Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Avril 2025 (volume 26, numéro 04)
titre article
Augustin Voegele

Les inventions littéraires de Frédéric Chopin

Frédéric Chopin as invented by literature
Irene Calamai, Le Mythe de Chopin (xixe-xxe siècles), Paris : Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2023, 345 p., EAN 9782406151500.

1Des premiers articles rendant compte, dans les années 1830 et 1840, des concerts où Chopin joue ses propres œuvres, à la biographie que Bernard Gavoty fait paraître en 1974 (et qui constitue presque une sorte de terminus ad quem après lequel les publications universitaires1 prennent le pas sur des productions moins strictement scientifiques, sinon toujours moins rigoureuses), Irene Calamai égrène dans son livre le chapelet des textes qui, l’un après l’autre, ont formé le mythe du musicien polonais.

2Dans sa leçon inaugurale au Collège de France2, William Marx rappelait, après Leibnitz3 et Husserl4, que, étant des monades, et n’ayant donc un accès direct qu’à une portion très réduite de l’univers, nous ne pouvons connaître l’essentiel du monde qui nous environne que par des discours ou des images. Chopin n’échappe pas à la règle : s’il nous reste les partitions de ses œuvres et les innombrables interprétations dont elles font l’objet, nous ne pouvons l’atteindre lui-même qu’à travers un feuilleté de textes qui s’apparentent davantage à des miroirs aux alouettes qu’à ces signes transparents dont parlait Sartre, et que l’on peut « traverser comme une vitre5 ».

3Chopin « lui-même », qui est-ce d’ailleurs ? Que désigne ce mot de « Chopin » ? L’homme ? Le musicien ? L’œuvre ? Les trois indissolublement, selon une perspective ressemblant à celle de Sainte-Beuve ? Le mythe de Chopin tel que l’analyse I. Calamai va dans le sens de la troisième solution : l’homme, le musicien et l’œuvre seraient comme les hypostases d’une « trinité charmante6 » nommée Chopin.

4Il ne faut pas, en tout cas, chercher de vérité factuelle sur l’une, l’autre ou la troisième de ces hypostases dans les premiers articles de presse évoquant Chopin. Dès les années 1830, en effet, triomphe la « critique métaphorique » (p. 27-42) : c’est que, d’une part, rien n’est plus difficile que d’« enserrer la musique dans le filet des mots7 » ; et que, d’autre part, la presse écrite veut faire de gros tirages — il faut donc éviter à tout prix une technicité critique qui ferait fuir le gros du public, peu au fait du lexique spécialisé. De là la relative imprécision dont font preuve aussi bien les musiciens et critiques musicaux (on ne s’en étonnera pas de la part d’un François-Joseph Fétis, mais peut-être davantage de la part d’un Berlioz) que les écrivains-journalistes (Félicien Mallefille, Heinrich Heine, Ernest Legouvé entre autres).

5De la rubrique spécifiquement consacrée à la critique musicale, Chopin s’échappe bien vite pour habiter le « feuilleton » (p. 43-82) tout entier — et en particulier le feuilleton romanesque. Balzac, ainsi, le mentionne plus d’une fois dans sa Comédie humaine (dans Ursule Mirouët — 1841 — et dans Le Cousin Pons — 1847 —, notamment) : en tant que « sujet d’actualité », Chopin lui est le moyen d’un « effet de réel8 », comme eût dit Barthes. Sous les traits de sa figure déjà mythifiée, il fournit aussi l’archétype de certains personnages de musiciens : une fois décrit le caractère, Balzac renvoie à Chopin comme à une lumière supplémentaire que le monde « réel » (sous la forme d’un mythe, en l’occurrence) pourrait jeter sur son propos. On se doute par ailleurs que Chopin est présent dans les feuilletons — mais autobiographiques aussi, et non seulement romanesques — de George Sand. Cette fois, son rôle n’est pas d’être l’instrument d’un « faire vrai9 » : il fournit plutôt le modèle (dés)incarné d’une vérité idéale de l’artiste « noble », « délicat », « désintéressé10 », que son amour presque exclusif de son art élève au-dessus de la mêlée — ce qui ne l’empêche pas toutefois, par son goût des mélodies populaires (que ce soient celles de sa Pologne natale ou celles du Berry de son amante), de communier avec le peuple, de participer à ses souffrances et à ses joies.

