Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Septembre 2018 (volume 19, numéro 8)
titre article
Guillaume Cot

Les rires de Paris : théâtre & comique à la fin du XVIIIe siècle

Stéphanie Fournier, Rire au théâtre à Paris à la fin du XVIIIesiècle, Paris : Gallimard, coll. « L’Europe des Lumières », 2016, 779 p., EAN 9782406058519.

1La question du rire au théâtre est, pourrait‑on dire, aussi vieille que le théâtre et que sa théorie, puisque la seconde partie de la Poétique d’Aristote, aujourd’hui perdue, devait traiter de la comédie et du rire. Le rire est un affect spécifique, une joie pure selon Spinoza (scolie du corollaire 2 de la proposition 45 du livre IV de l’Éthique) qui se déploie collectivement au théâtre à partir de la réaction à une scène comique qui peut prendre plusieurs formes : comiques de situation, de répétition, de gestes, de mœurs ou encore de mots. Le théâtre de la fin du xviiie siècle se situe à une époque charnière dans l’histoire du rire dans la comédie française. Alors que la première moitié du siècle est marquée par les personnalités de Marivaux, Goldoni, ou encore Destouches, la période qui entoure la Révolution française n’a laissé que peu de poètes comiques marquants, à l’exception de Beaumarchais, dont la production théâtrale est relativement réduite en comparaison avec celle de ses prédécesseurs. En s’attaquant à la question du rire au théâtre à la fin de ce siècle, Stéphanie Fournier explore donc un champ relativement méconnu de l’histoire théâtrale. De plus, en abordant cette question du point de vue du rire, c’est‑à‑dire de l’effet corporel spécifique produit, en l’espèce, par une scène de théâtre, elle décale son analyse par rapport aux questions génériques qui se posent tout au long du siècle (l’opposition entre comédie et tragédie, la naissance du drame bourgeois), pour s’intéresser à un phénomène social bien plus qu’à un corpus littéraire.

Transformations du théâtre

2L’ouvrage s’attache à montrer que la transformation du paysage théâtral au cours de la période étudiée affecte jusqu’au rire lui‑même, quand bien même il semblerait être une réaction spontanée, détachée de toute considération idéologique, juridique ou structurelle. La première de ces transformations est à la fois juridique et économique. Le xviiisiècle est, dans l’ensemble, une ère où pèsent sur l’ensemble du théâtre français un régime de monopoles1 : à Paris notamment, seuls quelques théâtres disposant d’un monopole peuvent représenter des pièces parlées. D’un point de vue strictement juridique, le régime des monopoles royaux disparaît avec le décret‑loi du 13 janvier 1791, qui instaure la liberté de construire des théâtres. Cependant, ainsi que le montre l’autrice, ce régime de monopole tend à se desserrer vers la fin du règne de Louis XVI. Elle insiste à juste titre sur le fait que la Révolution française n’est pas l’initiatrice de cette transformation profonde, et que le décret‑loi du 13 janvier 1791 ne fait que la précipiter. En effet, les décennies qui précèdent la Révolution voient l’avènement d’un ensemble de petits théâtres qui concurrencent les théâtres classiques disposant du monopole royal. L’autrice propose ainsi une étude détaillée des fonctionnements du Théâtre de Nicolet, de l’Ambigu‑Comique, le Théâtre des Associés, celui des Délassements‑comiques, du Théâtre Beaujolais, du Théâtre Montansier et de celui de Monsieur. Elle montre que chacun de ces théâtres dispose de ses propres stratégies commerciales en vue d’attirer le public, et que le rire y prend souvent une part essentielle. Ainsi, le rire n’est pas seulement une production affective qui a lieu pendant la représentation, mais un argument de vente, et un moyen pour les théâtres d’assurer une fidélité du public. De fait, le rire permet l’extension commerciale des théâtres sans monopole, et a, d’une certaine manière, causé la fin de ce régime juridique.

