Colloques en ligne

Charline Pluvinet

Décloisonnements auctoriaux : signer « Collectif inculte »

Signing the Inculte collective

1Le nom « Inculte » relie depuis 2004 tout un éventail d’activités littéraires, de l’édition à l’écriture collective, en passant par la traduction, et ce faisant unit les membres d’un groupe, à la délimitation souple et variable au fil des années mais qui s’identifie par cette signature partagée : ce fonctionnement ouvert du nom d’auteur, sous lequel différents individus se regroupent, est caractéristique de la constitution d’un collectif qui met en avant la communauté qui a œuvré ensemble en laissant en arrière-plan l’identification des personnes. Pour ces écrivains qui se sont revendiqués (tout à la fois sérieusement et avec humour) « incultes », le choix de ce nom s’attaque avec ironie à la constitution d’une posture auctoriale, en contrepoint d’une sacralisation de l’auteur qui s’est développée depuis le xixe siècle : certes, celle-ci a été mise en crise par la modernité mais elle nourrit malgré tout des mythifications fascinées et un imaginaire des scénographies d’auteurs. Dès lors, « inculte » se lit comme le (faux) antonyme qui renverse ce culte de l’auteur dont la littérature contemporaine n’est pas exempte, malgré le travail de dénaturalisation de la fonction-auteur effectué en leur temps par Michel Foucault et par Roland Barthes. Le propos de cet article sera de prendre pour point de départ ce nom d’auteur particulier qui fait signe vers un refus d’une sacralisation individuelle de l’auteur : ainsi s’engage, en pratique, pour le « collectif inculte » une mise en jeu ou une renégociation de l’autorité de l’auteur par l’instauration d’une signature commune, élaborée au fil de travaux communs (une revue, un roman, plusieurs recueils de textes), qui s’articule à une politique de la littérature.

Collectif Inculte : un nom d’auteur

2Sans mettre de côté le parcours et les étapes qui jalonnent l’expérience collective d’Inculte, nous souhaitons commencer par le temps présent où se manifeste nettement la volonté de désamorcer des représentations auctoriales trop fermées, sérieuses ou figées dans une sacralité, démarche implicite dans le nom de revue que les membres fondateurs avaient choisi. Inculte désigne désormais une maison d’édition, « Inculte dernière marge ». Sur le site internet de celle-ci, la page « auteurs1 » classe de façon traditionnelle, par ordre alphabétique, les écrivains publiés par la maison et chaque nom est accompagné d’un portrait photographique. Un léger décalage se remarque dans cette liste d’auteurs puisque la page du site semble mettre en avant leurs prénoms au détriment de leurs noms en choisissant une taille de police plus grande pour le prénom, tandis que le nom d’auteur, en majuscules et en gris foncé, se glisse sur une ligne dessous en plus petit. La lecture habituelle s’en trouve légèrement troublée en détournant le regard vers le prénom. En tout cas, le choix de présentation se démarque ici d’une médiatisation forte et durable du nom d’auteur porteur d’une fonction dans la circulation des textes. Ce petit détail nous invite peut-être à imaginer dans la liste des patronymes des rencontres possibles avec des individus, que l’on pourrait appeler de leur prénom seul, plus intime, et non des Auteurs dans leur consécration marquée par la majuscule.

3Cette volonté de désamorcer les hiérarchies et jouer avec les codes s’affirme davantage lorsque l’on déroule la page et que l’on découvre entre Valérie Igounet et Harmony Korine un auteur dont le prénom est « collectif » et le nom « inculte » avec pour portrait l’image d’un étrange volatile à deux têtes, qui sont placées de chaque côté de son corps supporté par seulement deux pattes. Plus exactement, il s’agit d’une étrange bernache du Canada (Canada goose), ici pourvue de deux hauts de corps (c’est-à-dire le cou et la tête). Cette image n’est pas inconnue des lecteurs de la revue Inculte puisqu’elle figurait sur la couverture du numéro 2 : il s’agit d’une œuvre de l’écrivain et artiste Douglas Coupland tirée de son livre Souvenir of Canada 2 (20042).

