Colloques en ligne

Aurore Labadie

Occuper pour protester : saisies littéraires d’« espaces critiques »

Occupy to protest : literary seizures of “critical spaces”

1« En serait-il du climat social comme de l’élévation des températures sur la planète ? », ironise la journaliste Hélène Richard dans un Manière de voir consacré aux mobilisations politiques citoyennes (2019-2020, p. 4). Les différentes villes récemment touchées par des mouvements de révolte — Tunis, Le Caire, Madrid, Athènes, Paris, Londres, pour ne citer qu’elles — permettent de peser l’ampleur du phénomène, là où l’exploration de ses modalités engage certains chercheurs à parler de « formes nouvelles » de l’activité politique. L’occupation de lieux est une forme contestataire ancienne (Penissat, 2005)1, mais elle s’est progressivement réinventée (Ogien & Laugier, 2010, p. 8), modulant ce « répertoire d’actions » dont parle l’historien Charles Tilly dans La France conteste de 1600 à nos jours. Ce levier a pris de surcroît une importance particulière cette dernière décennie, depuis le tournant historique du « Printemps arabe » et ce, jusque dans une actualité récente marquée par les « Gilets Jaunes » — significativement surnommés « le peuple des ronds-points » (2019-2020). La périphrase descriptive du Manière de voir mérite d’être relevée. Elle cristallise en effet ce que nombre de penseurs, les Incultes au premier plan, soulignent de l’occupation : « Autant, sinon plus, que les motifs de la lutte, c’est la place et le rôle que jouent les lieux mobilisés qui rapprochent tous ces protestataires d’époques et de pays différents » (Politix, 2017, p.3). Abattoir placé en liquidation judiciaire (Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina, 2017), espace vert citadin menacé de destruction (« La gravité de la place Taksim » de Hakan Günday, 2018, p. 15-22) ou place carrefour de la ville (« Dans with me » d’Elitza Gueorguieva, ibid., p. 158-178) : autant d’exemples d’espaces occupés à des fins militantes. S’il y a des dénominateurs communs à ces luttes — la revendication d’une plus grande justice et un appel à l’égalité —, elles partagent surtout une action politique commune : le réinvestissement, « éphémère ou durable, [d’]un espace physique de pratiques et de significations pour y créer une autre forme de vie (ou de survie), de débats et de rencontres, de revendication, d’affirmation d’un droit, de fabrique d’une parole collective, de construction d’une communauté ou d’un (nouveau) sujet politique » (Dechezelles & Olive, 2017).

2C’est pourquoi le collectif Inculte, groupe d’écrivains à géométrie variable, consacre un ouvrage entier à ces pratiques occupantes : Le Livre des places. Publié en 2018 aux éditions Inculte et co-écrit par dix-neuf auteurs de nationalités plurielles, ce recueil offre un panorama des deux premières décennies du xxie siècle, à travers le filtre de cette forme d’engagement. Le focus sur un lieu — la place publique — écarte certains espaces susceptibles d’être le théâtre d’actions analogues : l’usine. À cet égard, le roman d’entreprise d’Arno Bertina, Des châteaux qui brûlent, offre un pendant intéressant à l’œuvre collective. Publié en 2017 chez Verticales, il relate la prise de possession d’un abattoir menacé de fermeture. Cette mise en résonnance, des révoltes de travailleurs aux manifestations citoyennes, peut être étendue à l’occupation animale. Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal permet cette ouverture. L’épopée, publiée en 2010 aux éditions Verticales, raconte le chantier de construction d’un pont, ses succès et contretemps, à commencer par l’envahissement inopiné des lieux par une colonie d’oiseaux migrateurs.

3Si l’assimilation a ses limites (dans le roman de Kerangal, l’installation animale ne relève pas d’un vouloir politique), elle devient parlante dès lors qu’on s’appuie sur le concept d’« espace critique » (« Faire signe », 2018, p. 7), problématisé par les Incultes dans l’avant-propos du Livre des places. Ce terme cherche à circonscrire la double essence — topographique et politique — de ces mouvements populaires d’envergure nés dans des contextes politiques variés. La valeur heuristique de l’expression permet de penser, sinon les mouvements d’occupation en général, du moins leur représentation dans les trois œuvres citées. Elle sera de surcroît un fil conducteur de notre analyse : suivant sa double portée, on dépliera l’idée en deux temps, réfléchissant d’abord au travail de spatialisation des mobilisations, avant de nous intéresser à leur dimension plus proprement revendicatrice.

