Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Décembre 2020 (volume 21, numéro 11)
titre article
Stéphane Massonet

Jacques Derrida ou l’art d’écrire sur deux colonnes

Jacques Derrida or the art of writing on two columns
Jacques Derrida, Le Calcul des langues, Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 2020, 108 p., EAN 9782021455823.

L’ombre du savoir absolu

1Au moment où s’ouvre une réflexion sur le savoir absolu, nous sommes déjà entrés dans un hiver de la pensée. Cet hiver porte l’annonce du froid et du gel, figures de la pensée pétrifiée ou de la pensée défaite, comme celle de Napoléon qui recule devant la grande plaine glacée de l’hiver russe. Évidemment derrière ce gel, c’est le nom de Hegel que nous devinons, Hegel tel que Derrida l’a interrogé dans Glas, ce livre déroutant écrit en deux temps et déployé autour d’un dispositif de la double page. Livre fendu en deux, qui poursuit sur sa page de gauche la figure du penseur du savoir absolu, tandis que la droite donne l’écho à un autre livre, commentaire d’une autre histoire, le Saint‑Genet, comédien et martyr de Jean‑Paul Sartre. Deux poids et deux mesures d’une écriture qui se déploie au‑delà de la marge, cherchant à mettre en question d’une certaine linéarité de la lecture, brouillant ou croisant les genres et les régimes de la lecture philosophique et littéraire. Hegel d’un côté, Genet de l’autre ; bien que ce soit un Genet lu par un philosophe, lui‑même hybride puisque romancier, écrivant ici une préface aux œuvres complètes d’un autre écrivain selon un geste qui sanctifie la clôture du livre comme œuvre finie et définitive. Pareille complétude est une autre manière de maudire un auteur.

2Ce n’est pas la première fois que Hegel apparaît dans les écrits de Derrida. Il avait déjà tenté l’épreuve avec Georges Bataille quelques années plus tôt, lorsque le savoir absolu est questionné à partir du non‑savoir, lorsqu’il est travaillé à partir d’un hégélianisme sans réserve, sans provision, où même la mort ne pourrait être mise à l’œuvre, car éperdue, épuisée et donc irrécupérable. Voici donc la première tension d’une lecture sans fin. Lire Bataille à partir de Hegel pour relire Hegel à partir de tout le poids que fait peser Bataille sur sa pensée, à partir des ruses de la raison ou du point aveugle où l’œil ne peut plus voir. N’est‑ce pas ce type d’opération qui introduit la nécessité d’une lecture double, dédoublée entre deux marges. Mettre côte à côte Bataille lisant Hegel et Hegel lisant Bataille. Mais ici, l’épreuve se joue dans le texte, dans le corps même de son corpus, alors que Glas déjà visait par l’extériorité de la page quelque chose comme un déchet ou une saleté, une impureté qui ouvre la déchirure entre les deux textes, comme ce « reste » appelle le cadre d’un portrait dont le visage reste absent : « quoi du reste aujourd’hui, pour nous, ici, maintenant d’un Hegel ? » / « ce qui reste d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes ». Le texte se divise en deux, alors que le portrait en miette appelle le reste ou cette absence de Hegel comme une préfiguration du dégel.

3Si un texte comme Glas a fasciné le lecteur par une nouvelle manière de lire et de déconstruire deux monuments de la pensée, travaillant le(s) texte(s) à partir de leurs échos, de leur résonnance à travers la « double bande1 », un tel ouvrage a pu laisser le lecteur perplexe. Il marque l’aboutissement d’une expérience d’écriture qui entame le livre, le corpus, la linéarité de la lecture. Il porte l’écriture vers une démarche expérimentale qui surprend en philosophie, alors qu’en littérature, un tel travail scriptural avait déjà été préparé de longue date depuis James Joyce, Antonin Artaud ou Pierre Guyotat2. Or la philosophie découvre sa naissance dans ce signifié transcendantal. Il est donc le lieu privilégié d’une telle opération. Après que La Grammatologie annonce la fin du livre, voici que Jacques Derrida se lance dans sa réalisation pratique à travers de nouvelle forme d’écriture. Il avait déjà tenté d’autres épreuves d’écriture qui cherchent à mettre en déroute la forme traditionnelle du livre avec des textes comme « La double séance » ou encore « Tympan » qui ouvre Marges en 1972. La même année, Jacques Derrida donne cours à l’École normale supérieure avec un ensemble de huit séances qui traite de la rhétorique et la philosophie du langage. Intitulé Philosophie et rhétorique au XVIIIe siècle : Condillac et Rousseau, ce cours aboutit à deux textes : L’Archéologie du frivole qui est publié en 1973 chez Galilée en guise de préface à l’Essai sur l’origine de la connaissance humaine de Condillac, et Le calcul des langues, texte annoncé lors de la publication de L’Archéologie du frivole mais resté à l’état de tapuscrit, inédit donc jusqu’à la présente publication.

