Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Elisa Puntarello

« Une des étoiles du sombre ciel romantique » : fortune (& infortune) critique de Pétrus Borel

« Une des étoiles du sombre ciel romantique »: critical fortune (and misfortune) of Pétrus Borel
Aurélia Cervoni, Pétrus Borel, Paris : Sorbonne Université Presses, coll. « Mémoire de la critique », 2020, 590 p., EAN 9791023105575.

1Le nom de Pétrus Borel (Lyon, 1809-Mostaganem, Algérie, 1859), accompagné du curieux sobriquet de « lycanthrope », n’a pas été retenu par de nombreux manuels d’histoire littéraire. L’auteur des Rhapsodies, recueil de poèmes publié en 1832, de Champavert, contes immoraux (1833) et du roman Madame Putiphar (1839) a été relégué parmi les « petits romantiques ». Déjà oublié de son vivant par le plus grand nombre, sa vie et son œuvre sont vite devenues l’apanage presque exclusif des bibliophiles et des curieux. Or, cette figure de référence des Jeunes-France, que les jeunes Théophile Gautier et Gérard de Nerval considéraient comme un chef, a suscité l’admiration de poètes comme Baudelaire, Flaubert, Verlaine, et excité l’enthousiasme des surréalistes. C’est l’une des raisons pour laquelle la critique continue de s’intéresser au « lycanthrope ».

2Dans les vingt dernières années, les œuvres de Pétrus Borel ont fait l’objet de quelques rééditions : Jean-Luc Steinmetz, auteur de l’essai Pétrus Borel, un auteur provisoire (1986) et d’une biographie de référence intitulée Pétrus Borel. Vocation : poète maudit (2002), a édité Madame Putiphar (1999), Champavert, contes immoraux (2002) et un recueil de textes divers parus dans les journaux, réunis sous le titre d’Écrits drolatiques (2002). Le volume intitulé Œuvres poétiques et romanesques, publié en 2017 par les soins de Michel Brix, contient les Rhapsodies, Champavert et Madame Putiphar, accompagnés d’un choix de textes en prose et en vers. Aujourd’hui, la constellation d’outils nous permettant d’étudier cette figure curieuse du romantisme s’enrichit de Pétrus Borel d’Aurélia Cervoni.

3Conformément aux enjeux de la collection « Mémoire de la critique », cet ouvrage nous offre un panorama exhaustif de la réception de Pétrus Borel de 1831 à 1915. Certains de ces textes n’avaient jamais été republiés depuis leur parution dans la presse ; d’autres avaient été réédités dans les recueils des écrits de leurs auteurs (l’article de Baudelaire sur Pétrus Borel, par exemple, publié dans la Revue fantaisiste du 15 juillet 1861, avait été recueilli dans L’Art romantique dès 1869). Pour la première fois, l’ensemble de ces textes concernant le « lycanthrope », dont bon nombre sont anonymes, est répertorié dans un seul volume qui s’impose, de ce fait, comme un outil inappréciable pour le chercheur.

4L’ouvrage se divise en trois parties introduites par un « Préambule » d’A. Cervoni (p. 9-22) : la première (p. 23-465), la plus volumineuse, recueille les textes, au nombre de 97, en ordre chronologique de publication ; la deuxième partie (p. 467-549) est consacrée aux notices biographiques des auteurs, qui orientent la lecture des documents et facilitent leur contextualisation — à cet égard, un appel de note placé au début de chaque texte et renvoyant directement à la notice biographique relative à l’auteur rendrait la consultation plus aisée. Enfin vient une liste des œuvres de Pétrus Borel (p. 551-565) qui rend compte d’une production littéraire mince mais d’une activité journalistique intense et d’une œuvre critique considérable : Borel, en effet, a collaboré à de nombreux journaux, tel L’Artiste d’Arsène Houssaye ; il a fondé La Liberté en juillet 1832, le Satan en février 1843 (un jeune Baudelaire collaborera au journal après sa fusion avec Le Corsaire, en septembre 1844) et la Revue pittoresque en décembre 1843.