Des espaces occupés : une approche spatialisée de l’occupation

4Les Incultes engagent une réflexion sur cet « impensé sociologique » qu’est l’espace physique où se déroulent les mobilisations. À l’instar des sciences humaines, intéressées depuis peu par cet « angle mort » de la recherche, ils pensent l’occupation depuis une logique de terrain. L’espace, loin d’être le « simple décor d’une action », se dote d’un caractère déterminant, comme en attestent les titres topographiques : il est présenté comme « l’une des dimensions des mobilisations, en interaction et en dépendance avec d’autres » (Combes et al., 2016, p. 11). Cette approche spatialisée des mouvements d’occupation, par laquelle le collectif se situe dans la lignée des Lieux de la colère de Combes, Garibay et Goirand, est particulièrement sensible dans Le Livre des places. Le travail de description argumentative des lieux y fait constamment le lien entre topographie et possibles politiques. Rejetant la lecture réifiante de l’espace (la place comme simple toile de fond des mobilisations), il le considère comme une « variable explicative autonome » (Dechezelles & Olive, 2017). Ainsi que l’affirme le romancier Pierre Ducrozet au sujet des Indignés madrilènes, « chaque ville sécrète ses propres révoltes » (2018, p. 47). L’aphorisme, reposant sur une image séminale, appuie sur un déterminisme quasi biologique : l’espace conditionne presque génétiquement les soulèvements, notamment leur forme et possibilité d’émergence. Ce regard « pratique », qui présuppose que « toute contestation se déroule dans un espace physique donné qui définit des opportunités et des contraintes » (Combes et al., 2016, p. 19), est récurrent dans l’ouvrage. Pour l’écrivain turc Hakan Günday, Istanbul, « ville de rues » (2018, p. 16) et non de places, est conçue pour empêcher les gens de se réunir, alors que le Boulevard Rothschild à Tel Aviv favorise par sa configuration l’installation des tentes, préalable à la révolte israélienne motivée par le droit au logement, selon Anne Collongues et Jérôme Bourdon (p. 78-79). Adoptant un point de vue historique sur la topographie de la Place de la République, Valérie Gérard et Arno Bertina insistent, quant à eux, sur les transformations de ce célèbre carrefour parisien, dévoilant le contraste entre sa configuration haussmannienne précédente, obstacle aux rassemblements, et sa forme actuelle, appui d’un mouvement comme « Nuit debout ». « Ce moment politique, expliquent les auteurs d’“Occupy la république”, n’est […] pas hors-sol et […] est fonction de données physiques qu’il faut prendre en compte car elles jouent dans leur partition » (p. 244). Le vide, en effet, selon le témoignage de l’architecte en charge du nouveau dessin de la place parisienne, y « appelle l’activité humaine » (p. 244-245). Dans Le Livre des places, la portée historique des descriptions permet d’envisager les stratégies successives de contrôle et d’appropriation des espaces. Elle souligne de fait ici la différence entre un pouvoir explicitement disciplinaire et un suivant, en apparence plus souple, mais pareillement dompteur de foule : « La Mairie de Paris voulait que la place de la République accueille des manifestations. Dans un espace dédié, elles seraient très encadrées » (p. 245). Le commentaire met le doigt sur la pierre angulaire de ces textes d’occupation dans lesquels l’espace est conçu comme un instrument de pouvoir — pour les militants, comme pour les autorités : interdiction d’accès à la place Taksim dans le conte d’Hakan Günday (p. 15-22) ; transformation de la place Tahrir en parking sous-terrain, avec défense absolue de la prendre en photo, dans le double témoignage de François Beaune et Aiman Abdel Hafez (p. 57-73) ; lieux de révolte débaptisés, puis rebaptisés, afin d’effacer l’histoire du lieu dans le récit de Jérôme Schmidt, « Les derniers intouchables » (p. 244-245).

