
Amour, gloire et panafricanisme
1« Il est regrettable que les littératures africaines soient si peu visibles au sein de nos recherches » : ainsi s’insurgeait Gayatri Spivak lors de l’édition 2025 du congrès de la Modern Language Association, en ouverture du panel « Africa(s) in History and Imagination » qu’elle modérait avec Surya Parekh. En parcourant les titres et résumés des huit cents panels du congrès états-unien, réputé pour son gigantisme et son hétérogénéité (centré cette année sur le thème de la « Visibilité »), on ne pouvait, de fait, que lui donner raison : le nombre de sessions consacrées aux littératures du continent africain était bien en deçà de celui des panels relevant des études afro-américaines. Comme le note Elara Bertho en référence à Stokely Carmichael, penseur et militant phare du Black Power ayant quitté les États-Unis en 1968 pour s’installer en Guinée, « lorsqu’une grande figure quitte les radars de la presse ou des grands campus américains, c’est comme si elle disparaissait » (p. 93). Et la chercheuse de souligner, à juste titre :
Il est difficile de s’extraire de l’américano-centrisme des sources, autant que des bibliographies et des manières hégémoniques d’écrire l’histoire. Londres, Paris, New York polarisent encore trop souvent les recherches. Il faut pourtant prendre le temps de sortir de ces centres de fabrication des savoirs pour compliquer les géographies intellectuelles globales. (Ibid.)
2Ce temps, Elara Bertho l’a pris, à la faveur d’un travail de terrain qu’elle a mené à Conakry. Pour cette raison, la concision et le style percutant de son essai paru aux Éditions Ròt-Bò-Krik (qui ont réalisé une recherche iconographique pour compléter les illustrations et autres documents fournis par l’autrice) ne nuisent en rien à la richesse du propos et à l’intérêt des questions comparatistes qu’il suscite. En attendant de découvrir la suite des travaux d’Elara Bertho, portant sur le foisonnement littéraire et artistique de la Guinée sous le régime complexe de Sékou Touré (1958-1984), les 151 pages qu’elle nous donne ici à lire apportent un premier éclairage original sur l’histoire politique et culturelle des pensées et pratiques anti-impérialistes à l’échelle atlantique. Dans cette perspective, l’essai se fonde sur le parcours d’une communauté singulière, gravitant autour du couple formé par le même Stokely Carmichael (qui prendra ensuite le nom de Kwane Ture1) et la très célèbre chanteuse Miriam Makeba.
Conakry, ville-monde et creuset des arts
3Ce que l’on sait peut-être moins est que la chanteuse d’origine sud-africaine et son compagnon né à Trinidad, après leur départ des États-Unis en 1968, vécurent plusieurs décennies à Conakry, capitale du premier pays d’Afrique occidentale française à devenir indépendant (en 1958). Et ce que l’on sait certainement encore moins est que la naissance de la Guinée libre conféra un statut de carrefour culturel et artistique à la métropole. Parmi les quelque soixante mille habitants et habitantes de Conakry se rencontrèrent alors des personnalités aussi diverses que le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane, le poète haïtien Gérard Chenet, le militant communiste français Jean Suret-Canale, sans oublier « toute une constellation d’amies » (p. 32) regroupant notamment les sœurs martiniquaises Joseph-Noël et la Guadeloupéenne Maryse Condé, qui décrira plus tard dans La Vie sans fards les lectures de Gramsci qui les unissaient — du moins superficiellement, alors que s’amorce déjà le tournant autoritaire du régime socialiste en place.
4L’essai détaille la mise en œuvre d’une conception de la culture comme « champ de bataille » (p. 29) entreprise dès la fin des années 1950 par Sékou Touré, qui, outre le financement des secteurs de la musique, du théâtre, de la presse, mène « une politique culturelle et linguistique ambitieuse en promouvant très largement l’usage des principales langues de Guinée, le soussou, le maninka, le pular et le kissi » (p. 22) — ce bien avant la parution du désormais canonique Decolonising the Mind du Kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o (1986)2. Il en résulte entre autres que « [l]es pièces de théâtre des festivals culturels guinéens sont plurilingues, ce qui est très certainement l’une des causes de leur large succès public en Guinée » (p. 22-23). Plus généralement, l’essai souligne à quel point, pour Sékou Touré, « c’est sur le terrain des imaginaires que l’impérialisme est le plus dangereux et c’est là qu’il faut avant tout mener la lutte » (p. 29). Si elle rencontre chez l’homme politique guinéen une tendance manifeste à la radicalité, cette aspiration est partagée par l’intellectuel sénégalais Alioune Diop et les penseurs et artistes associés à la revue Présence africaine (p. 29), reliant ainsi le discours de Sékou Touré à une dynamique panafricaniste qui l’excède.