4Le Calcul des langues — Distyle a été établi par Geoffrey Bennington et Katie Chenoweth aux éditions du Seuil dans la collection « Bibliothèque Derrida », qui avait déjà publié Geschlecht III Sexe, race, nation, humanité en 2018, et La Vie la mort Séminaire (1975‑1976) en 2019. Geoffrey Bennington a publié naguère un Jacques Derrida dans la collection « Les contemporains » au Seuil, tandis que Katie Chenoweth dirige une équipe de chercheurs chargée de publier les textes posthumes de Jacques Derrida3. Dans la préface « Phalanges », les deux éditeurs situent le contexte historique et génétique de ce texte inédit, tout en émettant l’hypothèse que Le Calcul des langues aurait été abandonné pour la rédaction de Glas, alors que l’inédit dépasse de loin les ambitions du livre de 1974. L’énigme de ce texte réside dans le fait qu’il ne travaille plus l’espace entre philosophie et littérature à partir des écarts entre Hegel et Genet, mais cherche à partir d’un espace intérieur d’un philosophe comme Condillac le lieu d’un dédoublement de L’Art d’écrire qui engendre sur la colonne de droite une digression sur le plaisir de l’écriture. L’opération de la dissémination est à l’œuvre dans le corps du corpus de la philosophie, dans son centre (la métaphysique) pour se laisser excentrer entre les deux colonnes, entre son commentaire et sa divagation, entre l’économie d’une Rhétorique et son parcours délié à travers le corps. Le face à face Hegel/Genet ne peut se jouer que sur deux pages, à partir de l’opposition de la droite et la gauche. Avec Condillac, Derrida questionne la philosophie à partir de son centre, partant de son lieu historique d’où la grammatologie tente d’ouvrir le corpus textuel en faisant sauter les fausses oppositions afin de laisser circuler entre les deux colonnes tout un jeu de liaisons et d’analogies qui relient le corps du sensualisme en une théorie générale du signe. Le Calcul des langues prolonge cette ouverture, et la frivolité du geste inauguré dans L’Archéologie du frivole — d’une phénoménologie ouverte des liaisons vers une sémiologie.

5Un tel texte appelle donc une lecture vrillée, une tentative de mettre le rapport Derrida‑Condillac sur sa tête, d’une part en liant et en lisant Le Calcul des langues et ses deux colonnes dans le corps du texte L’Archéologie du frivole, d’autre part en montrant comme ce texte mort‑né annonce et suspend un moment comme Glas. Double moment pour voir comme une théorie des écarts et du supplément viennent entretenir une part de frivolité tout en regardant la mort en face, alors que la double bande se laisse déplier à partir d’un corpus multiple. Lecture à deux textes ou à trois bandes, ou à trois vitesses, qui rappelle l’ouvrage d’Arno Schmidt, Zettel’s Traum, qui date de 1970, où dupliquant son propre travail de traducteur, il invente sur trois colonnes4 le rêve d’un traducteur d’Edgar Poe qui invite d’autres collègues pour discuter des difficultés de la traduction tout en jouant sur les effets du langage tel qu’ils apparaissent dans Finnegans Wake.

