Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Décembre 2022 (volume 23, numéro 10)
titre article
Flora Champy

Passions de Voltaire

The Passions of Voltaire
François Jacob, Voltaire après la nuit. Paris, Moscou, Genève, Ferney-Voltaire : Centre International d’étude du xviiie siècle, Publications de la Société Voltaire, 2021, 184 p., EAN 9782845591509.

1Que peut vouloir dire l’œuvre d’un écrivain grand homme ? Comment l’Histoire nous oblige-t-elle à lire ceux qu’elle nous fait célébrer ? Telles sont les questions abordées par l’ouvrage de François Jacob, Voltaire après la nuit.

2La « nuit » du titre est celle dans laquelle le nazisme a plongé l’Europe. Quel rôle a-t-on fait jouer à la figure emblématique des Lumières pour dissiper ces ténèbres ? L’enquête de François Jacob couvre un moment charnière : les deux décennies qui s’étendent des célébrations parisiennes du deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Voltaire, à l’automne 1944, au premier Congrès international des Lumières en juillet 1963. Elle évolue géographiquement entre les trois pôles des études voltairiennes durant cette période : Paris, où la Sorbonne et le Collège de France jouent (parfois à reculons, comme le montre l’ouvrage) le rôle de bastions du savoir traditionnel sur un des plus célèbres écrivains français ; Moscou, car l’Union soviétique, dépositaire de la bibliothèque de Voltaire à Saint-Pétersbourg (alors Leningrad) constitue un haut lieu de la recherche scientifique sur cet auteur ; enfin et surtout, Genève. À partir de l’inauguration de l’Institut et Musée Voltaire en octobre 1954, la ville natale de Rousseau va supplanter les capitales française et soviétique comme centre des recherches voltairiennes. C’est ce déplacement qui constitue, essentiellement, l’objet du livre, s’attachant en particulier à celui qui en fut l’orchestrateur, Theodore Besterman.

3Ce nom, formant les premiers mots du texte, présente d’emblée celui qui en constitue à la fois le personnage principal, le fil conducteur et la cible. Fondateur de l’Institut et Musée Voltaire, cet éditeur de la correspondance de Voltaire fut aussi l’instigateur du Congrès de 1963, ainsi que de la Voltaire Foundation à Oxford, encore aujourd’hui l’un des plus hauts lieux de la recherche dix-huitiémiste — notamment par l’édition des Œuvres complètes de Voltaire, enfin au complet. Or, affirme François Jacob, l’examen détaillé des circonstances et du contexte dans lesquels s’est construit le projet de recherches voltairien de Besterman amène à y voir non pas une « œuvre critique faite d’objectivité », mais « une forme “d’OPA” » menée sur les études voltairiennes « au nom de [leur] nécessaire “internationalisation” », et « dont on imagine aisément les retombées idéologiques, voir économiques » (p. 5). Si Voltaire, dans l’après-guerre, a été transformé en « figure allégorique » (p. 28), c’est donc, selon François Jacob, au prix d’une récupération idéologique qui a fait oublier des pans entiers de son œuvre et de sa vie — une oblitération dommageable non seulement pour la connaissance de Voltaire mais pour le champ entier des études dix-huitiémistes, durablement marquées par ces orientations.

4La charge est virulente : Besterman, qui se promettait d’établir la vérité sur Voltaire, notamment par un minutieux « retour aux manuscrits » (p. 5) se trouve accusé d’avoir durablement faussé notre connaissance de cet écrivain et des Lumières en général. Au-delà de la polémique, l’ouvrage, en invitant à l’examen critique d’un champ de recherches entier, soulève plusieurs questions théoriques intéressantes. D’une part, il met en évidence les partis pris à l’œuvre dans toute entreprise d’édition ou de commentaire de texte — examen dont précisément, selon François Jacob, Besterman s’est dispensé. D’autre part, à travers le cas hautement significatif de Voltaire, l’ouvrage interroge les méthodes mêmes des études de réception. En effet, selon le texte, la figure de Voltaire dans l’après-guerre offrirait un exemple de « déception1 » plus que de « réception », « s’il s’avérait qu’au malaise éprouvé face à Voltaire au moment de la Libération dût succéder une récupération ou une instrumentalisation de son œuvre à des fins idéologiquement circonscrites » (p. 5).

