Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 27
Ecopoétique pour des temps extrêmes
Davide Vago

Lieu perdu, réel retrouvé : fictions documentaires pour l’écopoétique en temps de crise

Lost place, found reality: documentary novels for ecopoetics in times of crisis

De l’oikos aux enjeux documentaires des fictions éco-contemporaines

1Si l’on veut brosser un bilan, même provisoire, de l’écopoétique, les essais et les articles s’inscrivant au sein de sa première vague ont clairement montré les enjeux d’une critique littéraire centrée sur le lieu — ou encore sur l’oikos — privilégiant en particulier l’analyse des configurations littéraires aptes à déplacer, voire à décentrer, toute forme d’anthropocentrisme. Des approches fondées sur l’énonciation ainsi que des études centrées sur l’inscription d’un point de vue non-humain au sein de l’œuvre ont permis par exemple d’insister sur l’écriture littéraire comme acte capable de donner à entendre d’autres voix, en particulier animales — mais pas seulement : tout en partageant avec l’homme un même espace/temps sur cette terre, ces voix non-humaines représentent d’autres modes d’exister dont l’invention littéraire peut se porter garante1. Les chercheurs ont beaucoup insisté sur les mécanismes narratifs, énonciatifs ou plus généralement formels visant à la création de cette « communauté à parts égales2 » dont a parlé Laurent Demanze, et qu’Anne Simon ne cesse de prôner comme l’un des fondements de sa zoopoétique ; dans cette perspective, l’intérêt des spécialistes se porte désormais non seulement sur les animaux, mais sur les multiples enchevêtrements de toutes les espèces vivantes et des formes linguistiques.

2Pour faire face à une crise environnementale qui investit non seulement nos existences et nos modes de vie, mais aussi nos discours et nos représentations du réel, les fictions de l’ère de l’anthropocène semblent accorder à ce réel perturbé une place de plus en plus importante, en réinventant les modes propres à la littérarité. Dans le cas des espèces animales en voie d’extinction, par exemple, l’écriture littéraire peut aussi adopter une démarche documentaire, comme l’a fait Alice Ferney avec Le Règne du vivant (2014), dans le but de faire « glisser le réel3 » dans les mailles du documentaire. L’idée est certes ancienne4, et ce n’est pas l’objectif de cette contribution d’en retracer l’histoire ; néanmoins, en épousant dans son roman le point du vue d’un cinéaste reporter qui suit sur mer un groupe de militants en lutte contre la pêche illégale, sous la houlette de Magnus Wallace — avatar de Paul Watson5 dont Ferney s’est inspirée, non sans quelques modifications, pour son charismatique personnage –, la romancière donne à ses lecteurs comme gage d’authenticité une double source documentaire, comme en un jeu de miroirs. Gérard Asmussen est en effet le narrateur homodiégétique du récit, relatant les campagnes de Magnus et de ses camarades dans les mers du Sud, mais il est aussi caméraman, et c’est son récit qui est censé narrer, par le biais d’un exercice de traduction intermédiale6, le film qu’il a tourné sur la vie des océans en danger. En contrepoint du registre lyrique de ce récit, les discours et les interventions de Magnus en public, par leur registre polémique et didactique, complètent le portrait de cet « écologiste jusqu’au-boutiste » (RV, p. 201), Ferney marquant ainsi un tournant dans le panorama littéraire contemporain selon Pierre Schœntjes7.

