Colloques en ligne

Dominique Viart

Terrains Incultes : quêtes et usages littéraires du matériau

Inculte « fieldwork literatures » : literary quests and uses of the material

1Le collectif Inculte s’est imposé sur la scène littéraire par sa réappropriation et son renouvellement du roman. Cette génération ne cherche plus à l’entraver, comme le firent autrefois certains nouveaux romanciers, voire à le discuter, à la façon d’Éric Chevillard, et n’éprouve pas non plus le besoin de ne s’y livrer qu’avec la distance convenue d’un second degré plus ou moins ironique, à la manière d’un Jean Echenoz ou d’une Christine Montalbetti. Le titre même de l’ouvrage collectif qui rassemble leurs réflexions sur la pratique littéraire, Devenirs du roman (2007), est à cet égard particulièrement significatif. On n’observe cependant pas chez ces écrivains d’allégeance à un imaginaire débridé tel que la Nouvelle Fiction, nourrie des exemples de Verne, Stevenson ou Mary Shelley a pu le revendiquer. Bien au contraire : depuis le début, les ouvrages du collectif affichent une véritable attention à un réel avéré, qu’il soit actuel (rituels des adolescents dans Corniche Kennedy, difficultés sociales dans Des châteaux qui brûlent, immigration dans Rue des voleurs, crise économique dans Les Effondrés…) ou historique (traumatismes de la guerre d’Algérie dans Le Dehors, histoire tumultueuse du bassin méditerranéen dans Zone, de l’orientalisme dans Boussole…). Ils revendiquent, comme l’énonce Mathieu Larnaudie dans ses « Notes pour une littérature inculte », un roman qui « se mesure à la multiplicité du réel1 ».

2De tels romans reposent donc sur la quête, en amont de l’écriture, d’un matériau à partir duquel écrire. C’est ce sur quoi insiste le second volume de Devenirs du roman, justement intitulé Écriture et matériaux, voué à interroger « l’usage que nombre de romans contemporains font de ressources documentaires, de l’archive, de connaissances multiples et hétérogènes, de registres de langages et de discours hétéroclites, de faits divers et de figures existantes » (2014, p. 6). Si bien que les romans Incultes s’avèrent finalement moins des « fictions romanesques » au sens établi par la théorie littéraire, notamment par Jean-Marie Schaeffer (2004, p. 291-302), que des « Fictions de réel » pour reprendre la juste formule proposée par Robert Dion (2018), qui nomme ainsi la fictionnalisation explicite d’un matériau préalablement documenté. On pourrait y voir la résurgence d’une littérature naturaliste, la forme romanesque étant mobilisée pour mettre en scène certains pans de réalité, actuels ou historiques, ou pour traiter par l’écriture de domaines jusqu’ici peu présents en littérature. Les modalités esthétiques et formelles de cette mise en œuvre sont toutefois bien différentes de celle élaborée autrefois par Zola et ses épigones, car le naturalisme, comme le réalisme de Balzac d’ailleurs, vise à la représentation fictionnalisée du réel à des fins démonstratives (moteur des comportements sociaux chez Balzac, théorie de l’hérédité chez Zola). Or les Incultes ne prétendent pas détenir de savoir déjà constitué sur le réel, et ne cherchent pas à en asséner la démonstration. « La littérature inculte n’est jamais l’expression d’un sens qui lui préexisterait, que ce soit d’un message ou d’un propos sur le monde » dit encore Mathieu Larnaudie (ibid.). Le nom même dont ils se sont affublés en est l’ironique affirmation.

3Dès lors quelle relation leurs œuvres entretiennent-elles avec le matériau documentaire, dont il semble que la place devienne de plus en plus prégnante dans la littérature de ces dernières années, comme l’ont montré l’ouvrage récent de Laurent Demanze sur le Nouvel Âge de l’enquête (2019) et les études qu’avec Alison James nous avons rassemblées en 2019 pour la revue FIXXION XX-XXI ? La réponse à une telle question ne saurait être univalente, car ce collectif n’est pas un groupe homogène, affilié à un même programme esthétique. La diversité de leurs œuvres et des contributions qu’ils livrent, les uns et les autres, au second volume de Devenirs du roman en témoigne.