4Cette saisie du nom d’auteur « collectif inculte » met en évidence une double dynamique. Premièrement, la signature du groupe se place ainsi sur le même plan que les signatures individuelles des auteurs publiés, dans un alignement horizontal qui n’entend pas distinguer d’une part les auteurs réunis au catalogue et d’autre part le groupe qui en est, de fait, à l’origine. Mais ce faisant, le nom s’affiche sous le signe du décalage, de l’absurde et de l’invention : « collectif inculte » est un auteur qui arbore une nature plurielle (sous la forme d’un animal mutant à deux têtes) et fabriquée. Rappelons en effet que le numéro 2 de la revue qui présentait une bernache en couverture avait justement pour dossier central « Le Faux ». Cet auteur « inculte » affiche également par cette image sa fonction critique, en écho à l’œuvre de Douglas Coupland qui joue des stéréotypes canadiens, détournés comme la bernache et la feuille d’érable au pied de l’oiseau à deux têtes : ici, on joue le jeu de l’auteur en glissant le « collectif inculte » dans la liste alphabétique mais en déroutant le fonctionnement avec le faux prénom (« collectif », mis en évidence par le choix de mise en page) et ce faux portrait, désamorçant des postures auctoriales verticales, en surplomb du lecteur, par lesquelles se cherche une reconnaissance et se construit une autorité de l’auteur. À rebours, l’auteur « collectif inculte » choisit le mélange des tons et met de l’ironie, parfois de la blague, dans son entreprise créatrice, par ailleurs complètement investie et engagée dans une politique littéraire. La notion d’auteur n’est pas rejetée, le collectif signe bien ses œuvres, et les auteurs et autrices qui œuvrent ne sont pas anonymes, comme le montre d’emblée la page de présentation sur le site internet de la maison d’édition qui mentionne une quinzaine de noms dans le « noyau » puis des « contributeurs réguliers » pour ce « collectif à géométrie variable » :

Né en 2004, le collectif inculte a accompagné la création de la maison d’édition du même nom via une revue (2004-2011) puis de nombreux ouvrages collectifs critiques (Devenirs du roman, 2007), monographiques (Face à Lamarche-Vadel – 2009, – 2010, – 2012) ou romanesques (Une chic fille, 2008) et aussi En procès en 2016 et Le livre des places en 2018.

Collectif à géométrie variable, il s’organise autour d’un noyau d’écrivains, d’éditeurs et de philosophes constitué, depuis ses débuts, par : Bruce Bégout, Arno Bertina, Claro, Alexandre Civico, Mathias Enard, Hélène Gaudy, Maylis de Kerangal, Mathieu Larnaudie, Nicolas Richard, Oliver Rohe. Parmi les contributeurs réguliers passés ou présents, on retrouve entre autres Jérôme Schmidt, Philippe Vasset, Christophe Paviot, François Bégaudeau ou Joy Sorman3.

Ainsi la notion d’auteur n’est-elle pas rejetée, en revanche l’isolement (ou la solitude) de l’écrivain l’est bien, de même que sa fixation à l’intérieur ou à l’extérieur du collectif dont les bornes sont d’emblée posées, dans cette présentation, comme poreuses.

5Dans l’histoire antérieure du collectif, cet effet de signature n’est pas initial dans la mesure où « inculte » a été d’abord un titre, un nom de revue, et non un nom d’auteur. C’est corrélativement (ou peut-être par extension) qu’il a désigné le groupe qui a fondé et dirigé la revue et les activités éditoriales qui l’entourent4. Cependant, cette problématisation de la signature d’auteur était déjà présente, comme le montre en particulier le numéro 7 de la revue où les signatures individuelles des auteurs, sans être totalement effacées, sont mises en retrait en marge (et dans une plus petite taille de police), tandis que les textes s’enchaînent dans la colonne centrale de la page, suggérant une unité auctoriale. C’est dans un second temps que le nom va se placer sur la couverture, en lieu et place d’une signature d’auteur unique et également à la place d’autres types de signature conventionnelle pour les recueils collectifs de textes comme « sous la direction de... ». De fait, il n’y a pas ici de direction individuelle du collectif qui entend maintenir une horizontalité de structure. Le terme collectif fait l’objet d’un choix d’affichage privilégié que l’on retrouve en couverture à la place du nom d’auteur sur les trois volumes, Une chic fille, En procès et Le Livre des places. Notons que les deux premiers volumes présentent la signature complète « collectif inculte » tandis que, dans le dernier, « collectif » est employé seul : cependant, la page auteur du « collectif inculte » sur le site internet actuel inclut bien ce volume dans sa liste des quatre publications « du même auteur » — le quatrième ouvrage affiché est le numéro 6 du Believer publié en 20155.