3Jean Rolin est l’auteur d’Un chien mort après lui8, publié quelques années auparavant, en 2009 : cet écrivain et reporter, « puis[ant] à une vaste expérience du monde9 », montre une prédilection pour les territoires en ruines, pour les lisières et les fractures de notre planète, avec un ton souvent humoristique. Ce n’est pas un hasard si, dans son récit, il s’intéresse aux chiens errants, lesquels, bien qu’ils existent depuis des temps immémoriaux — ses références littéraires sont là pour le prouver — semblent aujourd’hui pulluler dans les terrains vagues, les friches, les zones urbaines non contrôlées, les décharges occupant désormais de vastes pans de la planète. D’un bout à l’autre du monde, les fouilles du journaliste et écrivain vont de pair avec ses lectures qui mêlent littérature et sciences naturelles, éthologie et géographie : c’est que l’aspiration littéraire et l’intérêt documentaire nourrissent mutuellement son travail. Dans Un chien mort après lui, on peut relever un certain nombre de configurations formelles aptes à représenter un monde en désordre : si le « je » omniprésent permet à Rolin de « restituer son regard en même temps que ce qu’il regarde10 », ses montages entre le minimalisme du reportage et l’extrait littéraire font basculer le sourire du lecteur dans une familiarité issue d’un chaos en partage, qu’il s’agisse d’une citation des Bons Chiens de Baudelaire, dans une note en bas de page, ou d’un passage de Salammbô intégré au récit. D’après Anne Simon, les non-lieux où Rolin poursuit ses chiens comme à travers un labyrinthe manifesteraient une histoire partagée entre les hommes et les bêtes, ce que prouvent « les pratiques historiques, linguistiques et culturelles » diagnostiquées par l’auteur11.

4En mettant en regard ces deux livres, dans leur convergence autant que dans leurs divergences, nous nous intéresseront moins aux aspects militants ou politiques qui les caractérisent qu’à leurs dispositifs formels, en particulier leurs agencements rhétoriques : dans le roman de Ferney, les divers registres utilisés (du polémique au lyrique) semblent dessiner un discours de deuil face à une biodiversité marine de plus en plus menacée, « oscillant entre élégie et eschatologie12 » ; chez Rolin, les sources littéraires ou scientifiques sont rehaussées à la hauteur de véritables arguments grâce auxquels le récit littéraire semble devenir une loupe pour investiguer un réel en désordre, le montage par un ton souvent moqueur tenant régulièrement à distance le registre pathétique ; autant de ressources aptes à créer une littérarité compatible avec une authenticité donnée en partage. Qu’il s’agisse en effet des proies marines que l’Arrowhead de Magnus tente de protéger ou des chiens qui entrent en solidarité avec les parias d’un globe malade, ces deux récits remodèlent, chacun à sa manière, des structures connues afin de convoquer un pathos de type projectif13, qui pourrait permettre au lecteur de mieux saisir les déséquilibres issus de la crise environnementale. De là, nous nous pencherons en conclusion sur la question de l’injonction éthique issue de ces fictions de l’anthropocène.

Fictions documentaires sur la crise écologique

5L’un des lieux que Rolin semble privilégier dans ses récits est la zone frontière, l’écrivain recherchant sans répit « les lieux critiques de la planète14 », d’un bout du monde à l’autre. Dans Un chien mort après lui, il tisse ses chroniques de citations littéraires et de propos scientifiques afin de mieux documenter son enquête sur les caractéristiques des chiens féraux. C’est un procédé que l’écrivain avait déjà esquissé dans La Clôture, lorsqu’il s’était emparé de plusieurs sources écrites afin de suivre le maréchal Ney au fil de ses campagnes militaires15. Les citations textuelles se glissent alors dans le corps du texte de Rolin, qui les commente au fur et à mesure, en faisant résonner ainsi les mots non seulement de Flaubert, mais aussi de Chateaubriand (Itinéraire de Paris à Jérusalem) ou du Nerval du Voyage en Orient avec le désordre des friches où aujourd’hui abondent ces animaux redevenus sauvages. Rolin mêle ainsi sources littéraires et explications scientifiques, avec un souci constant d’exactitude terminologique qui est l’une des caractéristiques de sa prose. Un chapitre commence par l’évocation d’un projet de film documentaire (« un film muet, composé uniquement de longs plans fixes, intitulé Gustave Flaubert chasse le chien au Caire », CM, p. 65), l’objectif du narrateur étant celui de vérifier avec une enquête de terrain l’existence du « chien d’Erment » que Flaubert nomme dans son texte comme particulièrement dangereux. Un ton railleur ne tarde pas à se manifester pour véhiculer l’inanité du projet cinématographique : le narrateur décide de voyager vers Erment « par souci de ne négliger aucun détail susceptible d’assurer le succès du film », alors que ce film ne sera probablement jamais tourné. Il est évident que le souci documentaire se manifeste chez Rolin par une variété de procédés, qui font appel aussi à d’autres médias qui nourrissent son récit et l’ancrent dans une relation en prise directe avec le réel. Cette mixture peut parfois se révéler troublante : la conclusion du premier chapitre, qui relate le début de cette recherche du chien errant à travers le monde, selon André Benhaïm « apparaît comme un souvenir-écran dévoilé, une rencontre paradigmatique, traumatisme raconté sur le mode de l’image cinématique arrêtée — une réminiscence d’un autre genre16 ». Sur les bords de la mer Caspienne, le narrateur est attaqué par l’une de ces bêtes et le récit reste en suspens :