Dédoublement d’écriture : l’ouverture métaphysique & ses écarts

6D’emblée, l’ouverture de L’Archéologie du frivole dresse la nécessité de la double colonne par un jeu de citations croisées. Derrida donne deux citations de Victor Cousin et de Karl Marx, qu’il place l’une en face de l’autre, en vis‑à‑vis sur deux pages. La première est tirée de son Histoire générale de la philosophie alors que la seconde provient de Contribution à l’histoire du matérialisme français. La première disqualifie Voltaire comme « homme de lettres » en déclarant Condillac comme le véritable métaphysicien du xviiie siècle, car son esprit de manque de réalité et de sens commun de l’observation l’amène à tout sacrifier à une question de style sec et précis qui sera celui de la métaphysique. De son côté, Marx invoque la nécessité d’un « système antimétaphysique positif » et la manière dont Condillac a opposé le sensualisme à la métaphysique française du xviiie siècle avant d’être supplanté par la « philosophie éclectique ». Tel est donc le moment qu’il s’agit de déconstruire : l’opposition figée entre métaphysique et antimétaphysique. Un temps où le sensualisme est instrumentalisé pour faire entrer le matérialisme anglo‑saxon sur la scène de la philosophie continentale et le frotter à l’esprit de la métaphysique. L’Archéologie du frivole est un texte qui nous fait relire Condillac différemment, par écarts et glissements entre deux métaphysiques, ou entre deux moments historiques d’une lecture sémiologique. D’une part il faut affronter le cœur de l’entreprise, à savoir entrer dans L’Essai sur l’origine des connaissances humaines, d’autre part il s’agit d’articuler ce moment où le texte laisse émerger le besoin d’une pensée de l’écart qui offre des points de résistance à la métaphysique tout en ouvrant à un bon usage de la métaphysique.

7Jacques Derrida nous prévient que la science à laquelle rêve Condillac n’a pas de nom : « Cela n’était possible qu’à critiquer la métaphysique. Il le fait. Ce qui revient régulièrement à fonder une nouvelle métaphysique. Il n’y manque pas. Ce qui implique une distinction rigoureuse et acharnée entre deux métaphysiques5 ». Tel est « l’entre‑deux » au sein duquel Derrida se prépare à naviguer avec son lecteur. Il y a donc deux métaphysiques : la bonne et la mauvaise, pour simplifier quelque peu. La mauvaise métaphysique découle d’un mauvais usage du langage, « doublé d’une mauvaise philosophie du langage », paradigme qui est devenu emblématique de la tradition anglo‑saxonne depuis Locke et qui atteint son apogée avec Wittgenstein. D’emblée, elle appelle un nouveau langage et une autre théorie du signe et des mots afin d’éradiquer ce que Condillac nomme le « vice des langues vulgaires ». Tel est le projet de la Langue des calculs. Science des commencements, de l’ouvert, de la liaison qui doit rompre avec l’idée aristotélicienne d’une philosophie première. En s’élaborant comme un empirisme qui s’ignore, cette bonne métaphysique aura la possibilité de devenir le principe générateur du général à partir des singularités que nous trouvons dans le réel. Or cette nouvelle science s’appelle métaphysique par analogie, et l’analyse devra lui permettre de remonter aux principes premiers de la connaissance qui résident dans les sensations. Cette bonne métaphysique doit dès lors se comprendre comme une théorie du signe et des liens qui modifie ce matériau premier en connaissance. Comme théorie des liaisons, la bonne métaphysique, la métaphysique sensualiste est autant une théorie du signe qu’une philosophie du langage, car pour Condillac, la science est une langue bien faite. L’écart pour Derrida entre les deux métaphysiques se joue dans cette liaison qui mène du sensualisme au sémiotisme, passage de la logique à l’analogique qui vient se cristalliser dans la métaphore biologique du « germe ». La théorie du signe aura pour but de montrer comment nos idées germent. C’est en ce point que naît la nécessité du texte Le calcul des langues, lorsque Derrida conclut : « Et si le concept de métaphore est porté par le concept de l’analogie, on n’aura encore rien dit, du germe par exemple, quand on l’aura qualifié de métaphore. Il faudra préalablement reconstituer la rhétorique et la philosophie‑rhétorique de Condillac pour soutenir une telle proposition. Je tente de la faire ailleurs6 ». Ainsi, Derrida pose le besoin de clarifier le rapport de Condillac à la rhétorique comme une extension nécessaire pour comprendre sa théorie de la connaissance, tout en soulignant comment cette rencontre entre l’exigence combinatoire et la nécessité germinative des idées offre une résistance non‑dialectique du calcul et de la genèse contre la métaphysique, et tout ce qui en elle tend à les opposer et les exclure. L’enjeu est bien la possibilité de la pensée et de la connaissance humaine comme une théorie combinatoire de signes, comme un calcul des langues. De même que la théorie de la connaissance pose la question du bon usage de la frivolité, c’est‑à‑dire de ces signes qui ne signifie rien, qui sont vides, porteurs d’aucun sens.