5Le répertoire des textes se signale par une extrême variété et une grande richesse : des annonces de publication d’ouvrages de ou sur Pétrus Borel, des compte rendus desdites œuvres, des notices bio‑bibliographiques, des nécrologies, des entrées de dictionnaires, d’anthologies et d’encyclopédies figurent à côté d’extraits de documents de diverse nature mentionnant Pétrus Borel (c’est le cas, par exemple, d’une lettre de Flaubert à Louise Colet et des passages tirés de l’Histoire du romantisme de Gautier et des Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle d’Arsène Houssaye). En outre, la biographie de Borel par Jules Claretie (1865), qui fit date, est reproduite en entier. Quelques articles tirés de journaux algériens nous donnent une idée de la renommée de Borel dans la colonie où il vécut et travailla à partir de 1846. Quatre textes en anglais — dont l’un par le célèbre romancier William Makepeace Thackeray — et un compte rendu en allemand, suivis de traduction, esquissent une histoire — qui reste à écrire — de la réception européenne de Pétrus Borel. L’ensemble de ces précieux documents nous permet de dégager les traits de la figure et de l’œuvre de Borel ayant retenu l’attention des contemporains et de la critique de façon récurrente au long de la période considérée ; nous nous arrêterons sur quelques-uns de ces traits, qui nous donnent une idée des débats agitant le monde littéraire au xixe siècle et qui constituent, à nos yeux, autant de raisons pour lesquelles le « lycanthrope » mérite encore notre intérêt.

« Son vrai nom était Champavert1 » : lyrisme & identité

6Lorsqu’il est question de Pétrus Borel, les frontières entre la littérature et la vie semblent s’estomper ; il est difficile de démêler la réalité de la fantaisie, ce qui nourrit la fascination exercée par cette figure. En premier lieu, Borel revendique pour lui-même le bizarre sobriquet de « lycanthrope », ce qui ne manque d’attirer l’attention des chroniqueurs. Pour la plupart d’entre eux, cet appellatif devient la cible de commentaires empreints de sarcasme : « [j]e n’ai jamais pu savoir au juste ce que c’était que la lycanthropie en matière de littérature », observe par exemple l’auteur d’une nécrologie datant de septembre 1859 (Taxile Delord, « [Nécrologie] », p. 171). La plupart des contemporains croient d’ailleurs que « Pétrus » est un pseudonyme de Pierre, la vogue des pseudonymes étant répandue chez les Jeunes-France – ainsi, le poète Théophile Dondey est mieux connu sous le nom de Philotée O’Neddy, et Auguste Maquet sous celui d’Augustus McKeat. Mais cette information est démentie par l’acte de naissance de Borel, comme le souligne A. Cervoni à la suite de J.-L. Steinmetz (p. 173, n. 1).

7Borel, en deuxième lieu, engendre une certaine confusion chez ses lecteurs en multipliant les doubles fictifs. Tout d’abord, un « je » qui, selon les conventions de la poésie lyrique, affirme s’identifier à l’auteur en chair et en os prend la parole dans les Rhapsodies. Ensuite, dans la « Notice » placée au début de Champavert, contes immoraux, l’auteur affirme que « Champavert » est le vrai nom de Pétrus Borel, auteur des Rhapsodies. Ce dernier se serait suicidé :

Pétrus Borel, le rhapsode, le lycanthrope, s’est tué, ou pour dire la vérité que nous avons promise, le pauvre jeune homme qui se recélait sous ce sobriquet, qu’il s’était donné à peine au sortir de l’enfance ; aussi peu de ses camarades connurent‑ils son véritable nom ; aucun ne sut jamais la cause de ce travestissement ; le fit-il par nécessité ou par bizarrerie ? C’est ce qu’on ignore entièrement. Autrefois ce même nom avait été illustré en littérature et en sciences, par Pétrus Borel de Castres, profond docteur, antiquaire, médecin de Louis XIV et fils du poète Jacques Borel. Descendait-il maternellement de cette famille, avait-il voulu reprendre le nom d’un de ses aïeux ? C’est ce qu’on ignore entièrement et que sans doute on ignorera toujours.
Ainsi que nous l’avons rétabli en titre de ce livre, son vrai nom était Champavert2.

8Se réclamant ouvertement du Joseph Delorme de Sainte-Beuve, Borel répand donc la légende de sa propre mort, un choix que le même Sainte-Beuve, entre autres, ne manquera pas de critiquer :

M. Borel […] croit devoir mettre en tête de ses contes une biographie mortuaire sur un Champavert, avec lequel il identifie le Pétrus Borel des Rhapsodies, de façon que, dans ce dédale de Champavert et de Pétrus, le pauvre lecteur éperdu ne sait auquel de tous ces sosies se reprendre (« [Compte rendu de Champavert, contes immoraux] », mars 1833, p. 49).

9Si nous ajoutons que « Champavert, le lycanthrope » non seulement est présenté comme l’auteur des Contes immoraux, mais que c’est aussi le héros d’une des nouvelles, la confusion n’est que redoublée. L’auteur d’un « Épitaphe de Pétrus Borel, le lycanthrope », publié dans Le Moniteur algérien en mai 1836, s’en prend au « carnaval perpétuel de la moderne république des lettres » (p. 107), où les écrivains aiment à dissimuler. Les jeunes, en effet, se font passer pour des vieux (c’est le cas de Paul Lacroix, plus connu sous le nom de Bibliophile Jacob, qui publie en 1831-1832, à l’âge de vingt‑cinq ans, les « Souvenirs d’un octogénaire »), les femmes pour des hommes — référence évidente à George Sand — et ceux qui sont peut-être bien vivants se disent morts (comme le fait Borel/Champavert, mais aussi Sainte-Beuve/Joseph Delorme).