Et c’est ici que pour moi le film s’arrête, comme si la bobine en était déchirée, ou coincée dans le projecteur, sur cette image où l’on me voit, le visage déformé par le hurlement que je suis en train de pousser, brandissant un lourd morceau de fer contre le chien qui attaque avec un grognement sourd. (CM, p. 21)

6Nous tenons à signaler deux autres procédés qui se donnent, dans Un chien mort après lui, comme garantie d’une démarche scientifique : l’utilisation des notes en bas de page ou des parenthèses17 permet de compléter les références non seulement aux œuvres littéraires, mais aussi « aux sciences naturelles, humaines et animales, à l’ethnologie et à l’éthologie, à l’ornithologie ou à la zoogéographie18 ». De même, dans le chapitre consacré au dingo en Australie — qui reprend des informations parues dans le reportage portant le même titre19, ce qui montre encore une fois la porosité des frontières entre reportage et fiction chez Rolin — la longue liste des mots pour désigner l’animal dans les langues aborigènes donne à entendre, par des sonorités peu communes, les découpages variés qui existent entre les langues et la réalité, comme le fait que l’étendue du vivant dépasse toute exhaustivité dans la nomination. L’effet de liste20 fait signe vers Derrida21 et vers la distance irréductible existant entre l’homme et la bête, mais c’est aussi un clin d’œil à une expérimentation in situ22 qui ne peut se conclure, l’écriture littéraire devenant le lieu où le réel s’éprouve ou s’expérimente sans trop de certitudes, comme le soutient Dominique Viart définissant les littératures de terrain23. Le résultat d’Un chien mort après lui semble alors renvoyer aux communautés hybrides animal/humain dont a parlé Dominique Lestel24, bien que Rolin insiste plus sur le fait que celles-ci soient démembrées dans notre planète en crise : en définitive, par ses enquêtes visant un territoire social aussi bien qu’animal hantant la friche ou la frontière à traverser, Rolin ne cesse de retrouver, dans le monde entier, le même hybride qu’il cherche à apprivoiser — peut-être sans succès.

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7Dans Le Règne du vivant, Alice Ferney insiste sur l’ostension sémiotique dérivée de l’image documentaire ; le protagoniste Asmussen affirme : « et moi je filme. Les médias sont les nouvelles armes » de l’activisme écologique. Les crimes contre le vivant sont exhibés au grand jour et personne ne peut plus feindre les ignorer, à tel point que le narrateur s’écrie : « c’est donc l’invisible que je filme ! » (RV, p. 124), puisque sa caméra découvre ce qui reste normalement inconnu à la plupart du monde. En même temps, le caméraman n’oublie pas de filmer les conférences, les rencontres de Wallace avec le public : ses campagnes pour sauver les océans regorgeant de vie ont besoin d’être communiquées, voire soutenues du point de vue financier, et Magnus est un orateur rusé, ou mieux un comédien chevronné.

