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Ombre Tarragnat

Les communautés du compost de Donna Haraway à l'ère du Pathocène

Donna Haraway's Communities of Compost in the era of the Pathocene

1La pensée de Donna Haraway, trop souvent réduite au Manifeste cyborg (2007), offre un répertoire de figures1 émergeant de situations particulières. Plus qu’une philosophie, Haraway propose une figurologie de la relationalité multispécifique, dans la mesure où elle considère l’attraction pour la socialité comme un fondement ontologique de l’existence des êtres vivants. Pour cette raison, les termes « sociabilité » et « relationalité » peuvent être employés de manière synonyme lorsqu’on parle de son œuvre. La figurologie harawayienne prend pour objet et pour source d’inspiration le devenir-avec des corps qui se co-façonnent plutôt qu’ils n’émergent de manière autonome, et déploie ainsi un cadre rhétorique et théorique relationnel au fondement de sa réflexion éthique.

2Le dernier ouvrage d’Haraway, Vivre avec le trouble (2020), s’ouvre sur un effort définitionnel et une analyse étymologique du terme « trouble », dont elle souligne le caractère ambivalent. Le trouble renvoie notamment à ce qui dérange, à la perturbation d’un état de tranquillité (les « troubles à l’ordre public »), à la souffrance ou au désordre psychique (les « troubles mentaux »), etc., et est souvent perçu de manière négative. Pourtant, dans un geste rhétorique qui n’est pas sans rappeler celui du Trouble dans le genre de Judith Butler (2006), Donna Haraway évoque notre ère écologique troublante et troublée, qu’on pourrait dès lors conceptualiser comme manifestation d’un « trouble dans l’écologie ». À l’image de Butler, le trouble harawayien déploie ainsi un horizon politique : le trouble renvoie aux tours et détours, au brouillement des habitudes. Il nous invite à complexifier nos récits et à repenser nos pratiques.

3En ce sens, la figure harawayienne du trouble renvoie à la nécessité de trouver des solutions internes plutôt qu’universelles ou extérieures aux situations problématiques que nous rencontrons, qu’il s’agisse de la crise écologique ou des histoires de domestication dans lesquelles nous sommes imbriqué·e·s avec d’autres espèces. D’une part, il s’agit pour Haraway de rejeter les éthiques a priori et transcendantale qui proposent des principes absolus. D’autre part, et par conséquent, Haraway défend plutôt des pratiques particulières existantes de relations avec des non-humains, qui sont valables de manière contextuelle2 (Haraway, 2020). Plus encore, cette figure du trouble s’attache à la fabulation de futurs possibles de cette relationalité multispécifique.

4La crise écologique fait ainsi l’objet d’un récit de science-fiction dans le dernier chapitre de l’ouvrage (Haraway, 2020, p. 289-346), qui porte sur des « communautés du compost », entre fiction et réalité. Haraway décrit à cet égard le récit comme appartenant au régime de la fabulation spéculative. La fabulation se définit comme le fait de « produire un récit imaginaire présenté comme réel » (Petit Robert). Le brouillement du dualisme fait/fiction dans la pensée d’Haraway trouve donc ici un terrain de déploiement. La fabulation harawayienne invite à la fois à hériter de l’histoire passée — cela a trait à ce qu’elle appelle la respons(h)abilité — et à générer des figures faisant advenir un autre futur. La spéculation, quant à elle, est inspirée par la philosophie processuelle de Whitehead : Haraway préfère les verbes et devenirs, plus incarnés et situés, aux substances et substantifs, plus abstraits et généraux. Elle invite à faire découler dans la chair, en contexte et en relation, les effets des figures sémiotiques qu’on déploie dans l’écriture, mais toujours à partir d’une réalité située dans des textes ou contextes donnés.

