Colloques en ligne

Olivier Odaert

Écrivain et reporter : les enjeux documentaires dune posture littéraire

1Ces dernières années, les rapports entre deux domaines médiatiques que l’histoire et la critique littéraires avaient jusqu’alors manifestement choisi de distinguer, et que l’on a coutume d’appeler la presse et la littérature, ont suscité de nombreuses activités de recherche. De manière générale, d’après Guillaume Pinson et Maxime Prévost, on peut comprendre cet engouement comme une conséquence parmi d’autres du « renouveau de l’histoire culturelle et […] littéraire1 », qui s’intéresse désormais à la culture populaire et médiatique, et comme un effet lointain du développement de la sociocritique et de la sociologie du texte, disciplines qui ont, les premières, levé un coin du voile sur ce qu’il est aujourd’hui convenu de considérer comme un « continent englouti2 », la culture de l’imprimé de masse. Plus concrètement, les travaux que Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant ont commencé à publier en 20013 semblent avoir directement contribué à lancer et à alimenter une dynamique de recherche féconde autour des croisées du journalisme et de la littérature, en un mouvement dont on mesure l’importance et la vivacité au nombre de publications collectives récemment dédiées à ces sujets, parmi lesquelles on peut citer un numéro de la revue Études littéraires en 2009, un numéro de la « Revue des lettres belges de langue française », Textyles, en 2010, et deux numéros de la revue Interférences littéraires en 20114.

2Cet intérêt, relativement neuf, et de plus en plus sensible, pour les zones de contact et les phénomènes d’interférences entre la littérature et la presse a mis en évidence, grâce surtout aux travaux de Myriam Boucharenc, la figure hybride de l’écrivain-reporter, qui a émergé au xxe siècle, et connu son apogée dans les années 1930. Le volume collectif intitulé Littérature et reportage qu’elle a publié avec Joëlle Deluche en 2001 et celui qu’elle a fait paraître en 2004 sur L’Écrivain-reporter5 ont attiré l’attention de la critique sur cette figure culturelle complexe, et en particulier sur sa posture problématique, à laquelle des ténors de la recherche en littérature médiatique comme Paul Aron et Jacques Migozzi ont depuis lors consacré des recherches6. Les reportages que de nombreux écrivains populaires, et parfois légitimes, comme Joseph Kessel, André Malraux, Antoine de Saint-Exupéry, Blaise Cendrars et tant d’autres, ont écrits et publiés pendant l’entre-deux-guerres, textes dont le caractère journalistique avait souvent été négligé, ont par ailleurs commencé d’être étudiés en tant que produits d’une culture médiatique du journal, dont le rapport à la littérature a dès l’origine été aussi étroit que problématique. En somme, la pratique du reportage par les écrivains de l’entre-deux-guerres est aujourd’hui l’objet de recherches nombreuses et variées, qui ont délivré cette pratique littéraire populaire du déni critique qui l’a longtemps occultée.

3Dans la plupart des cas, pour comprendre et décrire les enjeux et les raisons du rapprochement temporaire du littéraire et du journalisme qui a eu lieu dans les années 1930 sous les auspices de l’écrivain-reporter, les chercheurs se sont fiés aux débats et aux commentaires de l’époque, qu’ils proviennent du monde du journal ou de la critique littéraire. La participation des écrivains, et en particulier des romanciers, au développement du genre journalistique du reportage, dans la première moitié du xxe siècle, a en effet suscité de nombreuses polémiques, qui faisaient de toute évidence écho aux débats entamés dès le xixe siècle quant à l’autonomie de la littérature et des écrivains devant la puissance commerciale de la presse. Pour les partisans de la séparation des genres, dont Mallarmé avait significativement résumé la position en distinguant la « Littérature » de ce qu’il appelait « l’Universel reportage7 », la compromission des écrivains dans les genres journalistiques signifiait leur capitulation devant les promesses d’intéressement économique de la presse. Et il faut reconnaître que, de la même manière que la publication des romans en feuilletons assurait aux écrivains des revenus financiers non négligeables depuis plusieurs décennies, la marchandisation du reportage ne fut pas étrangère à l’attrait que le genre exerça sur eux, et pas seulement parce qu’un article pouvait leur « rapporter du revenu », comme disait Stendhal : Kessel et Malraux, par exemple, purent compter sur l’appui des journaux pour financer des expéditions coûteuses, et en ramener des reportages exceptionnels, qui sont aussi des textes littéraires de grande valeur. La signature prestigieuse d’un écrivain légitime représentait inversement pour les journaux une évidente plus-value symbolique et économique.