8Ainsi, La langue des calculs encercle la théorie de la connaissance chez Condillac, pour autant que les langues arbitraires sont considérées comme imparfaites. L’algèbre, par contre, est une langue bien faite. Rien n’y est arbitraire, tout est à sa place. L’analogie suit le lien de la pensée, ou plutôt délie le raisonnement mathématique pour montrer que la simplicité du style fait son élégance. Tel est l’ouverture du programme de La langue des calculs selon Derrida7.

9Reste à savoir si Le Calcul des langues constitue un détour de L’Archéologie du frivole ou une extension, un développement supplémentaire ? La question du détour est au centre du commentaire, commentaire méthodologique chez Condillac et déconstructif chez Derrida : « Comment un détour est‑il possible ? Comment en revient‑on ? ». Cette question pointe vers la question de la bonne rhétorique, comme tout à l’heure la connaissance liante basée sur la sensation pointe vers la bonne métaphysique. De la double bande à ce dédoublement de la métaphysique, les effets de surfaces doivent jouer un rôle dans ce qui pourrait augmenter notre rapport à l’origine des connaissances humaines, lorsque celles‑ci se laissent assiéger par la question de la frivolité.

« Relire » Condillac sur deux colonnes

10« Lire Condillac » est le sous‑titre qui figure sur la couverture de l’édition de 1976 de L’Archéologie du frivole. La préface paraît seule, détachée de son corps, agissant comme une tête dé‑pensante à distance du corpus, offrant bien plus qu’une invitation à la lecture du philosophe sensualiste. Comme le souligne un critique, Derrida propose une lecture qui change en profondeur notre regard sur Condillac : « Quoiqu’il en soit, il ne pourra sans doute plus lire Condillac du même regard qu’auparavant, et il devra en remercier le philosophe qui s’est attaché à nous le faire relire8 ». Ici, le critique mime la démarche de Condillac. Il part de la matérialité de notre regard, de la transformation de notre perception qui produit l’idée et le langage pour entamer un nouveau regard, de nouveaux liens à travers les signes. Derrière ce renouvellement, le texte Le calculs des langues relève d’une tentative de renouveler l’écriture même de la philosophie, à partir de ce Bennington appelle un « texte expérimental, expérience d’écriture et de pensée » (p. 7). Relire Condillac s’opère à partir de L’Archéologie du frivole qui conduit au Distyle de la double colonne dans Le calcul des langues. Si ce dernier texte est annoncé dès L’Archéologie du frivole, articulant les liens entre théorie de la connaissance et une théorie générale du signe, il radicalise la question de sa lecture en posant le défi de savoir comment lire un tel texte écrit en « stéréographie ». Colonne après colonne ou en retraçant en arrière la lecture pour en débouter le sens ? Le style de ce Distyle est emprunté par Derrida à Jean Genet qui publie dans la revue Tel Quel de janvier 1967 le texte « Ce qui est resté d’un Rembrandt… ». En effet, Genet poursuivait depuis les années cinquante un vaste projet d’étude sur le peintre hollandais. Au moment de la disparition de son compagnon Abdallah Bentaga, Jean Genet détruit les manuscrits sur lesquels il travaillait, dont son étude sur Rembrandt. Subsistent seulement deux fragments qui avaient été envoyé chez deux traducteurs. Devant ces deux fragments, Genet ressent le besoin d’opérer un montage sur deux colonnes, créant une lecture plus dynamique et un jeu de correspondance entre le texte et l’image. On comprend que contrairement à Glas, dans lequel les pages de gauche et de droite opposent Hegel à Saint‑Genet, ici Derrida suit au plus près le geste de Genet en opposant deux colonnes sur le même auteur, alors que la réflexion sur le peintre hollandais pointe vers la question de la vérité en peinture et le Parergon9. Dans le texte même de Derrida, les deux colonnes elles‑mêmes ne cessent de retisser la textualité de L’Archéologie du frivole. La tension est donc là, au cœur de ce travail de l’écriture et du texte, de sa lecture dans une dimension double, celle de l’échappé et du glissement entre deux colonnes. En ce sens, Le Calcul des langues prépare la disposition d’une écriture double et dédoublée entre littérature et métaphysique.