Faire ensemble

6Le projet du collectif est en consonnance avec des dynamiques contemporaines tant dans le monde artistique que dans le monde académique où se cherchent de nouvelles manières de faire ensemble6. La rencontre des écrivains à l’origine d’Inculte s’est nouée autour de projets et de perspectives communes, dans des démarches partagées qui ont pu faire naître le collectif, et plus encore le faire durer et lui donner corps, tel ce corps auctorial décalé, reconfiguré et désindividualisé. Benjamin Roux note au début de son ouvrage L’art de conter nos expériences collectives (publié par la maison d’édition, les Éditions du Commun, qu’il dirige à Rennes) la particularité du processus collectif :

[…] le fait de se regrouper ne suffit pas à « faire collectif ». Le terme collectif suppose une collaboration de plusieurs personnes partageant un désir commun pendant un temps donné et s’organisant en conséquence. L’expérience collective émerge donc au moment précis où des individus sont en relation les uns avec les autres de manière souhaitée et nommée comme telle (Roux, 2018, p. 12-13)

7L’expérience collective du groupe prend d’abord la forme d’un travail en commun dans un comité de rédaction et à travers une grande activité éditoriale dans la maison d’édition (de publications bien sûr mais aussi de traductions et de rééditions). Les publications ainsi réalisées sont une première forme de travail collectif mais qui ne modifie pas a priori l’autorité des auteurs engagés dans ces projets. Cependant, assez rapidement, une autre forme de collaboration se met en place, cette fois-ci véritablement de création collective ou d’écriture à plusieurs mains. Par exemple, on peut remarquer que, si dans le numéro 2 de la revue, tous les textes intérieurs sont signés par leurs auteurs, en revanche dans le numéro 12 spécial sur les élections présidentielles de 2012 (gagnée par Ségolène Royal dans la fiction d’Inculte), presque l’intégralité du numéro ne porte aucune signature, ni dans la table des matières, ni dans le volume — à l’exception des cinq articles de la section « éclairages » où l’auteur est identifié. Cet anonymat est relatif dans le sens où la page de l’ours indique bien les noms du comité de rédaction ainsi qu’une liste de sept auteurs nommés spécifiquement pour ce numéro ; mais la disparition des signatures pour ces récits de « politique-fiction » marque une mise en suspens de l’individualité de la création et un retrait derrière le nom de la revue qui endosse pour le collectif des auteurs la responsabilité et la propriété des textes. Notons que le numéro 7 de la revue avait déjà marqué une première étape, significative pour les membres du collectif qui soulignent en entretien la mise en retrait de l’auctorialité qui se joue dans ce volume où le nom se marginalise (littéralement sur la page). Comme le remarque Bernard Leclair, « le dossier sur “le ressentiment” […] ne se contente pas de rassembler des interventions disparates » : « [il] s’est élaboré́ en commun au point de ne former qu’un seul texte : gommant les ruptures entre les contributions, la mise en page ne les sépare à chaque fois que d’un intertitre. Quelque chose semble vouloir se nouer ici »7.