6Vient ensuite le temps des « hommages poétiques » (p. 89-104) et autres « tombeaux » : I. Calamai analyse en particulier ceux de Proust (1896), William Chapman (1904), Jean Cocteau (1909-1910), Anna de Noailles (1913) et Maurice Rollinat (1917). L’idéalisation de la figure de Chopin, déjà très marquée dans les feuilletons (y compris ceux de George Sand, qui pourtant connut l’homme Chopin par la chair), s’y accuse encore — rien de plus logique, d’ailleurs, Chopin ayant fait le grand « pas au-delà » en 1849. Outre le thème de la maladie (Chopin étant volontiers dépeint en « grand Phtisique11 » ou en « poitrinaire mince » harcelé par une « abominable toux12 »), et à côté par ailleurs de l’évocation de ce peuple polonais insoumis dont il serait le héros, le compositeur est décrit en chaste amant de la musique, ce qui provoque une sorte de condensation des trois hypostases de la Trinité en un seul personnage : l’amant, c’est l’homme, mais, dans la mesure où il est amant de la musique, l’homme, c’est le musicien ; et le musicien se donnant tout entier à son œuvre, il finit par se confondre avec celle-ci.

7On pourrait, bien entendu, s’attendre à une tout autre précision dans la biographie de Chopin par Liszt (1851/1879, voir p. 105-126). Mais non : car Liszt, d’une part, prétend se conduire en écrivain dans ce texte ; et, d’autre part, il est soumis, comme n’importe qui publiant à l’époque, à l’impératif du succès éditorial. Il ne peut donc se permettre de fatiguer son lectorat par des considérations trop techniciennes. Par suite, cette biographie qui influencera en profondeur toutes celles (même les plus « sérieuses ») qui suivront vaut avant tout comme le condensé le plus compact du mythe de Chopin artiste maladif, génie sublime dans un corps débile, dont la musique est le langage même de l’âme — de l’âme de l’individu qui l’écrit et la joue (car il ne faut pas oublier que le musicien Chopin est double : compositeur et pianiste, comme Liszt lui-même), mais aussi de l’âme du peuple polonais en lutte pour son indépendance.

8Au xxe siècle, le ton général de la critique changera, mais sans qu’aucun texte ni livre consacré à Chopin ne parvienne à se déprendre tout à fait de la tradition de la critique métaphorique, ni de ce mythe qui divinise Chopin, et par conséquent l’immatérialise. I. Calamai signale l’effort de nombreux musiciens, musicologues et musicographes qui tentent de développer, d’imposer même, une approche technique, et non lyrique, de la musique de Chopin. Il s’agit, en somme, de revenir à la « vérité du texte », à la « lettre » (p. 133-134) des partitions, et de secouer un double joug : celui d’interprétations d’inspiration lisztienne (semblerait-il), interprétations excessivement expressives, qui, comme dirait Gide, « f[ont] valoir le tempérament de l’exécutant » davantage que « l’excellence du morceau13 » ; et celui, aussi, de discours exagérément rhétoriques qui obnubilent, par leurs envolées trop lourdement lyriques, le génie artisanal de Chopin compositeur. Seulement, que ce soit Wanda Landowska, Boris de Schloezer, Alain, Édouard Ganche ou même l’anti-chopinien André Suarès, ni les musiciens, ni les hommes de littérature, ni les « critiques mixtes », comme les appelle I. Calamai (entendez : les gens de Lettres ayant de vraies compétences musicales, ou les musicologues ayant des prétentions littéraires), ne parviennent à échapper à l’emprise de ce mythe de Chopin qui leur impose à la fois un style (pesamment laudatif parfois) et des éléments de narration. Ainsi, ni les « hommages pour les centenaires chopiniens » (dont le fameux numéro spécial que la Revue musicale publie en 1931, et auquel collaborent, entre autres, la comtesse de Noailles, Alfred Cortot, Édouard Ganche et André Gide, voir p. 179-192), ni surtout les « vies de Chopin » (p. 193-220) qui se succèdent de 1906 (avec le Chopin d’Élie Poirée) à 1974 (Bernard Gavoty, Frédéric Chopin) n’évitent l’écueil (si c’est un écueil) de la mythification. Que ce soit dans les biographies les plus romancées ou dans celles qui se veulent le plus authentiquement savantes, que ce soit chez Guy de Pourtalès (1927), chez André Maurois (1942) ou chez Édouard Ganche (quatre volumes, 1923-1935), l’influence du modèle lisztien se fait nettement sentir.