11La question que pose un texte aussi énigmatique est celui de la lecture de ce double texte distribué sur deux colonnes ? S’agit‑il de défaire les deux colonnes en les parcourant une à une ? Nous savons que Jacques Derrida a écrit son texte en deux temps. Il les a tapés sur sa petite machine Olivetti l’un après l’autre, mais sa lecture présuppose une autre ordonnance, une autre suite, une autre logique du sens et de ses débordements. Si l’approche génétique ne clarifie pas la manière dont il faut approcher cette nouvelle lisibilité, la manière dont il met en question un certain ordre du livre, il faut replacer cette question dans son rapport à l’histoire, au détour du livre, de l’archive et de la trace. Au détour de l’histoire, relire Condillac renvient à lui rendre sa place dans une certaine histoire de la pensée, celle de la métaphysique occidentale. D’une part, cette relecture est une tentative d’arracher Condillac de la lecture d’un Maine de Biran, qui dénonce et rejette son dualisme entre sensualisme matérialiste et idéalisme mathématique comme les inconstances d’une théorie qui ne cesse de changer et d’évoluer. D’autre part, Derrida veut répondre à la lecture de Foucault qui dénonce dans sa logique les raisons pour lesquelles elle ne pouvait pas former une science. On trouve dans Le calcul des langues la reprise du différend entre Derrida et Foucault, différent qui se posa avec leur lecture de Descartes et le statut de la folie dès 1964 avec « Cogito et histoire de la folie »10, texte qui suscita la réponse de Foucault intitulée « Mon corps, ce papier, ce feu » à l’occasion de la réédition de Histoire de la folie en en 1972 chez Gallimard. L’année suivante paraît L’Archéologie du frivole et le débat se déplace de Descartes à Condillac. Alors que le titre du livre de Derrida propose une réponse détournée à L’Archéologie du savoir, travaillant l’écart entre l’archive et la trace, entre le document et l’écriture, il ne manque pas de dénoncer « la contrainte toute puissante d’une mythique épistémè » qui relève d’une configuration épistémologique de l’histoire « qui ferait du tableau, du code fini et de la taxinomie sa norme déterminante11 ». Le Calcul des langues constitue une réponse à cette critique de l’historicisme foucaldien à partir d’une lecture « stéréophonique » qui tente de mettre en abyme la logique représentative du tableau. Si selon Foucault, la logique de Condillac « ne permettait pas une science où le visible et le dicible fussent pris dans une totale adéquation12 », Derrida tente de montrer comment une telle théorie du signe est rendue impensable à partir du concept d’épistémè classique qui oppose mathesis et genèse des ordres empiriques. En fait, Derrida déconstruit ici le rapport du tableau et de la représentation à l’âge classique tel qu’il est dépeint dans Les mots et les choses. Au détour de Genet et de son Rembrandt mis en miette et réduit sous forme de déchet, on assiste à l’opposition entre Les Ménines et les portraits de Rembrandt qui ont tant fascinés Genet. Comme le rappelle Deleuze, Foucault décrit avec les Ménines « un régime de la lumière qui ouvre l’espace de la représentation classique, et y distribue ce qui est vu et ceux qui voient, les échanges et les reflets, jusqu’à la place du roi qui ne peut‑être qu’induite comme dehors du tableau13 ». Par contre, Genet parle de lenteur et de lourdeur bovine du regard qui se pose sur une toile de Rembrandt, qui est habitée par « une odeur d’étable »14. Au jeu de lumière foucaldien s’oppose l’opacité de portraits qui fuient la transparence, car nimbés de solitude, de souffrance et de mort. Si les autoportraits tardifs du peintre hollandais s’opposent à celui du peintre espagnol15, c’est surtout la structuration de l’espace voyant hors tableau qui occupe Derrida. Foucault y met en jeu la place du roi, c’est‑à‑dire celle du spectateur ou du Sujet voyant, tandis que Derrida va privilégier les effets de marge, du passe‑partout ou d’ornementation qui cadre la peinture de l’extérieur. L’ornementation, en termes de rhétorique, pose la question de son économie, de l’apprentissage du bon usage de la langue qui est une affaire d’éducation du Prince. Si Genet lui permet de déchirer l’épistémologie de la pensée classique pour le mettre en miette afin d’en recoller les bouts sur deux colonnes, il redistribue la place du sujet et du corps de son auteur. Cette mise en garde est posée comme le besoin de limiter « avec conséquence l’autorité d’un « auteur » sur son « propre » corpus »16. La lecture de Condillac dans Le calcul des langues va partir de ce point pour en suivre le mouvement. Il va parcourir le corps sensible du philosophe, de la main de la statue de Condillac jusqu’à la langue, pour montrer l’acheminement du signe à partir du sensible, partant de ce double coup d’envoi vrillé d’une citation de Condillac que le lecteur pourrait croire que Derrida fait passer pour sienne et la question de la cicatrice, de la trace, du membre mutilé et des plaies des pères de l’église. Derrida fait glisser la déconstruction de la pensée de Condillac de sa signature et de son autorité à celle du corps pour un suivre les liaisons.