5C’est là l’hypothèse et la thèse de l’ouvrage. Pour comprendre comment Voltaire s’est trouvé, au cours de ces deux décennies, à la fois consacré et sacrifié, François Jacob mobilise notamment la notion de « communauté interprétative », empruntée à Stanley Fish. Nous examinerons successivement chacun de ces deux points.

Édité, réécrit, commenté, adapté : Voltaire en sa Passion

6L’ouvrage suit globalement une structure chronologique, au cours de huit chapitres brefs et alertes, chacun fermement centré autour d’une étape marquante de la réception de Voltaire dans la période considérée. Sans les énumérer tous, nous distinguerons cinq articulations principales. Tout d’abord le « faux départ » (p. 11) des commémorations françaises de 1944, pendant la Libération, où Voltaire peine à trouver sa place alors que la société française se trouve au défi de se reconstituer face aux souvenirs conflictuels de l’Occupation, de la collaboration et de la Résistance. Ensuite, contrastant avec les hésitations françaises, le souci d’exhaustivité de la recherche soviétique sur Voltaire et sa bibliothèque, conservée à Saint-Pétersbourg, étudiée notamment dans les travaux de Vladimir Liublinski. Face à l’entreprise d’édition des notes de lecture marginales, s’impose bientôt toutefois celle de la correspondance, menée par Theodore Besterman depuis les Délices, après avoir transformé en Institut et Musée Voltaire cette demeure genevoise où Voltaire habita quatre ans. La mise en place de la « “nébuleuse” Besterman » (p. 73), ainsi que l’exposé des débats qui le lient et l’opposent à ses collègues voltairiens français, anglais et américains, occupent trois chapitres. Les deux suivants sont consacrés à la réception de Voltaire auprès du grand public, de la biographie romancée de Nancy Mitford Voltaire in love (1957) aux nombreuses itérations de l’adaptation opératique de Candide par Leonard Bernstein. Enfin, le dernier chapitre décrit la mise en place et la tenue en juillet 1963 du premier Congrès international des Lumières à Coppet, en Suisse, toujours sous l’impulsion de Besterman.

7Chaque chapitre obéit à un modèle similaire, l’exposé précis et minutieux des faits aboutissant en conclusion à une série de questions générales. L’enquête historique alimente le questionnement théorique. Ainsi, en conclusion du chapitre 2 (p. 45), est interrogée la notion même d’ « œuvre », particulièrement délicate dans le cas de Voltaire où « l’œuvre » se confond souvent et peut-être trop avec « l’image » de l’écrivain. Restant sans réponse explicite, ces listes de questions laissent parfois le lecteur sur sa faim, mais le choix de cette structure interne le guide heureusement au travers d’une masse documentaire considérable. L’ouvrage trace avec brio le bilan d’innombrables sources : recherches universitaires mais aussi articles de journaux, correspondances privées, films, romans historiques, textes critiques, adaptations radiophoniques, archives diverses. Sans jamais perdre sa cohérence, l’analyse se plie aisément aux différents formats abordés, l’historien et l’exégète se faisant au besoin critique littéraire et théâtral ; François Jacob souligne par exemple avec justesse qu’en « accentuant lourdement » les correspondances de Candide avec l’actualité du moment, la mise en scène de Robert Carsen et Ian Burton au Théâtre du Châtelet en 2006 « renvoient […] la comédie musicale de Bernstein au rang de simple revue » (p. 129), oblitérant ainsi une des préoccupations majeures du compositeur, celui de la forme musicale à donner à son adaptation2. Cette question de l’adaptation possible de la forme du texte voltairien occupe le septième chapitre, peut-être le plus réussi, bien qu’il demeure un peu à l’écart du propos d’ensemble.