5Pour Haraway, la fabulation spéculative (en anglais speculative fabulation) se présente comme l’une de ses figures « SF », et se déploie en parallèle de la science-fiction, des figures de ficelles (string figures), du féminisme spéculatif (speculative feminism), du fait scientifique (science fact), etc. Il s’agit alors, pour la chercheuse, de donner à voir l’imbrication de différents régimes discursifs et de différentes pratiques scientifiques, politiques, littéraires, etc. La fabulation spéculative consiste, en somme, en la formulation de récits ancrés dans des contextes spécifiques et dans lesquels « les idées que nous utilisons pour penser (avec) d’autres idées comptent » (Haraway, 2020, p. 25). En d’autres termes, les signifiants linguistiques et esthétiques y constituent des figures matérielles-sémiotiques au croisement de l’actuel et du virtuel, du présent et des futurs possibles.

6Dans l’optique de vivre avec le trouble de cette figurologie harawayienne, cette communication — devenue article — cherche à questionner la manière dont la fabulation spéculative des Communautés du compost présente dans le chapitre nourrit la possibilité d’une re(con)figuration de nos relations multispécifiques dans un monde post-covid et post-élevage.

7Je tâche dans un premier temps de montrer que ce récit offre des méthodes et des figures originales qui aident à penser la sociabilité multispécifique, mais qui, situées dans un contexte particulier, demeurent limitées à notre ici-et-maintenant. Je défends notamment l’idée que les figures harawayiennes du vivre-avec, souffrir-avec et mourir-avec doivent être repensées à la lumière des violences biopolitiques de l’élevage. Dans un second temps, je suggère qu’au-delà de l’ère du Chthulucène à laquelle se rattache le récit, celle du Pathocène — articulée par Gil Bartholeyns — pourrait nous permettre de reconfigurer la figure de ces communautés du compost pour une éthique crip du soin multispécifique en lien avec les enjeux croisés de la pandémie et de l’élevage. L’article s’achève ainsi sur une tentative de fabulation spéculative qui, prenant au sérieux l’ère pandémique et le risque accru des zoonoses, donne à voir les possibilités d’une nouvelle relationalité multispécifique suite à l’abolition de l’élevage.

1. Haraway et les communautés du compost : contexte, figures et limites du récit

8La fabulation spéculative présente dans Vivre avec le trouble hérite d’un atelier organisé lors du colloque Gestes spéculatifs à Cerisy-la-Salle à l’été 2013 (organisée par Didier Debaise et Isabelle Stengers), où Haraway écrit avec deux partenaires, Fabrizio Terranova et Vinciane Despret. La consigne est simple : penser une narration spéculative où la vie d’un nourrisson se répercute sur cinq générations humaines. D’une manière intéressante, la version du récit qu’on retrouve dans l’ouvrage ne vise ni ne constitue une copie parfaite du texte produit lors de l’atelier, mais une narration hybride. Les trois partenaires ayant prolongé cette pratique d’écriture spéculative à la suite du colloque, le texte hérite du travail collectif tout en se rapportant à la pensée d’Haraway telle qu’elle prend forme dans le reste de l’ouvrage.

9Dans le chapitre intitulé « Histoires de Camille. Les Enfants du Compost », Haraway figure une ère future de la relationalité multispécifique où un nourrisson, Camille 1, naît en 2025 dans une petite communauté de migrant·e·s. Cette dernière se donne pour mission de contribuer à la guérison et à la récupération de formes de vie et de mondes habitables. Inspirée par un ensemble d’actions collectives passées et présentes engagées sur les questions écologiques et multispécifiques, la communauté développe de nouvelles formes de relations avec les non-humains. « Infectieuses », selon Haraway, ces pratiques inspirent et elles se répandent sur la planète. Elles s’inscrivent alors dans une histoire multigénérationnelle qui renouvelle les régimes de la parenté et de la sociabilité. En effet, ces derniers prennent la forme de pratiques de soin et de métamorphose des corps et des milieux au-delà de la seule reproduction génitale. La liberté reproductive, par exemple, est redéfinie d’une manière symbiotique. Tout nouveau-né, éduqué par plusieurs parents, devra ainsi être associé de manière symbiogénétique à un animal symbiote, le plus souvent appartenant à une espèce menacée de disparition. C’est le cas du papillon Monarque, dont certains gènes ou encore ses antennes sont greffées sur Camille, provoquant une métamorphose hybride de son organisme, désormais appelé sym.