4Néanmoins, sans unifier abusivement des démarches toutes singulières, il semble qu’une certaine inflexion apparaisse dans les productions du collectif, laquelle oriente quelques œuvres Incultes vers les Littératures de terrain. C’est ainsi qu’après le texte précurseur de Mathieu Larnaudie sur les protagonistes de la crise financière de 2008 (Les Effondrés, 2010), dans lequel toutefois l’enquête se résorbe dans un récit discursif, on a pu lire celui qu’il consacre au trajet de Frances Farmer (Notre désir est sans remède, 2015), la restitution par Oliver Rohe de la vie de Kalachnikov (Ma dernière création est un piège à taupes, 2012), puis l’enquête que le même auteur mène avec Jérôme Ferrari sur les photos de Gaston Chérau (À fendre le cœur le plus dur, 2015), la restitution par Claro de la vie de Nokolaï Mitloukho Maklaï (Hors du charnier natal, 2016), l’investigation par Hélène Gaudy de la ville et du camp de Terezín (Une île une forteresse, 2016) puis sa reconstitution de l’expédition d’Andrée, Fraenkel et Strindberg en Arctique (Un monde sans rivage, 2019), ou la visite de Maylis de Kerangal à la mine de Kiruna (Kiruna, 2019). Et voici que paraît l’enquête d’Arno Bertina auprès de jeunes adolescentes prostituées du Congo, intitulé L’Âge de la première passe (2020)2. Les éditions Inculte, qui s’élargissent à des écrivains proches du collectif, font également place à des textes qui, selon la formule d’Emmanuel Ruben dans Jérusalem terrestre (2015), ne sont « ni roman, ni récit de voyage », mais renoncent au roman au profit du reportage et de l’enquête, deviennent « journal de débord ou carnet de déroute » (Ruben, 2015, p. 12 et sqq.), et cherchent collectivement d’autres manières de traiter le matériau, comme le font aussi En procès (2016) ou Le Livre des places (2018).

5Cette inflexion notable apparente de tels ouvrages aux Littératures de terrain (Viart, 2019) telles que j’ai pu les définir à partir d’un corpus d’une centaine d’œuvres parues depuis 1984 (date de parution de Rimbaud en Abyssinie, d’Alain Borer, que l’on peut tenir pour le premier ouvrage adoptant cette forme particulière). Ils en distendent cependant les caractéristiques, selon qu’ils les estompent ou, au contraire, les exacerbent. Nos élaborations théoriques de chercheurs ne sont du reste que des repères à partir desquels mesurer et identifier, par similitudes, différences ou contrepoints, les pratiques particulières de chaque écrivain. Or, les variations observables par rapport à ce modèle théorique, sont, je crois, riches d’enseignement.

6Parmi les 10 caractéristiques des « Littératures de terrain » désormais établies et qu’il serait trop long de reprendre ici en détail, j’en retiens cinq dont je propose de montrer les modes de présence dans quelques œuvres d’Hélène Gaudy, de Maylis de Kerangal, d’Oliver Rohe et d’Arno Bertina :

  1. Les Littératures de terrain ne cherchent pas à exploiter le donné de l’observation ou de l’investigation au profit d’une fictionnalisation romanesque, mais racontent leur enquête, leur investigation ou leur observation ;

  2. Ce sont des textes écrits à la 1ère personne (ou qui ne font recours à une 2e ou 3e personne qu’en désignant explicitement l’auteur comme narrateur) ;

  3. Tous ces textes manifestent nettement l’immersion du narrateur dans son enquête ;

  4. L’écrivain y recourt à la littérature comme compagne d’intellection du terrain qu’il interroge ;

  5. L’écrivain y produit, au moins de manière latente, un dialogue avec les sciences sociales3.

7Ces cinq caractéristiques me permettront de mettre en évidence des jeux de tensions internes dans le recours au matériau et à la fiction où se manifestent les débats et préférences esthétiques qui sous-tendent les livres des Incultes.

1er point. Tension entre fiction et matériau

8J’ai dit plus haut la confiance dans le roman et plus particulièrement dans les « fictions de réel » qui caractérise les Incultes. Leur usage du matériau est à la mesure de cette ferveur fictionnelle, qui parfois endigue ou refoule l’attestation documentaire. Il arrive en effet, comme en témoigne Oliver Rohe, que cette allégeance à l’autonomie fictionnelle détourne l’écrivain de tout recours explicite au matériau. C’est ainsi que dans les premiers livres d’Oliver Rohe, Défaut d’origine (2003) et Terrain vague (2005), la guerre civile libanaise doit s’estomper au point de disparaître comme telle. Plus généralement, les informations patiemment récoltées se trouvent souvent fondues dans une large ressaisie fictionnelle. Par exemple, des principaux romans de Maylis de Kerangal ou des données rassemblées « sur le terrain » par Arno Bertina (2015) auprès des ouvriers des entreprises Fralib (Aubagne), désormais réunis en coopérative ouvrière, et des Moulins Masurel, qui seront fictionnellement réinvesties dans Des Châteaux qui brûlent (2017). Mais l’information y demeure néanmoins si tangible, quand bien même elle n’est ni présentée comme telle, sous forme d’attestation documentaire, ni recherchée à la faveur d’une enquête explicitement narrée, que ces romans, Naissance d’un pont, Réparer les vivants, Des Châteaux qui brûlent ont pu passer pour des représentations particulièrement documentées du monde contemporain. Il en va de même de Zone et Boussole où la fiction semble se réduire au seul artifice de la présentation : le monologue d’un homme enclos dans sa chambre ou dans un train, à peine enrichi de personnages de fiction qui viennent soutenir son récit documenté des expéditions et fascinations orientalistes, ou des guerres des Balkans et du Proche-Orient.