8La multiplicité des matériaux et des supports étudiés demande en effet, pour ne pas s’y perdre, une ligne directrice. Elle est fournie ici par la thèse d’un sacrifice, voire d’une Passion de Voltaire, illustré en particulier justement par le chapitre sept. Car si Candide permet à ses différents adaptateurs, de Jean Tardieu3 à Léonard Bernstein en passant par Norbert Carbonnaux, de réfléchir profondément aux « modalités de leurs transpositions respectives », ce questionnement d’ordre « esthétique » oblitère en réalité l’œuvre d’origine, et les thématiques chères à son auteur : « n’est-ce pas paradoxalement au moment où l’une de ses œuvres — et non la moindre — fait l’objet, aux quatre coins de la planète, d’une attention soutenue […] qu’il est proprement oublié ? » (p. 41)

9Ainsi, l’époque même où la publication de la correspondance pourrait faire croire à une meilleure connaissance de la vie de Voltaire et de son rapport à son temps est celle où il est réduit à n’être plus que l’auteur de Candide, sans même que l’on prenne véritablement en compte les réels enjeux philosophiques et littéraires du texte. Selon François Jacob, Besterman joue un rôle clef dans cette oblitération. S’installant dans l’espace laissé vide par les atermoiements de la vie intellectuelle française de l’après-guerre, encore arc-boutée sur l’épouvantail d’un Voltaire anticlérical et anticatholique opposant les « antirationalistes » aux « antinationalistes4 » (p. 58), le savant et entrepreneur anglais a eu les coudées franches pour mettre en avant un Voltaire essentiellement anglophile et libéral5.

10Le champ de recherches et de bataille constitué par Besterman autour de la réception de Voltaire s’organise alors selon « quatre dynamiques » (p. 101-102). Tout d’abord la question religieuse, qui donne lieu à divergence profonde quoique d’apparence courtoise entre le maître des Délices et René Pomeau6, défendant respectivement un Voltaire antireligieux et un Voltaire profondément déiste (p. 99). Ensuite celle de la langue : car le choix (en partie dû au refus de coopération des institutions françaises) d’éditer, en anglais donc, la Voltaire’s Correspondence, induit « une véritable prise herméneutique » (p. 101). Celle également de la définition même de « l’œuvre » de Voltaire, une fois que les Complete Works of Voltaire, succèdent à la correspondance dans l’entreprise éditoriale de Besterman. Enfin, celle du « tracé de vie7 » (p. 101), car la correspondance permet de mettre au jour des faits que l’on peut publier sous la forme de « l’histoire narrée, celle qui en lieu et place de documents ponctuels, propose aux lecteurs un récit de vie » (p. 73). Le succès de Besterman, selon François Jacob, tient au fait d’avoir compris que « l’heure est à l’histoire », c’est-à-dire que le public attend ce genre de narration biographique. Un bon exemple en est fourni par la double publication de 1957 : l’année de parution du Voltaire in love de Nancy Mitford consacré à la liaison avec Mme du Châtelet est aussi celle d’un volume de lettres éditées par Besterman lui-même, levant enfin le voile sur la longue liaison du philosophe avec sa nièce Mme Denis8 — non sans qu’une soigneuse campagne de publicité ait au préalable déjà mis cette dernière « à la mode » (p. 72) dans les milieux intellectuels.

11L’image particulière de Voltaire qui se construit à partir de ce récit se répercute dans la vision des Lumières promue par Besterman, telle qu’elle s’exprime par exemple dans la conférence qu’il donne en tant que directeur du Congrès de 1963. Ce « discours » « tient en deux points » (p. 152) : l’origine anglaise des Lumières, et la nécessité de raviver leurs principes (c’est-à-dire raison et progrès, liberté d’expression et marché libre) face à la menace soviétique et aux risques de guerre nucléaire. Pour comprendre le « projet collectif » et la « ligne idéologique » qui président à la création de la Société Internationale d’Étude du Dix-huitième Siècle, il faut selon François Jacob les définir négativement, par ce qu’ils mettent de côté : d’une part « tout sujet « religieux » ou toute communication visant à évaluer la place des écrivains catholiques du xviiie siècle » (p. 156) au profit de la seule étude et promotion de la raison anticléricale ; d’autre part « l’aspect biographique », « proprement gommé » alors même que l’édition de la correspondance offrait l’occasion de contribuer à « une contextualisation accrue des Lumières » (p. 157).