10Au-delà des greffes et des transplantations, les membres de la communauté encouragent l’adoption du mode de vie du symbiote en question, ce qui génère à terme une production d’histoire, de mémoire et de pratiques qui survivent à la disparition de l’espèce animale, lorsqu’elle advient. Cependant, l’objectif fixé par la communauté consiste, pour chaque sym, à prendre soin de son symbiote animal et de tous ses partenaires biologiques pour garantir sa continuation pour au moins cinq générations. Il s’agit par exemple de garantir les conditions de possibilité de la migration pour les papillons Monarque. Les syms favorisent en ce sens, de manière située, partiale et partielle, plutôt que selon l’idée davantage ésotérique d’une interconnexion totale de chacun avec le tout du monde, des modes de récupération, de conservation et de réparation des espèces et des milieux. L’œuvre d’art exposée sur la couverture originale de l’ouvrage3 témoigne de cette figure d’hybridation multispécifique proposée comme manière d’habiter le trouble de la crise écologique.

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11Sans préciser davantage le déroulé du récit d’Haraway, il est utile de revenir sommairement sur les figures clés qu’il déploie. On trouve d’abord, dans son attachement aux relations avec les non-humains, la syntaxe figurative du vivre-avec, souffrir-avec et mourir-avec. Ces déclinaisons renvoient à un projet intentionnel de valorisation éthique des relations et connexions partielles. Elle fait alors écho à la manière dont les éthiques du care prennent la préservation de la relation comme une forme de finalité, y compris dans les situations de vulnérabilité ou de deuil, comme on les trouve dans notre crise écologique.

12C’est sur ce fondement que naît l’idée de « communautés du compost » dans le récit, qui mérite également une analyse terminologique. Le compost, qui renvoie étymologiquement au caractère de ce qui est composite, témoigne d’un travail collectif de composition. Plus encore, dans l’usage qu’en fait Haraway, et notamment à l’oral, on entend singulièrement la distinction des deux syllabes, « com·post », soit « avec·après », qui associe le futur à la collectivité. Haraway est en ce sens une penseuse de l’entrelacement entre la relationalité (l’avec) et l’histoire future (l’après), qu’on retrouve dans les expressions « vivre-avec » et « mourir-avec ». C’est d’abord en ce sens qu’on peut interpréter la pratique collective de la fabulation spéculative chez les trois partenaires, mais aussi la thématique du compost comme pratique symbiotique de résolution de la crise écologique : faire un compost, c’est jouer ensemble le jeu non-innocent et parfaitement sérieux de la vie et de la mort. La figure de la communauté renvoie, dans cette perspective, à l’échange public de biens et de services selon des règles établies. Elle prend la forme, dans le récit, de l’organisation de la reproduction et de la préservation des corps et des milieux selon un principe de biologie symbiotique et de préservation des pratiques non-humaines.

13On le voit, chez Haraway, fiction et réalité sont intimement liées : il s’agit d’une ontologie non-dualiste, « matérielle-sémiotique ». La figure harawayienne se déploie aussi bien comme une image mentale tirée de la réalité que comme la figure, le visage de l’autre auquel il me revient de répondre. La troisième figure en « com », celle de la configuration, que l’on peut prendre comme outil d’analyse, décrit la manière dont la « communauté du compost » façonne collectivement des figures matérielles-sémiotiques du vivre-avec, qui peuvent être re-con-figurées dans de nouveaux contextes particuliers. C’est l’idée, toujours centrale chez Haraway, selon laquelle les figures ne sont pas des concepts ou des pratiques universelles qu’on pourrait appliquer abstraitement ailleurs, mais des jeux et des enjeux sérieux qui doivent émerger de relations incarnées.