4Ce premier facteur de rapprochement, d’ordre sociologique, est communément considéré par la critique comme la raison principale de l’émergence du reportage d’écrivain mais, comme le rappelle M. Boucharenc, cette pratique a sans doute également été favorisée par une tendance esthétique, défendue et illustrée par les promoteurs du genre : « le mot d’ordre du vécu », du « retour au réel » qui, comme elle l’explique, est une constante du « paysage littéraire de l’entre-deux-guerres8 ». C’est pourquoi on peut affirmer que la pratique du reportage par des écrivains patentés fut aussi liée aux spécificités esthétiques du genre nouveau qui, comme le dit encore Boucharenc, faisait se rencontrer « une forme de la culture de masse avec les courants de l’avant-garde, tels qu’ils se réclam[ai]ent [alors] du vécu, du nouveau, de l’éphémère ou de la vitesse9 ».

5En somme, si l’on s’en réfère aux critiques et aux débats de l’époque, il faut conclure que la rencontre entre le reportage et le roman, dont on peut aussi reconnaître qu’elle a eu lieu « dans le sillage du naturalisme10 » et de sa prétention à la vérité du littéraire, se serait produite sous l’action conjointe de deux facteurs distincts : d’une part, l’expansion économique de la presse et le développement des moyens de communication, évolutions dont le journalisme comme la littérature durent tenir compte, et d’autre part, l’inclination moderniste pour la nouveauté. Ces deux facteurs auraient non seulement favorisé la naissance du genre du reportage, mais aussi impliqué la participation de romanciers à son développement.

6Ces explications d’ordres esthétique et sociologique, étayées et documentées par de nombreuses recherches, montrent suffisamment pourquoi et comment des écrivains de l’entre-deux-guerres ont pu souhaiter participer de près ou de loin aux entreprises de la presse d’actualité, mais ne disent pas pourquoi ils semblent avoir attendu la fin de la Première Guerre mondiale pour pratiquer le genre du reportage. La participation de reporters et d’envoyés spéciaux aux journaux français est pourtant attestée à partir des années 1860. Quant au grand reportage, et au vedettariat des grands reporters, Boucharenc en situe le point de départ en 1905, à l’occasion de la guerre russo-japonaise11. Mais avant la Première Guerre mondiale, le genre reste l’apanage des journalistes. Les attendus du reportage, dont la valeur se mesure à l’actualité et à l’authenticité, et ceux de la littérature d’avant-garde, de celle qui se targue de donner à la modernité littéraire le goût de la vitesse et du vécu, ne correspondent pas encore tout à fait, malgré d’indéniables convergences. Jacques Rivière, en 191312, avait formulé la position de La NRF quant au futur du roman français, que l’on concevait alors, rue Madame, comme un roman « tout entier en acte13 ». Par opposition au symbolisme, « art d’extrême conscience14 », et dans la filiation de grands romanciers étrangers, Dostoïevsky [sic]15, de Foë [sic]16, Stevenson17, Rivière annonçait une littérature de l’expérience. Ses références à Thucydide, dont il faisait un modèle, sous prétexte qu’« il s’est trouvé jeté vif dans la mêlée18 », y préfiguraient déjà la valorisation littéraire de la figure du témoin, mais ce dont parle Rivière, en 1913, « c’est d’un roman, c’est-à-dire d’une œuvre d’imagination », dont il exige « non pas qu’elle soit vraie, mais qu’elle soit belle19 ».

