Inculte à l'épreuve de l'étranger
1Inculte : terme chausse-trappe, défi malicieux à toute tentative de définition, d'assignation à une esthétique. Entre blague provocatrice (pas de réelle « inculture » dans les écrits du collectif et de ses membres) et parti-pris candide (nul « culte » pour telle idole théorique ou artistique), l'adjectif substantivé traduit surtout la volonté ferme des Incultes de demeurer indépendants de toute formule englobante (Baud, 2021). L'affaire se révèle encore plus inextricable si l'on s'aventure à envisager l'ensemble des productions que recouvre l'étiquette : revue, ouvrages collectifs, publications de la maison d'édition, œuvres singulières de chaque membre. N'y aurait-il alors qu'une pure synonymie entre les différents avatars d'Inculte, la simple désignation d'affinités entre auteurs et autrices prenant plaisir à travailler ensemble (Audrerie, 2017) ? Difficile de s'y résigner. La tentation est grande de relier les points, comme dans ces jeux pour enfants, pour dégager une « image dans le tapis » d'Inculte, figurée par l'entrelacs des écritures multiples, où les différentes facettes du collectif soient liées par un fil commun identifiable. Or, un regard surplombant tout Inculte donne lieu à un premier constat : celui d'un puissant attrait pour l'étranger, curiosité jamais démentie pour les littératures non francophones.
Le goût de l'étranger
2Cette mise en lumière d'auteurs étrangers était l'un des signes distinctifs de la revue. Comme un symbole, le premier numéro s'ouvrait par une discussion avec William Gibson, suivi d'un dossier sur l’œuvre de W.G. Sebald1 ; le vingtième et dernier proposait, pour sa part, une interview de Hubert Selby, Jr.2. Entre les deux, une profusion d'entretiens, d’« interventions », ou de « fictions » (pour ne retenir que les rubriques principales) met à l'honneur quantité de grandes figures reconnues (mais pas forcément bien connues), comme les trois premiers cités3, ou plus jeunes et moins renommées4. De ces pages procéderont les recueils critiques Face à Pynchon (2008) et Face à Sebald (2011) où se mêlent écrivains et critiques de diverses nationalités, et qui manifestent un désir non seulement de découvrir mais plus encore de connaître en profondeur, d'analyser des œuvres exigeantes et modernes, extérieures au champ francophone.
3 Une fois clos le chapitre « revue », la maison d'édition prend logiquement le relais, et fait la part belle aux traductions d'ouvrages étrangers. Les publications sont nombreuses et variées, mais nous nous arrêterons brièvement sur trois d'entre elles, parce qu'elles ont fait « événement », et qu'elles sont à ce titre les plus emblématiques des choix et ambitions des éditions Inculte : London Orbital ([2002] 2010), de Iain Sinclair, incroyable récit d'une déambulation le long de l'autoroute circulaire M25 qui se déploie autour de Londres, chef-d’œuvre de poésie psycho-géographique ; Les Instructions ([2010] 2011), premier roman d'Adam Levin, dont les mille et quelques pages narrent quatre jours de la vie du très jeune Gurion Ben-Judah Maccabee, durant lesquels ce messie en herbe lève une armée d'enfants fanatisés dans une école juive de Chicago ; Jérusalem ([2016] 2017), le monument épique et mystique d'Alan Moore, légendaire scénariste de comics, qui bâtit un édifice fictionnel vertigineux autour de sa ville natale de Northampton (où il mêle histoire du lieu et histoire familiale), élevée au rang de centre du monde. Trois œuvres ô combien singulières, qui présentent cependant plusieurs traits communs : un volume plus que conséquent ; une volonté de multiplier les registres, les discours et les écritures en exploitant pleinement la polyphonie romanesque, mise en scène dans des structures complexes ; un regard attentif sur le réel le plus quotidien dans ce qu'il a de plus inquiétant, rude ou violent ; mais aussi l'ostentation d'une vaste et riche intertextualité5. Autant d'éléments qui esquissent un horizon esthétique, tout en impureté, mélange de fictions, savoirs, haute littérature et « culture de masse ». De telles œuvres exhibent la propension d'Inculte à aller voir ailleurs, un ailleurs qui ne répond pas simplement à des coordonnées linguistiques et géographiques : l'étrangeté est aussi esthétique, désir d'expérimentation et d'aventure.