5Ce que tend à montrer ce corpus, c’est que l’espace est l’enjeu même de la lutte. Porteur de sens et de valeurs, il est transformé par l’occupation qui en module les significations, notamment aux yeux des passants. Au-delà des gestes d’appropriation discursive de l’espace (placardage de messages politiques), un travail de reconversion de ses symboles peut avoir cours. Les vicissitudes de la sculpture new-yorkaise Double check ou The « everyman » businessman de John Seward Johnson II, relatées dans « Comment parler à un mur ? » (p. 23-41), en témoignent. Son bizutage, analysent Cloé Korman et Mathieu Larnaudie, trahit le refus de la finance dérégulée et de l’économie prédatrice des grands groupes, que ce monument dissimule justement en laissant croire à la banalité de la figure du financier. Dans « Fin de party » (p. 228) de Mathias Énard, l’exemple de l’ancienne succursale de la Caixa Catalunya, squattée de 2011 à 2016 par des groupes issus des Indignés, est également symptomatique de cet effort de détournement, qui fait figure de proposition d’organisation sociale alternative. L’agence bancaire, d’ordinaire destinée aux opérations financières, est transformée en un lieu d’échange de services ou de trocs de vêtements usagés. Les occupants construisent ainsi un usage du lieu à contre-pied du précédent, le troc relevant de l’échange de biens sans intervention de monnaie. Cette concurrence de sens entre deux idéologies — capitalisme et anarchisme — s’exprime au moyen d’une guerre de terrain.

6L’image belliqueuse convoquée ici rend compte d’un imaginaire actif à l’échelle de l’œuvre. Le théâtre de la révolte imaginé par Mathias Énard est avant tout une lutte d’occupation des lieux entre les autorités (qui veulent reprendre possession de l’agence) et les occupants (qui n’entendent pas s’en faire déloger). L’alternance de points de vue, soutenue par la succession de répliques, exhibe le conflit physique et verbal à travers l’usage de l’insulte et de didascalies internes : « Regarde ils vont tirer une bombe lacrymo », « Il vient de se récolter une bouteille sur le casque » (p. 225), « Dans le cul la matraque ! » (p. 226). La violence du corps-à-corps révèle l’enjeu de pouvoir constitué par le contrôle du lieu, dont le texte raconte les trois derniers jours occupés. Les didascalies, quant à elles, mises entre crochets, contextualisent l’affrontement par une vue surplombante sur la scène : description de la place avant et après l’émeute, échanges numériques militants, slogans, affrontements des 2e et 3e jours.

7L’esthétique théâtrale, privilégiée par Mathias Énard, entre en résonnance avec Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal. Le théâtre de la migration des oiseaux, qui interrompt brusquement le chantier de construction d’un pont à fort enjeu financier, peut être lu comme un avatar comique de l’occupation militante. L’espace est savamment découpé : un décor (le fleuve et les marais en aval de la ville), un rideau qui sépare la scène du public (les stores remontés au petit matin, ouverture sur la scène), des comédiens (les oiseaux migrateurs), un public scandalisé (le directeur et les financiers du chantier). Si le geste diffère par ses acteurs (non humains) et par son intention (il s’agit d’une occupation inconsciente, qui ne relève nullement de la contestation, mais d’un phénomène purement biologique), la lutte d’occupation territoriale y est à nouveau mise en évidence par la colère injurieuse : « Les directeurs financiers […] s’étranglent […], effarés d’apprendre que des oiseaux si petits, si légers, des chiures de la nature, puissent ralentir leur chantier superstar » (Kerangal, 2010, p. 135), « Alors quoi, on arrête les travaux ? On arrête tout pour des piafs ? » (p. 138. Nous soulignons). La portée de l’action est proche, de surcroît, la narration orientant explicitement le récit vers une lecture politique du phénomène : la nidification, en interrompant le chantier pendant trois semaines, agit comme un pied de nez aux velléités capitalistes. Elle est présentée comme un contre-pouvoir conscientisé, à mi-chemin entre passivité et activisme écologique : « On s’émeut que même les plus solitaires, les plus asociaux d’entre eux aient migré en groupe, comme si la survie ne pouvait passer que par une solution collective » (p. 133).