8Ces deux dynamiques du collectif, la publication collective d’un côté, l’écriture collective de l’autre, sont d’abord présentes successivement dans l’histoire d’Inculte mais ensuite, de plus en plus, simultanément, comme deux gestes en miroir l’un de l’autre, au fur et à mesure que le positionnement du groupe se précise. Nous pouvons par exemple mettre en regard le chemin parcouru entre le volume Devenirs du roman en 2007 (qui constitue le premier volume collectif, si l’on met à part la revue et les rééditions de L’Arc) et Le Livre des places en 2018, le dernier volume collectif paru à ce jour. Le premier ouvrage est déjà engagé dans cette pratique plurielle du collectif qui rassemble en volume d’un côté, et qui écrit à plusieurs mains de l’autre : dans Devenirs du roman, cinq textes ne sont pas signés par un seul patronyme mais le volume choisit plusieurs solutions de contournement de cette signature, comme un signe qu’une hésitation demeure sur la démarche. L’« avant-propos » qui emploie le « nous » (en évoquant les membres du comité de rédaction de la revue) ne comporte pas de signature, il reste donc anonyme mais il est suivi immédiatement d’un texte choral « 10 , rue Oberkampf » signé par François Bégaudeau, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe & Joy Sorman. Or ce texte est précédé d’une brève présentation (2007) qui précise : « On trouvera ces cinq signatures également conjuguées, ultérieurement dans ce volume, sous la mention Collectif Inculte » (en italique dans le texte). Le volume constitue ainsi comme une genèse du nom d’auteur « Collectif inculte », qui s’affirme progressivement et un peu timidement, mais constitue le point d’arrivée réunissant les écritures dans la signature commune désindividualisée. Ce trajet me semble d’autant plus sensible que la couverture du volume est pour sa part bruissante de noms propres d’auteur : le titre de l’ouvrage occupe le rectangle en haut à gauche de la couverture tandis que tout le reste de la page se divise en rectangles où s’affichent, avec des jeux de tailles et de superpositions, les vingt-sept noms des auteurs qui ont participé au livre. À l’opposé, dans Le Livre des places en 2018, ce sont les lieux qui s’inscrivent sur la couverture en sous-titre (« Tahrir, Puerta Del Sol, Taksim, Maïdan, République… ») tandis que le volume est signé d’un sobre « collectif » (inculte n’est présent sur la couverture que par le logo de la maison d’édition). À l’intérieur, l’avant-propos est lui aussi anonyme, en revanche tous les autres textes sont signés : cinq textes sont coécrits sur les quatorze, soit un tiers. Le volume En procès publié en 2016 ne présentait lui qu’un seul texte coécrit et tous étaient signés, y compris la préface prise en charge par deux auteurs seulement, Arno Bertina et Mathieu Larnaudie. Entre Devenirs du roman et Le Livre des places se sont multipliés les travaux collectifs dans les volumes monographiques (sur Pynchon, Lamarche-Vadel et Sebald), dans un deuxième volume Devenirs du roman où se retrouvent aussi quelques textes signés collectivement en ouverture de chaque partie (mais l’écriture collective est moins présente que dans le premier volume) et dans l’écriture d’un roman à plusieurs mains, Une chic fille en 2008. Gravitent aussi d’autres écritures en collaboration, qui rompent avec la création littéraire individuelle, comme par exemple le livre Une année en France en 2007 portant une cosignature de trois auteurs sur la couverture : François Bégaudeau, Arno Bertina et Oliver Rohe.

Géométrie variable

9L’idée de collectif déployée dans ces deux dimensions est restée un des axes forts d’Inculte, avec une appropriation particulière de la notion puisqu’il s’agit non seulement de jouer du pluriel contre l’auctorialité surplombante d’un seul auteur mais également, au fil des projets et des créations, d’ouvrir le collectif à une variabilité continue contre l’idée d’un groupe dont les membres seraient strictement définis. La « géométrie variable » présentée sur le site internet paraît comme un choix concerté : ne pas fermer l’entrée dans le groupe ou le collectif, pouvoir y participer ou collaborer sans dresser une frontière nette entre le dedans et le dehors, ceux qui sont « Incultes » de ceux qui ne le sont pas. Il y a ainsi toute une frange de « contributeurs réguliers », de partenaires ou encore d’intéressés. Cette liberté conservée des auteurs qui gravitent autour des projets est rendue plus facile par le fait justement que les noms ne disparaissent jamais dans les œuvres — ce qui permet d’ailleurs de prendre conscience de la variabilité des membres participants selon les numéros, les livres, les textes : dans Une chic fille, par exemple, la liste de ceux qui « ont contribué à l’écriture de ce livre » est présente en quatrième de couverture et également en dernière page du roman8. Nous pouvons donc constater que ce « collectif inculte » n’est pas tout à fait le même que celui qui écrit en 2007 le numéro 13 de la revue (mais certains noms sont communs comme Maylis de Kerangal, Nicolas Richard, Xavier Tresvaux), ni même que celui qui a signé les textes collectifs de Devenirs du roman (qui ont en revanche tous participé à l’écriture du roman) ou encore que celui qui publie En procès (ici quatre écrivains d’Une chic fille se retrouvent dans les auteurs). Cette mouvance du groupe d’écrivains qui forme Inculte se démarque d’autres pratiques contemporaines de collectif d’auteurs où la délimitation du groupe semble davantage tracée : c’est par exemple le cas bien connu du romancier Wu Ming, qui a regroupé cinq écrivains italiens, puis seulement quatre, ou encore du collectif L’AJAR, dont l’acronyme signifie « association suisse de jeunes auteures romandes et auteurs romands » : le groupe a signé de ce pseudonyme commun l’écriture d’un roman (Vivre sous les tilleuls en 2016 chez Flammarion) sans préciser les noms des auteurs participants mais on peut retrouver dans les rapports d’activités de l’association à disposition sur leur site la liste précise des membres.

