Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Mikołaj Wyrzykowski

Errance féconde, ou comment parcourir le cinéma

Fertile wandering, or how to go through the cinema
Vincent Amiel & José Moure, Histoire vagabonde du cinéma, Paris : Vendémiaire, coll. « Cinéma et séries », 2020, 616 p., EAN 9782363583468.

1Le cinéma a autant de facettes qu’il y a de réalisateurs, chacun d’eux façonnant et réinventant ce médium à sa façon — cette pluralité concerne également l’histoire même du 7e art, ce dont était conscient déjà Jean‑Luc Godard1. L’ouvrage coécrit par Vincent Amiel et José Moure, Histoire vagabonde du cinéma (2020), non seulement met l’accent sur cette interdépendance entre la grande Histoire et les histoires créées par des artistes, mais introduit une nouvelle façon de les parcourir. Ce n’est ni une traversée des décennies de l’évolution du cinéma, ni les souvenirs des films ayant marqué le xxsiècle ; ce n’est ni un cahier d’analyses ni un manuel d’esthétique : il s’agit plutôt d’un essai où la pensée des auteurs chemine à travers plusieurs thèmes, explore des territoires et des aspects, avance et revient sur ses pas… en un mot, c’est du vagabondage, une exploration du monde « à sauts et à gambades2 ». Comment ce mode de déplacement (ou mode de lecture dans ce cas‑ci) peut‑il changer notre façon de voir les films ?

2L’histoire, d’après V. Amiel et J. Moure (tous deux professeurs en études cinématographiques à l’Université Paris 1 Panthéon‑Sorbonne), n’est pas écrite de surplomb, comme s’il s’agissait de décrire un temps déjà révolu ; au contraire, les auteurs vulgarisent parfaitement bien leur savoir et, en menant le lecteur au tout début de l’ouvrage, lui lâchent ensuite la main pour lui permettre d’explorer librement le territoire — qu’il soit déjà assez connu ou complétement nouveau, celui‑ci donne l’impression de pouvoir s’élargir grâce aux parcours multiples proposés, jusqu’à l’infini. Malgré de nombreux ouvrages tentant d’esquisser l’évolution du cinéma et proposant l’analyse des films marquants (citons seulement A World Film History3, The World Viewed4 et L’Analyse des films5 à titre d’exemple), les auteurs ont réussi à proposer une nouvelle vision de l’histoire du 7e art.

3Nous allons voir donc comment Histoire vagabonde du cinéma n’est pas une simple traversée de films ou une chronique de développements techniques propre à chaque époque, mais un parcours relevant véritablement du vagabondage et du nomadisme, en tant que ceux‑ci représentent les cheminements d’une mémoire qui, de manière circulaire, revient sans cesse sur ses pas afin de mieux avancer dans les nouvelles idées et de découvrir des territoires ou des visions encore inconnus.

4Nous verrons d’abord comment, pour J. Moure et V. Amiel, le langage cinématographique puise chez les autres arts pour devenir un art total, tout en s’en distinguant par sa technique ; nous nous arrêterons ensuite au cœur du réseau infini de chemins empruntés, selon les auteurs, par ce langage ; enfin nous nous demanderons si une telle narration vagabonde peut rafraîchir et renouveler le cinéma d’aujourd’hui qui, alors qu’il semble être partout, paraît en même temps être en déclin.

Langage cinématographique

5Le cinéma a un langage par lequel il se distingue des autres arts — mélange de photographie, de littérature et d’opéra, il les dépasse tous pour en faire quelque chose de complétement nouveau. C’est également l’enjeu de cet ouvrage, selon un processus qui consiste à prendre un élément déjà existant afin d’explorer les possibilités de sa substance et, par une prouesse technique ou un génie alchimique, à le transformer. Prenons comme exemple l’image de couverture qui est celle de Monica Wittig dans Le Désert rouge (Michelangelo Antonioni, 1964). La texture de l’image est granuleuse, son contour rappelle la forme de l’iris (procédé utilisé dans les films en noir et blanc où un cercle noir, en rapetissant progressivement, ferme la scène). Nous voyons à la fois la protagoniste du Désert rouge et Monica Wittig elle‑même ; la rousseur de ses cheveux est en contraste avec le fond gris ; dans ce gros plan elle regarde une autre personne, ou bien il s’agit d’un regard‑caméra — nous ne pouvons pas trancher. Ce ne sont que quelques aspects du langage cinématographique, tels que la couleur, l’opposition entre le réel et la fiction, la figure de la star ou encore le montage, qui forment des points de départ pour V. Amiel et J. Moure. Exemple même d’un langage du cinéma, ce gros plan « place le visage au centre du récit et au cœur du drame, tout en le fétichisant et en le détachant des aléas du monde et de l’histoire » (p. 16). C’est « la clef de voûte du discours filmique » (p. 17) — sa signature.