12Ce n’est donc pas seulement Voltaire, mais plus largement la connaissance des Lumières qui s’est trouvée sacrifiée, en même temps que consacrée, sur l’autel des exigences idéologiques de l’après-guerre. François Jacob nous amène en effet à voir dans la passion voltairienne de Besterman la raison et peut-être la cause d’une nouvelle Passion. La conclusion apparente les exégètes de François-Marie Arouet aux tourmenteurs du Crucifié : dans les deux cas, il faut leur « pardonne[r], car ils ne savent ce qu’ils font9 » lorsqu’ils répètent à l’envi la vulgate bestermanienne sans même en avoir conscience.

13Cette comparaison s’avère plus voltairienne qu’il n’y paraît : après tout il n’aurait peut-être pas déplu au patriarche de Ferney de supplanter le Christ, ou d’en prendre la pose, et le texte biblique lui a servi toute sa vie de modèle de lecture et d’écriture, en même temps que de repoussoir. Mais une telle analogie soulève plusieurs questions. Quel est véritablement l’objet de l’ouvrage ? S’agit-il de dénoncer les coupables d’une oblitération volontaire et organisée ? ou de voir en Besterman le porte-parole des réponses qu’une époque a demandées à Voltaire, et ainsi d’analyser les raisons historiques d’une incapacité collective à lire Voltaire autrement ? François Jacob entend résoudre ces questions en mobilisant la notion de « communauté interprétative ».

Interpréter Voltaire fait-il communauté ? L’histoire littéraire en « surplomb »

14On sera d’accord avec lui pour affirmer que l’étude de la réception de Voltaire ne peut faire l’économie d’une réflexion méthodologique avertie. Car qu’étudie-t-on alors vraiment ? Lorsqu’elle se confond avec une vision des Lumières comprises comme la défense acharnée de la tolérance, de la liberté de penser et des échanges économiques contre toutes les superstitions, la figure de Voltaire devient emblématique au point d’en perdre sens10. Pour mieux comprendre ce qu’elle peut signifier, et ce que peut impliquer cette substitution de la figure de l’écrivain à son œuvre dans la perception collective, l’ouvrage se propose de jeter par l’exemple les bases d’une théorie alternative de la réception. Sont écartées aussi bien l’enquête historique de Stéphane Zékian sur L’Invention des classiques11, trop restreinte au contexte national de la France du début du xixe siècle, que « l’esthétique de la réception » de Hans Robert Jauss, suspectée de n’être qu’un commode paravent destiné à faire oublier sa participation active à l’armée nazie12. C’est la notion de « communauté interprétative », empruntée à Stanley Fish, qui selon François Jacob permet de rendre compte de ce qui se passe dans la réception de Voltaire après la Seconde Guerre mondiale13. L’idée, avancée en introduction, est reprise dans la conclusion de l’ouvrage, en réponse à une alternative qui demeure irrésolue, du moins explicitement. Dans cette affaire, peut-on désigner un responsable ? Soit « l’empreinte idéologique a prévalu », auquel cas « l’activité de Besterman aurait été […] plus ou moins consciemment influencée, ou dirigée » ; soit « Besterman et la communauté dix-huitiémiste [ont] pu se trouver dépassés par une forme “d’appel d’air” émanant d’un monde en plein désarroi et que pouvait, fût-ce partiellement, combler l’œuvre de Voltaire » (p. 164).