9L’articulation fiction/document prend une autre forme lorsque le document impose sa présence manifeste. Paradoxalement, la fiction alors résiste. J’en veux pour preuve les contributions de nos auteurs aux publications du Bec en l’air, sans doute liées au format même de ces ouvrages. Ceux-ci sont élaborés en association avec des photographes, et parfois liés, c’est le cas pour Pierre feuilles ciseaux (avec Benoît Grimbert, 2012), à une résidence de Maylis de Kerangal et des rencontres sur le territoire même qui est évoqué. Sont alors publiées les photographies qui attestent des lieux, de leur configuration, des gens qui les habitent, mais plutôt que de raconter effectivement la vie de ces derniers, Maylis de Kerangal, dans l’ouvrage que je viens de citer, et Arno Bertina dans La Borne S.O.S. 77 (avec Ludovic Michaux, 2009) et Numéro d’écrou 362 573 (avec Anissa Michalon, 2013) installent des narrations fictionnelles dans le contexte déterminé par les images. Ils ne racontent pas non plus leur enquête sur ces lieux et ces gens, à l’inverse d’Anissa Michalon qui s’y emploie dans « Drissa Coulibaly Idriss : un ailleurs en déroute » (2011, p. 57-70), redonnant alors à Idriss, le personnage fictionnalisé par Bertina, son parcours avéré.

10On pourrait voir dans ce privilège accordé à la fiction en regard du matériau, la manifestation de l’ambition de « faire concurrence au réel », affichée dans Devenirs du roman. Cette tentation paraît du reste bien formulée par Maylis de Kerangal dans Kiruna, lorsque face à une jeune géologue, elle écrit : « Je ne peux m’empêcher de projeter sur son visage intelligent un imaginaire de ténèbres, de temps follement épais, de galeries, de fossiles, de sédiments, de trésors, imaginaire de roman auquel elle est totalement étrangère, puisque concrète, directe, précise » (2019, p. 84). L’épanorthose finale jugule ici une telle pulsion fictionnalisante, lestée de lieux communs, dont le texte souhaite au contraire se déprendre. C’est qu’un souci de justesse habite ces textes, comme l’explique dans SebecoroChambord (2013) Arno Bertina. Si bien que, lisant ces fictions, j’ai du mal à y percevoir une quelconque « concurrence » ou « rivalité » avec le réel. Il me semble plutôt qu’il s’agit d’une manière, certes détournée, d’attirer l’attention sur le réel en y greffant des fictions possibles — possibles, mais non pas gratuites ni attendues —, lesquelles fonctionnent comme des concrétions imaginaires d’observations effectives. Quelque chose comme un réel potentiel destiné à révéler, en en organisant la possible narration, une dimension insoupçonnée ou méconnue du réel effectif.

11Les autres livres, ceux que j’ai mentionnés plus haut, ne se détournent pas des matériaux. Au contraire : ceux-ci sont volontiers exhibés, citations de textes et d’entretiens, descriptions de photographies et de films dans Une île une forteresse, extrêmement riche à cet égard, exhibition de photos dans À fendre le cœur le plus dur, longs fragments de discussions dans L’Âge de la première passe… Mais c’est la fiction, cette fois, qui est tenue à distance. Elle l’est d’autant plus que la fictionnalisation est, a contrario, dénoncée comme falsification du réel, dans les reportages de Gaston Chérau mis au service d’une judiciarisation de la brutalité coloniale, ou dans les agencements cinématographiques conçus par les nazis pour présenter Theresienstadt comme un séjour confortable offert aux Juifs, ces « fictions multiples, enchâssées les unes dans les autres » (2015, p. 220) écrit Hélène Gaudy. Les Incultes ont en effet à cœur de contester les fictions politiques latentes dans le corps social. Mais il ne leur est plus possible, alors, de dresser une fiction contre la falsification, car celle-ci serait passible des mêmes accusations de travestissement du réel. « Rien de ce que j’avais imaginé n’est vrai » s’inquiète un moment Hélène Gaudy (p. 206). On observe ainsi que la nature même du terrain, autant que la position critique prise à l’endroit des discours qui tentent de le saturer, inhibe tout recours fictionnel.