3Cette transformation du paysage théâtral ne se limite pas aux lieux de représentation : le statut des comédiens change également de manière sensible à la fin du xviiie siècle, au‑delà de la question de l’extension de la citoyenneté aux comédiens sous la Révolution française, notamment étudiée par Paul Friedland2. La seconde moitié du xviiie voit en effet naître une génération de comédiens et comédiennes qui s’impose dans la société française comme maîtres d’un véritable art du jeu. Cette situation nouvelle se traduit par une intense réflexion sur le jeu, ainsi qu’en attestent, par exemple, l’Art du Théâtre(1750) de Luigi Riccoboni, ou, plus tard, les Mémoire sur Lekain et sur l’art dramatique (1825) de Talma. Un régime de vedettariat se met alors en place, et les noms de Lekain, Clairon, Dazincourt, Talma ou Préville deviennent à l’époque aussi connus, voire parfois plus, que les auteurs joués. Or, l’existence du régime de vedettariat affecte également les petits théâtres, ceux qui ne disposent pas d’un monopole. Ainsi, S. Fournier décrit l’extension de la renommée de l’acteur principal de la pièce de Dorvigny, Janot ou les Battus paient l’amende, jouée pour la première fois le 11 juin 1779 au Théâtre des Variétés‑Amusantes. Le personnage principal, joué par l’acteur Volange, devient, selon S. Fournier, un véritable phénomène, à tel point qu’elle le prend comme exemple‑type de type théâtral comme il en a existé d’autres à la fin du xviiie siècle (comme le Père Duchesne, Cadet Roussel, ou Madame Angot). En allant jusqu’à parler de « janotisme », l’autrice montre qu’en matière de théâtre comique, le vedettariat est intimement lié au personnage, de sorte qu’on pourrait parler d’un régime mixte de vedettariat, qui ne se comprend que dans l’agencement acteur‑personnage. La spécificité de ce régime mixte, par rapport au théâtre dit sérieux, pose donc la question de savoir s’il existe un rapport singulier du public de théâtre comique et populaire aux personnages et aux comédiens.

4Le rire dépasse généralement la seule comédie, et il est, au sein de celle ci, issu d’un ensemble complexe d’éléments divers, qui ne le génèrent qu’en fonction des habitudes sociales du moment. Sous la Révolution française, tous les événements vécus par les participants de la séance théâtrale ne sont pas sujets à rire. En revanche, le handicap, lui, prête à rire. S. Fournier montre ainsi que douze pièces au xviiie font référence à la surdité, et qu’elles ont toutes eu du succès – notamment Le Sourd et l’Aveugle de Patrat, joué 53 fois en deux ans et demi à partir du 21 novembre 1790 au Théâtre des Beaujolais. Le rire au cours de la représentation théâtrale est souvent renforcé par la musique, qui est un élément essentiel du spectacle durant ces décennies. En attestent la multiplicité générique des pièces proposées : la comédie à ariettes, l’opéra comique, le vaudeville, le mélodrame comique. Surtout, l’autrice montre qu’un des ressorts les plus puissants du rire sont la série de pièces qui s’articulent autour d’un personnage titre. Par exemple, le personnage de Janot se rend célèbre par les situations rocambolesques dans lesquelles il se trouve, à grands renfort d’humour scatologique, qui n’est pas sans rappeler certaines farces médiévales. S. Fournier voit par ailleurs dans une pièce comme Le Père Noël est une ordure la résurgence de ce type d’humour relativement ancien. De même, le personnage du Père Duchesne, célèbre avant la Révolution française, se fait remarquer par la multiplicité de ses jurons, qui en ferait l’ancêtre du capitaine Haddock de Hergé. Ces personnages monopolisent l’attention du public, font rarement progresser l’action et constituent en cela une pause comique dans la dramaturgie de la pièce ; ils appartiennent à la classe populaire, sont marqués par leur langage, et se fondent sur un humour parfois scatologique ou sexuel. Ainsi, le développement des petits théâtres correspond à un développement de ce rire populaire.