12L’analogie rassure contre la prolifération du signe et du sens. La colonne de gauche insiste sur ce qui chez Condillac résiste à toute tentative de lecture historique en regard d’une déconstruction qui met en jeu les hésitations et ce qu’elles refoulent, tout en montrant ce qui déborde le système pour accéder à ce point où le sensualisme se transforme en une sémiotique. Le texte se laisse absorber par le contre‑texte. Le commentaire ne suffit plus. Le cours de Derrida sur la Rhétorique et la Philosophie déjoue l’idéologie de toute lecture historiciste ou archéologique, partant de ce que Derrida nomme le cercle encyclopédique. Au jeu de la grande et de la petite rhétorique, Derrida montre comment une ronde sémantique ne cesse de circuler dans les deux sens entre philosophie et rhétorique. Si la philosophie est une science de l’archè, dire l’origine présuppose toujours que nous sommes déjà dans le langage. Comme science, la philosophie précède la petite rhétorique, alors que comme apprentissage, la grande rhétorique précède toujours la philosophie puisqu’il faut savoir bien parler pour bien penser. D’emblée, la question de la Rhétorique comme « art du bien parler » nous amène à la limite de la grammaire et de son dépassement par la voie du calcul, car elle est la science des signes et du langage. Ceci détermine la place singulière de Condillac et d’un « ensemble historique qui ne se laisse pas encadrer par l’historien des idées, ne fait plus tableau et commande une lecture stéréographique, mobilisant plusieurs plans, reconnaissant l’hétérogénéité des sites textuels, libérant le texte de sa petite clôture graphique ou discursive17 ». Manière polie de renvoyer l’archéologue à la Rhétorique pour questionner les présupposés idéologiques de son histoire de l’analyse des discours.

13Ainsi, la colonne de gauche appelle la colonne de droite, pour échapper à la logique du tableau et aux présupposés impensés de la représentation. Bref, c’est toute la figure de la frivolité qui vient ici s’opposer à l’archéologie des représentations culturelles du savoir. Alors que la pensée de Condillac s’articule autour de la liaison, où la métaphore et la pensée sont traversées par un principe selon lequel le même génère le même, Derrida veut considérer la liaison comme une théorie des écarts. Et si la liaison nous invite toujours à ne pas sortir de notre sujet grâce à la suture rhétorique, Derrida nous fait glisser du côté de Freud pour nous rappeler que le travail du rêve se fonde sur des liens de correspondance et de ressemblance. Ici, Derrida nous ramène en ce lieu de son différents avec Foucault, à propos du statut du rêve et de la folie chez Descartes. Après la mort Michel Foucault, Derrida a refusé de reprendre seul les termes du débat, nourrit d’une « sorte d’enchainement dramatique, de précipitation compulsive et répétée18 », tout en indiquant que la justification de ce dialogue se situait du côté de Freud, qui inaugure la problématique de la cicatrice dans la colonne de droite. Suivant le vertige méthodologique, Derrida propose de suivre « la grammaire du corps, la route de la nature » (p. 41), pour aboutir à une physique des gestes et au langage d’action, afin d’assurer le passage du signe naturel du corps vers le signe artificiel du langage. Ce passage, nous dit Condillac, est celui du pantomime par lequel le corps peut exprimer chacune de nos pensées, car l’analogie passe par le corps et met le doigt sur la langue en produisant de la suppléance. Derrida évoque un « toupillage disséminal » afin de décrire cette prolifération de signes et de sens, alors qu’une théorie générale de la métaphore justifie ce passage d’un sens à l’autre, entre l’œil et l’oreille, ou du doigt à la langue.