Une communauté traductrice – Claro, Richard, Markowicz
4Le collectif a soif d'affinités, voire de fraternités littéraires hors des espaces francophones — comme un désir d'une « Internationale inculte ». Il faut examiner la condition de ces rapprochements, qui en est aussi, selon le point de vue, une conséquence et une manifestation : la traduction. La « xénophilie » d'Inculte est affaire de lecteurs, mais surtout de traducteurs, en nombre au sein du collectif, à commencer par Claro et Nicolas Richard6. S'il n'y a trace chez eux d'une réelle revendication théorique ni individuelle ni collective, il est cependant possible de relever les éléments épars d'une approche commune de la traduction, tout du moins d'orientations partagées.
5Dès le numéro 2 de la revue, Claro publie une « intervention » intitulée « Traduire, du drame au pari » (2004, p. 73-77). Il y esquisse une phénoménologie de la traduction, envisagée comme « pulsion », comme « devenir » (élaboré cahin-caha, au fur et à mesure de l'écriture7, en rien un état s'appuyant sur une compétence préalable), et surtout comme expérience d'une « angoisse », voire d'une douleur quasi physique : « [le traducteur] va devoir faire l'expérience d'une brutale et inquiétante déstabilisation. […] comme après un terrible accident, il éprouve diverses paralysies, trébuche, a des vertiges » (p. 74).
6Si le goût d'Inculte pour les littératures étrangères se lisait comme une joyeuse curiosité, un enthousiasme de lettrés avides de nouvelles découvertes, la pratique de la traduction, telle que la décrit Claro, figure cette rencontre avec l'autre comme traumatisante. Par ailleurs, au-delà de la description des affects du traducteur, Claro pointe aussi les enjeux collectifs, esthétiques, économiques et politiques, de la traduction : il fustige en effet la « technique de reproduction », qui consiste à traduire en masse, « dans le seul but de doper une économie qui cherche à dégager des bénéfices immédiats d'un domaine pourtant irréductible à l'immédiateté » (p. 76). Ce qui permet d'articuler les deux plans du discours de Claro, celui, individuel, de l'angoisse intrinsèque à l'acte de traduire, et celui, collectif, de la critique des stratégies éditoriales, c'est une conception bien précise de la traduction, que Claro esquisse dans ces pages, et qu'il développe ensuite plus longuement dans un essai intitulé Violence et traduction (2008)8.
7Le vertige du devenir qui saisit le traducteur n'est qu'une facette d'une triple altération, à laquelle s'ajoutent celle qui affecte la langue de départ9, et, plus singulièrement celle qui travaille la langue d'arrivée, ce que Claro formule ainsi dans les pages de son article : « Forcer sa langue à se lester d'étrangeté » (Claro, 2004, p. 75). Cette troisième altération est la plus décisive :
L'acte de traduire est avant tout ce processus hallucinatoire qui vous fait bégayer dans votre propre langue […]. Quiconque traduit a connu et connaîtra cet inquiétant désagrègement, ce délitement de la parole sur la page. Soudain, votre langue, de maternelle, devient glossolalique [...] (Claro, 2008, p. 33).
Mais ce sentiment de perte, de dépaysement en terrain pourtant familier10, c'est aussi ce qui distingue, dans le texte traduit, l'œuvre du produit. La traduction selon Claro est :
[…] cette démarche qui vise, devrait viser, non pas à acheter des masses de signes, mais à enrichir la littérature nationale. [...] Les questions qu'on est en droit de se poser chaque fois qu'on traduit sont donc de cet ordre : qu'est-ce que ce texte peut apporter à notre littérature, que sait-il faire que nous ignorons, que m'apprend-il sur la langue, sur ma langue, en quoi est-il anormal et remet-il en cause certains schèmes linguistiques qu'on croyait acquis ? (Claro, 2004, p. 77).