2e point : Tension entre narration et interprétation

12Dans Devenirs du roman, Mathieu Larnaudie attire l’attention sur les deux aspects du document qui sollicitent le plus la fiction : d’une part sa puissance suggestive, sa « force de sidération » écrit-il, d’autre part ses espaces vacants, ses manques, ses carences informatives, « l’énigme que leur ellipse laisse en suspens » (2014, p. 86). Larnaudie en déduit que, confronté à « l’empire généralisé des signes », sidérants ou déficients, l’écrivain contemporain se fait « sémionaute » : « Il navigue, écrit-il, parmi les signes qui forment la trame du monde ». Le terme et sa définition méritent que l’on s’y arrête. En mettant l’accent sur un monde saturé de signes que la littérature se donnerait charge d’interpréter, plutôt que sur un réel tangible à décrire, Larnaudie place celle-ci dans une lignée ouverte par Proust et poursuivie, grosso modo, jusqu’à Julien Gracq et Claude Simon.

13De fait, au cours du xxe siècle, toute une partie de la littérature a effectivement changé d’enjeu : il s’agissait désormais moins de raconter une histoire que d’interpréter les signes perçus du monde. Gilles Deleuze l’a bien montré dans Proust et les signes (1964), et l’on peut continuer sa démonstration en rappelant que Antoine Bloyé, de Paul Nizan, déchiffre dans le trajet de cet individu les signes du déterminisme historique selon Marx, que les Aventures de Catherine Crachat interprètent avec la psychanalyse les perversions du personnage imaginé par Pierre-Jean Jouve, que La Nausée de Sartre découvre avec Roquentin les signes de la contingence définie par Husserl, que dans Le Rivage des Syrtes, Aldo guette les signes d’une relance de la guerre éteinte entre le Farghestan et Orsenna ou que Claude Simon cherche, dans La Route des Flandres et dans Les Géorgiques, à comprendre les signes d’une Histoire qui lui échappe (Viart, 1991).

14Mais avec ces œuvres majeures, celles de Gracq et de Simon, une flexion s’est accomplie, que le terme de Larnaudie enregistre. À la faveur du retour en grâce du récit, les écrivains seraient aujourd’hui moins sémiologues que sémionautes : navigateurs de signes donc, circulant entre les signes ou de signes en signes. Aventuriers du document et de l’écriture, ils ne cherchent plus tant à interpréter le monde qu’à en raconter ou en exhiber certaines manifestations. « Romans d’aventure sans fiction », c’est ainsi que Patrick Deville nomme ses livres. Aventure : le mot est lâché. Ce qui compte, c’est ce qui advient : ad-venire. Ou ce que l’écrivain fait advenir : la narration qui embraye sur la sidération d’une part — et cela donne À fendre le cœur le plus dur ou Les Effondrés — ; celle qui se loge dans les manques de l’information et cela produit Un monde sans rivage, où les pages laissées blanches des journaux de l’expédition Andrée obligent Gaudy à inventer une histoire dont ne témoigne aucun récit (Gaudy, 2019, p. 266).

15Ces narrations exercent, sur elles-mêmes, comme sur les documents mobilisés ou recherchés, une activité critique. Je reviendrai plus tard sur leur dimension métalittéraire et m’en tiens pour l’instant à la relation critique élaborée envers le document ou le terrain. Jérôme Ferrari et Oliver Rohe (2015, p. 11) ne se déprennent de l’« effroi durable devant la mort, devant la pendaison » suscité par les photographies de Gaston Chérau en Libye, qu’en se refusant à réduire ces images à un « simple matériau littéraire » (p. 12). Ils portent alors leur attention sur les autres photos du reportage, afin, écrivent-ils, d’inscrire l’« épouvantable destin pénal » des pendus « dans une trame narrative plus vaste » (p. 13). Parce que l’image n’est que « la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible de quoi elle procède » (ibid.) et qui « sert par sa présence à désigner ce qui est absent », il convient de procéder à une narration qui en restitue le contexte. Plus que de se satisfaire du « dévoilement des signes qu’elle renferme » (p. 14), il s’agit, expliquent les auteurs, « d’instituer par l’écriture une nouvelle relation à l’image » (p. 14), laquelle signale l’existence d’un dehors qui l’excède et dégage un chemin vers la pensée. L’interprétation requiert la narration. Elle ne saurait être purement discursive.