10Dans les expérimentations littéraires contemporaines, la démarche inculte rappelle plutôt, sous certains angles, le travail en constellation et en partage du projet autour du Général Instin (qui a lui aussi pu devenir l’auteur d’un roman écrit à plusieurs, Climax publié en 2015 chez Attila) : le personnage crée l’occasion de rencontres, d’entre-lectures dans une démultiplication des créations, un « projet dénué de centre, acéphale, proliférant, en simultanée, qui grandit de ses dépôts successifs comme un paysage géologique9 », sans direction donnée par avance. « Collectif inculte » pour sa part donne l’impression, par ses collaborations fluctuantes, qu’il constitue moins un groupe qu’une forme de lien ou de mise en relation. L’acte de signature commune qui place en retrait les identifications individuelles semble en effet comme porté en aval de l’œuvre : le collectif n’est pas donné comme garantie préalable mais il constitue l’horizon du projet. Il tire son autorité de la réalisation même du livre : il occupe bien en cela cette « fonction-auteur » qui se fonde sur l’œuvre, procède de sa mise en œuvre.

11Cette impression s’est renforcée dans les deux derniers livres parus, En procès et Le Livre des places, qui paraissent œuvrer à (re)faire collectif avec l’arrivée à chaque fois de nouvelles collaborations. Peut-être ne serait-il pas excessif de lire dans un petit détail un signe de la dynamique qui s’est engagée et développée : dans les biographies finales qui viennent clore les deux volumes (selon un procédé traditionnel dans les volumes collectifs), les références directes à l’appartenance au « collectif inculte » — dans des expressions du type « membre du collectif » ou encore par la mention de la maison d’édition — sont bien moins nombreuses dans Le Livre des places que dans En procès : dans ce dernier, dix notices biographiques font référence à Inculte, et nous retrouvons six fois l’indication « membre du collectif inculte » tandis que Le Livre des places ne présente que cinq références au collectif (dans quatre notices) et presque toutes sont liées à la maison d’édition. L’effet d’auto-identification paraît ainsi s’être fortement atténué : par exemple la notice d’Arno Bertina ne signale pas « membre du collectif inculte » ni celle de Mathias Énard (à la différence de l’ouvrage de 2016). Du reste, si cet ouvrage est rangé dans la liste des publications de l’auteur « collectif inculte » sur le site de l’éditeur, pour autant, il ne porte pas cette signature sur la couverture et dans le paratexte : « inculte » ici aussi s’est mis en retrait pour la seule mention de « collectif ». La démarche à l’œuvre nous semble manifester une attention au fait que le collectif doit se reformer dans le projet, comme l’analyse Pascal Nicolas Le-Strat dans Le travail du commun : « l’intérêt (commun) n’existe pas au démarrage de l’action, mais il émergera progressivement, par effet d’intéressement mutuel, au fur et à mesure de l’avancée des activités. Ce n’est donc ni un acquis, ni un préalable, mais un construit » (Nicolas Le-Strat, 2016, p. 62, cité par Roux, 2018, p. 63). Le collectif se reconstitue dans ces ouvrages comme une entité auctoriale par délégation, c’est-à-dire qui se tient à la place des auteurs qui se reconnaissent dans le mot « inculte » : un terrain inculte désigne bien un territoire qui n’a pas fait l’objet d’une appropriation individuelle (par une exploitation du sol pour le cultiver), qui n’est dès lors pas délimité, un terrain en friche où tout reste à construire et où l’on peut se retrouver.