10Si la question de la véritable identité de Pétrus Borel revient si souvent dans les textes réunis par A. Cervoni, c’est que la critique du xixe siècle ne peut se passer de mettre en relation les œuvres littéraires et la biographie de leur auteur. D’où une question majeure qui hante les lecteurs de l’époque : Pétrus Borel est-il sincère ? L’opinion des chroniqueurs, à cet égard, est partagée. Selon certains, le « lycanthrope », affecté et poseur, se complairait dans l’exagération dans le seul but de choquer son public : Champfleury, le théoricien du réalisme, familier de la rédaction de L’Artiste d’Arsène Houssaye, voit en Borel un « comédien habile » (« Pétrus Borel », avril 1882, p. 385), « forçant l’étrangeté pour dissimuler peu d’imagination » (ibid., p. 384). D’autres, en revanche, soutiennent l’authenticité de la souffrance chantée par le poète des Rhapsodies, qui affirme en ouverture du recueil :

Ceux qui liront mon livre me connaîtront : peut-être est-il au-dessous de moi, mais il est bien moi ; je ne l’ai point fait pour le faire, je n’ai rien déguisé ; c’est un tout, un ensemble, corollairement juxtaposé, de cris de douleur et de joie jetés au milieu d’une enfance rarement dissipée, souvent détournée et toujours misérable3.

11La critique contemporaine, pour sa part, est accoutumée à bien distinguer la figure de l’auteur des instances du moi poétique, propre au lyrisme, et du narrateur ; partant, la question de l’authenticité des sentiments exprimés par l’écrivain n’intéresse tout au plus que le biographe. Or, la confusion, sciemment entretenue, entre la figure de l’écrivain et ses doubles fictifs n’est pas la dernière des raisons pour lesquelles le nom de Pétrus Borel est arrivé jusqu’à nous. La vie et l’œuvre, d’ailleurs, sont traditionnellement liées chez les artistes qui se disent « maudits ».

« Nouveau Malfilâtre4 » : Pétrus Borel, poète maudit

12En se présentant, dans le prologue des Rhapsodies (1832), comme l’héritier de Jacques Clinchamps de Malfilâtre (1732-1767) — symbole, dans la tradition, de l’artiste pauvre et malheureux, mort à la fleur de l’âge — Pétrus Borel revendique ante litteram le rôle de « poète maudit ». En cette même année 1832 paraît Stello de Vigny, considéré comme le premier manifeste de la notion de malédiction poétique qui, vite devenue un topos romantique, atteindra le sommet de sa popularité dans la seconde moitié du xixe siècle.

13Dans la « Notice » qui ouvre les Contes immoraux, Borel définit Champavert comme un « jeune et fatal poète5 » ; plusieurs héros des nouvelles, en outre, comme André Vésalius et Three Fingered Jack, sont des incompris, accusés de sorcellerie par « la foule stupide et sauvage » (A[llyre] Bureau, « Champavert le lycanthrope. Contes immoraux par Pétrus Borel », mars 1833, p. 57). Pétrus Borel est un homme tourmenté, hanté par les soucis d’argent et confronté à l’échec littéraire, ce qui nourrit sa rancune envers la société de son temps et son sentiment d’être incompris par le public. Partant, les réflexions que la vie et l’œuvre du « lycanthrope » ont inspiré chez certains écrivains — à commencer par Baudelaire — qui se sont reconnus dans son expérience malheureuse sont décisives pour l’évolution du concept de malédiction poétique.

14Considérons quelques passages de l’article que Baudelaire consacre à Pétrus Borel dans la Revue fantaisiste du 15 juillet 1861 (cette notice, destinée à l’anthologie des Poètes français d’Eugène Crépet, sera refusée par ce dernier) : « Lycanthrope bien nommé ! Homme-loup ou loup-garou, quelle fée ou quel démon le jeta dans les forêts lugubres de la mélancolie ? » (« Pétrus Borel », p. 182). Baudelaire n’est pas le seul à mentionner la mélancolie, un trait typiquement associé à la malédiction poétique, parmi les caractéristiques saillantes de Borel : « l’épithète de lycanthrope, ajoutée au pseudonyme de Pétrus Borel, indique un homme affecté d’une noire mélancolie, d’une sorte d’hypocondrie bizarre par l’effet de laquelle il s’imagine être changé en loup », observait par exemple, en mars 1833, un recenseur anonyme de Champavert (Anonyme [Jules Morère ?], « Champavert, contes immoraux par Pétrus Borel le lycanthrope », p. 67).