9Au xxe siècle comme au xixe, par ailleurs, Chopin fournit un modèle aux écrivains. Pour Proust (voir p. 149-158), ainsi, les phrases de Chopin (ou plutôt : les phrases de Chopin telles que lui, Proust, les conçoit et les décrit) constituent un modèle stylistique. Reprenant et développant les analyses de Luc Fraisse14, I. Calamai montre comment les tâtonnements savamment ordonnés des phrases de Chopin fournissent au romancier de la Recherche un modèle pour réfléchir à l’esthétique, voire à la poétique, de ses propres phrases. Gide, par ailleurs, dans ses Notes sur Chopin (1931/1948), semble parler de lui-même autant que du compositeur (voir p. 167-178) : ce conflit entre un romantisme de surface, de circonstance, d’époque tout simplement, et un classicisme profond, inactuel, intemporel, et qui vient comme museler toute rhétorique, tout pathos, toute tentation oratoire, n’est-ce pas la tension fondamentale qui traverse toutes les œuvres de l’écrivain ? Quant à Julien Green (p. 159-166), son Chopin est peut-être plus troublant qu’aucun autre : chez lui, « le simple nom de Chopin suffit à évoquer un univers sensuel que sa musique, notamment les Nocturnes, contribue à déclencher » (p. 165). Cela étant, ce n’est pas parce que la musique de Chopin, et par ricochet la figure du compositeur lui-même, est souvent spiritualisée par les discours littéraires qui en informent l’image, que le musicien se voit retirer toute dimension charnelle : c’est ainsi que la main de Chopin fait l’objet d’un véritable fétichisme (Julien Green, d’ailleurs, en offrit un moulage à André Gide).

10En fait, Chopin apparaît comme une figure intermédiaire, comme une sorte d’intercesseur entre deux royaumes, ou d’envoyé, sur cette terre, d’un empire moins bassement matériel. C’est ce qui appert de l’étude statistique des « appellatifs » appliqués à Chopin, et de l’interprétation qu’I. Calamai en fait dans la troisième partie de son essai. Tous les vocables, toutes les périphrases désignant Chopin le peignent en esprit aérien qui domine de son vol inspiré les contingences terrestres dans lesquelles il est pourtant engagé. C’est un « génie » (voir p. 221-236), dans tous les sens du terme : un artiste né supérieurement doué (car le mythe de Chopin comporte, comme il se doit, une dimension étiologique), exprimant de surcroît le caractère profond (le génie) de sa patrie polonaise ; mais aussi, pour la musique et les musiciens de son temps comme de l’avenir, une divinité tutélaire. C’est, en outre, un « poète » de la musique (p. 237-246) : un poète, c’est-à-dire un artiste en proie à une « inspiration d’origine divine » (p. 241), et par conséquent menacé par ce délire créateur que l’on nomme furor. C’est, encore, un « ange » (p. 247-254), un « sylphe » (p. 265-276), voire « l’Ariel du piano » (p. 293-306). Il arrive qu’il soit dépeint également comme un « cygne » (p. 255-264) : entendez comme un être partagé entre Vénus (pour sa beauté charnelle encore que virginale) et Apollon (pour son chant sublime et qui semble « comme figé, pour toujours, dans l’instant extrême qui précède la mort », p. 26215). Il est, enfin, le « Raphaël » de la musique (p. 277-292), soit un artiste qui fixe dans ses œuvres les images d’un modèle idéal qu’il trouve non dans la réalité extérieure, mais dans les visions de son esprit — et qui sait contenir ces visions dans les limites d’un dessin d’une telle pureté, qu’il fait de lui le représentant d’un classicisme anhistorique.