7Avant la Première Guerre mondiale, le « mot d’ordre du vécu » dont parle Boucharenc est strictement esthétique. C’est un héritage des grands romanciers du xixe siècle, radicalisé par l’opposition à la littérature soi-disant « pure ». Mais dès 1914, la question de la vérité de la littérature allait s’imposer aux écrivains. Pour paraphraser Rivière, on n’attendrait plus d’un roman qu’il soit « beau », mais qu’il soit « vrai ». La distinction la plus emblématique du champ littéraire français, le prix Goncourt, fut systématiquement attribuée, de 1914 à 1918, à des romans de guerre, qui en plus de leur évidente actualité, avaient tous la particularité d’avoir été écrits par des témoins actifs du conflit20. Adrien Bertrand, René Benjamin, Henri Barbusse, Henry Malherbe et Georges Duhamel avaient tous combattu avant d’écrire le roman qu’ils inscriraient au célèbre palmarès, mais surtout, et quand bien même leurs textes étaient de toute évidence fictionnalisés, avaient censément vécu les événements et les traumatismes auxquels ils faisaient référence. Aux yeux du public comme de la critique, l’intérêt de leurs romans n’était de toute évidence pas strictement littéraire, car leur statut de témoin conférait à leurs fictions une valeur documentaire.

8Dans son essai de 1929 sur les Témoins de la Grande Guerre21, Jean-Norton Cru, qui n’avait pas seulement consigné les journaux et autres souvenirs des soldats, logiquement considérés comme des documents, mais aussi leurs romans, porterait un jugement sévère sur ces cinq textes, et sur leurs auteurs. Il affirmerait par exemple que « la valeur documentaire du livre [de Benjamin] est nulle22 », que celui de Malherbe relève du « beau mensonge littéraire dans toute sa splendeur23 », ou encore que Le Feu de Barbusse ne dit que « la vérité de Barbusse, de lui tout seul24 ». Cette argumentation, même si l’historien distingue explicitement la valeur documentaire, dont il accuse ces livres de manquer cruellement, de la « valeur littéraire25 », démontre par l’absurde que le littéraire est désormais jaugé à une aune nouvelle, celle de l’authenticité. Plus spécifiquement, et par exemple, lorsqu’il s’attaque, assez violemment, aux livres de Barbusse, Cru le fait manifestement, et citations à l’appui, parce que ce livre a été encensé par ses très nombreux lecteurs comme exprimant une vérité longtemps occultée par la presse et le pouvoir : « Il semble que ce soit un article de foi depuis 1917 que Barbusse a écrit le plus grand livre de guerre, celui qui proclame des vérités que personne avant Barbusse n’a osé dire26. » En d’autres termes, le succès littéraire de Barbusse est, selon Cru, imputable à la valeur de vérité qui lui aurait, erronément, été attribuée. A contrario, le succès populaire de L’Équipage, qui avait fait la notoriété de Joseph Kessel dès 1923, ne l’empêche pas de considérer que « l’art de Kessel, son souci des petits détails techniques et professionnels […] font de son roman un véritable document sur l’aviation de 191827 ». Toute la démonstration de Témoins, comme le notait récemment Jean-Louis Jeannelle, « repose sur l’idée qu’un récit n’a de valeur qu’à proportion du degré d’implication de son auteur28 », quelle que soit la valeur esthétique de ce texte, c’est-à-dire, qu’il soit « littéraire » ou pas.

9L’essai de Jean-Norton Cru et le palmarès du Goncourt de 1914 à 1918, entre autres choses, indiquent donc l’existence et la reconnaissance, fût-elle soupçonneuse, d’une valeur documentaire du littéraire et d’une valeur littéraire du document, qui conduisit vraisemblablement la figure traditionnelle de l’auteur à se mêler à celle, émergente, du témoin, que le reporter préfigurait déjà avant la guerre, ce qui induisit indéniablement un rapprochement entre les figures de l’écrivain et du reporter, qui tableront désormais sur des postures équivalentes de témoins véritables des aventures qu’ils racontent. Avec le premier conflit mondial, il semblerait, en d’autres termes, que la littérature ait acquis une valeur d’ordre documentaire, tandis que dans le même temps, les valeurs d’authenticité et d’actualité du document devenaient des valeurs littéraires. Cette rencontre de deux univers de valeurs donna littéralement lieu d’être au genre du reportage d’écrivain.