14Puis vient ce point, où la colonne de gauche reste inachevée sur le titre d’un chapitre tronqué et découronné de Condillac, tandis que la droite continue avec une explication sur la main. Ici, dans un style typique de déconstruction, il faut suivre l’opposition de la voix et de la main, la voix qui dit la présence d’une parole et celle qui écrit le « corpus » ou qui chez Condillac explore le corps. Ainsi, Derrida continue l’investigation de la main de la statue de Condillac, la main comme seule organe analytique capable de connaître son corps en se touchant. Derrida prête une attention particulière aux passages raturés, aux effets de réécriture, par exemple lorsque le terme « main » est remplacé par « membres », initiant une perte de la flexibilité de la main, sa dextérité comme articulation objectivante et calculatrice. Ici, l’interprétation de l’instance digitale de Condillac permet de faire émerger un impensé dans le discours de Condillac : « la loi commune qui conjugue le principe d’articulation au principe d’auto‑affection met le doigt dans la bouche » (p. 97). Ici, la langue apparaît comme l’autre organe à côté de la phalange qui est une extrémité du corps capable d’articuler l’auto‑affection. Au cœur du discours de Condillac, Derrida relève à travers ce jeu de glissement du doigt à la langue l’opposition qui fait osciller le sens du calcul des langues vers la bouche comme lieu d’échange et de suppléance de la main19. Le corps s’ouvra ainsi à la circulation d’analogies où un organe peut devenir l’autre. Ainsi se dessine la cohérence entre connaissance, sensations et La Langue des calculs. Elle joue sur cet échange de signes, « de la langue la plus naturelle à la langue la plus artificielle, qui sont toutes deux d’abord entre les doigts, mais qui suppose que le doigt puisse devenir langue, que la langue puisse toucher, pénétrer, montrer et articuler comme un doigt » (p. 98). Poursuivant l’analyse manuelle de la découverte du corps, Derrida suit Condillac lorsqu’il se demande lorsque la main perd ses doigts, si nous sommes encore capables de calculer. Avec une main sans doigt, le membre mutilé ne met pas simplement en cause la possibilité du calcul, mais la mobilité et la flexibilité même de l’articulation qui forge la connaissance tactile.

Écrire le chiffre comme glyphe de la langue

15Pratique d’une double écriture qui laisse les sens se disséminer à travers le corps du philosophe (ou de sa statue) et de la philosophie, cette écriture sur deux colonnes dans Le Calcul des langues permet de prendre la mesure de l’importance de Condillac dans la pensée de Jacques Derrida, ainsi que l’enjeu de la sémiologie au début des années soixante‑dix. C’est un Condillac qui tend quelque peu vers Hegel qui apparaît dans ces pages, préparant la voie vers Glas. Le texte esquisse également des problématiques récurrentes à travers les écrits ultérieurs de Derrida : la signature, le toucher, la cicatrice, la question du style à travers la rhétorique. Au jeu des citations qu’il fait passer pour sienne, l’effacement du nom et de la signature du philosophe entame un glissement, à tel point que l’on ne sait plus qui parle entre Derrida et Condillac. Ce jeu s’étend jusqu’au titre du livre qui est tout simplement, en renversant par chiasme, un titre de Condillac. Ainsi, La langue des calculs devient Le calcul des langues. Notez le déplacement du pluriel, le déplacement du « s » du calcul vers les langues. Il existe plusieurs langues comme il existe plusieurs colonnes, plusieurs écritures. Dissémination de ce nœud de la grammaire et de la logique comme « un seul et même art » chez Condillac (et qui vise la perfection d’une langue bien faite) vers ce que déjà Derrida mettait en lumière dans un texte comme Nombres de Philippe Sollers, où l’écriture se structure selon un principe de progression mathématique d’une double suite : quatre chiffres (1, 2, 3, 4) dont la somme donne 10 et une séquence ordonnée qui va de 1 à 100. Le roman se structure donc selon dix séquences de la suite (1, 2, 3, 4). A la précision mathématique du roman, Derrida tente de déborder cette machine qui s’auto‑lit par le débordement du surnombre qui vient ajouter un onzième paragraphe dans son commentaire (10+1).