8Arno Bertina, à son tour, trouve dans le théâtre l’esthétique à même de rendre compte de la dramaturgie de l’occupation. Les problématiques spatiales liées à ce genre, plus ou moins contraint au huis-clos et fort d’un espace clivé (acteurs et spectateurs), ainsi que la place de choix accordée à la parole, ferment de l’action, voisinent avec les enjeux de l’occupation militante. Cette parenté est d’ailleurs dressée dans l’avant-propos du Livre des places, en plus de jalonner le recueil : l’utilisation d’un métadiscours théâtral y réactive la métaphore topique du theatrum mundi. Adapté au festival du Nouveau Théâtre Populaire de Fontaine-Guérin, le roman théâtralisé de Bertina hésite entre farce et tragédie. Pour soutenir les éleveurs de volailles en dépit du blocus de l’activité d’abattage, les salariés de l’abattoir décident de poursuivre l’achat des bêtes en optant pour un transfert cocasse. Le passage des drones-ballons remplis de poules qui volent au-dessus de l’usine en tentant d’échapper à l’œil aguerri des CRS et du GIGN teinte l’ouvrage d’une tonalité farcesque. Les forces de l’ordre deviennent, presque au sens propre, les dindons de la farce. À l’inverse, la hauteur des enjeux et le dénouement font pencher l’ouvrage du côté de la tragédie — terme qu’on retrouve d’ailleurs dans la bouche du secrétaire d’État, Pascal Montville (Bertina, 2017, p. 87). La séquestration de ce dernier semble en effet tourner à la mise à mort par congélation — bien que la clausule suggère un possible deus ex machina à portée doublement utopique (« Faut débrancher l’système ! », ibid., p. 419) dont le lecteur ne peut savoir s’il aura lieu. Le livre, à cet égard, joue avec la règle de bienséance du théâtre classique (en reléguant la scène potentiellement choquante dans un hors-scène), et avec celle des trois unités : unité d’action (l’occupation de l’usine et la séquestration du secrétaire d’État) et unité de lieu ou, à tout le moins, espace à double volet, si l’on considère que l’abattoir, objet de convoitise, fait tout converger vers lui. Le théâtre de l’occupation impose logiquement un endroit circonscrit, puisque les salariés restent cloitrés dans l’entreprise, mais la conseillère du secrétaire d’État invite le hors-scène dans l’ouvrage. Libérée contre son gré dès les premières pages, elle est une ouverture sur l’extérieur et sur un autre théâtre, celui des négociations politiques des politiciens et de leurs acolytes tentant de gérer au mieux le problème de la séquestration. Deux scènes, deux espaces se confrontent alors au cœur du livre2 : celle du politique et de la politique — distinction bien connue des Grecs anciens, que Rancière, notamment, réactive dans Aux bords du politique. D’un côté les « principes de la loi, du pouvoir et de la communauté » ; de l’autre, la « cuisine gouvernementale » (Rancière, 2012, 4e de couverture). Régies par deux rapports différents à la communauté, la scène du politique (représentée par les salariés occupants) est gouvernée par un fonctionnement démocratique, des pratiques de recherches et de réflexions collectives tournées vers un avenir commun, alors que celle de la politique (incarnée par ses professionnels) est dominée par des enjeux de place et de personne. Chaque espace est ainsi co-construit par les différents « je » qui, à travers le vocabulaire de l’offensive militaire, érige l’espace comme enjeu de la lutte : « se déploient » (Bertina, 2017, p. 137), « avancé des pions » (p. 225), « l’usine en joue » (p. 382), « doigt sur la détente » (p. 382), « reculer » (p. 235), « encerclent » (p. 84), « tour de garde » (p. 88), « quarts de surveillance » (p. 108). Chaque camp veut reprendre possession de l’usine, ou en conserver la mainmise, car occuper revient à dominer. Pour les salariés qui veulent « sauver l’abattoir » (p. 19) en empêchant sa fermeture, l’occupation est un levier qui bouscule la répartition des territoires et remet en cause l’ordre qui règne en matière de propriété. Le passage dans lequel émerge l’idée de racheter l’entreprise pour fonder une coopérative ouvrière témoigne, dans une certaine mesure, de cette « expropriation des expropriateurs » dont parle Marx à la fin du livre I du Capital. C’est pourquoi, nombre de discussions reposent sur la stratégie à adopter pour ne pas perdre le contrôle de l’espace : faut-il ou non relâcher le secrétaire d’État pour éloigner les CRS et poursuivre l’occupation ? Passer à des actions plus violentes pour que le geste soit pris au sérieux ? Reprendre l’activité, par soutien aux éleveurs, mais sans véritablement réouvrir l’abattoir ? Sur ces questions relatives à la manière d’organiser et de conduire la suite de l’action, point de réponse tranchée. L’hétérogénéité règne. Le livre, bâti selon une logique chorale, se présente en effet comme une suite de répliques, caisse de résonnance des voix dissonantes de la société. L’auteur, à l’instar des autres textes d’Inculte, aspire à cerner la manière dont le réel s’offre à nous dans sa pluralité de perspectives, fussent-elles inconciliables. Ce refus du manichéisme, permis par la démultiplication des points de vue (Europe, actionnaires, patrons, salariés), n’empêche nullement la narration de guider la sympathie du lecteur vers certaines idées ou figures qui l’incarnent.