16Ce trait d’une littérature qui fonde le travail d’interprétation sur un déploiement narratif me paraît très caractéristique de notre temps. C’est lui qui redonne une puissance critique à la littérature en construisant l’acte critique sur ce que la littérature a en propre, à savoir la narrativité4. Celle que déploient Ferrari et Rohe déconstruit le récit d’une légalisation de la terreur que ces images étaient censées soutenir. Les deux écrivains opèrent aussi une intensification de cette narration : en montrant que les photos les plus poignantes sont celles qui fixent les derniers instants des condamnés encore vivants alors même que d’autres images déjà vues les exposent morts (p. 64), ils mettent en évidence un renversement narratif qui impose de ne voir les images de vie qu’à travers celles de mort. Ce renversement par lequel « la fin se transforme en commencement indépassable et donne à toute chose sa signification », ils l’appellent, avec Clément Rosset, « le tragique » (ibid.). Car c’est bien d’être ainsi saisi dans une narration inverse que le tragique de l’Histoire se trouve exhibé. Là encore, la forme narrative produit un effet interprétatif. Le même effet se manifeste dans les deux livres d’Hélène Gaudy, qui tous deux s’ouvrent sur le temps de l’après. Or ce mouvement-là, inverse, est justement celui de l’enquête, qui vient toujours après l’événement, et en exhibe, ipso facto, la dimension tragique.

17Je viens de mentionner le philosophe Clément Rosset, sollicité par Rohe et Ferrari. Je voudrais à cet égard dire un mot des deux ensembles de références que ces livres mobilisent : les unes viennent de la littérature, les autres des sciences sociales, avec lesquelles la littérature de terrain noue un dialogue fécond. Les références à la littérature d’abord. Elles sont omniprésentes dans ces textes, avec une triple fonction. La première est figurale : la bibliothèque permet de figurer ce qui demeure sans trace. C’est ainsi qu’Hélène Gaudy en appelle dans Un monde sans rivage au Palais de glace de Tarjei Vesaas, aux Effrois de la glace et des ténèbres de Christoph Ransmayr ; dans Une île une forteresse, à Sebald, au roman Un Voyage de Hans Günther Adler ; Maylis de Kerangal à Zola dans Kiruna pour figurer une violente algarade entre deux fortes femmes. De même, Arno Bertina cite Hugo, invoque Hubert Selby (Last exit to Brooklyn), Malcolm Lowry, Volodine ou Franck Venaille.

18Mais la littérature est aussi une compagne d’intellection pour ces textes qui cherchent à comprendre. Comprendre par exemple cet attachement paradoxal des adolescentes congolaises à la prostitution qui les avilit grâce à une phrase de Balzac qui vient l’éclairer : « Balzac ramasse ça en une formule ahurissante », écrit Bertina (2020, p. 75) : « “Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants” ». C’est aussi le sens de la référence que Bertina fait à François Bon : « En lisant tous les premiers livres de François Bon […], j’ai compris à quel point être marginalisé peut affecter ou ravager le langage, et la façon qu’on aura de dire le monde. Comment l’exclusion ronge et déforme les phrases qu’on élabore » (p. 61). Toute la réflexion, extrêmement riche, que développe Bertina sur les usages de la langue, ses maladresses et ses torsions signifiantes : « Quand j’ai vu les mamans arriver, ça m’a fait du bien à tout le monde » (p. 60), sur les connotations de langue liée au pouvoir que le français conserve aux yeux des adolescentes congolaises, s’inscrivent ainsi dans le droit fil des constats de François Bon sur le langage démuni qu’on peut lire dans Prison ou dans C’était toute une vie. Et voici que son dernier ouvrage emprunte son titre Ceux qui trop supportent au même écrivain.

19Compagne d’intellection, la littérature passée aide également l’écrivain à trouver sa voie. Ainsi ce constat de Gracq que retient Bertina : « Ce qui commande chez un écrivain l’efficacité dans l’emploi des mots, ce n’est pas la capacité d’en serrer de plus près le sens, c’est une connaissance presque tactile du tracé de leur clôture, et plus encore de leurs litiges de mitoyenneté. Pour lui, presque tout dans le mot est frontière, et presque rien n’est contenu » ou celui de Faulkner : « La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre ». Il est symptomatique que de telles réflexions, que l’écrivain pourrait conserver par-devers lui, figurent explicitement dans son texte. Elles disent combien celui-ci est inquiet de sa propre facture et des chemins qu’il emprunte. Car si la fiction est par excellence le lieu incontesté de l’écrivain, son activité professionnelle naturelle, pourrait-on dire, la littérature de terrain en revanche ne l’est pas. Il vient là sur les plates-bandes des sciences sociales, sans légitimité aucune à le faire. Aussi est-il plus soucieux encore des modalités qu’il emploie, non seulement dans son enquête, mais également dans l’écriture de celle-ci. Au point d’afficher ses interrogations et perplexités, générant ainsi une nouvelle forme de réflexivité littéraire, bien distincte des mises en abyme des dernières avant-gardes.