8Au cours d’une de ces rencontres publiques, le film documentaire tourné par Asmussen est projeté en salle et un chapitre du roman est censé le traduire dans l’écrit (le chapitre 13) : des configurations stylistiques et rhétoriques sont mises en œuvre afin de suppléer la puissance de l’image. C’est le caméraman lui-même qui s’adonne à cet exercice d’adaptation intermédiale. Des phrases nominales, véhiculant un lyrisme qui saisit la réalité de l’océan dans toute son immensité (« d’abord une surface nue, délicatement plissée, frémissante comme une peau vivante : l’eau jusqu’à l’horizon », RV, p.  133), de même que des cascades d’épithètes, surtout en position marquée (l’adjectif précédant le substantif), semblent faire écho à la biodiversité marine en train de disparaître : « c’étaient les subtils, innombrables, perpétuels balancements de l’eau, ses moirures mouvantes, ses miroitements » (idem) — phrase dont l’effet poétique est rehaussé par l’allitération du [m]. Des agencements en parallèle (« l’océan aérien au-dessus de l’océan maritime, le bleu liquide sous le bleu gazeux, le reflet de l’un écrasé dans l’autre », idem), tout comme les répétitions au niveau du lexique rendent compte de l’œil du cinéaste, attentif aux symétries visuelles. L’effet-liste est un bon exemple d’inscription littéraire de la variété surprenante de la vie sous-marine ; c’est le partitifs « des » qui martèle cette inépuisable diversité : « des aberrations, des cruautés, des splendeurs, des leurres, des totems. Des monades et des bancs. Des dos de cobalts et des crêtes d’or, des flancs d’acier, des nageoires de neige » (ibid., p. 134). Plus loin, le paragraphe se clôt sur une accumulation de verbes, ce qui rend ces existences singulières encore plus palpables : « des êtres armés, des êtres déguisés, qui se cachent, se séduisent, se guettent, se surprennent et s’entre-dévorent, dans un monde englouti, sous la coque des navires, dans le fracas des déferlantes, au cœur des encorbellements du corail, sous le sable » (idem), l’ubiquité de la vie se manifestant dans les connecteurs spatiaux en série.

9Dans la suite du chapitre, l’exercice d’intermédialité se dilue, pour laisser place à la voix-off du film, transcrite en italique dans le chapitre, et au récit de la réaction du public au documentaire. La vie des baleines en prise directe ne peut se passer des cris émis par ces animaux : le récit continue en insistant sur les différentes tessitures vocales des baleines, « nos sœurs marines » (ibid., p. 137), face auxquelles le « silence enchanté » de la salle est plus éloquent d’une réponse quelconque. La poétique de la liste se fonde ici sur des termes au pluriel, largement onomatopéiques, relatant les cris d’animaux auxquels les modulations des baleines s’apparentent : « […] tout un babillement d’animaux non identifiables, des hennissements, des bloblottements de lèvres, des ronflements, des claquements, des chuintements » (ibid., p. 138).

10Le ton élégiaque renforce la rhétorique de l’ubi sunt25, ce qui semble renvoyer à la perte irrémédiable de la biodiversité marine. Néanmoins, l’œil et l’oreille d’Asmussen restent aux aguets de la réaction du public face à son documentaire : ses questions rhétoriques et ses phrases assertives, jalonnant le récit vers la fin du chapitre en alternance avec la transcription de la voix-off, semblent inciter les spectateurs à changer leurs attitudes, voire à s’engager : « ces créatures immenses avaient connu le monde avant nous. Voulions-nous les en faire disparaître ? » (ibid., p. 136) ; « nous vivions éloignés de cette nature, nous en oubliions l’émotion, et c’est ainsi qu’elle pouvait être détruite sans que s’élevât notre protestation. Il fallait restaurer l’alliance et crier au scandale » (ibid., p. 139). Comme le remarque Schœntjes commentant ce travail de deuil26 qui se transforme en activisme, « la célébration de la nature que Ferney met en place […] correspond bien à un désir d’engagement que la littérature semble retrouver aujourd’hui27 » .