9Systématisé à l’échelle du corpus, le motif des armes de guerre déployées contre les occupants permet en effet de critiquer la violence étatique et mettre à mal l’idée de guerre métaphorique. Tous les moyens sont bons pour déloger les militants et reprendre la place, y compris l’utilisation d’armes interdites par les traités internationaux3 : grenades lacrymogènes et fumigènes ; tirs à balles réelles ; coups de matraque ; eau à haute pression lancée sur les manifestants, notamment quand il gèle dehors. Ces « armes de guerre pour temps de paix4 », topoï des récits d’occupation, soulignent la banalisation, voire la légalisation, d’une violence d’État, qui fait fi du pacifisme de l’adversaire. Emmanuel Ruben, dans son journal de bord de la révolution de Maïdan, insiste ainsi sur le contraste entre le caractère inoffensif des occupants de la place de l’Indépendance et la brutalité létale du gouvernement : « les hommes désarmés qui sont tombés ce 20 février au matin ne sont pas les premiers morts de Maïdan mais, à la différence des précédents, ces morts-là, on ne sait pas qui les a tués. […] Qui étaient les snipers ? » (2018, p. 182). Passant outre une certaine éthique martiale, notable dans la tradition du duel, les snipers transgressent deux règles implicites de la loyauté : celle qui veut qu’on ne tue pas un homme désarmé, encore moins dans son dos. Cet exemple est représentatif. Les récits du Livre des places appuient sur les stratégies perverses des forces de l’ordre misant sur les heures de sommeil des manifestants pour les déloger. Ces violences policières sont d’autant plus singulières qu’elles entrent en décalage avec le pacifisme de l’occupation, marquée par une forme d’ordinaire, entre logistique domestique (approvisionnement, cantine) et temps d’échange à portée politique (ateliers, AG, stands). D’une certaine manière, l’invariable motif de la tente, symbole par excellence du geste d’occupation, s’inscrit comme pendant pacifique à l’arme de guerre.