15Baudelaire poursuit : « Quel méchant esprit se pencha sur son berceau et lui dit : Je te défends de plaire ? Il y a dans le monde spirituel quelque chose de mystérieux qui s’appelle le Guignon, et nul de nous n’a le droit de discuter avec la Fatalité » (p. 182). Le poète reconnaît donc les marques du « guignon » — « chance malheureuse et persévérante6 » — chez Pétrus Borel mais aussi chez Edgar Poe, comme le montrent les lignes suivantes tirées de « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages » (1852) : « Il y a des destinées fatales ; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts7. » Plus loin dans le même texte, Baudelaire se demande : « Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau ? Tel homme, dont le talent sombre et désolé vous fait peur, a été jeté avec préméditation dans un milieu qui lui était hostile8. » Ces passages de la notice de Baudelaire sur Edgar Poe reprennent presque littéralement l’incipit de Madame Putiphar de Pétrus Borel :

Je ne sais s’il y a un fatal destin, mais il y a certainement des destinées fatales ; mais il est des hommes qui sont donnés au malheur ; mais il est des hommes qui sont la proie des hommes, et qui leur sont jetés comme on jetoit des esclaves aux tigres des arènes ; pourquoi ?... Je ne sais. Et pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? je ne sais non plus : ici la raison s’égare et l’esprit qui creuse se confond.
S’il est une Providence, est-ce pour l’univers, est-ce pour l’humanité, et non pour l’homme ? Est-ce pour le tout et non pour la parcelle ? L’avenir de chaque être est-il écrit comme l’avenir du monde ? La Providence marque-t-elle chaque créature de son doigt ? Et si elle les marque toutes, si elle veille sur toutes, pourquoi pousse‑t-il parfois dans l’abyme, pourquoi sa sollicitude est-elle parfois si funeste9?

16Il est évident, dès lors, qu’à la base de la réflexion baudelairienne sur la malédiction poétique et sur les stigmates dont la Providence marque certaines de ses victimes il y a une lecture attentive du roman de Borel. C’est à travers le dialogue constant avec Borel et avec Poe, mené par le biais de la critique littéraire, que Baudelaire élabore le concept de « guignon » constituant, à ses yeux, la manifestation concrète de la malédiction poétique. Le poète est le premier à transférer la notion de « guignon » dans le champ littéraire « pour désigner […] la malchance de l’artiste ou de l’écrivain à qui le succès et la gloire semblent interdits10 » — un sonnet intitulé « Le Guignon » sera d’ailleurs inclus dans Les Fleurs du Mal dès l’édition de 1861.

17Dans un compte rendu des Histoires insolites de Villiers de l’Isle-Adam, paru en mai 1888 dans Le Décadent, Verlaine reconnaît que Pétrus Borel fut « en son temps une manière rudimentaire du Poète Maudit » (« Préambule », p. 20).

« Contes immoraux » : esthétique & morale

18Au xixe siècle, l’esthétique et la morale sont aussi inséparables que la biographie d’un écrivain et sa production dans l’opinion commune. Conscient de cela, Borel donne à son Champavert le sous-titre Contes immoraux, ce qui ne manque de faire discuter les chroniqueurs : ces histoires sont‑elles vraiment « immorales » ? Et en quoi ? Par ce choix provocateur, l’écrivain espère sans doute attirer l’attention du public.

19Le texte le plus représentatif du lien étroit entre l’esthétique et la morale, cette dernière influençant le jugement sur la valeur littéraire de l’œuvre, est le compte rendu de Champavert par Victor Schœlcher paru dans Le Temps, journal des progrès en mai 1833. Avec une véhémence qui n’est pas sans rappeler les violentes critiques qui seront adressées, vingt-quatre ans plus tard, aux Fleurs du Mal de Baudelaire, le célèbre abolitionniste s’écrie :

La civilisation défend de laisser aux hommes qui ont des plaies repoussantes la liberté de les montrer aux passants, la morale publique ne peut-elle défendre un livre plus laid qu’un cancer dévorant, et n’a-t-on pas le droit de dire qu’en littérature tout ce qui est hideux est immoral ? (p. 84).

20Que Borel, tout particulièrement dans ses contes, se complaît dans l’horrible et dans le macabre ne fait pas de doute ; or, il reste à déterminer si l’écrivain ne fait que rechercher un facile succès de scandale ou bien si, en revanche, il propose une réflexion sur la dégradation morale de la société de son temps.