Reportage littéraire et roman documentaire : Kessel et Saint-Exupéry

10La fortune et l’extension des termes de « document » et de « documentaire », qui s’appliquent, à la fin des années 1920, tant à des œuvres littéraires qu’à des textes journalistiques, témoigne par ailleurs du rôle joué par cette évolution dans le rapprochement entre le roman et le reportage. Joseph Kessel, par exemple, cet auteur dont le deuxième roman, L’Équipage, avait donc été désigné par Cru comme un « document » sur l’aviation, publia en 1929 un volume intitulé Vent de sable. Ce livre faisait suite à une série de reportages parus dans Gringoire à partir du 30 mai 1929, sous le titre de Courriers du Sud, papiers dans lesquels Kessel racontait comment il avait accompagné les pilotes de l’Aéropostale dans leur périple vers Dakar. Mais en ce même mois de mai, La Nouvelle Revue française avait par ailleurs publié quelques pages de Courrier Sud, premier roman d’un certain Antoine de Saint-Exupéry, pilote de l’Aéropostale que Kessel n’avait toutefois pas eu l’occasion de rencontrer lors de son voyage. Cet autre livre, qui raconte les aventures sentimentales d’un pilote de la ligne Toulouse-Dakar, allait paraître aux Éditions de la NRF au mois de septembre, précisément au même moment et au même endroit que Vent de sable. Joseph Kessel et Antoine de Saint-Exupéry publièrent donc simultanément deux livres consacrés au même sujet, mais en adoptant des postures différentes, qui situent leurs textes dans des catégories énonciatives distinctes.

11Le premier, en intitulant la première partie de son livre « Documentaire », insistait sur son caractère référentiel. Il avait retravaillé ses articles originaux dans le sens du « romanesque » mais, d’après Michel Collomb, tout « en conservant le matériel documentaire et […] le pittoresque du voyage29 ». La posture de Kessel, dans ce livre, est bien celle d’un témoin, journaliste reporter qui ramène de ses voyages et de ses rencontres des récits aventureux, qui peuvent avoir une valeur littéraire, mais dont la qualité première est l’authenticité, ce que souligne la poétique de son récit. Comme dans plusieurs de ses autres livres, et comme le veut, en règle générale, le genre du reportage, Kessel se met en scène dans ses pérégrinations, et insiste sur le caractère référentiel et actuel de ses écrits. Son aventure commence hic et nunc, sur les Champs-Élysées, où il invite son lecteur à se prendre au jeu des rêveries exotiques en détaillant l’« enseigne lumineuse de l’Aéropostale30 », avant de franchir la porte de l’établissement et de s’engager à partir pour Dakar. Comme toujours chez cet auteur, l’exigence d’exactitude du reporter s’accommode d’une contrainte plus littéraire, qui appartient d’ailleurs aussi au genre du reportage, celle d’emmener le lecteur loin de son quotidien, de le dépayser comme le ferait un roman d’aventures. Kessel expliquerait plus tard qu’en cette année 1929, l’impératif premier des journaux pour lesquels il travaillait n’était pas d’ordre déontologique, mais littéraire : le reporter, d’après lui, avait « carte blanche pour le sujet, le temps, la dépense », mais était sommé de produire une enquête « qui arrache le lecteur à la routine, aux soucis de chaque jour », « une aventure étonnante31 ».