11De même, deux autres appareils narratifs semblent insister sur le caractère documentaire de la fiction de Ferney : les pages relatant un entretien filmé que Magnus accorde à un journaliste (ibid., p. 111 sqq.) renforcent l’impression d’un récit qui se nourrit aussi du lexique haut en couleur utilisé par l’activiste. Enfin, l’épilogue scelle la valeur « testimoniale » du récit : après avoir fait retour dans sa maison familiale, sur la côte méridionale de la Norvège, alors qu’il contemple les harpons de son père accrochés aux murs, le fils du pêcheur — alias Asmussen — délaisse sa caméra pour le stylo. « Avant de m’assoir pour consigner cette histoire, je l’ai vécue », lit le lecteur en italique à la fin du roman : dresser le portrait de Magnus est devenu pour le narrateur un impératif éthique.

Les Tonalités variées des fictions de l’anthropocène

12La notion de registre pourrait être convoquée à ce stade de notre analyse28 : comme le soutient Viala, « les registres [littéraires] ont à voir avec des données anthropologiques, puisqu’ils touchent à des affects fondamentaux29 ». Les effets sur le lecteur de ces deux fictions documentaires en sont redevables ; lorsque Ferney fait dire à Magnus que « c’est cette empathie [avec les baleines] qui me porte » (RV, p. 129), non seulement elle insiste sur le lien affectif entre l’être humain et les habitants de la mer, au nom d’un même élan vital en péril ; elle crée aussi les conditions d’un pathos projectif30, auquel le lecteur ne saurait se soustraire. À l’occasion de ses discours publics (conférences et interviews reproduites au discours direct), l’activiste montre sa maîtrise des ruses de l’art oratoire : « [Magnus] a l’art inné du geste théâtral. Il sait capter l’attention et le public l’aime » (ibid., p. 123). L’utilisation de proverbes ou de locutions figées lui permet en fait d’envisager un socle commun avec son public ; il varie ses effets en utilisant tantôt un langage figuré, faisant preuve d’une certaine culture — Asmussen prenant soin de noter que Wallace a étudié la littérature à l’université — tantôt un registre vulgaire, afin de remarquer l’inaction du pouvoir public comme ici : « si on ne les pousse pas au cul, ils [les représentants des nations du monde] ne feront rien ! » (ibid., p. 113). Son activisme est fondé sur une échelle de valeurs différente par rapport aux rouages du système socio-économique dominant : la meilleure défense des océans est dès lors d’attaquer ceux qui y portent atteinte. Les effets oratoires de l’anaphore relèvent de cette opposition nette. Dans l’extrait qui suit, non seulement Magnus utilise les ressources de la polyphonie, mais il oppose aux lois de la terre des principes plus universels et de plus en plus bafoués, les lois de la nature :

On me rappelle à l’ordre du capitalisme et au découpage du monde ! Monsieur Wallace, vous n’aviez pas le droit d’entrer dans notre pays ! Monsieur Wallace, au nom de quoi avez-vous privés ces pêcheurs de leur outil de travail ? Monsieur Wallace, vous êtes prié de respecter les coutumes des peuples ! (RV, p. 129-130)

13Dans Un chien mort après lui, le chapitre centré sur la figure rhétorique du chien errant, se manifestant massivement dans un conflit comme celui entre Hezbollah et l’armée israélienne, est structuré sur le contraste de registres. Entre les pages qui annoncent le début du conflit en 2006 et celles qui relatent la conversation téléphonique du narrateur avec un chercheur en archéozoologie à propos de l’histoire de la domestication du chien, un paragraphe se détache de par son registre comique, fondé sur le décalage :