14Avant de poursuivre, il convient de revenir sur l’imaginaire de la figure du compost, qui, au-delà de sa dimension terminologique, peut encore interroger. Tout d’abord, au contraire de la figure cyborg, qui s’est parfois prêtée contre la volonté de l’autrice à des lectures cyberpunk glamour, la figure du compost évoque le travail de la terre et des terriens, un travail salissant et difficile. Plus encore, il se branche sur l’humus, cette matière organique issue de la décomposition des végétaux par l’action combinée des champignons, insectes et animaux. L’humus, exemple paradigmatique du cycle vie-mort et de son rôle dans la récupération bio-écologique, pousse les membres hybrides de la communauté à se penser de manière plus-qu’humaine, comme appartenant au genre humus plutôt qu’au genre Homo, c’est-à-dire « le même », celui qui se fait seul.

15Alors que la France se dotera en janvier 2024 d’une loi rendant obligatoire la mise à disposition, à titre gratuit, de bacs à compost collectifs pour l’ensemble des ménages, il apparaît qu’une révolution du compost est en cours. Céline Granjou, Marc Higgin et Coralie Mounet étudient la démocratisation du compostage dans la ville de Grenoble et ses environs. Selon elleux, cette démocratisation du compostage ne répond pas seulement « d’un modèle de diminution quantitative [des déchets], mais s’inscrit dans l’introduction d’un nouveau rapport aux processus de décomposition et de dégradation qui prennent place dans le compost » (Granjou, Higgin, Mounet, 2020, §62)4. Les déchets alimentaires passent, dans les représentations collectives, d’une position de détritus bons à être jetés et mis hors de vue, à la position de ressource, c’est-à-dire de « matière dont la capacité productive est intégrée et développée » (ibid.).

16Les auteurices théorisent en ce sens un processus de domestication du pourrissement qui suppose des formes d’attention active, d’apprentissage de gestes, de savoir-faire et de savoir-voir, mais aussi des formes de jeu et de plaisir. De manière intéressante, celles-ci ne sont pas sans rappeler les récits de la vie partagée entre Donna Haraway et sa chienne Cayenne Pepper, notamment dans la pratique sportive de l’agility (Haraway, 2019). Dans ces « communautés du compost » de la région de Grenoble comme dans la fabulation spéculative harawayienne, le compost est aussi source de (mauvaises) surprises et d’un basculement vers le pourrissement. Ainsi, si cette domestication n’implique ni un contrôle ni une domination unilatérale et absolue sur les non-humains, elle renvoie surtout à un renouvellement des pratiques de cohabitation multispécifique, à une « renégociation de l’espace domestique » (Granjou, Higgin, Mounet, 2020, §62) et de l’espace public et à un renouvellement des représentations sur le cycle de vie (et de mort) des objets de la sphère domestique.

17Il convient à ce titre de souligner que les communautés du compost dépassent, sous la plume d’Haraway, l’idée d’une valorisation de la pratique collective du jardinage. Figure plus que concept, le compost fait bientôt référence à l’entrelacement symbiotique des vivants aussi bien qu’à la respons(h)abilité qui naît de la sociabilité multispécifique. Pleine de plaisir et d’éros, la relationalité multispécifique et son compost est aussi non-innocente et troublante en cela qu’elle a trait à la mort et aux dangers de la coexistence. Comme à Grenoble, où la présence de mauvaises odeurs ou d’animaux intempestifs dérange les habitant·e·s (ibid.), Haraway nous rappelle que le compost peut aussi être raté s’il est contaminé par des pathogènes : les pratiques « infectieuses » et contagieuses de la communauté du compost sont aussi inspirantes qu’elles peuvent s’avérer inquiétantes ou dangereuses.

18On le voit, la figurologie du récit invite à une complexification de la question du compost et de la sociabilité multispécifique qui prenne en compte le risque inhérent de la souffrance et de la mort. À cet égard, Haraway nous rappelle que « [d]ans mes histoires de Camille, il y aura de terribles erreurs politiques et écologiques. Elles demandent à qui les lit de faire preuve d’une méfiance généreuse » (Haraway, 2020, p. 290-291). Précisément, il apparaît qu’une telle réception du récit aujourd’hui requiert plus que jamais de prendre en compte la distribution différentielle de la mort et de la souffrance à l’ère de l’élevage industriel et de sa biopolitique. Dans celle-ci la prédation, la dérégulation des cycles chronobiologiques, l’empêchement des relations entre animaux, le non-respect des besoins éthologiques, témoignent d’une asymétrie entre éleveurs et élevés. De même, l’ère pandémique que nous connaissons, avec la transmission des zoonoses avec les humains, soulève une des limites éthiques de la relationalité multispécifique. Elle doit nous pousser à rappeler la facilité avec laquelle des élevages entiers ont été décimés sur la base d’une contamination au Covid-19, ou lors des crises de la « vache folle » ou de la grippe aviaire.