15Parler de « communauté interprétative » permettrait donc d’identifier ce qu’il y a de commun, au-delà des apparences, entre le Voltaire de Charles de Gaulle et celui de Theodore Besterman, en passant par ceux de Paul Valéry, Vladimir Liublinski, Nancy Mitford et Leonard Bernstein, entre autres. La notion permettrait également d’expliquer la force du paradigme dominant de compréhension des Lumières, répété depuis docilement par des générations d’interprètes prisonniers d’une tradition qu’ils n’interrogeraient plus et qui leur ôte commodément toute « responsabilité » (p. 165).

16On peut être un peu surpris de voir la conclusion de l’ouvrage rassembler soudain dans la même « communauté » une série d’acteurs dont l’ensemble du texte s’est par ailleurs efforcé de mettre en lumière les divergences. Ce qui émerge de la lecture de ces chapitres, c’est en effet que le Voltaire français, figure contestée d’une unité nationale fragile, diffère à la fois du Voltaire soviétique et du promoteur du libéralisme économique mis en avant dans les pays anglo-saxons. Dans ce cas, comment faire du dîner entre le Général de Gaulle et Paul Valéry le 3 septembre 1944 « l’acte de naissance d’une “communauté interprétative” » (p. 165) qui aurait duré vingt ans ? À supposer que cette rencontre, dont il ne semble pas subsister de traces autres qu’une ligne dans les Cahiers de Valéry, ait effectivement porté sur Voltaire, faut-il croire que le discours de Valéry sur Voltaire à la Sorbonne et au Collège de France aient été dictés par de Gaulle ? En admettant même cette hypothèse, suffit-il à établir un lien de cause à effet entre les ambitions politiques de de Gaulle et la création de l’Institut genevois ? La « communauté interprétative » qui pourrait relier de Gaulle, fervent défenseur de l’idée nationale, à Besterman le rationaliste cosmopolite, paraît bien peu étroite.

17Selon François Jacob, ces sphères si différentes en apparence sont néanmoins réunies par des « principes épistémologiques » communs (p 165). Le lecteur comprend au cours de l’ouvrage que ces principes sont la croyance dans l’existence même d’un texte définitif pouvant être présenté comme objectif, et par conséquent, une volonté d’exhaustivité dans l’établissement du texte. Mais l’on pourrait objecter que ces idées prévalaient bien avant 1944, et n’ont été remises en cause à une grande échelle que plusieurs décennies plus tard, au cours des années 1980, lorsque l’enseignement de la littérature rompt avec le positivisme de Gustave Lanson. Or, l’idée même d’une communauté interprétative ne peut se comprendre que si plusieurs idées de l’interprétation s’affrontent14. Peut-on parler de « communauté » lorsqu’il n’y pas de véritable concurrence de croyances ? Les concepts foucaldiens « d’épistémè » ou de « système de pensée » aurait peut-être alors été plus pertinents.

18À la décharge de François Jacob, ce flou définitionnel est celui même de celui qu’il prend pour guide, Stanley Fish ne définissant pas les « communautés interprétatives » autrement par le partage de « stratégies interprétatives15 » déterminées par les buts et les intérêts de la communauté. La tautologie laisse le champ libre au critique pour définir, ou se dispenser de définir, les expressions qu’il invente, ainsi que pour justifier ou non les intentions qu’il prête aux adversaires qu’il se donne. Or, c’est bien sur ce point que la confrontation de Voltaire et de Stanley Fish peut s’avérer pertinente. L’exercice soulève trois problèmes fondamentaux, qui auraient mérité d’être pensés encore plus profondément : la question du statut du critique ; celle de l’objectivité possible dans les études littéraires ; et la pertinence ou non de contextualiser Voltaire.