8La traduction n'est pas une simple opération de translation, elle retravaille le texte originel, bouscule la langue maternelle, et enrichit la littérature nationale de nouveaux possibles. Dans une telle configuration, le traducteur ne s'efface pas, il imprime sa marque dans l'œuvre ; il devient écrivain, auteur second, équivalent du musicien qui interprète la partition du compositeur. On ne s'étonnera pas que Claro soit aussi l'auteur de nombreuses fictions11.
9C'est aussi le cas de Nicolas Richard, dont deux livres approfondissent notre réflexion. Par instants, le sol penche bizarrement (2021) revient sur trente ans de traductions en soixante-treize courts chapitres, chacun consacrés à un livre et un auteur (sauf cas d'auteurs multiples). Richard aimerait
[…] faire sentir l'enthousiasme que j'éprouve à pratiquer la traduction. […] Mon objectif est de montrer la façon dont je procède et j'espère que mon engouement sera contagieux, que cette démarche descriptive aura pour effet de vous donner envie de les lire, ces auteurs que vous ne connaissiez pas (p. 11).
10« Démarche descriptive », donc non théorique ; mais elle est aussi narrative, puisque chaque chapitre est aussi un bref récit des difficultés rencontrées et des moyens déployés pour les résoudre. Si le ton se veut ludique et souriant, l'idée de la traduction qui transparaît dans ces aventures textuelles est très proche de celle repérée chez Claro. Le titre même rappelle l'expérience de désorientation que décrivait ce dernier : « Par moment, en m'enlisant dans la langue anglaise et en perdant mes repères dans ma langue maternelle, c'est un peu ça que j'éprouve » (p. 12). Et l'on retrouve aussi la figure du traducteur-créateur qui déforme et transforme sa langue :
Je me contente, livre après livre, d'une traduction à l'autre, par petites touches, d'arranger une langue française pâte à modeler, toujours prête à des contorsions, à condition de la malaxer suffisamment (p. 258).
11Surtout, Richard évoque, au gré des chapitres, la nécessité de contacts avec les auteurs eux-mêmes, les précédents traducteurs, ou divers spécialistes de domaines précis. Une dimension collective de la traduction est ainsi mise en valeur : « Voici un premier paradoxe : j'exerce un métier solitaire et pourtant je fais souvent appel à des personnes, de mon entourage ou lointaines » (p. 13). Or, ces voix multiples qui entourent le traducteur, Nicolas Richard en fait matière littéraire dans un autre livre, La Dissipation (2018), publié aux éditions Inculte. Ce « roman d'espionnage » (mention en quatrième de couverture) est en fait le prolongement fictionnel des traductions de Thomas Pynchon12, comme Richard l'explique a posteriori dans le chapitre de Par instants consacré au romancier américain : « Mon désir de continuer à “pynchoniser” prend une forme inattendue : la composition d'une fiction » (Richard, 2021, p. 302). Le roman se présente comme un dossier sur un mystérieux auteur, désigné par la seule lettre « P » : soit un ensemble désordonné de documents, témoignages, récits, extraits de travaux académiques, rapports et mises au point variées, augmenté d'une correspondance tendue entre « l'étudiante », avide d'informations, et « le traducteur », réticent à les fournir. Nicolas Richard croise pures inventions de sa part et documents réels à propos de Pynchon, échantillons des passions enfiévrées que suscite le refus de ce dernier d'apparaître sur la scène publique : « Ce tourbillon m'amènera à imaginer une histoire inspirée du mythe de l'auteur invisible en plein jour » (ibid., p. 303). Avec La Dissipation, le rôle matriciel de l'acte de traduction dans l'écriture littéraire s'approfondit et se complexifie. Véritable roman du traducteur (à double titre, puisqu'il est à la fois auteur et protagoniste), il se présente en outre comme emblématique des diverses orientations d'Inculte : collectif (par sa structure polyphonique, et sa continuité avec les traductions de Pynchon), mise en scène de documents, récit contemporain, et réflexion sur des dynamiques politiques et culturelles.