Des espaces porteurs de revendications politiques

10Mais quels sens donner à ces pratiques occupantes ? « Place éprouvette » (Ducrozet, 2018, p. 56), « mini ville » (p. 46), « laboratoire » (p. 52), « tribunal » (Korman & Larnaudie, 2018, p. 40) : les métaphores abondent pour apprécier la portée d’actions qui, en reconfigurant des lieux, condamnent des systèmes et conduisent à l’élaboration d’« espaces critiques ». Ce concept, emprunté au collectif, permet de rappeler la portée de ces rassemblements populaires. Au-delà de leur diversité géographique et pluralité de requêtes, voire de leur caractère ou non fictionnel, ils font « signe vers ce qui manque » (p. 8). Le terme de « signe » est ici à prendre en un sens fort, barthésien. Les pratiques mises en œuvre par les occupants érigent l’espace en symbole politique de la contestation. « Partout, affirme le narrateur du “petit fantôme de la Kasbah”, les places […] demandent la dignité. Les places [...] exigent la justice » (Toledo, 2018, p. 97). Si l’usage métonymique de l’espace, qui anime l’inanimé, nourrit l’enquête fantastique de Camille de Toledo, il dit également sa dimension emblématique forte et la puissance d’exemplarité critique du geste. S’installer sur une place pour y rester, dormir, débattre, échanger, lutter, voire ne rien faire, conduit en effet, dans ses modalités de mise en œuvre, à la constitution d’une forme politique repensée : « C’est une ville miniature que nous avons formée, une mini-démocratie directe qui fonctionne mieux qu’une vraie, explique le narrateur de “Prendre la place”. Tout y est discuté, tout y est reformulé » (Ducrozet, 2018, p. 46).

11Le maître-mot en lancé. De fait, les valeurs déployées lors de ces temps d’occupation soulignent par contraste ce qui fait défaut dans les sociétés où émergent les mobilisations, à savoir des principes pleinement démocratiques. Dans Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, le sociologue Albert Ogien et la philosophe Sandra Laugier défendent l’idée que la démocratie n’est pas seulement un régime politique, mais aussi un principe qui justifie les luttes et combats politiques récents et qui, plus largement, s’est « ancré dans l’histoire en tant que modalité possible de la critique des pouvoirs en place » (2010, p. 52). Son expansion sémantique lui fait recouvrir trois idées maîtresses : les droits sociaux et politiques du citoyen (le critère d’égalité), les libertés individuelles (le critère de dignité) et l’obligation de respecter des manières d’être et de vivre singulières (le critère du pluralisme) (p. 54). Or, c’est pour la mise en place de ces valeurs que les manifestants militent, d’où leur récurrence dans la bouche des protagonistes, narrateurs et auteurs commentateurs. Combinées au geste de l’occupation, qui les catalyse, elles construisent les contours politiques de cette forme d’action, élevée sur différents terreaux : oligarchie, capitalisme, libéralisme, voire régimes autoritaires — toiles de fond modulaires de ces mouvements.

12L’exercice direct du contrôle, le système de prise de parole et d’écoute à visée égalitaire, l’absence de délégation du pouvoir à un chef au profit d’une autogestion (le terme revient à de multiples reprises comme idéal libertaire), tout cela vaut ainsi comme expérience pratique trouvant sa fin en elle-même, dans l’invention de configurations politiques inédites, et pas seulement dans des transformations à venir. Dans « Fin de party », Mathias Énard souligne l’utilité de l’occupation militante, quelle qu’en soit l’issue, en plaçant dans la bouche d’un activiste cette adresse aux forces de l’ordre :

Et toi flic tu me diras que rien n’a changé, que c’est toi, le flic, et l’ordre qui avez gagné parce que tout est rentré dans l’ordre, justement, tout est redevenu comme avant mais tu auras tort, car tu ignores de quelle façon ces deux, ces trois, ces quatre jours et ces deux, ces trois, ces quatre nuits ensemble auront pu nous transformer et faire croître l’espoir d’un destin commun (2018, p. 233-234).

13L’argument de la transformation de soi au contact de l’expérience militante et celle de la foi dans le collectif, héritée des pratiques occupationnelles, viennent invalider les thèses démobilisantes, voire aliénées (Bertina, 2017, p. 373), de l’inutilité de l’action. Si rien ne garantit un fléchissement de la partie adverse ou une transformation plus globale de ce « monde » dont parle Frédéric Lordon (2019) au moins quelque chose aura été tenté : « ça n’ira pas mieux demain, nous en convenons, mais au moins ils n’auront pas l’impression de n’avoir rien fait », affirme encore l’un des personnages du récit d’Irina Teodorescu, « Le cœur de l’hippopotame ailé » (2018, p. 136).