6Ce n’est pas par hasard que les auteurs commencent leur vagabondage par le gros plan : il est l’un des aspects qui a justement permis au cinéma de se distinguer du théâtre ou de la peinture, grâce à l’alternance entre plans d’ensemble et plans rapprochés — procédé de montage influant aussi bien la narration que les émotions du spectateur6. Ceci vaut pour l’image aussi bien que pour les formes et les matériaux qui entrent dans la fabrication du langage cinématographique. Mise en scène, point de vue, tournage ou encore effets spéciaux : en vrais historiens, les auteurs retracent la naissance de chacun de ces aspects, leur itinéraire, leurs multiples transformations, la manière dont ils sont poussés jusqu’à leurs extrémités par de nouveaux auteurs émergeants, ce qui finit ainsi par faire évoluer tout le langage filmique.

7La question n’est plus seulement la définition du cinéma7, mais plus précisément ce qui forme son langage et crée à travers lui une expérience cinématographique tangible. On songe bien entendu ici au tournage et au mouvement de la caméra, à la tension entre représentation et captation, au rapport regardant/regardé, à la profondeur de champ, à l’artificialité du montage et à la documentation du réel par le plan‑séquence. Or il faut aussi mentionner le corps et le paysage, les acteurs et les spectateurs, ou encore les rires et les larmes qui ne narrent pas simplement des histoires, mais renvoient inévitablement à eux‑mêmes — c’est‑à‑dire au langage en train de se créer8.

Forme vagabonde

8Le vagabondage est selon le dictionnaire Larousse le fait « d’errer sans but précis » ou encore « de laisser divaguer son esprit au gré de la rêverie »9. Ainsi, même si la structure d’Histoire vagabonde du cinéma est bien établie, elle n’est pas prédéfinie par un itinéraire visant un objectif final ; les thèmes proposés ne sont aucunement exhaustifs, car les auteurs n’ont pas la prétention d’écrire une chronique complète du cinéma ou une suite d’analyses des films classiques. L’organisation de l’ouvrage peut nous faire penser à une planche de jeu, comme le jeu de l’oie, offrant plusieurs cases avec des aspects cinématographiques précis — mais les auteurs ont pris la liberté de sauter d’une case à une autre, de mélanger les classiques du cinéma occidental ou asiatique avec des films peu connus, de faire une histoire de l’horreur ou des luttes au lieu d’imposer une seule Histoire du 7e art.

9La narration de V. Amiel et J. Moure se divise en plusieurs branches, en procédant plutôt par des thèmes choisis que par une évolution linéaire — bien que chaque chapitre présente le développement chronologique d’un aspect du cinéma à travers quatre films différents. L’ouvrage se divise en quatre parties : « Images des hommes et du monde » qui est une exploration de motifs tels que le corps, le paysage ou le document ; « Formes et matériaux des images » où sont étudiés les composantes du cinéma telles que la mise en scène ou le son ; « Création et fabrique des films » où l’on apprend concrètement comment se fait un film ; et enfin « Spectacle et émotions », qui s’intéresse aux effets provoqués par les images projetées sur les spectateurs. Chacune de ces parties se divise en six chapitres, ou plutôt aspects du thème exploré, et à l’intérieur de ceux‑ci six films constituent à chaque fois un point de départ pour la réflexion. Les thèmes proposés à l’intérieur de cette structure minutieuse à la fois s’entrecroisent et fonctionnent indépendamment les uns des autres, ce qui invite en effet à un vagabondage libre — mode de lecture qui rappelle celui de Marelle de Julio Cortázar10 ainsi que la discontinuité de l’Histoire telle que l’a conceptualisée Michel Foucault11. À la fin de chaque chapitre, les auteurs proposent dix films, aussi bien des classiques que des titres récents, afin de prolonger la réflexion ; cette liste est suivie d’une courte bibliographie et des notes, dispositif qui permet d’alléger la lecture pour les cinéphiles et d’ancrer, pour les autres chercheurs, les propos de V. Amiel et de J. Moure dans un plus large contexte.