21« [L’]auteur – observe en juin 1833 un anonyme recenseur anglais de Champavert –  ne fait pas l’apologie de l’immoralité. […] Il a écrit ce livre pour exposer ce qu’il appelle les conséquences immorales de notre état social » (« Champavert : Contes immoraux, par Pétrus Borel, le Lycanthrope », p. 88). Le roman Madame Putiphar, dont les héros sont les victimes innocentes des supplices les plus atroces – toujours crûment décrits – développe, quant à lui, une réflexion métaphysique sur le mal et sur l’homme conçu comme une marionnette impuissante dans les mains d’une Providence sadique. C’est pourquoi Arthur Symons, fin connaisseur de littérature française et ambassadeur de la poésie symboliste au Royaume-Uni, compare le message de Madame Putiphar au dénouement désespérant d’Elën de Villiers de l’Isle-Adam (« Pétrus Borel », juin 1915, p. 461). Symons partagerait sans doute la définition de Charles Lenient, professeur à la Sorbonne, qui, dans un article pourtant tout autre que favorable, paru dans la Revue politique et littéraire du 12 avril 1884, appelait Borel « un naïf précurseur des nihilistes » (« Les Bousingots (1831‑1837) [Extrait] », p. 393).

22En général, les chroniqueurs de la seconde moitié du siècle, soient-ils indulgents ou hostiles à l’égard de Pétrus Borel, sont enclins à lui reconnaître une profondeur de réflexion souvent niée dans les années 1830, lors de la publication de ses œuvres. Cela dépend, d’une part, du fait que plusieurs écrivains de la période redécouvrent l’héritage du « lycanthrope ». Nous songeons par exemple à Verlaine qui, comme le remarque Arthur Symons, emprunte l’épigraphe de la Ve « Ariette oubliée » des Romances sans paroles à une pièce des Rhapsodies intitulée « Doléance » ; Verlaine, en outre, reprend dans son poème certaines expressions et images du texte de Borel (p. 454-455). D’autre part, nous ne pouvons sous-estimer la tentation d’une lecture rétrospective des œuvres du « lycanthrope ». Une fois que Baudelaire a montré, avec Les Fleurs du Mal, qu’il est possible de faire du beau à partir de l’horrible, et que la décomposition physique et morale peuvent être l’objet de la plus haute poésie, les textes de Borel gagnent un nouvel intérêt aux yeux des chroniqueurs. Bien que la critique contemporaine soit justement méfiante à l’égard de toute lecture rétrospective, nous ne pouvons nier qu’en parcourant les textes sur Pétrus Borel notre attention de lecteurs est aiguisée par le souvenir de son illustre successeur. Considérons, par exemple, ces âpres critiques avancées par un recenseur anonyme des Rhapsodies en février 1832 :

des poésies qui feront les fières et les effrontées, qui appelleront le public bourreau et sorcier, et le poursuivront de leurs malédictions, c’est ce que nous ne supporterons pas, jamais nous ne souffrirons que des poésies aient l’air de nous insulter en face, ou de se moquer de nous (« [Compte rendu des Rhapsodies] », p. 41).

23Comment ne pas songer au poème liminaire des Fleurs du mal, où, après avoir passé en revue les pires vices et péchés, le poète s’adresse à son complice dans le crime : « — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère11 ! » ?

« Une saveur sui generis » : modernité & originalité 

24Au xixe siècle, le débat sur le concept de « modernité » est à l’ordre du jour ; le sens du terme, paru pour la première fois sous la plume de Balzac en 182212, est au cœur de discussions animées. Les écrivains que l’histoire littéraire qualifie de « romantiques » prétendent, les premiers dans le siècle, renouveler les canons artistiques. Mais qu’est-ce qu’« être moderne ? » ; qu’est-ce que l’« originalité » ? Ces questions reviennent souvent dans les écrits consacrés au « lycanthrope », considéré comme le parfait spécimen du Jeune-France. La Jeune‑France s’apparente à un phénomène de mode : ceux qui s’y revendiquent exhibent avec orgueil leur chevelure « méronvingienne » (Théophile Gautier, « Le Petit Cénacle [Extrait] », mars 1872, p. 338) — Pétrus Borel portait ses cheveux courts, mais il étalait, en revanche, une longue barbe — et leurs habits médiévalisants aux couleurs chatoyantes. Dans l’opinion de la critique, la production littéraire de ces jeunes artistes ne serait, elle aussi, que l’expression de la vogue « frénétique » — le terme est de Nodier — qui s’empara des lettres françaises pendant un court moment. De toute façon, il s’agit, comme toute mode, d’un phénomène bien cerné dans le temps : une fois le charme de la nouveauté disparu, ces coutumes dans l’art et dans les mœurs tombent vite en désuétude et ils ne laissent rien de significatif à la postérité. C’est l’opinion, par exemple, de Victor Chauvin, jugeant, en juillet 1865, que les « écrits étranges » de Pétrus Borel sont « mal à leur place aujourd’hui », et qu’ils sont « tombés, après trente ans à peine, au rang de simples curiosités » (« Pétrus Borel le lycanthrope, sa vie, ses écrits, sa correspondance, poésies et documents inédits, par Jules Claretie », p. 290). Il est indiscutable que les œuvres du « lycanthrope » sont ancrées dans les premières années 1830, tant il est vrai que Madame Putiphar, publié en 1839, est perçu dès sa parution comme un roman anachronique, puisque l’auteur exploite des motifs gothicisants vite devenus des poncifs.