20Avant de revenir à cette dimension métatextuelle, je veux justement dire un mot de ce dialogue avec les sciences sociales. Qu’en est-il des références à ces savoirs spécifiques ? Notons d’abord qu’elles sont toujours présentes, même dans les fictions de réel, fût-ce en filigrane, ainsi que j’ai pu le montrer ailleurs (2017, p. 19-32) à propos de Maylis de Kerangal dont Corniche Kennedy emprunte plus ou moins consciemment aux « techniques du corps » de Marcel Mauss, aux « conduites motrices » de Pierre Parlebas ou à la « culture juvénile » étudiée par Yan Bour. Soulignons toutefois qu’il n’y va jamais d’une allégeance. Si les Incultes sont loin d’être incultes en ce domaine, ils sont aussi circonspects. Bertina évoque Jean Oury, le psychiatre de La Borde (2020, p. 93), lacanien et marxiste, mais il conteste aussi la pertinence de certaines constructions intellectuelles occidentales, qui perdent leur justesse à être transposées telles quelles dans d’autres cultures. Ainsi de Freud et de Bourdieu dont il se convainc que les systématisations conceptuelles s’accordent mal aux réalités africaines, tant les structures sociales et, partant, les psychismes individuels, régis par d’autres pratiques, d’autres licences et d’autres tabous, s’y organisent différemment (p. 107). Artaud et Nicolas Bouvier, qui préfèrent s’absenter dans l’écoute plutôt que de plaquer des grilles explicatives, sont alors de meilleurs conseils. Mais aussi l’ethnologue Jeanne Favret-Saada qui n’intervient pas dans le livre de Bertina comme détentrice d’un savoir conceptuel qui permettrait à l’écrivain d’éclairer ses observations, mais pour la méthode qu’elle met en œuvre. L’Âge de la première passe rappelle ainsi très tôt comment Favret-Saada, enquêtant sur la sorcellerie dans le bocage de Mayenne (Favret Saada, 1977) en vient « à comprendre que sans s’inclure dans l’expérience elle ne pourra déconstruire le rationalisme et le christianisme qui l’ont formée » (Bertina, 2020, p. 30). Cette méthode immersive est revendiquée par quasiment tous les auteurs de littérature de terrain, au premier rang desquels Éric Chauvier (2017) et Philippe Vasset (2018) dans l’entretien qu’ils m’ont accordé sur leur travail. Si le livre de Favret-Saada joue ainsi un rôle majeur, c’est parce qu’il met en avant une pratique plutôt que de la théorie. Or c’est justement ces pratiques immersives, théorisées en sciences sociales sous le nom d’observations participantes qui, en devenant objets de narrations, constituent les Littératures de terrain.

3e point : Minoration et exacerbation de l’immersion

21J’en viens donc à mon 3e et dernier point : l’expression de l’immersion enquêtrice dans les ouvrages considérés. Celle-ci connaît diverses intensités, qui vont de la minoration à l’exacerbation. Il n’est que de comparer à cet égard les deux derniers livres d’Hélène Gaudy. Autant Une île, une forteresse met l’écrivaine en scène, rapportant ses déambulations dans Terezín, décrivant les films et photographies, les documents qu’elle a visionnés, racontant ses rencontres et les entretiens qu’elle put avoir avec divers rescapés ou témoins, autant Un Monde sans rivage se fait discret quant à l’enquête qui donne lieu au récit. C’est au point que ce dernier livre estompe largement le recours à la 1ère personne, à laquelle l’auteur substitue le pronom impersonnel « on » ou la 1ère personne plurielle « nous ». Tout est fait pour déplacer le curseur et mettre l’accent sur l’aventure restituée des explorateurs, mais fondée cependant sur des documents dont la présence est explicitement mentionnée. Le « je » de l’enquête et de la recherche ne disparaît cependant pas tout à fait : outre qu’il sous-tend l’agencement du récit, il advient au moment même où celui-ci butte sur l’incomplétude de l’information : « J’aimerais savoir, oui, au détour de quelle rue, devant quel panorama [Anna] a été plongée dans l’un de ces instants étranges où le retour sur un lieu aimé semble en bouleverser l’équilibre » (2019, p. 24). Le pronom de la 1ère personne s’affirme toutefois en fin d’ouvrage lorsque Hélène Gaudy écrit : « j’arrive au Svalbard », confie « je ne cherche la clé d’aucune énigme, juste un point de contact » (p. 297) et s’avoue elle-même surprise : « Je croyais être venue là pour retrouver quelque chose d’eux, mais ce qui me frappe, ce qui me tient, c’est autre chose : la force d’attraction de ce lieu » (p. 299).