12Ce parcours sur les traducteurs d'Inculte doit se clore avec André Markowicz, haute figure de la traduction contemporaine, connu et reconnu pour sa traduction intégrale des œuvres de Dostoïevski, chez Actes Sud. Si Markowicz est devenu un auteur Inculte13, c'est le fruit de circonstances et sans doute, comme il le raconte lui-même sur sa page Facebook, avec humour et force détails14, d'un intérêt commun pour l'expérimentation. Mais on peut aussi considérer que cette rencontre devait advenir pour des raisons plus profondes, tenant à sa vision de la traduction :
Je ne traduis pas pour rendre français. – Ce qui m’intéresse en traduisant, c’est de faire le chemin contraire : faire que notre à langue à nous, la langue française, devienne comme un peu étrangère ; qu’elle accueille les formes, les mémoires qui ne sont pas les siennes. Qu’elle les accueille aussi radicalement, aussi, dirais-je, ouvertement que c’est possible15.
13On retrouve donc dans son travail le même désir d'altération de la langue française dans l'acte même de traduire, la même propension à donner au traducteur une tâche et un statut d'écrivain à proprement parler16.
14Markowicz est aussi très sensible à la dimension collective de la traduction : d'abord parce qu'il collabore étroitement avec Françoise Morvan, qui a cosigné avec lui la traduction des œuvres théâtrales de Tchekhov, ensuite, précisément, parce qu'il est féru de théâtre, et s'implique énormément dans les mises en scène des textes qu'il a (co)traduits. Ajoutons enfin que son usage de Facebook comme journal et carnet de travail ouvert à tous participe de ce désir de collectif. De fait, les deux livres auxquels ses billets donnent matière, intitulés Partages (I, 2015 ; II, 2016), sont ainsi présentés par leur auteur : « Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur ». Mais c'est surtout l'autre livre, publié en même temps que ce Partages vol. I, qu'il convient d'examiner. Ombres de Chine propose des textes de poètes chinois de l'époque Tang (VIIe-IXe siècles), mais, Markowicz ne connaissant pas la langue, traduites à partir de traductions préalables (en anglais, allemand, italien, espagnol...) et des indications de spécialistes. Dans cette expérience textuelle17, le rapport à l'étranger est démultiplié, et la dimension collective exacerbée par la polyphonie d'où émerge la version de Markowicz ; le geste final du traducteur-écrivain s'en trouve, paradoxalement plus personnel, comme il le dit lui-même :
Ombres de Chine n'est pas seulement un livre de traductions (même si je pourrais, j'espère, justifier chaque mot d'après les sources que j'ai étudiées et que je donne toujours à la fin du texte), mais un livre de poèmes personnels. C'est le livre de quelqu'un qui ne prétend pas se présenter en spécialiste, mais, au contraire, essaie de partager ce qu'il découvre. C'est le livre d'un ignorant - mais d'un ignorant qui cherche à savoir, qui expose ses recherches et les propose au partage (c'est en quoi ce livre est la face complémentaire de Partages et que je n'ai pas voulu les publier séparément18).
Éthique de traduction et principes de création – Berman et Larnaudie
15On évoquait plus haut une « approche commune » à Claro, Richard, et Markowicz : elle s'inscrit dans la lignée de ce qu'Antoine Berman19, traducteur, linguiste et traductologue, nommait une « éthique du traduire ». Celle-ci est d'abord définie négativement, comme rejet de la traduction « ethnocentrique », soit celle « qui, généralement sous couvert de transmissibilité, opère une négation systématique de l'étrangeté de l'œuvre étrangère » (Berman, 1984, p. 17). Les notions d'accueil, de violence, d'entre-deux linguistique, que nous avons rencontrées chez les trois traducteurs d'Inculte se voient synthétisées chez Berman dans cette éthique, ouverture à l'autre qui désigne, par-delà le travail textuel et l'activité littéraire, la « visée » propre de la traduction :
La visée même de la traduction – ouvrir au niveau de l'écrit un certain rapport à l'Autre, féconder le Propre par la médiation de l’Étranger – heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture, ou cette espèce de narcissisme qui fait que toute société voudrait être un Tout pur et non mélangé. Dans la traduction, il y a quelque chose de la violence du métissage. […] L'essence de la traduction est d'être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport, ou elle n'est rien (ibid., p. 16).