16Philippe Sollers aime rappeler ce geste d’amitié avec lequel Derrida avait jadis écrit sur son livre Nombres un texte qui fut repris dans La dissémination. Avec la traduction américaine de ce texte et son succès subséquent, le malheur voulut que Nombres de Sollers n’a jamais été traduit et donc ne soit pas disponible en anglais. Pour le lecteur anglophone, Derrida parlait d’un texte fantôme qui n’existe pas, un texte presque borgésien en quelque sorte. Pourtant, c’est bien à partir de ce texte que s’inaugure une logique de la dissémination, une écriture qui glisse et déborde sur deux colonnes, tandis que Condillac à son tour vient occuper un non‑lieu quelque peu absent dans l’histoire de la philosophe. Il aura fallu attendre près de quarante‑sept ans pour que le lecteur de L’Archéologie du frivole puisse enfin lire Le Calcul des langues, texte annoncé et que le lecteur aurait à son tour pu croire fantomatique et inexistant.

17Le Calcul des langues permet enfin de déployer toute l’ampleur du commentaire de Derrida sur Condillac comme une « classique » lecture de déconstruction. Analyse contre analyse, les trois figures du discours de Derrida face à la philosophie de Condillac sont le « dissoudre, le décomposer et le déformer », qui ressemblent à une mise à l’épreuve pour en finir une bonne fois pour toute avec la métaphysique occidentale. Quant à l’écriture de Jacques Derrida sur deux colonnes, il semble que ce soit à Philippe Sollers qu’il doive cette découverte, lorsque celui‑ci publie dans la revue Tel Quel de janvier 1967 le texte de Jean Genet « Ce qui reste d’un Rembrandt… » déjà signalé. Jacques Derrida collabore régulièrement à la revue de Sollers vers la fin des années soixante (de 1964 à 1968), où le travail sur l’écriture recroise théorie, philosophie, littérature et linguistique. Une telle disposition sur deux colonnes de son double texte qui dédouble la lecture des deux fragments en une forme de commentaire en miroir où l’une des colonnes répond à l’autre relève avant tout des expériences qui ont cours dans le milieu de Tel Quel, qui a reconnu l’importance de Condillac. Philippe Forest dans son Histoire de Tel Quel rappelle comment Philippe Sollers et Michel Foucault, dès 1964, présentent aux éditions du Seuil le projet d’une « Bibliothèque de l’histoire du langage » dans laquelle devait paraître les Essais sur le langage de Condillac20. Puis en 1969, dans son histoire de la linguistique, Julia Kristeva rappelle comment Condillac propose une théorie du signe comme principe générale de la langue qui nécessite d’identifier les voies qui mènent de la sensation au signe linguistique 21. Indubitablement, un tel contexte aura marqué la lecture de l’œuvre de Condillac par Jacques Derrida, de son expérience d’écriture jusqu’à la publication de ce tapuscrit posthume.

18Le Calcul des langues marque la clôture d’un certain type de débordement de l’écriture philosophique. Ce texte donne au lecteur la possibilité de reprendre la discussion entre Derrida et Condillac, pour en poursuivre le mouvement de déconstruction de la métaphysique à partir de la place que la frivolité vient y tenir entre rhétorique (comme art de la liaison) et une théorie générale du signe. Ce texte est traversé par une énigme, qui pourrait être son effacement comme une trace originaire d’une tentative de bousculer et de questionner le rapport de la philosophe à l’écriture. Selon Platon, le bon discours est toujours celui qui possède une tête et une queue. En faisant proliférer les écritures sur deux colonnes, de l’archéologie au calcul, nous assistons à une première mise en déroute de la lecture linéaire du traité philosophique, qui va de la tête à la queue, laissant cette lecture glisser entre la droite et la gauche, entre la langue et le doigt, l’analogique et le digital pour aboutir à une articulation di‑logique qui circule entre les deux colonnes pour les besoins de la lecture. Ici, l’animal ne cesse de se mordre la queue tandis que le philosophe, naviguant entre sensualisme et sémiotique, entre rhétorique et calcul, reste embarrassé devant la question du lien, de l’articulation et de la combinaison.