12Vent de sable, sous-titré aventures, et pas reportages, proclame carrément, ce qui deviendrait une habitude chez Kessel, combien les épisodes relatés rappellent « ceux des plus émouvants romans d’aventures32 ». Les protagonistes de ces récits sont de fait clairement héroïsés, et deviennent sous la plume de Kessel des personnages littéraires, héros d’aventures exotiques dans le désert du Sahara. Saint-Exupéry, que le reporter n’avait donc pas encore rencontré au moment d’écrire ces lignes, prend ainsi, à l’occasion d’une anecdote qui fut racontée à Kessel pendant son parcours, des traits qui annoncent ceux que prendrait l’aventurier Monfreid dans les reportages sur les marchands d’esclaves d’Abyssinie, et ne laissent pas de rappeler ceux T. E. Lawrence :

Très vite, il s’était fait au désert. Vêtu d’une éternelle robe de chambre qui avait fini par ressembler à une gandourah, ayant laissé pousser sa barbe, brûlé par le soleil, il ressemblait si bien aux Maures que lorsqu’il allait rendre visite aux nomades qui viennent planter leur tente aux pieds du fort Juby, ceux-ci, au premier abord, le prenaient pour un des leurs33.

13Bien qu’il écrive un reportage, Kessel s’attarde à faire le récit d’un récit, à raconter une histoire, en somme, que les aviateurs de l’Aéropostale lui auraient rapportée dans un restaurant quelconque de Casablanca, au cours d’une nuit d’ivresse. Dans un texte qu’il présente comme un documentaire, et un reportage, l’auteur n’hésite pas à pénétrer les territoires du récit d’aventures.

14Au moment où Kessel se faisait raconter ses exploits, Saint-Exupéry, de retour à Paris, profitait d’un congé pour mettre la dernière main à son premier roman. Le contrat de lecture impliqué par ce petit livre serait assez ambigu. Le fait qu’un pilote écrive des aventures d’aviation invitait en effet à conclure avec lui une forme de pacte référentiel implicite et partant à le confondre avec les héros de ses aventures, les aviateurs, même si les noms et les événements ne correspondent pas. À strictement parler, il n’y a pas d’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage, et donc pas de pacte autobiographique au sens où l’entend Philippe Lejeune34. Il existe en revanche un rapport de ressemblance évident entre l’auteur – ou du moins son image publique – et les protagonistes, qui invite le lecteur à supposer que les événements relatés ressemblent au réel, pas au sens où ils seraient vraisemblables, mais où ils feraient signe vers des référents vérifiables. Le premier livre de Saint-Exupéry appartient de ce fait à la catégorie que Lejeune appelle des « romans autobiographiques », « textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir de ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a identité de l’auteur et du personnage35 ». Cette complexité énonciative, les Éditions de la NRF décidèrent toutefois de la nier catégoriquement, en encadrant le roman de Saint-Exupéry de textes qui proclamaient sa valeur documentaire de témoignage. Jean Prévost signa ainsi une présentation du roman dans la livraison de La NRF de septembre 1929, où il explique qu’« [i]l est difficile de ne pas aimer ce livre. Il apporte du vrai et du neuf36 ». En quelques mots, tout y est dit : les valeurs du texte de Saint-Exupéry, la vérité et la nouveauté, sont de celles qui suffisent à valider un témoignage, ou un reportage, mais pas une œuvre littéraire. La préface du volume est plus explicite encore. Directement commandée par Gaston Gallimard à André Beucler, jeune écrivain maison jouissant alors d’une certaine popularité, mais que Saint-Exupéry ne connaissait pas personnellement, elle l’affirme sans équivoque : « Saint-Exupéry n’est pas un écrivain37. » De plus, et à nouveau, l’intérêt de son roman est ramené dans cette préface au fait « qu’il nous livre des impressions peu communes, mais authentiques38 ».