2. Du Chthulucène au Pathocène : vers une éthique du care crip et multispécifique pour un monde post-covid et post-élevage

19La figure du Chthulucène constitue le cadre géologique et éco-historique du récit de la Communauté du compost. Dérivée des Anthropocène ou Capitalocène, elle façonne une temporalité « épaisse » au croisement du passé, du présent et du futur. Elle constitue une scène d’agentivité des non-humains qui doit permettre de générer des zones de fabulation spéculative dans lesquelles les humains ne sont plus les étalons de mesure de l’éthique ou de l’efficacité des actions en contexte de crise écologique, comme c’était le cas avec l’Anthropocène. La figure récupère et déplace en effet la créature raciste et misogyne Cthulhu de la science-fiction de Lovecraft, qu’elle branche sur les chthoniens, ces divinités de la terre dans la mythologie grecque, afin de penser une ère terreuse de la puissance d’agir des non-humains.

20Aussi bienvenue et utile soit-elle, la figure du Chthulucène telle qu’elle se présente dans le récit semble passer à côté d’un pan important de notre situation contemporaine. La « figure d’écriture »5 du Pathocène, proposée par Gil Bartholeyns dans Le Hantement du monde (2021), branche ensemble des événements situés et particuliers liés à l’élevage, central dans le champ de nos relations avec les animaux, et la pandémie de Covid-19, liée à la vulnérabilité, la souffrance et la mort. Bartholeyns insiste sur le rôle joué par les élevages industriels dans le développement des épidémies et prône la fin de ces pratiques particulièrement dangereuses pour nous comme pour les non-humains.

21Aussi, là où le Chthulucène valorise l’agentivité des non-humains et, dans le récit, la préservation de la biodiversité et du mode de vie d’animaux liminaires ou sauvages via la sociabilité, le Pathocène dénonce la puissance d’agir des pathogènes générée par la sociabilité et l’hybridation chez les animaux domestiqués. Il avance qu’alors, « [un trouble s’est introduit] dans l’ordre de la vie » (Bartholeyns, 2021, p. 17). Haraway ne semblerait ainsi pas prendre l’entière mesure des enjeux éthiques de ces risques pathogéniques de la sociabilité multispécifique, et ce en particulier dans le récit compostiste, où la question de l’élevage est absente.

22On le voit, la figure du Pathocène se déploie dans une opposition explicite à la pensée d’Haraway et sa valorisation parfois trop illimitée de la relationalité multispécifique, notamment dans sa compréhension de la domestication comme co-domestication, c’est-à-dire comme un partenariat mutuellement efficace, et souvent mutuellement agréable. En un sens, l’éthique proposée par Bartholeyns apparaît plus convaincante que celle offerte par Haraway sur la question de l’élevage et de ses effets sanitaires. Pourtant, Haraway défend elle aussi la fin de l’élevage industriel, si bien que la tension entre les deux approches se situe surtout à un autre niveau.

23D’une part, la figurologie harawayienne, avec le trouble et le compost, doit ici nous pousser au constat crip — de l’anglais « crippled », issu des études sur le handicap — selon lequel la possibilité de la maladie et du handicap, favorisée par l’histoire de l’élevage et de ses pratiques, se configure comme ère éco-socio-historique, sinon ontologique : elle déjà là et est partie pour durer et se généraliser6. Par exemple, l’antibiothérapie utilisée dans l’élevage industriel a déjà commencé à affecter les humains, et les pratiques de consommation carnées sont déjà à l’origine de troubles de santé. Plus encore, les animaux d’élevage appartiennent à des espèces crip mises au jour par sélection génétique, ce qui empêche la possibilité d’un simple retour en arrière ou d’une sortie du trouble à court terme.