5Par son appréhension glocale3 des trajectoires et dynamiques qui modèlent la vie politique et culturelle de Conakry, la chercheuse contribue en tout cas à l’approche située et décentrée qui oriente plusieurs (récentes) recherches européennes consacrées aux phénomènes de mondialisation affectant divers espaces urbains extra-occidentaux — de l’historien Pierre Singaravélou (pour Tianjin) à l’angliciste Marianne Hillion (pour Bombay, Calcutta et New Delhi) en passant par le comparatiste Ottmar Ette (pour Le Caire ou Tanger), pour ne citer que trois noms4. Dans son appel à rendre visible « [l]’Afrique dans la conversation des savoirs », selon une formule de François-Xavier Fauvelle5, l’essai d’Elara Bertho évite par ailleurs deux grands écueils pointés par l’historien et archéologue (qui, du fait de son poste de professeur au Collège de France, compte parmi les rares spécialistes de l’Afrique connus du grand public hexagonal) : la singularisation exotisante, d’une part, la relativisation globalisante, d’autre part6.
Une icône musicale et son compagnon au cœur des luttes tiers-mondistes
6Le propos est également nuancé lorsqu’il s’attache au couple formé par Makeba et Carmichael. L’essai met d’abord l’accent sur le parcours aussi mouvementé que remarquable du binôme, qui, même s’il s’est dissous ensuite, est essentiel pour penser les formes et enjeux du tiers-mondisme au-delà de Fanon, Castro et Lumumba (ou — pour composer un trio plus « littéraire » — au-delà de Fanon, Césaire et Memmi, mentionnés p. 24). Nul hasard si la chanteuse a compté parmi ses soutiens Amílcar Cabral, qui a organisé (en partie) depuis la Guinée la lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert : le combat anticolonial a aussi impliqué des territoires lusophones. Pour sa part, l’essai d’Elara Bertho rend justice à l’engagement artistique de Miriam Makeba, qui se traduisit par ses nombreux déplacements sur le continent africain et par sa volonté de chanter en différentes langues africaines, quitte à en réaliser des transcriptions phonétiques pour donner l’impression de les maîtriser (p. 78). En écho à sa participation éclatante au Festival panafricain d’Alger de 1969, les coupures de presse analysées par Elara Bertho témoignent alors de « la grande répétition de cette image de Makeba, érigée en icône », qui « chante quand les pays obtiennent leur indépendance » sans pour autant perdre son statut d’« image de marque du régime [guinéen] à l’échelle internationale » (voir p. 83 et p. 88).
7À ce titre, l’étude ne cède pas à une admiration sans bornes de la chanteuse ni de son couple, dont la chercheuse signale les aspects troubles avec fermeté et finesse. L’analyse du vocabulaire et de l’argumentaire de l’« authenticité », que Makeba et Carmichael « adoptent sans réserve parce qu’ils croisent, en grande partie, leurs propres aspirations » (p. 37), permet de mettre au jour l’ambivalence du soutien du couple au régime répressif de Sékou Touré, autant que l’ambiguïté de certaines pensées panafricanistes. Dans cette perspective, Elara Bertho souligne « la face sombre de ces politiques de décolonisation qui s’effectuent au nom d’une “authenticité” fantasmée, dont les contours sont redéfinis au gré des complots et des purges » (p. 23). Et l’autrice d’observer :
L’authenticité guinéenne, dans sa face glorieuse, s’incarne dans la splendeur des musiques du Bembeya Jazz National (dont le répertoire est majoritairement en maninka […]) ou encore dans les réussites virtuoses du théâtre guinéen et sa circulation internationale (dont Les Ballets africains de Fodéba Keïta ne sont que l’exemple le plus connu). Mais c’est également au nom de cette « authenticité » que se justifie la très cruelle répression à l’égard des opposants, accusés de n’être pas « authentiques » et donc, par voie de fait, d’être des « capitalistes », des « agents de la cinquième colonne », des « traîtres à la patrie » (p. 23-24).