16Berman, dans son style assertif, imagé et radical, dessine un horizon intellectuel où la traduction acquiert une haute dignité, et rencontre la philosophie, la littérature, et la politique. Or il semble que l'on puisse inscrire les écrits des membres d'Inculte dans ce même horizon. Si les traducteurs se font écrivains, les écrivains n'emprunteraient-il pas aussi aux traducteurs ? La traduction serait ainsi un révélateur de l'insaisissable ligne d'Inculte. Pour reprendre le titre de l'essai de Berman20, on voudrait à présent examiner en quoi la littérature des Incultes — du moins dans ce que leurs travaux ont de commun — se fait à « l'épreuve de l'étranger ».
17 C'est ce qui ressort pour partie des « Propositions pour une littérature inculte » (2009, p. 338-354) avancées par Mathieu Larnaudie, seul texte qui se risque à donner un contenu positif au nom ou plutôt à l'adjectif « inculte21 », ici décliné en profane, altérée, multiple, et collective22. Alors même qu'il n'est pas directement question dans ce texte de traduction, les notions d'altération ou de multiplicité font écho à nos réflexions précédentes.
J’écris pour dire ce que je ne suis pas, et que je deviens en le disant ; pour devenir autre, pour rencontrer une altérité concrète – par exemple, un lecteur – et faire jouer l’altérité en moi (p. 348).
18Difficile de ne pas penser au traitement que Claro, Richard et Markowicz appliquent à la langue maternelle, et à leur pensée commune de la traduction comme altération. L'impression se confirme quand Larnaudie détaille le sens et la portée de l'écriture collective, qui
[…] invente sa propre langue, sa voix, qui ne résulte pas de la somme de ses parties et qui n’est pas non plus la voie médiane de ses contributeurs, mais une singularité plurielle (p. 353-354).
L'Amérique (d') Inculte ?
19Ces propositions — et leur résonance avec les conceptions de Berman — amènent à considérer les ouvrages des Incultes sous un jour borgésien, comme traductions françaises d'originaux (et d'auteurs) inexistants. Telle perception n'est pas seulement le fait du texte de Larnaudie, elle procède des livres d'Inculte eux-mêmes : ils nous dépaysent, nous emmènent hors de l'Hexagone ; mieux encore, ils nous font voyager, par avion, moto ou train dans de folles équipées, fuites ou explorations. On y est toujours en transit, jamais attaché à l’« Ici » ni transplanté dans l’« Ailleurs » qui reste un horizon23 .
20Notons cependant qu'un espace semble privilégié : l'Amérique, par où les Incultes passent toujours, à un moment ou à un autre — et qui a aussi la part belle dans les ouvrages traduits, publiés ou évoqués dans la revue. Faut-il y voir une fascination partagée, un tropisme transatlantique fort ? Ou cette convergence américaine n'est-elle que le fruit de circonstances indépendantes donc peu significatives (goûts individuels des auteurs et éditeurs, spécialité des traducteurs, situation dominante des États-Unis dans la culture contemporaine, etc.) ? Une réponse définitive exigerait une étude plus approfondie24. Contentons-nous de noter que s'il y a contingences, leur ensemble prend apparence de nécessité, et que l'effet de lecture n'est pas contestable. S'il est bien une « Amérique d'Inculte », quel est-elle ? C'est, pêle-mêle, le pays de Johnny Cash25, des massacres dans les lycées (Lépine, 2017), des traders triomphant un jour, effondrés le lendemain (Larnaudie, 2010), des stars hollywoodiennes26 et des destins brisés de Frances Farmer, ou d'Anna-Nicole Smith, l'héroïne trash et poignante du roman collectif Une chic fille (Inculte, 2008). Une zone urbaine interminable, voire suburbaine, où pullulent les motels et où l'on distingue toujours au loin les néons de Las Vegas27, mais aussi un ensemble de grands espaces qui enveloppent des petites villes isolées et faussement tranquilles à la Twin Peaks, comme le Lisbon d'Hélène Gaudy28. Un pays aux deux visages, donc : une Amérique barbare, brutale, vulgaire, inculte au sens commun, celle du capitalisme débridé et de la violence triomphante sous toutes ses formes, mais aussi une Amérique d’encre et de papier, celle de Faulkner (une des références majeures des Incultes29), de Melville, de la beat génération, de Pirsig30, poétique, exaltée et exaltante. En somme l'espace américain se donne à lire chez Inculte comme un ensemble de sorties : de l'imaginaire français, voire européen, vers d'autres références ; de la littérature même, vers d'autres formes d'arts, cinéma, musique ou télévision ; de la culture même, vers un réel rude, insipide ou opaque, revêche à la mise en forme artistique.