Malaise dans le rire

5Une partie de la société du xviiie siècle vit un certain malaise face au rire en général, et au genre comique en particulier. S. Fournier constate ainsi qu’il existe à cette période une distinction entre les « hautes classes de la société, les gens éclairés et le peuple » (p. 352), une opposition claire entre une classe fondée sur la civilisation des mœurs, selon les termes de Norbert Elias3 et une classe qui trouve son rire dans le bas corporel théorisé par Mikhaïl Bakhtine4. Cette mise en parallèle du populaire bakhtinien et de l’idée de civilisation des mœurs éclaire sur l’historicité de ce processus en matière de rire. La méfiance de la classe lettrée du xviiie à l’égard du rire est historiquement datée, et il s’agit autant d’une différence de classe que d’une différence d’époque. La permanence des types théâtraux évoqués plus haut (Janot, le père Duchesne), qui seraient hérités du Moyen Âge, heurte une nouvelle classe lettrée qui se réclame des Lumières, et donc d’un monde moderne. Les gens de culture du xviiie se méfient de ce rire d’un peuple‑vulgus, mais également du rire mondain des petits‑maîtres, c’est‑à‑dire d’un rire de cour. Paradoxalement, les écrivains des Lumières n’hésitent pas à s’adonner à la pratique du persiflage, comme en atteste le poème de Voltaire attaquant Fréron : « L’autre jour au fond d’un vallon / Un serpent piqua Jean Fréron, / Que pensez‑vous qu’il arriva ? / Ce fut le serpent qui creva ». Et si l’on attribue une gaîté joyeuse aux philosophes des Lumières (on pense notamment à Voltaire), il n’en reste pas moins que les lettrés de l’époque sont mal à l’aise avec le rire. Car s’il peut être arme de guerre idéologique et politique, l’existence du rire populaire pose problème, et semble immoral aux auteurs de l’époque. Pour cette raison, Poinsinet de Sivry, par exemple, cherche dans son Traité du rire de 1767 un principe moral du rire. Ainsi que le dit l’autrice,

le rire est toujours, au xviiie siècle, associé à un regret, celui d’une époque révolue où les mœurs étaient pures et où l’on pouvait se livrer à ce plaisir sans voir apparaître le spectre de l’indécence et du vice, alors qu’à l’époque de Destouches, le rire aurait nécessairement perdu son innocence originelle au contact de mœurs perverties. (p. 379)

6Cette défiance vis‑à‑vis du rire s’accentue lorsque le théâtre est concerné. À une époque, Luigi Riccoboni, directeur de la troupe à qui Marivaux doit la mise en scène de ses pièces, tenta de créer un théâtre qui serait une école de vertu. Or, une telle tentative ne saurait être analysée, selon l’autrice, sans se référer à la méfiance que suscite le théâtre en général, et la comédie en particulier, dans les époques qui précèdent le xviiie siècle. Ainsi, l’ancienne critique du théâtre, portée notamment par l’Église gallicane qui condamna longtemps le rire au théâtre, sans jamais aller, pourtant, à supprimer les spectacles, a eu une influence sur les gens de théâtre et leurs tentatives de proposer un théâtre nouveau, où le rire serait réinvesti d’une valeur positive. Est‑il possible d’établir une filiation entre cette méfiance religieuse et celle de Rousseau ? La juxtaposition des références proposées par S. Fournier invite, sinon à confirmer cette filiation, du moins à réfléchir aux similitudes entre l’institution ecclésiastique et le philosophe. En effet, ce dernier fait preuve d’une certaine défiance vis‑à‑vis du théâtre, théorisée dans sa Lettre à d’Alembert5, et plus particulièrement pour le rire théâtral. Cette défiance est peut‑être justifiée par le rire dont il est l’objet à l’occasion des représentations de la comédie de Palissot, Les Philosophes(1760), où le personnage de Crispin marche à quatre pattes au nom d’un retour à l’état de nature, et dans lequel le public de l’époque reconnaît immanquablement une référence, rendue presque explicite par Crispin lui‑même, à l’auteur du Discours sur les sciences et les arts.

7Ce climat de défiance amène les théoriciens du théâtre de l’époque à réfléchir à la question de la frontière entre ce qu’ils perçoivent comme rire moral et rire immoral.C’est ainsi que Fontenelle (Réflexions sur la poétique, 1724), Diderot (Entretiens sur le Fils naturel, 1757 et De la poésie dramatique, 1758), Beaumarchais (Essai sur le genre dramatique sérieux, 1767) ou Mercier (Du Théâtre ou Nouvel Essai sur l’art dramatique, 1773) ne conçoivent la pratique du spectacle dramatique que sous l’angle d’un renouveau, qui le débarrasserait des impuretés comiques qui l’ont avili. Dans ce jeu de la vertu et du drame auquel jouent ces théoriciens, la distinction est sans cesse faite entre la comédie populaire, et son rire bas et vulgaire, et la comédie bourgeoise qui prête à sourire. La distinction des esthétiques se confond alors avec la distinction des classes. Ces auteurs se réfèrent bien souvent à un âge d’or perdu de la comédie, où la haute comédie faisait rire le peuple, une haute comédie représentée par la personne de Molière. Par un retournement presque inattendu, les petits théâtres, considérés avant la Révolution comme le lieu de la basse comédie, se moralisent, et tendent à suivre les préceptes de vertus des théoriciens cités. Avec la Révolution, l’idée de vertu emporte le rire, quoique dans certains cas, selon S. Fournier, « il semble aussi que la frontière soit vraiment ténue entre le comique “moral” et le comique “licencieux” » (p. 509).