10La pensée des auteurs procède en effet de façon sinueuse. Prenons comme exemple le chapitre « Points de vue », où l’on est introduit dans le thème par La Loupe de grand‑maman, film de George Albert Smith datant de 1900 et considéré « comme l’un des premiers à adopter un langage cinématographique, c’est‑à‑dire à s’éloigner du simple enregistrement d’un spectacle profilmique » (p. 232). Une œuvre marquante, car incluant une scène où la caméra abandonne son objectivité au profit d’une subjectivité. Cette petite avancée dans le langage cinématographique est développée par Hitchcock, qui réussit à quitter la place extérieure du spectateur (point de vue omniscient privilégié par les premiers cinéastes) afin d’explorer les possibilités de reactions shots (p. 236) alternés par des plans d’ensembles et des plans subjectifs. Le spectateur est à la place du protagoniste, le regard de la caméra est son regard : le phénomène est poussé encore plus loin par Max Ophuls dans Le Plaisir et atteint son paroxysme dans l’immersion produite par Fils de Saul de László Nemes. Or la réflexion n’est pas réduite à ces grandes lignes : les auteurs vagabondent d’une théorie à une autre, s’appuient sur un contexte historique précis pour passer à la philosophie de Deleuze ou aux analyses de Bazin, dévient du chemin emprunté et balaient un horizon cinématographique sans se restreindre au film figurant dans le titre. Il s’agit ainsi d’une confrontation entre théories, analyses et techniques où l’on suit le progrès du champ/contre‑champ ou de la voix off comme si on les voyait naître. Où cela peut‑il bien nous mener ?

Narrer le spectacle

11Les définitions rapportées par J. Moure et V. Amiel sont plurielles (voir l’introduction au chapitre « Plans », p. 134‑136) et les notions avancées reviennent à plusieurs reprises (la notion du découpage apparaissant dans « Montage » et dans « Récits »). Ceci produit un effet de lecture circulaire, qui ressemble moins au simple vagabondage dépourvu d’objectif, qu’au parcours d’un nomade dont l’itinéraire récurrent relie les points qui lui sont déjà connus12. La narration multiple et vagabonde des auteurs peut alors être vue comme une façon de se faire un territoire et d’y inscrire, par leurs parcours circulaires, l’histoire du cinéma — ou plutôt de sa mémoire, celle‑ci formant un corps vivant qui ne cesse de s’élargir et de créer de nouvelles configurations. Les thèmes discutés émergent d’une multiplicité d’autres, la réflexion ne se restreint pas à un seul film ou ouvrage critique, mais se trouve à chaque fois prolongée.

12Ce qui s’impose dès les premières pages comme l’enjeu principal de l’ouvrage est une nouvelle vision de l’histoire du cinéma : voir celle‑ci à travers les évolutions de certains de ces aspects permet une nouvelle lecture des films. L’herméneutique vagabonde13 se présente comme une désobéissance à l’analyse habituelle, en prenant un autre chemin ou en traçant une voie complétement nouvelle. Ainsi, voir Mulholland Drive à travers la poétique de Los Angeles comme ville de postmodernité par excellence (p. 88), ou La Féline par la peur, non montrée, qu’elle insinue au sein de son univers fantastique (p. 500), permet une lecture perpétuelle de ces signes cinématographiques et, à travers elle, une nouvelle vision du cinéma même. On ne nous propose ni d’histoire linéaire ni de méthode d’analyse du 7e art ; ce n’est pas une nouvelle philosophie14 révolutionnaire ou sa synthèse mais tout simplement une autre configuration des théories précédentes, qui met en mouvement des concepts et des plans sinon trop figés.

13La narration d’Histoire vagabonde du cinéma est en effet errante, mais c’est par cette même errance qu’elle devient féconde. Nous voyons le paysage évoluer en fonction du protagoniste dans The New World de Terrence Malick, ou la couleur fabriquer un univers artificiel dans Avatar de James Cameron et, finalement, on n’a plus affaire à une description froide de l’art imitant la réalité : l’art, tout comme son commentaire, se voit faire du monde. Cet ouvrage est une histoire d’amour et de désir que l’on prend plaisir à suivre. Chaque étape de ce parcours nous permet de sentir une multiplicité d’autres thèmes restant encore à explorer. God is in detail, pourrait‑on dire, et si c’est par lui que le cinéma fabrique un regard (p. 67), le livre de Vincent Amiel et José Moure permet d’en renouveler la vision et de la rendre nôtre.

***

14Puisqu’il n’est pas possible de faire une synthèse d’Histoire vagabonde du cinéma, nous avons opté pour la description de sa démarche, ou plutôt de son parcours. Grâce à celui‑ci, alors que beaucoup prophétisent la fin du 7e art15, nous pouvons en espérer la régénération. Chaque fin supposée, chaque rupture sont dans cet ouvrage décrites comme les déclencheurs d’une nouvelle évolution. À l’époque où le son avait été progressivement intégré aux films, on craignait déjà la mort du cinéma ; maintenant, alors que la projection est un pur divertissement (un véritable monde du spectacle16 qui prive la salle noire de la vérité de son expérience) et que les cinéphiles restent chez eux devant leurs petits écrans, on le craint à nouveau. Or la vitalité de l’art demeure dans notre façon de voir : le vagabondage des auteurs nous rappelle que revenir à l’histoire permet en même temps de la faire avancer et, ce qui paraît encore plus important, d’en faire une expérience actuelle à travers la fiction cinématographique.