21L'Amérique Inculte, au-delà de toutes réalités géographiques, historiques et culturelles, est l'emblème et l'allégorie même du déplacement, de tous les déplacements qui animent la création et la pensée du collectif. « Littérature déplacée », c'était le titre du dossier proposé dans le n° 3 de la revue — on corrigerait donc volontiers : en déplacement. Un désir et des rejets s'y annonçaient : telle littérature ne sera ni exotisme simpliste, ni « pathos du balluchon »31, comme le formule ironiquement Linda Lê dans le texte d'ouverture du même dossier (2005, p. 12-17), mais, pour reprendre la suite de son discours :
Une littérature qui serait comme une plante adventive. Ni d'ailleurs ni d'ici. Et, comme telle, elle perturbe l'ordre naturel des choses. Elle cherche à rompre avec l'autorité. L'autorité du pays quitté. L'autorité de la langue empruntée. L'autorité de la tradition littéraire dans laquelle aucune place ne lui est réservée. Elle va donc chercher sa légitimité dans l'illégitimité, puisque l'auteur n'est qu'un apatride, qui s'est en quelque sorte vendu à une autre langue (p. 13).
On retrouve la logique d'altération de la traduction suivant Berman (et Claro, Richard, ou Markowicz) dans cette « littérature déplacée » qui représente sinon un modèle, du moins une référence.
Des romans de l'entre-deux-langues – Rohe et Bertina
22Deux livres au moins en font leur principe et leur enjeu : Défaut d'origine, premier livre d'Oliver Rohe (2003), et La Déconfite gigantale du sérieux, de Pietro di Vaglio, alias Arno Bertina. Dans les deux cas, la question de la langue est thématisée — ou, plus exactement, de l'entre-deux-langues32. Le narrateur de Défaut d'origine est forcé de revenir dans sa ville natale, qui le dégoûte. Son long monologue intérieur (en quoi consiste le livre), qui ressasse ses souvenirs, est triplement parasité : de façon ponctuelle, et comique, par Biroult, son encombrant voisin d'avion qui tient à lui faire la conversation33 ; plus radicalement, par le discours de son ami Roman, qu'il se remémore, et dont les phrases tendent à remplacer les siennes34 ; enfin, profondément, par la prose de Thomas Bernhard, où Roman découvre terrifié que ses propres pensées « s'exprimaient telles quelles dans un livre que je n'avais pas écrit » (Rohe, 2003, p. 148), et dont Défaut d'origine se désigne ainsi comme pastiche, ou plutôt comme libre traduction. La haine de l'origine (haine du Propre, pour reprendre les termes de Berman) se traduit chez Roman par le rejet violent de la langue maternelle :
Oublie tes prétendues racines, oublie ta prétendue histoire, oublie tout, absolument tout, jusqu'à ta propre langue, surtout ta propre langue, c'est-à-dire cette chose bâtarde et molle et informe que tu serais bien avisé de rejeter intégralement et sans sourciller (p. 50).
Mais l'opération n'est pas si simple à accomplir :
Bien entendu cette maudite langue tu ne pourras pas l'effacer totalement de ton cerveau, tu la pratiqueras en dilettante de temps à autres, tu la mélangeras à d'autres langues comme tu le fais maintenant [...] (p. 51).