24Plus encore, la pensée de Bartholeyns semble reproduire une logique de séparation des espèces par des « barrières d’espèces [et] barrières d’espaces »7, et reposer sur un principe un peu trop univoque, celui d’une dénonciation des dangers de la coexistence avec les animaux. Là où Haraway prend parfois la relationalité comme une finalité en soi avec ses « espèces compagnes », Bartholeyns semble la prendre comme un mal en soi en favorisant les « espaces sans compagnie » (2021, p. 42). Or, dans sa fabulation spéculative, Haraway prend bien soin de rappeler que les altérations morphologiques et génétiques dans les Communautés du compost ne doivent toucher que le génome des humains et pas celui des symbiotes animaux, ce qui démontre que l’autrice pose elle-aussi certaines barrières éthiques à la relationalité et favorise certaines pratiques plutôt que d’autres.

25Il nous revient donc de complexifier la question de la sociabilité multispécifique et d’interroger moins sa légitimité abstraite que le type de pratiques à privilégier. Dans ses textes sur l’élevage, Donna Haraway favorise par exemple un élevage paysan avec abattage mobile, qui doit limiter les risques sanitaires et la souffrance des animaux, ce qui correspond en partie aux préoccupations de Bartholeyns. Chez elle, cet élevage raisonné constituerait une pratique « respons(h)able » où les éleveurs apprennent à vivre-avec les animaux, dans la mesure où ils sont amenés à leur répondre, à interagir et à investir la relation sur un plan affectif. Pourtant, la triade du vivre-avec, souffrir-avec et mourir-avec semble ici inadaptée pour décrire la situation, étant donné l’asymétrie dans la distribution de l’autonomie décisionnelle et de la mise à mort entre humains et non-humains. Plus encore, là où, dans son récit compostiste, la communauté se donne pour tâches la récupération écologique, la préservation de la vie, la production d’une mémoire écologique, de parentèles multispécifiques et de corporéités hybrides, l’élevage, par définition, fait naître des individus pour les tuer et consolide la distinction symbolique entre humain et animal. L’élevage, même paysan, semble donc difficilement compostiste, ou humusitaire.

26La fin de l’élevage, ou du moins sa critique radicale, constitue désormais le cadre spéculatif de la réflexion proposée ici. Le vivre-avec et le souffrir-avec pourraient néanmoins adopter, à l’ère du Pathocène, la forme de pratiques crip du care multispécifique envers les corps blessés, humains comme animaux. De toute évidence, la fin de l’élevage esquissée ici n’adviendra pas à court terme, ce qui pose dans un premier temps la question de la possibilité de la libération des animaux et, dans un second temps celle de savoir s’il convient ou non de prolonger l’existence de ces individus handicapés sur le plan biologique de la spéciation, et souvent malades sur le plan sanitaire.

27Dans un contexte d’abolition de l’élevage, l’hypothèse de l’euthanasie ou de la stérilisation générale fait écho de manière inquiétante soit à l’assassinat de masse des élevages contaminés soit aux pires pratiques eugénistes envers les êtres humains considérés comme « lourdement handicapés ». Plutôt, une logique héritant de la figure du compost devrait nous pousser à façonner des communautés multispécifiques alternatives qui célébreront la vie tout en garantissant le deuil des vies perdues. Certes, ces communautés ne peuvent ni ne pourront vraisemblablement accueillir dans des conditions décentes l’ensemble des animaux élevés, et moins encore rendre la vie aux milliards d’animaux tués chaque année pour la consommation humaine. Néanmoins, elles pourront et devront « se faire Voix des Morts » (Haraway, 2020, p. 345) via des relations partagées, partielles et partiales, comme le propose Haraway dans le récit. C’est ce principe, plutôt qu’un principe utilitariste abstrait de maximisation, qui pourrait animer ces nouvelles communautés du compost. En favorisant de nouvelles formes de vie plus respons(h)ables et symbiotiques avec les animaux d’élevage, en offrant à leurs corps blessés les soins nécessaires pour qu’ils puissent mener une vie autonome et épanouissante, les compostistes du Pathocène prolongeront la mémoire des horreurs de l’élevage et favoriseront des formes de récupération et de résurgence.