19François Jacob souligne à juste titre que « l’angle de vue de Stanley Fish [nous offre] la possibilité d’une réécriture de l’histoire littéraire envisagée non plus dans sa linéarité, mais bel et bien en surplomb. » (p. 165) Mais qui sera ainsi placé en mesure et en position de dominer son objet d’étude ? François Jacob apporte une réponse rassurante : dans son cas, il s’agit du « surplomb induit par la distance temporelle » (p. 97) qui rend possible le travail de l’historien de la littérature. Le temps écoulé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale nous permet enfin de « prendre la distance nécessaire à une analyse objective de notre lecture de Voltaire » (p. 66). Par le même effet, la connaissance de l’histoire culturelle rend possible une meilleure connaissance de l’Histoire tout court : ainsi « la réception des Lumières dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale » permet-elle de mieux comprendre « l’état de la France » (p. 91).

20Ce retour d’une revendication d’objectivité dans l’analyse ne manque pas de surprendre, car rien n’est plus éloigné des thèses de Stanley Fish que cette notion-là. Or, en s’abritant derrière l’objectivité de l’Histoire, François Jacob évite d’aborder le versant sombre du « surplomb » où se place l’auteur de Is There a Text in This Class? : celui d’un critique mettant toutes les ressources de sa rhétorique au service de l’intention avouée de réduire au silence toute opinion différente de la sienne. Le texte originel de Is There a Text in This Class? est très clair sur ce point : sur la base de l’idée chomskienne de la langue comme système de signification figé, Fish affirme pouvoir décoder les intentions des critiques qui ne partagent pas ses opinions, et les leur expliquer à eux-mêmes16. On remarque ici un mécanisme que la prise de conscience des violences sexistes a mis en lumière sous le terme d’« emprise » : la vampirisation des perceptions de la victime au nom d’un système de significations assené comme seul juste et supérieur.

21Or c’est précisément ce que Voltaire nous aide à déceler. Les grands-messes dix-huitiémistes qui se sont multipliées depuis le Congrès de 1963, pour être effectivement des machines idéologiques, ont parfois aussi leur utilité : ainsi, il m’a été donné dans ce cadre d’entendre une lumineuse communication démontrant précisément comment le théâtre de Voltaire démonte les mécanismes de l’emprise17. L’actualité de sa foi déiste, en particulier, réside justement dans cet appel à la modestie en matière de connaissances humaines, et la dénonciation des prétentions totalisantes de discours de savoir prédateurs, comme le souligne justement Jean Goldzink dans la préface de son édition des Écrits satiriques18. Le richissime critique, jamais à court de discours, ne déparerait pas dans la galerie des personnages contemporains auxquels manquent cruellement de voltairiennes attaques, du « journaliste stylé à la mèche docile » aux « économistes impavides19 ». S’il peut être stimulant d’analyser la réception de Voltaire au prisme de la théorie de Fish, il semble bien plus fécond et divertissant d’étudier, à l’inverse, Fish à la lumière de Voltaire.

22L’ouvrage de François Jacob constituant avant tout un ouvrage d’histoire littéraire, les réserves formulées ici sont moins des critiques que des appels à poursuivre la réflexion théorique qu’il amorce. Étant donné son intérêt pour l’herméneutique littéraire, on peut espérer qu’il trouvera une occasion de développer ce qu’a à en dire Voltaire lui-même, qui s’est toujours montré particulièrement attentif à la manière de lire et de se faire lire. À ce propos, on esquissera pour finir quelques réflexions sur la possibilité même de lire aujourd’hui Voltaire dans un contexte qui n’est plus le sien.

Un classique non consensuel : peut-on contextualiser Voltaire ?

23Selon François Jacob, la principale erreur du Congrès de 1963 est en effet d’avoir poussé les études dix-huitiémistes vers l’actualisation forcée des Lumières en faisant l’économie d’une étape préalable, celle d’une « contextualisation accrue » (p. 157) rendue nécessaire par l’accroissement des informations sur leur objet d’étude.