23Le français est ici la « langue de l'autre », celle qui permet de fuir l'origine honnie, d'abord par les mentions « en français dans le texte », très présentes35, laissant entendre que le texte que nous lisons serait une traduction, ensuite dans les pensées mêmes du narrateur, qui se souvient que :
[…] chaque jour Roman se ruait sur le français comme on se rue sur le corps d'une femme, c'est-à-dire avec avidité, empressement et maladresse évidemment. Il lisait et lisait et lisait, en français dans le texte. […] À force de lire des auteurs dans une langue qui lui était malgré tout peu naturelle Roman parlait le français des autres, ceux qu'il avait lus et relus avec acharnement (p. 136).
24Tout Défaut d'origine est tendu entre refus de l'aliénation et désir de l'altération, deux figures de l'Autre : la première est menaçante, elle s'impose à Roman, qui en devient véhicule à son tour, et s'attaque au narrateur, la deuxième est au contraire émancipatrice, elle est assumée et recherchée. Il n'est pas d'autre voie, puisque le Même, l'identité originelle, n'est qu'une variante de l'Autre menaçant, donc un principe d'aliénation. Si le narrateur est sur le fil, entre les deux pôles, Rohe est bien du côté de l'altération, qu'il met en œuvre (par sa reprise de Thomas Bernhard) et dont il fait son sujet36.
25La Déconfite gigantale du sérieux se présentait explicitement comme un ouvrage traduit (mais aussi « préfacé et annoté ») par Arno Bertina37. Si cette transparente mystification est espiègle et ludique, il faut la prendre au sérieux comme composante d'une logique plurielle de déplacement : personnel (de Bertina à Di Vaglio), temporel (le texte daterait des années 1820), et spatial (la fiction se déroule en Italie). Ajoutons-y le dédoublement typographique, où la voix de Bertina s'exprime en notes de bas de pages qui s'étendent de plus en plus, en contrepoint au récit de « Di Vaglio38 ». Ce dispositif s'accorde avec le propos même du livre, qui raconte les joies du mélange et constitue un éloge de l'impureté. Si la mère de Di Vaglio, enceinte et veuve, se jette avec « un acharnement fascinant » (Bertina, 2004, p. 19) dans l'étude du français, comme Roman chez Rohe, ce n'est pas pour fuir l'italien, mais pour assurer à Pietro une éducation bilingue :
[…] je suis le fils de ma mère et d'elle à moi, en même temps que le sang, transita par les airs une étrange musique : elle parlait une langue inouïe cette femme installée en étrange pays […]. Quand je naquis, elle était au milieu du gué : personne, sur la rive où j'étais, ne la comprenait ; tantôt les mots étaient italiens et l'accent français, tantôt l'inverse (p. 19-20).
26De ce brassage linguistique (Di Vaglio s'évite les tourments de Roman : l'origine univoque et monolingue lui fait défaut d'emblée) procéderont les choix esthétiques et existentiels de Di Vaglio, dont les lectures s'orientent vers « une autre langue française, plus ancienne, une langue d'avant l'âge classique » (p. 22), celle de
Rabelais, Marot, Pyrame et Thisbé, autant d’œuvres et d'auteurs qui, depuis le tombeau, parvenaient encore à pratiquer la surrection permanente de la phrase. J'entassais Le Moyen de parvenir, Charles Sorel, Tristan L'Hermite et Saint-Amant. Scarron. La Nouvelle Justine, de Nicolas Restif de la Bretonne. Et de là, oubliant la langue, Jonathan, Swift, et ce Sterne qui venait d'être traduit en français (p. 23).
27On ne s'étonnera pas que l'aspirant écrivain Di Vaglio se détache du cercle de jeunes poètes romantiques italiens dont il fait partie, navré par leur obsession du « je », et leurs « yeux tournés vers l'intérieur » (p. 54), tandis que lui-même, censé composer le compte rendu de leurs réunions, écrit « une langue de plus en plus impropre » (p. 74) :
[…] je truffais les discours de mes amis d'une vie dont ils ne connaissaient pas la musique, une langue à laquelle moi-même, parfois, je ne comprenais rien, où je croyais retrouver des formes latines accentuées à l'italienne comme aussi bien, parfois, des mots d'enfants, curieusement syncopés (p. 63)39.