15Les exemples de Kessel et de Saint-Exupéry montrent qu’en 1929, le genre déjà traditionnel du roman d’aventures et le genre plus récent du reportage peuvent, c’est une évidence, s’intéresser aux mêmes objets, mais surtout être valorisés de la même manière, ou plutôt prétendre à une même valeur documentaire sur la base de la participation réelle de leurs auteurs aux événements racontés, dont la connaissance effective des lieux et des personnages décrits est explicitement revendiquée, directement dans le texte, ou dans ses discours d’accompagnement. La participation d’écrivains au genre journalistique du reportage, devenue courante au cours des années 1930, s’est donc produite dans un contexte où un auteur de roman et un auteur de reportage pouvaient adopter une posture similaire, une posture de témoin, de procureur de documents. Cette situation explique la facilité avec laquelle des auteurs comme Saint-Exupéry et Kessel ont pu passer d’un genre à l’autre et, malgré tout, garder une légitimité forte dans les secteurs traditionnellement distincts du journalisme et de la littérature. Kessel, qui, au contraire de Saint-Exupéry, fut un auteur prolifique, avait obtenu le Grand Prix du roman de l’Académie française en 1927 pour son roman Les Captifs, et publié la même année plusieurs volumes de reportages. Saint-Exupéry, quand il publiait des romans, au sens classique du terme, était présenté par son éditeur comme un auteur de documentaires, ce qui fut donc le cas avec Courrier Sud en 1929, mais aussi avec Vol de nuit, en 1931 : André Gide, dans sa préface, vante un texte qui « a valeur d’un document », et auquel il oppose ces « nombreux récits de guerre ou d’aventures imaginaires » qui « prêtent à sourire aux vrais aventuriers […] qui les lisent39 ». Inversement, quand il publia Terre des hommes, en 1939, ce recueil d’anecdotes dans lequel il reprenait parfois intégralement des reportages qu’il avait publiés à partir de 1935 dans différents périodiques, remporta le Grand Prix du roman de l’Académie française.

Reportage littéraire et reportage documentaire : Malraux et Kessel

16Mais en dépit de ce rapprochement entre deux pratiques, qui semblait promettre une réconciliation entre deux modes d’écritures que l’émergence de la civilisation de journal avait paradoxalement contribué à séparer, les clivages anciens ont continué d’opérer, et de distinguer la figure du reporter de la figure de l’écrivain. La préface de Courrier Sud, qui voulait valoriser son auteur en démontrant qu’il « n’est pas un écrivain », mais un témoin, ou un aventurier, témoignait déjà de l’incompatibilité persistante de ces deux figures dans les représentations du littéraire, ce que Brasillach confirmerait a contrario dans une critique de Vol de nuit, où il affirme que, parce que Saint-Exupéry est « un aviateur véritable, il n’est […] pas un littérateur40 ». La conséquence qu’il en tire immédiatement, et qu’il énonce dans un style péremptoire, est que « Vol de nuit n’est pas un roman », mais « le récit d’un quelconque de ces voyages que fait toutes les nuits le courrier41 ». Pourtant, ce que Brasillach reproche à ce livre est que son personnage principal soit d’« apparence bien littéraire », que son auteur y ait « fait de la poésie42 ». Le récit documentaire et le récit littéraire sont de toute évidence, selon lui, inconciliables.

17Mais contrairement à ce que Brasillach semble penser, la raison de cette incompatibilité n’est pas tant esthétique que sociologique, voire métaphysique. L’apparence, littéraire ou pas littéraire des textes, en effet, et quel que soit le critère retenu, ne semble pas pertinente pour distinguer les textes littéraires, c’est-à-dire, grossièrement, les textes fictifs à visée esthétique, des textes documentaires, c’est-à-dire des textes référentiels qui s’évaluent en termes de véridicité, et pas de vraisemblance. Un exemple, qui n’est pas étranger à ceux que j’ai déjà évoqués, et qui concerne deux acteurs majeurs du champ littéraire des années 1930, semble en tout cas indiquer que la réputation littéraire ou documentaire des textes n’est pas liée à des critères esthétiques ou stylistiques, mais avant tout à l’image publique de l’écrivain et à son ethos discursif, c’est-à-dire qu’elle dépend de cette articulation subtile entre l’image et l’ethos qui constitue la posture de l’écrivain43.