25Or, si nous exceptons Madame Putiphar (qui par ailleurs aurait dû paraître en 1836), certains chroniqueurs considèrent de manière valorisante l’ancrage des Rhapsodies et de Champavert dans la période de leur composition. Ces œuvres, en effet, ne feraient pas qu’épouser la vogue d’un moment, mais elles seraient l’expression de l’esprit du temps. Alfred Des Essarts, qui rend compte de Champavert dans un article de février 1833, suggère même qu’en poussant à l’extrême certains motifs du romantisme hérités de la littérature gothique — notamment le goût pour le macabre — Borel donnerait à voir les pulsions que son époque refoule et « comprim[e] » :

Certes, notre visage du dehors si poli, si façonnier, si glacé, n’est pas le visage des héros de Champavert. Mais que notre vie intérieure est agitée ! Quand les civilisations se font si douces, si réservées, si discrètes, tremblez que leur sein ne bouillonne. La franchise trop comprimée peut engendrer le crime : M. Pétrus Borel l’a senti. (« [Compte rendu de Champavert, contes immoraux] », p. 47)

26La littérature moderne, d’ailleurs, qui, dans les années 1830, inclut les ouvres dites « frénétiques », souhaite peindre la réalité, la vérité de la société contemporaine, comme l’observe Victor Considérant dans un article intitulé « Des tendances actuelles de la littérature », paru dans L’Artiste en janvier 1833.

27La question de l’originalité est liée à celle de la modernité. Baudelaire reconnaît à Pétrus Borel « une couleur à lui, une saveur sui generis » (p. 184), et le jugement du poète n’est pas isolé : plusieurs plumes éminentes, dont celle de Sainte-Beuve, de Béranger et du biographe de Borel, Jules Claretie, reconnaissent au « lycanthrope » une identité littéraire bien définie, un style identifiable. De là à renouveler le panorama littéraire, la route est pourtant longue. Dans un compte rendu de la biographie de Claretie datant d’octobre 1865, Emmanuel Des Essarts, spécialiste du Parnasse et auteur de sept poèmes pour le Parnasse contemporain, reproche aux Jeunes-France l’exagération et l’outrance de leurs attitudes, qui ne se sont pas traduits en une révolution artistique : « mettons, une fois pour toutes, notre originalité dans nos poëmes, et non dans notre costume » (« Les morts d’hier. Pétrus Borel par Jules Claretie », p. 303). C’est en concentrant leur énergie sur leurs œuvres, au lieu d’engager une lutte stérile contre les conventions sociales, que les maîtres du romantisme ont acquis, selon Des Essarts, leurs grands mérites artistiques.

28Le succès — d’ailleurs immérité — des Rhapsodies en 1832 « prouve seulement combien les négligences de la forme pouvaient alors passer pour des hardiesses, et comme en certains cénacles on se méprenait sur le vrai sens de la rénovation littéraire », continue le journaliste (p. 305). Être moderne, en effet, ne signifie pas renoncer au travail formel (rappelons-nous que c’est un parnassien qui parle), ni faire table rase du passé, comme prétendait le faire Borel qui, dans la préface des Rhapsodies, déclarait : « je n’ai jamais tambouriné pour amasser la foule autour d’un maître, nul ne peut me dire son apprenti13. » Naturellement, une telle protestation d’originalité fait partie des topoi du discours préfaciel ; même le solitaire « lycanthrope » a ses modèles, parmi lesquels Victor Hugo et, comme nous l’avons vu ci-dessus, Sainte-Beuve. Or, bien des chroniqueurs critiquent ce refus affiché de la tradition, qui dériverait d’un manque de connaissance de la tradition elle‑même ; le résultat d’une telle ignorance est l’imitation stérile. Dès lors, les Jeunes-France ont été les victimes des poncifs, alors que les romantiques de la génération précédente, ayant su instaurer un dialogue fructueux avec les auteurs du passé, avaient réussi à renouveler le panorama artistique (voir, à cet égard, les considérations, aux tons assez violents, de Francis Wey, dans « Mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique, par M. Charles Asselineau [Extrait] », janvier 1867, p. 325). En 1882, Champfleury, qui reconnaît l’influence exercée par Borel sur Baudelaire et sur lui‑même, au début de leur carrière littéraire, souligne pourtant que la jeunesse, croyant toujours bouleverser la littérature en exploitant des images hardies et des sujets choquants, tombe facilement dans le poncif qu’elle s’efforce d’éviter : c’est puisque Pétrus Borel a voulu être original à tout prix qu’en définitive, selon Champfleury, « il ne fit pas école. » (p. 385).

« Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez14 ! » : ironie & humour noir

29La phrase que nous avons choisie pour titre du présent paragraphe est tirée de « Passereau, l’écolier », le sixième des sept Contes immoraux. Le héros du conte, Passereau, a une confiance aveugle dans la fidélité de sa maîtresse. Quand il découvre qu’elle le trompe, désespéré, il se rend chez M. Sanson, le bourreau du département de la Seine, où le lecteur assiste à un échange pour le moins absurde, dont nous reportons quelques lignes :

– Je venais vous prier humblement, je serais très sensible à cette condescendance, de vouloir bien me faire l’honneur et l’amitié de me guillotiner.
– Qu’est cela ?
– Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez15 !

30La dernière réplique est répétée trois fois, en guise de refrain, au cours de la conversation. Ne parvenant pas à convaincre le bourreau à l’exécuter, Passereau rédige une pétition adressée à la Chambre des Pairs, dans laquelle il demande d’« établir à Paris et dans chaque chef-lieu des départements une vaste usine ou machine, mue par l’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, à l’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent se suicider16. » Le gouvernement satisferait ainsi ceux qui ne souhaitent plus vivre tout en collectant un « impôt […] sur les moribonds17 » à chaque activation de la machine.

31Ces passages de « Passereau », spécialement sa réplique au bourreau, sont destinés à une grande célébrité, en particulier à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Pour Jules Claretie, biographe de Pétrus Borel, ils témoignent de l’« ironie sépulcrale » du lycanthrope, qui truffe ses contes de « bouffonneries funèbres » (Jules Claretie, « Pétrus Borel Le Lycanthrope. Sa vie. Ses écrits. Sa correspondance. Poésies et documents inédits. », 1865, p. 248). Vincent O’Sullivan, poète américano-irlandais qui, en décembre 1908, consacre à Pétrus Borel un article intitulé « A Forgotten Romantic », juge que « Passereau, l’écolier » « est un exemple très réussi de l’humour noir auquel Poe s’est si souvent essayé, en vain » (p. 433). La scène ou le héros demande à être guillotiné, poursuit-il, « est férocement comique ; c’est le meilleur exemple que je connaisse de cette manière d’écrire. » (ibid.). À l’époque où O’Sullivan écrit, l’expression « humour noir » est encore peu courante. Il en sera question dans l’article de Freud intitulé « L’Humour » (1927) ; mais la notion d’« humour noir » sera enfin popularisée par André Breton dans son Anthologie de l’humour noir (1940). Cette dernière « consacre définitivement Borel comme une figure majeure de la mythologie surréaliste » (« Préambule », p. 21).

32L’humour noir est un trait marquant du style de Borel et, selon nous, l’élément le plus susceptible de retenir l’attention du lecteur contemporain. Des études récentes, en effet, notamment le volume d’Érik Leborgne, L’Humour noir des Lumières (2018), enquêtent les procédés stylistiques que les écrivains exploitent dans les passages empreints d’humour noir, et les mécanismes psychologiques que cette forme particulière d’ironie déclenche chez les lecteurs. Dans les passages cités ci-dessus, nous pouvons remarquer que Passereau banalise la mort en contemplant avec légèreté la perspective du suicide, ce qui constitue un trait caractéristique de l’humour noir. Ce dernier s’accompagne souvent d’un effet de surprise. En conclusion de « Monsieur de l’Argentière, l’accusateur », autre nouvelle incluse dans Champavert, le narrateur commente ainsi l’exécution d’une jeune femme, Apolline : « Quand le coutelas tomba, il se fit une sourde rumeur ; et un Anglais, penché sur une fenêtre qu’il avait louée 500 francs, fort satisfait, cria un long very well en applaudissant des mains18. » Il est fréquent, comme l’observe Jules Claretie, que Borel achève ses contes par « un mot sinistre, semi-bouffon, semi-répugnant » (p. 243). L’humour noir, en outre, en vertu de l’effet bouleversant qu’il produit chez le lecteur, véhicule souvent une critique, une condamnation de la part de l’écrivain. Arthur Symons s’aperçoit, en 1907, qu’il ressort des Contes immoraux une « ironie […] qui fait d’eux un acte d’accusation sévère, personnel et, de temps à autre, magnifique » (p. 456). Le critique britannique reconnaît la profondeur de la réflexion, véhiculée par l’ironie, qui traverse le recueil :