8On n’en retiendra pas moins le refus de la chercheuse de livrer une sentence définitive quant à ce que le couple savait ou ignorait des exactions orchestrées par Sékou Touré (p. 121) : au-delà du manque de sources à ce sujet, il s’agit ainsi d’éviter la facilité et le confort surplombants d’un jugement a posteriori.
Pour une approche transatlantique des pensées et esthétiques anti-impérialistes
9L’essai n’évite pas pour autant toute perspective surplombante, si l’on dépouille cette fois l’adjectif de ses connotations négatives pour le relier à l’approche transterritoriale dans laquelle s’inscrit son autrice. En complément de sa description du parcours transatlantique du couple, la chercheuse insiste sur l’importance des connexions et relais opérés par Carmichael au fil de sa lutte multiscalaire pour l’émancipation des populations noires. Elle rappelle ainsi que ce « “premier ministre honoraire” des Black Panthers », qui fut à l’origine de l’expression « Black Power », œuvra, durant les quarante années qu’il passa en Guinée, à « faire connaître les discours de Sékou Touré en anglais, ce qui explique aujourd’hui que le leader guinéen a conservé une certaine aura auprès des activistes africains-américains » (p. 10-11).
10Si « Stokely Carmichael a joué […] un véritable rôle de passeur, de l’Afrique vers les États-Unis » (p. 11), on constate inversement certaines articulations entre, d’une part, l’appel du philosophe africain-américain Alain Locke à « fonder un “New Negro” débarrassé des clichés et des préjugés racistes inculqués par la culture esclavagiste et ségrégationniste », dans la continuité du programme poétique et politique développé par la Harlem Renaissance au début du xxe siècle, et, d’autre part, le projet de reconquête d’une « authenticité » africaine partagé par Carmichael et Touré (p. 28). Elara Bertho pose alors une question pas si rhétorique qu’il n’y paraît :
Y a-t-il eu des circulations explicites entre le New Negro et les penseurs de l’indépendance sur le continent [africain] ? Assurément. On le sait pour Léopold Sédar Senghor, socialisé aux débats transatlantiques notamment chez les sœurs Nardal à Clamart. Mais ces circulations excèdent très largement les salons parisiens. En Afrique, au niveau très local, ces thèses se discutent également, et c’est là sans doute un signe bien plus frappant d’un mouvement transatlantique de fond. (Ibid.)
11L’orientation transatlantique qui aimante le propos de la chercheuse excède du reste les relations entre l’Afrique et les États-Unis : en se fondant sur certaines analyses de Carmichael (p. 44 sq.), son essai suggère en particulier que la notion de colonialité, essentielle au sein des études décoloniales (au sens latino-américain et académique du terme), a aussi été théorisée par des figures que l’on associerait davantage, au vu des aires linguistiques et culturelles depuis lesquelles elles s’expriment, aux pensées et pratiques postcoloniales. Il ne s’agit pas pour autant de se lancer dans des querelles de datation pour déterminer quel continent bordant l’Atlantique a inventé ou conceptualisé tel élément en premier (ce qui est refusé dès la p. 12).
12En filigrane, l’essai d’Elara Bertho traduit surtout, me semble-t-il, une volonté d’œuvrer à une approche (plus) relationnelle — plus dialogique — des nombreuses productions intellectuelles et esthétiques qui, dans la seconde partie du xxe siècle, ont alimenté depuis différents lieux un engagement anti-impérialiste — que celui-ci relève d’un combat politique ou d’une démarche plus culturaliste, qui s’articulent sans cesse dans les discours et les créations de Carmichael et Makeba. De ce point de vue, l’analyse du parcours et des aspirations du « couple panafricain » au cœur du propos fait vaciller des oppositions géoculturelles et institutionnelles parfois un peu stériles entre des pensées et pratiques qui gagnent, en l’occurrence, à être pensées comme un ensemble aussi hétérogène que cohérent — un ensemble invitant, autrement dit, à une étude comparatiste.