22Dès lors il n’est plus possible de feindre l’omniscience narrative. C’est bien un écrivain qui restitue les événements et qui a conscience de le faire. Un écrivain qui s’avoue comme tel. À la manière d’un Pierre Michon qui dit « imaginer » Dufourneau ou « voir  » Rimbaud, Hélène Gaudy écrit à propos d’Andrée, « je le vois s’éloigner, un peu voûté déjà, le long de la grève grise, je le vois secouer la tête, ruminant ses calculs et déjà, ses échecs […] » (p. 67). Un chapitre s’ouvre de même sur la phrase « Je prête ce rêve à Andrée » (p. 191) et déroule ensuite tout un imaginaire onirique. La fictionnalisation d’un moment non documenté s’avoue donc comme telle. Elle n’est dès lors plus une véritable fiction, mais ce que j’appelle une « figuration», préparée du reste par une série de questions (« Si seul ce trait saillant semble nous rester d’elle, de quoi peupler son corps ? Comment trouver Anna ? », p. 25), de suppositions, parfois relancées en anaphores : « peut-être » (par ex. p. 83-84), « sans doute » (p. 266, 289) et de passages au conditionnel (p. 267). Le chapitre où s’affiche le plus nettement la présence de l’écrivaine dans ce travail de restitution est certainement, au milieu du livre, le recours à une puissante épanorthose qui propose deux portraits possibles, et contradictoires, de Knut Fraenkel (p. 180-181) avant de se clore ainsi : « Quelque chose de Knut Fraenkel se tient, peut-être, entre ces deux portraits. Quelque chose qui permet juste d’entrevoir un homme, de l’approcher par le frottement fortuit, le dosage incertain de quelques hypothèses » (p. 182). Toute la méthode de Gaudy s’affiche ainsi : le récit figural est fondé sur des documents explicitement convoqués — des extraits du journal d’Andrée scandent le livre, les photos retrouvées sont décrites — mais l’incertitude de sa restitution s’avoue comme telle et fait trembler le texte produit.

23À l’inverse, Une île une forteresse se présente explicitement comme une enquête. Hélène Gaudy y raconte ses pérégrinations, ses rencontres, ses entretiens, les films qu’elle voit et l’impression qu’ils produisent en elle, les questions qu’elle se pose. Elle énonce ses jugements et ses colères. La motivation qui préside à cette enquête apparaît aussi : « c’est aussi en février 1944 que mon grand-père a quitté la France pour Auschwitz-Birkenau » (2015, p. 183) et compense l’ignorance dans laquelle elle est de son parcours en s’informant sur celui de Max Jacob qui eut le même à quelques jours d’intervalle : « Étrange comme on s’attache à des inconnus quand quelqu’un qui manque peine à être imaginé » (p. 184). Mais quelles que soient les différences d’intensité immersive, le sujet écrivant ne renonce pas à imaginer des choses au-delà de celles attestées par les documents et les entretiens. Plus d’une fois Hélène Gaudy écrit qu’elle « imagine » Paul Dunant et Otto Lehner, les représentants de la Croix rouge, devant les images qui leur sont montrées (p. 232), le tchèque Milan revenu en cachette voir sa maison réquisitionnée (p. 242), ou Ginette Kolinka et Robert Wacjman à peine revenus des camps où ils furent envoyés (p. 259). Même la plus pure des littératures de terrain stimule ainsi la figuration.

24L’Âge de la première passe, le livre d’Arno Bertina, participe aussi très nettement de cette forme littéraire. Il est emblématique des formes que l’immersion peut prendre. Au fil de l’observation/investigation qu’il mène auprès des adolescentes prostituées du Congo, l’écrivain s’interroge de plus en plus : comme Hélène Gaudy, qui se sent intruse à Terezín (p. 139), il s’inquiète d’abord de sa position : » je deviens le problème » écrit-il (Bertina, 2020, p. 29), éprouvant à son tour ce sentiment d’altérité que connaissent bien les ethnologues, mais que ceux-ci régulent grâce à la légitimité que leur confère leur discipline, une légitimité dont l’écrivain, qui ne s’autorise que de lui-même, ne dispose pas. Bertina note quelques pages plus loin qu’

il est possible de sortir de ce cercle vicieux en posant que l’écriture, voire toute la littérature, parle non pas « de » ce que nous pensons, mais « à » ce que nous pensons. Elle donne la possibilité de ferrailler avec ce que nous pensons. Des brèches apparaissent qui sont des failles, des défilés, qui laissent entrevoir des contradictions ou des contradicteurs (p. 47).

