèdre », une « moraine », un « monolithe », la « cavité d’un prisme », une « pierre erratique »16. Au fil de l’exploration, André du Bouchet émet trois hypothèses concernant des œuvres contemporaines de Giacometti auxquelles pourrait correspondre l’objet invisible tenu par la figure sculptée. Il accorde ainsi une place primordiale à la réception dans le processus interprétatif et s’inscrit, selon M. Créac’h, dans la dynamique de l’enquête que défend John Dewey par le biais de son approche philosophique et pragmatiste de l’expérience. À travers ces deux exemples s’éclaire donc la phrase d’André du Bouchet placée en exergue de ce dernier chapitre : « L’admiration ça ne suffit plus. Nous voulons prendre part17. »
13L’ouvrage se clôt sur un éloge du « banal » et du « quotidien » (p. 109), qui ne désignent ni le familier, ni le refus de construire un savoir sur l’art. Ces deux mots renvoient plutôt à ce qui, dans le langage comme dans l’expérience sensible, appartient à tout le monde, et plus précisément à ce que chacune et chacun peut s’approprier. À travers eux, M. Créac’h réaffirme à quel point la démarche d’André du Bouchet, dans son écriture et dans son approche des arts plastiques, se fonde sur la double nécessité de cultiver l’étrangeté pour en faire un bien commun et de nouer l’art à la vie au lieu de l’assigner au cadre muséal. Au moment de conclure, l’autrice relève néanmoins une différence notable entre les approches esthétiques de John Dewey et d’André du Bouchet : si celle du philosophe a été pensée comme une démarche collective, celle du poète a surtout été vécue en solitaire, tout au long de sa vie et de sa carrière.
De l’écriture poétique sur l’art à la création critique
14Sortir de l’art est bien plus qu’une monographie sur André du Bouchet. En focalisant son attention sur les textes consacrés par le poète à un si vaste ensemble d’œuvres picturales et sculpturales, M. Créac’h met en lumière la singularité de son approche et tout particulièrement la force des liens qu’il a tissés, au fil de l’écriture, entre l’expérience de ces œuvres et celle de la vie ordinaire. Par là même, elle renouvelle notre appréhension de son travail poétique qu’elle rapproche à la fois de la philosophie pragmatiste de John Dewey et des poètes objectivistes états-uniens dans la mesure où elle identifie chez André du Bouchet une appréhension similaire de la continuité entre l’art et la vie. Ainsi, M. Créac’h retrace un pan de l’histoire littéraire et artistique du xxe siècle en nuançant l’opposition qui a longtemps distingué en France les poètes littéralistes – influencés par l’objectivisme états-unien – des poètes lyriques parmi lesquels on a très souvent – et sans doute un peu rapidement – rangé André du Bouchet.
15Au-delà de ce questionnement relatif à l’histoire littéraire, M. Créac’h montre comment André du Bouchet privilégie un mode de connaissance poétique des œuvres qui l’inspirent : ce mode consiste à poursuivre par l’écriture le travail de création du peintre ou du sculpteur au lieu de chercher à le déchiffrer en adoptant un point de vue surplombant et conceptuel, point de vue que le poète associe davantage à la démarche d’un critique d’art. Selon M. Créac’h, André du Bouchet prend ainsi « le risque d’aborder autrement les œuvres, de les perdre pour mieux les atteindre » (p. 17). Il défend par conséquent la construction d’un savoir sur l’art qui ne repose ni sur l’usage de schémas interprétatifs académiques ni sur le désir de maîtriser le sens d’une œuvre. Bien au contraire, il se positionne en faveur de ce qui, selon lui, demeure étrange et indéchiffrable dans toute œuvre poétique, picturale ou sculpturale. À partir de l’écriture d’André du Bouchet sur l’art, M. Créac’h associe donc la poésie à ce que l’on pourrait nommer aujourd’hui la création critique, et c’est sans nul doute l’une des grandes forces de son essai : le raisonnement qu’elle y déploie entre en résonance avec tout un pan très actuel des études littéraires qui contestent les lignes de partage entre œuvre et commentaire, pratique et théorie, écriture créative et pensée réflexive. Sortir de l’art nous invite ainsi à développer une pensée de la poésie comme geste de création critique, pensée qui pourrait désormais venir alimenter les réflexions en cours sur la manière d’envisager, plus généralement, de nouvelles poétiques de l’enquête et de la recherche.