Le rire & la politique

8Un ouvrage sur les rapports entre le rire et le théâtre au xviiie siècle ne saurait faire l’économie d’une étude attentive des rapports entre les comédies et la politique, et plus particulièrement de la question de la censure. En effet, ce siècle est traversé, jusque dans la Révolution, par cette question de l’autorisation, ou non, de représenter des pièces de théâtre, particulièrement lorsqu’elles provoquent le rire. À Paris, le lieutenant général de la Police de Paris était responsable de cette censure. Cet ordre censorial a notamment touché le Mariage de Figaro, joué pour la première fois en 1781, puis interdite par Louis XVI et les censeurs successifs. Or, si le décret‑loi de 1791 abolit officiellement la censure, celle‑ci est rapidement exercée à nouveau pendant la Révolution. Ainsi, l’interdiction de l’opéra d’Étienne Nicolas Méhul, Adrien, en 1792, ou celle de la comédie de Jean‑Louis Laya, l’Ami des lois, en 1794 ne sont qu’une forme de préalable au rétablissement de la censure apriori, sous le Directoire, une censure renforcée à partir du coup d’État de Napoléon Bonaparte. Ces censures concernent tant les critiques du gouvernement que celles des parvenus, qui entre en résonance avec l’actualité du Directoire, que le fait de rire du peuple, ou encore les rires considérés comme immoraux. Elle va même parfois jusqu’à l’enfermement de comédiennes et comédiens, conséquence nécessaire de la combinaison de la censure, du système du vedettariat et de la politisation du rire. Comme le dit S. Fournier, le « panel des ressources comiques est fortement réduit » (p. 649). Cependant, l’autrice montre que le rire déborde la censure, qui intervient préalablement à la représentation, et qui ne peut préjuger des interprétations que feront le public de telle ou telle scène en apparence anodines, ni de la manière dont les acteurs ou actrices pourront réinvestir des répliques d’un motif politique comique.

9Car la puissance politique du rire théâtral réside précisément dans la possibilité d’actualiser l’interprétation des pièces pour faire correspondre les événements de la scène avec les événements de la vie politique. S. Fournier observe une constante dans les différents moments du théâtre politique à partir de la Révolution : « de chaque changement de régime naîtra un nouveau théâtre politique en réaction au régime renversé et confortant le plus souvent l’autorité en place » (p. 516). Or, cette nouvelle tendance politique du théâtre pousse les petits théâtres parisiens, qui profitent de la fin du régime des monopoles à partir de 1791, à faire leur le principe d’un théâtre vertueux, autant que faire se peut, y compris dans les comédies. Cependant, précise l’autrice, on ne saurait réduire le rire politique à partir de la Révolution française à un rire unique : il existe des rires subversifs, des rires patriotes, des rires persifleurs à l’esprit aristocratique, et un rire carnavalesque qui, s’il semble s’atténuer à certains moments de la fin du siècle, ne cesse d’exister, de sorte que le rire révolutionnaire est un rire de stabilité, et « lieu de fondamentale liberté, de compétitivité, d’émulation, un laboratoire d’expérimentation où l’on cherche à tester ce qui marche auprès du public tout en se pliant aux exigences politiques et aux diverses contraintes » (p. 704).


***

10L’ouvrage de Stéphanie Fournier démontre qu’il y a dans le rire théâtral plus qu’un simple rire. Il procède en effet d’un agencement entre les structures théâtrales qui le produisent (les théâtres), les personnes qui l’incarnent (comédiennes, comédiens) ainsi que leur situation sociale (vedettariat), les conditions idéologiques de leur représentation (rapport au rire spécifique aux différentes classes sociales), et des possibilités d’interprétation d’une époque donnée (existence ou non d’une sphère publique habermassienne6). En croisant ces différents éléments, l’autrice souligne la diversité des rires, qui ne sont pas produits par les mêmes agencements durant les différentes époques, et n’ont pas les mêmes conséquences. Ainsi, l’humour scatophile bakhtinien ne joue pas tout à fait le même rôle avant et pendant la Révolution française, et les rires en référence à l’actualité n’ont pas les mêmes conséquences lorsqu’on se moque de Jean‑Jacques Rousseau ou des Jacobins. Si rien ne ressemble plus à un rire qu’un autre rire, on se tromperait en pensant que leurs significations sont toujours identiques.