18En 1934, Malraux avait convaincu L’Intransigeant de financer une expédition aérienne vers le Yémen, à laquelle il aurait d’ailleurs proposé à Saint-Exupéry de participer, et dont le but était de retrouver la capitale de la légendaire reine de Saba. Comme l’a montré Maria Teresa de Freitas, « la véracité de ces reportages – caractéristique fondamentale du genre – sera souvent mise en cause44 ». Très vite, et même dès avant la parution des articles en question, en mai 1934, différents experts et explorateurs mettront en doute la « découverte » de Malraux, qui avait annoncé par télégramme avoir retrouvé les ruines de la ville mystérieuse le 7 mars de la même année. Selon de Freitas, cette suspicion est liée au fait que « ces pages journalistiques, présentées comme de vrais reportages, n’[ont] rien du langage journalistique qui caractérise le genre45 ». Malraux aurait privilégié « l’opacité et la rhétorique » aux dépens de « la transparence et la clarté », dans des articles par ailleurs pétris de rêveries littéraires, et qui serviront de base à d’autres textes qui ne le seront pas moins, Le Temps du mépris et les Antimémoires. En arrivant en Abyssinie, Malraux aurait eu le tort de songer à Rimbaud, à Lawrence, à Flaubert, et d’évoquer dans ses articles des « légendes anciennes ». Il aurait eu le tort, en somme, de faire des « discours littéraires46 », là où l’on attendait peut-être de lui un récit clair et univoque.

19Joseph Kessel, que P. Aron considère comme « l’auteur le plus emblématique47 » de la figure de l’écrivain journaliste, dans le reportage sur les marchands d’esclaves d’Abyssinie qu’il livra au Matin en 1930, avait pourtant, bien avant Malraux, convoqué l’image de Rimbaud et les souvenirs littéraires « d’un autre siècle, celui des coureurs de mer, des gentilshommes de fortune48 », pour raconter son exploration des confins de l’Afrique et de l’Arabie, sans pour autant que la véracité de ses articles soit mise en cause. Ses tableaux, ses portraits et ses récits, s’ils procèdent d’une énonciation plus facilement identifiable au genre journalistique, et qui joue d’ailleurs volontiers de l’opposition entre la « réalité » que l’auteur affirme relater et les « conte[s] d’aventures49 » auxquels il prétend s’opposer – tout en y faisant ostensiblement et fréquemment référence –, sont ni plus ni moins littéraires que ceux de Malraux. Il faut en effet reconnaître, tout simplement, que les deux reportages en question procèdent d’expériences et d’explorations tout aussi réelles les unes que les autres, et appartiennent du reste à deux auteurs qui furent tout autant l’un que l’autre des journalistes et des écrivains à part entière. Ce qui différencie les deux textes, c’est uniquement la posture de leur auteur, principalement en termes d’ethos discursif, mais non sans rapport avec leurs images publiques. Seules leurs prétentions diverses à la littérature ou au reportage, à la valeur esthétique ou à la valeur documentaire diffèrent, et les associent à deux registres du discours distincts, même si chacun d’eux relève à la fois du journalisme et de la littérature.

20De Kessel à Malraux, en passant par Saint-Exupéry, la reconnaissance de la valeur documentaire de ces textes romanesques ou journalistiques semble n’avoir pas tant été une question de genre, de canal, d’esthétique ou d’authenticité des témoignages que de posture d’écrivain, dont l’image publique de poète ou de témoin semble avoir déterminé pour les représentations collectives la valeur de vérité des textes plus que leur véridicité effective. Si la valorisation documentaire du littéraire consécutive à la Grande Guerre autorise les romanciers à adapter une posture de témoins, et donc à engager une poétique assez proche de celle du reportage pour pouvoir mélanger les genres, l’image des écrivains continua d’orienter la réception de leurs textes comme documents ou comme littérature.

Littérature et vérité : Platon et Sartre

21M. Boucharenc considère que les opposants à la pratique littéraire du reportage justifiaient le maintien d’une distinction entre les genres journalistiques et les genres légitimement littéraires en reconduisant « la traditionnelle dichotomie entre littérature industrielle et littérature désintéressée50 ». Mais au regard des exemples que je viens de citer, il semble que les promoteurs comme les détracteurs du reportage littéraire ou de la littérature de témoignage aient aussi tablé sur une autre opposition, considérablement plus ancienne.