12Or, le « collectif inculte » se rassemble et se constitue autour de sujets qui interrogent eux-mêmes la notion de collectif et celle de communauté : le procès, les places, mais également, si l’on retourne en arrière, Anna Nicole Smith dans le roman choral Une chic fille. Alexandre Gefen a souligné dans son ouvrage Inventer une vie. La fabrique littéraire de l'individu que ce roman, avec d’autres œuvres contemporaines, avait pour enjeu de « s’interroger sur la possible clôture de la singularité à l’ère de la massification et de l’homogénéisation des consciences, des comportements et des corps et où se profile l’utopie posthumaniste d’une identité externalisée dans les réseaux numériques de la logosphère » (Gefen, 2015, p. 246) : comment encore écrire sur un individu, plus encore sur une absente — doublement, pourrait-on dire, par son décès et par sa carrière de starlette contemporaine qui apparaît comme une coquille vide ou une fabrication médiatique. Pourtant le roman peut « autonomiser en récits les individus », dit encore Alexandre Gefen, et cela dans une forme de « réponse littéraire présente au délitement des communautés et des systèmes de sens » (p. 250). Ce qui frappe dans la construction d’Une chic fille, c’est l’absence de dialogue entre ces multiples voix juxtaposées : personne n’échange, chacun parle pour soi en reflet de cet isolement contemporain des individus. Néanmoins cet effet de lecture se double lui-même d’un autre mouvement qui résulte d’un processus exactement inverse : pour permettre la réalisation réussie de la création collective, il a fallu des échanges entre les auteurs et autrices, une élaboration conjointe pour construire une communauté de voix. Le livre finit en cela par devenir lui-même un forum où l’on écoute les différentes voix qui surgissent. Malgré leurs différences, cette convergence d’intérêt frappe dans les trois livres attribués à « collectif inculte » : Une chic fille s’intéressait déjà d’une certaine manière à la forme du procès (les récits des personnages s’enchaînent comme des témoins à la barre que l’on écoute) et reconstruisait une nouvelle place publique, qui ne serait plus celle du déchaînement médiatique où ceux qui s’affichent sont scrutés et critiqués mais une place qui accueille la parole (même si le roman déjoue, dans le même temps, ce qui serait un esprit de sérieux par l’ironie et le jeu parodique).

L’auteur collectif comme place

13Il est tentant, dans une lecture rétroactive, de considérer toutes ces œuvres « incultes » comme des places et, plus encore, de voir la signature du collectif comme un espace auctorial qui s’ouvre, décloisonné et de ce fait agrandi. L’avant-propos du Livre des places, en présentant le recueil, saisit en même temps les dynamiques qui travaillent le collectif lui-même : en effet, « collectif inculte » peut se lire à certains égards comme une « zone autonome » dans le champ littéraire, « un espace critique » (2018, p. 7) et aussi une « chambre de résonance pour les singularités qui se sont assemblées » (p. 9). Cette image de la place occupée par les citoyens est opérante pour rendre compte des tentatives du « collectif inculte » de défaire l’isolement de l’auteur et recréer du commun et des échanges. Dans le collectif, la fonction-auteur devient une place-chantier, « tout y est sans cesse monté, démonté, rempli, vidé. Même le désœuvrement y est mobile. Par moments, il y a foule, et plus tard personne, sinon quelques vigies opiniâtres qui entretiennent une flamme timide et veillent sur le matériel laissé en plan » (p. 11) Ces vigies évoquent le noyau qui se maintient à travers les années dans la géométrie variable d’Inculte. Sur cette place, plus de propriété privée, « les auteurs se dissolvent, se fondent, se confondent avec les témoignages qu’ils relaient et agencent » (p. 12) dans la signature collective qui fait fonction d’habitation provisoire partagée10.

14Le recul des noms des auteurs, désertant la première de couverture pour l’intérieur du livre (dans la table des matières ou les signatures de chapitre), les dernières pages ou la quatrième de couverture, ouvre une porte vers une désindividualisation de la création littéraire autorisant une circulation de soi vers les autres : l’écriture s’ouvre et se pense ainsi d’emblée dans un échange, une polyphonie active, des déplacements, une autorité en construction en cohérence avec le projet d’une littérature inculte, non assurée d’elle-même, de son pouvoir et de ses savoirs. D’Une chic fille au Livre des places notamment, ce sont des voix qui se font entendre et des perceptions différentes qui s’ouvrent par le tressage et le montage. Il nous semble qu’il n’y a pas de contradiction avec la réapparition, souvent en liste en fin d’ouvrage des noms individuels des auteurs et autrices. Certes, il s’agit d’une forme de réappropriation d’autorité, mais en définitive cette signature auctoriale définie comme seconde, décalée dans le temps de la lecture, prend une dimension autre : elle esquisse plutôt un geste d’engagement, une manifestation individuelle de participation au collectif qui se nourrit des projets qui unissent les membres. Les auteurs contresignent en arrière-plan l’ouvrage afin de faire exister l’entité « Collectif inculte » qui les a rassemblés le temps de l’écriture et se poursuit le temps de la lecture.