24L’ouvrage souligne ainsi un problème propre à Voltaire, auteur classique mais en même temps toujours clivant — ce qui fait courir à son œuvre le risque d’être mal ou peu lue. François Jacob s’oppose à ceux qui, tels Nicholas Cronk20, voient dans Voltaire une mine de slogans où chaque époque successive peut trouver la formulation concise et profonde de ce qui lui fait défaut21. Dans cette perspective par exemple, la récente citation gauchie de Voltaire utilisée pour renforcer l’accusation portée contre Donald Trump de complicité dans l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021, malgré son caractère erroné, est moins l’indice d’une méconnaissance de Voltaire que de son indéfectible actualité.

25François Jacob ne partage pas cet optimisme. Il nous rappelle avec une juste prudence que la connaissance d’une œuvre ne peut se mesurer à la masse de tote bags imprimés au nom de son auteur. La position qu’il exprime dans l’ouvrage reprend celle exprimée dans un article publié en 2015 dans Le Temps : la distance qui nous sépare de Voltaire, de son temps, et de Voltaire en son temps, étant bien plus considérable que les parallèles que l’on pourrait remarquer entre son époque et la nôtre, il faut se garder d’y chercher des solutions directement applicables à nos problèmes. Si toutefois son œuvre peut parfois encore nous éclairer, ces illuminations ne peuvent apparaître qu’au détour d’une lecture attentive comprenant finalement ce qu’on néglige depuis trop longtemps, ses poèmes ou son théâtre22.

26On pourrait répondre que la connaissance du contexte n’est toutefois pas toujours le gage d’une meilleure compréhension du texte, comme le montre l’excellent article de Florence Boulerie. En outre, on remarquera que cette louable tentative de revenir sur l’image réductrice transmise par des générations de militantismes divers, contient un autre écueil, celui de simplement restaurer l’écrivain célèbre tel qu’il était perçu par ses contemporains. François Jacob affirme ainsi que l’oblitération de l’écrivain dans l’après-guerre rejoue ce qui s’est passé du vivant même de Voltaire : depuis son exil helvétique, Voltaire « coupé de la vie intellectuelle et mondaine de la capitale » « restait une des figures éminentes des Lumières […] peut-être moins en tant que producteur de sens que de relais de l’histoire qui s’écrivait, loin de lui, à son époque » (p. 86).

27Cette assertion a le mérite de nous empêcher d’ajouter foi sans examen à l’image traditionnelle, véhiculée notamment par le célèbre tableau de Lemonnier, d’un patriarche auquel, tel Victor Hugo à Guernesey, son exil confèrerait une autorité morale accrue qui orienterait de loin les débats de son temps. Mais n’y a-t-il pas aussi de bonnes raisons à ce que cette image soit devenue un cliché ? est-elle entièrement fausse ? Peut-on vraiment dire que la publication du Traité sur la tolérance en 1763 n’a pas « produit de sens » et n’a été qu’un « relais » de l’histoire, sans la marquer de manière décisive ? Ne peut-on pas plutôt y voir, à l’instar d’Alain Sager, le point de départ de la partie de l’œuvre qui nous concerne le plus23 ?

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28La question se pose en effet aujourd’hui de savoir si Voltaire peut encore trouver des lecteurs, comme le demande le récent ouvrage de Sylvain Menant. L’ouvrage de François Jacob suggère la nécessité du renouveau des études voltairiennes afin que la reconnaissance du plus célèbre écrivain du dix-huitième siècle offre enfin l’occasion d’une connaissance renouvelée de son œuvre. Son ouvrage, mine d’informations précises et de commentaires avisés, contribue certainement à revisiter les présupposés méthodologiques dix-huitiémistes. On ajoutera qu’afin de donner une plus grande ampleur aux travaux qui existent déjà en ce domaine, le discours herméneutique devrait prendre appel sur les méthodes critiques de son propre objet d’étude, plutôt que de chercher à imiter la théorie contemporaine. Si l’on peut, avec François Jacob, faire le pari que Voltaire mérite encore de nous passionner, c’est en particulier parce que le lire aiguise notre vigilance contre un de nos plus grands périls, l’appauvrissement de notre système de représentations collectives24.