Un homme, souffrant de quelque misère mortelle, s’élance en nous devançant dans la gymnastique de l’ironie et descend dans l’arène, tel un clown, en faisant résonner son rire mortel. Ce qui rend le livre tragique et en fait une critique bouffonne de l’existence ; il y a de la philosophie dans cet ouvrage, et un pathétique courroucé (ibid.).

33Percevoir l’ironie du narrateur, dès lors, serait fondamental pour apprécier les contes de Borel, dont la critique, en particulier dans la première moitié du siècle, dénonçait les contenus repoussants, choquants et absurdes. Un détachement ironique tel celui que manifeste Gautier dans Les Jeunes‑France, romans goguenards, s’impose d’ailleurs, aux yeux de plusieurs critiques, comme la seule clé de lecture viable pour les histoires truculentes propres au genre si vite démodé de la littérature « frénétique ».

34Or, ce n’est pas seulement dans Champavert. Contes immoraux que nous pouvons savourer l’ironie de Pétrus Borel. Comme le signale Jules Claretie, la plume du « lycanthrope » fait preuve d’« une verve funèbre, une ironie glaciale » (p. 266) dans son portrait — ou « physiologie » — du croque-mort rédigée pour les Français peints par eux‑mêmes, ouvrage collectif publié de 1840 à 1842. Dans ses articles de presse, mais aussi dans Madame Putiphar, Borel manifeste également un certain talent de caricaturiste, comme en témoigne la description de lord Cockermouth, le père de l’héroïne du roman (passage cité par Claretie, p. 254). Il serait sans doute intéressant de mener une analyse stylistique des procédés de l’écriture humoristique dans les œuvres de Pétrus Borel ; en avril 1910, Tancrède de Visan (pseudonyme de Vincent Biétrix), l’un des théoriciens du symbolisme, avance une remarque qui nous paraît encore d’actualité : « peut-être serait-il temps de faire la part de l’ironiste et du penseur chez cet homme si complexe » (« Notes sur Pétrus Borel », p. 440).

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35Pétrus Borel, remarque Baudelaire en 1861, « fut une des étoiles du sombre ciel romantique » (p. 180). Au xixe siècle, tous n’ont pas partagé cette opinion, tant il est vrai que, de son vivant, le « lycanthrope » a été la cible d’attaques féroces et que son nom est même devenu un « repoussoir » (« Préambule », p. 12), un anathème lancé à la manière d’une insulte aux auteurs défiant les conventions bourgeoises dans l’art et dans la morale. Dans son « Préambule », Aurélia Cervoni cite un compte rendu des Fleurs du mal par Léon Laurent-Pichat, paru dans la Revue de Paris du 1 octobre 1857, où Baudelaire est défini comme un « Pétrus Borel en retard » (ibid.). De toute façon, il reste que le « lycanthrope » a retenu l’attention de plusieurs contemporains plus et moins illustres ainsi que de la postérité. La vie et l’œuvre de Pétrus Borel ont catalysé certains grands débats du xixsiècle, dont nous avons donné un bref aperçu, et elles ne cessent de nous donner matière à réflexion.

36En définitive, l’ouvrage d’Aurélia Cervoni s’adresse non seulement aux spécialistes de Pétrus Borel, mais aussi à tout chercheur souhaitant revivre l’atmosphère foisonnante du romantisme des années 1830. Cette époque, en effet, où l’on se battait avec autant d’ardeur dans le champ littéraire et dans le champ politique, est souvent évoquée avec nostalgie par ceux qui la vécurent, tandis que les écrivains des générations successives tendent à idéaliser les grandes batailles littéraires menées sous l’égide des chefs de file du romantisme : la lecture des textes nous rend ainsi témoins de la naissance d’un mythe. Ce volume nous offre également une vue d’ensemble précieuse sur l’évolution de la critique au long d’à peu près un siècle. Maintenant qu’Aurélia Cervoni a ouvert la voie pour une étude de la réception de Pétrus Borel, il serait intéressant de poursuivre dans cette direction et de reconstruire la fortune (et l’infortune) de l’auteur au xxe siècle, en commençant par réunir les pages consacrées au « lycanthrope » par les surréalistes (André Breton, Paul Éluard, Tristan Tzara) qui, pour des raisons chronologiques, ne trouvent pas de place dans le présent volume.