28À cet égard, iels se donneront au quotidien pour tâche la récupération de l’autonomie et de l’agentivité, et la préservation des corps et des esprits aussi bien pour les anciens travailleurs d’élevage et d’abattoir que pour les animaux qui auront pu être sauvés. Pour les cas de blessures physiques, comme on les retrouve trop souvent dans l’élevage, des prothèses et aides à la mobilité faciliteront l’existence de ces animaux blessés. Cette éthique crip8 du care multispécifique, plutôt que de chercher à réparer les corps pour les normaliser et rétablir leur capacité productive, devra prendre au sérieux la question des barrières. La non-modification biologique des symbiotes animaux dans le récit d’Haraway soulève en effet les risques biologiques des expérimentations sur les corps animaux et le problème moral de se croire légitime à décider pour l’autre.

29Dans une démarche de fabulation spéculative, il revient pour finir de matérialiser cette proposition dans un contexte spatio-temporel et collectif. La question des animaux « sauvés » des élevages et abattoirs, évoquée plus tôt, témoigne du fait que la spéculation esquissée ici hérite des pratiques militantes d’exfiltration. Il apparaît à ce titre que les refuges et sanctuaires antispécistes, en refusant l’exploitation productive des corps animaux, constituent déjà des formes de récupération de l’agentivité pour les animaux exfiltrés, mais aussi des collectifs de soin. Reconfigurant la vulnérabilité et la puissance, ces espaces permettent un rééquilibrage dans la distribution de l’agentivité entre les humains et les animaux. Les seconds apprennent à imposer le respect de leur volonté, et les premiers apprennent l’humilité d’une pratique de soin qui ne présuppose pas l’exceptionnalité morale humaine (Tiphaine Lagarde et Ceylan Cirik, 2020) ou la nécessité d’une normalisation des corps.

30De toute évidence, ces pratiques militantes demeurent minoritaires et s’opposent régulièrement aux principes légaux de la propriété privée des animaux par les élevages et de leur libre exploitation capitaliste. Pourtant, c’est précisément leur attachement à un antispécisme relationnel et quotidien, conscient de ses limites mais prêt à habiter le trouble de relations respons(h)ables avec les animaux, qui permet de penser, avec Haraway, une position plus satisfaisante sur la question de l’élevage. On pourrait imaginer, à plus long terme, une conversion du travail d’élevage et d’abattage en un travail de soin et de parenté multispécifique qui, dénué de toute ambition productive, valoriserait vraiment la relationalité et nourrirait un nouveau rapport à la vie, à la souffrance et à la mort.

Conclusion

31Les nouvelles communautés du compost figurées et fabulées ici constituent un exemple concret et réaliste de pratiques collectives de résistance à la transmission des maladies zoonotiques. Cet état de fait selon lequel la maladie et la mort sont parmi nous, qui hérite indirectement des pensées crip, est au cœur de notre monde post-covid et post-élevage. Il nous enjoint à vivre avec son trouble de manière non-innocente. La maladie et le handicap y sont perçus comme des expériences évidemment difficiles mais qui peuvent aussi être sources d’une reconfiguration de nos pratiques relationnelles multispécifiques, et qui doivent imprégner un sens renouvelé de la sociabilité et de l’éthique, à l’image de la figure des communautés du compost proposée par Donna Haraway.

32Ainsi, si la relationalité multispécifique ne constitue ni une finalité normative évidente, ni une abomination morale dont il s’agirait de se débarrasser, elle constitue un des aspects décisifs d’une éthique multispécifique dans le monde à venir. L’ère du Pathocène, avec les troubles sanitaires et les horreurs de l’élevage, aussi bien que les poches de résistance et de récupération collective que constituent les sanctuaires antispécistes, constitue ainsi un terreau de reconfiguration de la fabulation spéculative harawayienne et de sa figurologie de la sociabilité multispécifique.