25Or, « ferrailler avec ce que nous pensons », c’est retourner le questionnement sur soi-même, ce que l’écrivain ne manque pas de faire : « en n’exprimant pas directement ce que je ressens, je filtre peut-être plus de choses que je ne devrais » (p. 98). Il « s’ausculte » écrit-il et finit par s’interroger sur lui-même, sur son comportement avec autrui, sur ses modes de pensée.

26D’où il ressort que, contrairement à ce qu’on pourrait croire a priori, notre problématique ne se joue pas à deux termes, dans la simple tension entre document et fiction, mais bien à trois, dans la mesure où l’écrivain s’y trouve constamment impliqué, à la manière d’un François Bon qui, dans Un fait divers, dans Prison ou dans C’était toute une vie retourne sur lui-même l’interrogation initialement portée sur les protagonistes du fait divers, les détenus de Gradignan ou les stagiaires désocialisés de Lodève. À l’occasion d’un colloque à Lausanne sur les questions d’engagement en littérature, j’avais proposé en 2006 de substituer la notion d’écrivain « impliqué » à celle d’écrivain « engagé », afin de tenir compte du fait que, loin de plaquer une idéologie sur le réel, « le narrateur ne se contente alors pas de rapporter tel ou tel événement, discussion ou passage écrit par ses stagiaires […], mais explique aussi les perturbations dont il a lui-même été affecté à cette occasion » (2006, p. 185-204). Cette proposition, développée ensuite dans un livre sur François Bon (2008), et désormais largement étoffée par Bruno Blanckeman (2013, p. 71-81) et Catherine Brun (2015) me paraît féconde : pour le dire autrement, l’écrivain n’est pas indemne de son rapport au terrain. Il se trouve affecté par les documents qu’il découvre ou par les observations qu’il fait, par les entretiens qu’il mène. Et ces affects sont à leur tour porteurs de questionnements personnels, de mise en question des structures socio-culturelles qui nous constituent, et de sollicitations narratives, que celles-ci s’élaborent en fictions ou en figurations, selon ce que permet le matériau et l’approche qu’on en fait.

***

27Que retenir de ce parcours, s’agissant plus particulièrement des Incultes ? On sait que la relation de l’écriture au réel peut obéir à divers enjeux. Elle peut tenter de s’en affranchir, comme le firent, Oliver Rohe le rappelle, les auteurs de romances ou de keepsakes des xviiie et xixe siècles, ou les formalistes des dernières avant-gardes. Mais pour peu que l’on s’y confronte vraiment, les solutions sont multiples, selon que l’on cherche à le représenter, à l’interroger, à le fabuler, à le raconter, à le révéler, à le commenter, à l’interpréter ou simplement à manipuler les données qu’il propose. Dans ce vaste éventail de possibilités, les Incultes dessinent non pas une voie unique, mais un éventail de possibles, qui vont des fictions de réel aux littératures de terrain. Une exigence particulière toutefois les distingue, en ce qu’ils n’abordent pas cette articulation comme un simple choix esthétique, mais comme une préoccupation éthique, et ce, dans les deux sens du terme : manifestation d’un éthos convoqué par l’implication immersive, et sens éthique, sinon politique, dans l’approche du terrain. Cette exigence éthique se manifeste à différents niveaux : elle maintient perceptible la présence du matériau documentaire plutôt que de s’en arroger la prétendue réinvention ; elle affiche, fût-ce discrètement, la présence explicite de l’écrivain dans son texte ; elle l’implique en tant qu’il est régi par des affects que son texte manifeste explicitement (et dont le régime empathique de la poétique fictionnelle de Kerangal serait une manifestation a minima).

28La forme que leurs textes prend est très diverse, et c’est heureux. Mais elle demeure habitée par une sorte de ferveur fictionnelle, qu’elle maintient autant que possible. Les fictions de réel s’y abandonnent volontiers et « hallucinent » des personnages ou des histoires, selon le mot de Maylis de Kerangal. C’est moins pour « faire concurrence au réel » que pour mettre en œuvre des réels potentiels scrupuleusement arrimés à une information documentaire, afin de faire saillir les champs inaperçus de la réalité effective. Les Incultes ne renoncent à la fiction que lorsque la nature du terrain abordé l’impose, notamment pour dénoncer les falsifications politiques de l’Histoire. Mais loin de sacrifier au discours savant ou à l’interprétation, ils maintiennent alors la dimension narrative dont ils assument la fonction figurale et construisent des narrations interprétatives, qui sont, dans le champ de la non-fiction, l’équivalent des fictions critiques que j’ai autrefois mises en évidence dans les productions de la littérature contemporaine. Ainsi se mettent-ils en situation de développer, selon le mot de Mathieu Larnaudie, une « littérature qui engage une expérience du réel dans toute sa complexité ».