28Di Vaglio finit par quitter le fade et narcissique cénacle et par trouver, au hasard d'errances nocturnes, une nouvelle communauté d'adoption, « société secrète » (p. 50) de joyeux ivrognes aux gaies conversations, dont la langue informe celle de Di Vaglio (p. 51), mélange de proverbes, interjections, maximes, citations latines et amorces de chansons plus ou moins paillardes. N'est-il pas permis de voir dans cette confrérie de bons vivants au verbe riche, communauté amicale rêvée par Bertina, une préfiguration d'Inculte40 ?
Une esthétique de l'altération
29Feintes traductions où la langue est l'enjeu de la fiction, les livres de Rohe et Bertina rendent particulièrement visible le travail de l'altération comme dynamique centrifuge (rejet de l'origine, du propre, du centre)41.
30On la retrouverait sans mal chez les autres Incultes, sous diverses formes, quand bien même la traduction n'y est pas aussi clairement thématisée. Mathieu Larnaudie met en scène des altérations malheureuses ou manquées : celle de Jean de Mirmont, dans Strangulation, voyageur avorté, déconnecté de son époque, celles des traders et autres figures de pouvoir frappés de plein fouet par la crise de 2008, dont l'effondrement est une variante de l'altération (Larnaudie, 2010), celle, aussi, de Frances Farmer (Larnaudie, 2015), actrice réfractaire à la machine hollywoodienne, marginale et marginalisée, jusqu'au traitement psychiatrique. Hélène Gaudy arpente pour sa part des territoires aux apparences lisses (le camp de Terezín était ainsi conçu comme pure apparence, faux et sinistre « ghetto modèle », Gaudy, 2016), voire glacées (la petite ville de Plein hiver, les plaines arctiques d'Un monde sans rivage), qui semblent coïncider avec eux-mêmes, mais dont l'écriture et le récit craquelle peu à peu la surface pour y faire émerger l'inquiétante altérité : la vérité derrière une étrange réapparition (Plein hiver), la redécouverte d'une expédition échouée dans les glaces (Un monde sans rivage), la mécanique criminelle et mystificatrice du « camp modèle » (Une île, une forteresse). La perspective diffère chez Maylis de Kerangal dont les longues phrases fourmillantes parcourent des territoires en mutations perpétuelles, traversés par des frottements et collisions multiples (la Corniche marseillaise et ses plongeurs adolescents42, le chantier du pont43, les rouleaux chers aux surfeurs ou le chaos nerveux de l'hôpital44). Elle nous fournit enfin l'emblème le plus poignant de l'altération avec cette greffe de cœur narrée dans Réparer les vivants : le cœur transplanté, c'est l'Autre en Soi, le mouvement vital préservé par l'altération45.
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31On faisait, au début de cette étude, allusion au Motif dans le tapis d'Henry James, en le déplaçant vers le portrait de groupe. La vision s'est-elle éclaircie, et l'image précisée, au terme de nos pérégrinations en terres Incultes ? Rien n'est moins sûr, tant l'altération, le déplacement, la dynamique centrifuge sont hostiles à la représentation. La photographie de l'ensemble est vouée au flou, le cadrage impossible. Comment tout faire tenir sans que le désordre rende l'image illisible, mais sans figer et trahir le mouvement ni la pluralité ? Pour mettre en scène ces lignes de fuites, ces ouvertures vers le lointain et ces élans hors cadre, on rêve d'un dessin de Leonard De Vinci, des esquisses fulgurantes dont il fut l'inventeur. Ces brouillons, libres et fluides, incarnent un type de composition (componimento) que Léonard caractérise, exprimant cette recherche du mouvement émancipé de la stricte définition des lignes, cette beauté sauvage, inachevée, désinvolte — d'un simple adjectif : inculto (Seretti, 2021).