22Au livre X de La République, Platon recommande de « n’admettre en aucun cas cette partie de la poésie qui consiste dans l’imitation51 », ce qui ferait de lui, selon Nietzsche, le « plus grand ennemi de l’art que l’Europe ait jamais connu52 ». Son argument principal est que le poète, comme le peintre, « crée des fantômes et […] est toujours à une distance infinie de la vérité53 ». Pour étayer sa position, Platon invoque, dans un passage fameux, l’exemple de l’artisan, qui imite une « forme » divine « unique », « une réalité complète54 », auquel il oppose le poète, qui ne pourrait quant à lui faire mieux qu’imiter les objets produits par l’artisan, et ne serait donc qu’un imitateur de l’apparence, un fabriquant de simulacres de simulacres55. Si l’on s’en réfère à l’exemple de Saint-Exupéry, détaillé plus haut, on constate que, pour valoriser ou dévaloriser son œuvre, Beucler, Brasillach et Gide tablaient sur une représentation de l’art équivalente à celle de La République : ils dépeignaient l’aviateur dans la posture de l’artisan, comme un véritable expert dans son métier qui, à l’instar de l’artisan de Platon, est en contact direct avec la réalité dont il traite, ce qui légitime son témoignage en termes d’authenticité, de véracité. Platon considérait toutefois que « s’il était […] un véritable connaisseur des choses qui constituent l’objet de son imitation, il déploierait beaucoup plus d’efforts pour ces œuvres que pour les imitations […] et il aurait à cœur de faire plutôt l’objet d’un éloge que d’être celui qui le prononce56 ». L’argument platonicien de l’artisan a en ce sens un double tranchant : il légitime l’œuvre de Saint-Exupéry en raison de son authenticité, mais nie par là-même son caractère littéraire. De même que le poète ne pourrait pas, pour Platon, être expert dans les matières qu’il représente57, l’artisan ne pourrait pas être « expert en poésie », compétence qui consiste, toujours selon le philosophe, à savoir, « à l’aide de mots et de phrases », émailler « chaque art des couleurs qui lui conviennent, sans connaître rien d’autre que l’art d’imiter58 ». La littérarité, dans la logique platonicienne, n’est en somme pas compatible avec l’authenticité. Or, cette logique a été appliquée par les défenseurs comme par les détracteurs du reportage d’écrivain, que sa littérarité condamnait pour cette raison a être dévalorisé comme témoignage, quand son aspect documentaire n’invalidait pas sa littérarité.

23Jean-Paul Sartre, dans « Qu’est-ce que la littérature ? », tenterait de redéfinir cette opposition en distinguant l’art du poète, qui « prend les mots comme des choses », et auquel il serait « défendu de s’engager59 », de l’« art de la prose », où « les mots ne sont pas d’abord des objets », « mais des désignations d’objets60 ». Il ne s’agissait pas d’exclure la prose référentielle et utilitariste de la littérature mais, au contraire des « stylistes purs » que Sartre accuse de « croire que […] le parleur est un pur témoin qui résume par un mot sa contemplation inoffensive61 », de souligner que « la parole est un certain moment particulier de l’action et ne se comprend pas en dehors d’elle62 », pour mettre en avant la figure de « l’écrivain “engagé” », qui « sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer63 ».

24Cependant, en affirmant l’opposition entre, d’une part, une poésie esthétisante, autosuffisante et illusoire, et d’autre part, une prose engagée soumise à l’impératif de dévoiler la vérité, comme il l’avait déjà fait dans son discours de 1946 sur la responsabilité de l’écrivain64, Sartre confirmait encore l’opposition platonicienne entre l’art et la vérité. En conférant à la littérature engagée la responsabilité de dévoiler la vérité, le philosophe français la réduisait à un pouvoir de dénotation dont les écrivains se verront progressivement déposséder au profit des faiseurs d’images. Mais sa vision des choses n’en reflétait pas moins parfaitement l’actualité des représentations de la valeur littéraire et de la valeur documentaire, qui devait après la guerre voir la figure hybride de l’écrivain-reporter s’effacer ou plutôt, en revenir à sa dualité originelle, garantie par l’opposition traditionnelle entre la poésie et la vérité.

25Olivier Odaert

26Université de Louvain-la-Neuve