Le jour où la guerre a commencé, […] je me trouvais à Paris, où j’avais reçu dans la matinée une lettre qui m’était personnellement — et non par erreur — adressée, émanant d’un certain « Institut Rodin » et ainsi libellée : « Chère Madame, j’ai le plaisir de vous annoncer que vous faites partie des heureuses privilégiées. […] Votre cadeau : une semaine d’amincissement ou de raffermissement ! » (CM, p. 91-92).

14Mais cette dissonance de ton, n’est-elle pas celle qui se retrouve dans la vie quotidienne du lecteur de Rolin ? Par ces variations de registres, l’écrivain contribue à créer une familiarité inédite entre le reporter et l’homme lambda. En général, l’humour qui nourrit les recherches animales de Rolin autour du globe permet d’illustrer l’inséparabilité des contradictions de la contemporanéité, qu’il faudrait alors accepter par une attitude amère et souriante à la fois31.

Une inscription littéraire faisant signe vers un ordre inédit du monde

15Issues de l’anthropocène, les deux fictions documentaires étudiées insistent sur la mise en scène des mécanismes permettant de relier le récit littéraire à un réel perturbé. Les deux romans se voudraient alors comme l’une des clés susceptibles de rétablir un sens de communauté, dans une période de troubles extrêmes qui menacent désormais la survivance de l’homme sur la terre. Peut-on parler d’un retour à l’injonction éthique de la part de la littérature ? Si Ferney et Rolin insistent tous les deux sur la connectivité reliant toutes les sphères vivantes face à une crise inouïe, nous soutiendrons l’idée que l’injonction éthique reste non totalement explicite dans les deux récits.

16Croisant sources scientifiques et traces littéraires, Rolin fait du chien féral un emblème de l’hybridité à l’œuvre dans l’anthropocène : son écriture linéaire, la précision de son lexique et un certain détachement dérisoire permettent de rendre le désordre sinon plus maîtrisable, du moins plus supportable. D’ailleurs, Rolin n’hésite pas à faire un clin d’œil à son « semblable », le lecteur contemporain qui n’a pas de difficulté à se reconnaître dans les impuretés cosmopolites décrites dans Un chien mort après lui.

17Chez Ferney, le pathos projectif face à une beauté sous-marine en voie de disparition contrebalance les réactions très diverses suscitées par Magnus : d’un côté, celui-ci est séduisant comme un héros d’antan ; de l’autre, son machiavélisme n’acceptant aucun compromis peut être discutable. Si le lecteur est interloqué face à cette personnalité complexe, c’est que les questions que le narrateur-témoin se pose face aux actions de Wallace jalonnent ostensiblement son récit, en laissant au lecteur le soin de répondre32. Tandis que ces facettes contradictoires se montrent dans les tissus variés des registres, le témoignage laissé par Asmussen aide à repenser la nécessité de la fiction. Laisser par le biais du récit la trace tangible d’une expérience d’abord « vécue » permettrait en fait d’insister sur un lien à retrouver concrètement, et dans toute sa fragilité, avec un réel sans boussole, sous l’emprise d’une catastrophe environnementale qui aura certainement une portée historique33. La fonction cultuelle nous paraît alors plus manifeste dans Le Règne du vivant, qui s’ouvre d’ailleurs, en exergue, avec une citation de Jonas (Le Principe de responsabilité). Comme le soutient Frédérique Aït-Touati, qui a montré que les formes littéraires ont suppléé à des structures de pensée à un moment charnière de l’histoire comme la révolution copernicienne34, les stratégies de la fiction seraient encore plus nécessaires de nos jours, à un moment où l’homme doit reconfigurer sa place dans le réel, participant en proie à un vivant très vulnérable.

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