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11On l’aura compris, ce livre (qui s’inscrit dans la continuité, d’une part des travaux sur la fortune littéraire de Chopin inaugurés en 1988 par le colloque de Varsovie16, d’autre part des études portant sur la formation des mythes de compositeurs17) vaut d’abord par l’effort de synthèse dont il témoigne. Si I. Calamai s’applique à rendre compte de la spécificité de chaque texte, de chaque livre consacré à Chopin, elle a surtout le mérite de dégager les lignes de force, les transversales ou les diagonales (comme eût dit Caillois) qui assurent l’unité de ce corpus, malgré son ampleur. La démonstration est en somme convaincante : il existe bien un mythe de Chopin, qui s’écrit à coups de réécritures, qui se forme à force de superpositions de discours, et dont la cohérence émerge d’une série de contradictions structurantes (Chopin, musicien en proie à une folie inspirée, est maître cependant de son art ; Chopin, être spirituel, est toutefois l’objet d’une fascination quasi charnelle ; Chopin, génie recevant le don spontané d’une musique qui s’écrit comme malgré lui, est néanmoins un travailleur acharné, qui doit lutter pour fixer sur la partition ces mélodies et ces harmonies qui lui viennent sans effort, et sembleront, en fin de compte, comme incréées).

12En outre, les analyses d’I. Calamai nous donnent à penser sur le pouvoir réflexif des références à la musique dans la littérature. Le livre, on l’a dit, met en évidence plusieurs configurations. Chez Balzac, la référence à Chopin permet au romancier de démultiplier l’efficacité de la peinture de ses caractères de fiction en les comparant à cet artiste emprunté au monde dit « réel », mais à qui son mythe prête une valeur d’exemplarité inégalée. Proust, par ailleurs, réfléchit pour ainsi dire in progress, en décrivant les phrases « au long col sinueux18 » de Chopin, à la poétique de ses propres phrases — y compris (voire en premier lieu) de celles-là mêmes où il est question du compositeur polonais. Pour Gide, enfin, faire de Chopin un classique de l’époque romantique, c’est s’interroger, pour mieux comprendre sa propre éthique d’artiste, sur la possibilité d’une esthétique transhistorique mais non anhistorique, et sur la permanence de ces valeurs de résistance esthétique (de résistance aux épanchements, aux développements verbeux, au trop-plein de mots ou de notes) que sont la pondération, la modération, la mesure.

13Enfin, ce livre a cette double vertu, d’une part de nous rappeler l’importance des minores dans la constitution d’un mythe littéraire, et de nous donner par suite envie de (re)lire les « Portraits de peintres et de musiciens » et les Notes sur Chopin à côté de la Recherche et de Si le grain ne meurt — mais aussi William Chapman et Maurice Rollinat à côté de Proust et de Gide ; d’autre part de nous inviter à réécouter, d’une oreille plus critique peut-être à l’égard des interprètes (ou plus exactement : mieux informée sur les imaginaires littéraires qui gouvernent leurs partis pris musicaux), Préludes, Nocturnes et Mazurkas.