14Cette idée d’une autonomie du geste militant est présente en filigrane, jusque dans Des châteaux qui brûlent de Bertina, quand bien même l’action y est tendue vers un projet — le maintien de l’emploi — explicitement affiché dès les premières pages. Sylvie, de l’unité équarrissage, affirme ainsi l’importance jouée par l’image qu’elle renverra à ses enfants par cette lutte : « Je voulais que mes gosses voient qu’on refusait de se faire tondre. Qu’on se dressait contre les monstres » (2017, p. 156). Par cette préoccupation, le personnage consolide l’idée que c’est moins le dénouement du mouvement qui importe, que la lutte contre le statut de victime passive. Le mouvement de mise en action pèse davantage que ses conséquences parce qu’il fournit une ligne de conduite aux générations qui suivent et que lui seul génère de la dignité, voire le sentiment de « rester vivante » (p. 78) — pour reprendre la formule d’une autre salariée. En thématisant ces enjeux d’honneur personnel et collectif, ces textes s’inscrivent dans la lignée des analyses de Simone Weil au sujet des grèves et occupations ouvrières de mai-juin 1936 :

Tous ceux qui sont étrangers à cette vie d’esclave sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette affaire. Dans ce mouvement, il s’agit de bien autre chose que telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. […] Il s’agit après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser se redresser, se tenir debout. Prendre la parole à son tour (Weil, [1951] 2020, p. 275).

15Bien que la sociologie des militants du Livre des places et Des châteaux qui brûlent soit hétérogène (on ne peut donc pas parler unilatéralement de « vie d’esclave »), force est de constater que la reprise en main du destin individuel et collectif motive et justifie en soi une large part des actions saisies.

16Cette autonomie du geste, surreprésentée, n’éclipse pas pour autant les répercussions historiques concrètes, fussent-elles menues ou discutables. Elles sont d’autant plus importantes qu’elles s’inscrivent contre un discours médiatique qui tente d’en amoindrir la portée (ainsi qu’en témoigne le récit documentaire de Maria Kakogianni et Camille Louis, « Fiction des places / Place des fictions », ironiquement structuré par la formule médiatique « Il ne s’est jamais rien passé5 », que tout le récit invalide) et qu’elles ne sont pas toujours là où on les attend. Selon Cloé Korman et Mathieu Larnaudie, la question des conséquences de l’action, point de tension chez les militants, rejoint à la fois celle du rapport au temps de l’insurrection (répercussions immédiates ou éloignées) et celle de la conception que l’on se fait de la politique — « grandiloquente », « totalisante » et « définitive » (2018, p. 39), en un mot, révolutionnaire, ou, à l’inverse, plus modeste et ordinaire. Aussi, par exemple, si Occupy Wall Street ne met pas à mort le capitalisme boursier, ses retombées sont notables : amitiés militantes, chaînes de solidarité, réseaux autogérés d’assistance, exemples de fonctionnement alternatif.

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17Par la saisie d’« espaces critiques », les Incultes réfléchissent donc à la spécificité de l’occupation dans le champ des modes d’action contestataire. Leur approche offre un intérêt éminemment heuristique puisqu’ils déplacent le regard traditionnellement porté sur cette forme de révolte, du combat idéologique à la lutte de terrain. Ce faisant, ils problématisent l’espace, le constituent en actant à part entière de la lutte, et construisent un savoir relatif aux nouvelles formes du politique, aux nouvelles modalités de l’engagement, le tout dans une forme énonciative cohérente avec son objet — ce qui, selon Bruno Blanckeman, est une modalité d’implication politique du littéraire (2016, p. 161-169).

18De l’écriture collective du Livre des places aux romans polyphoniques d’Arno Bertina et Maylis de Kerangal, le livre est en effet conçu comme un espace démocratique, en un sens esthétique certes puisqu’il se refuse au monologique, mais également éthico-politique via l’écriture à plusieurs mains. Aussi la représentation de l’expérience communautaire de l’occupation trouve-t-elle un pendant dans l’ethos et certaines pratiques collectives d’écriture du groupe Inculte.